Abstracts
Résumé
Cet article se fonde sur des entretiens menés auprès des récupérateurs de Casablanca qui sillonnent la ville pour y collecter les déchets recyclables ou qui travaillent sur la principale décharge de la métropole marocaine. Du fait de leur activité liée au déchet et des caractéristiques de leur espace de vie, ces récupérateurs sont clairement à la marge de la ville et en marge de la société. Pour autant, leur travail est étroitement imbriqué au secteur formel qui fonctionne grâce à cette main-d’oeuvre à bas prix dans une forme d’« inclusion perverse » où l’exclu est cependant à l’intérieur d’un système qui repose sur lui (Sawaia, 1999). Nous analysons ci-dessous les relations entre les acteurs (récupérateurs, secteur privé et pouvoirs publics) en mettant en exergue ce qui, dans les pratiques professionnelles, brouille les frontières entre le formel et l’informel, entre le visible et l’invisible, réinterrogeant ainsi la notion de marge. Enfin, cette porosité se traduit par des difficiles tentatives de sortie de la marge, via la résistance et la mobilisation, par les récupérateurs.
Mots-clés :
- récupérateurs,
- déchets,
- Casablanca,
- marge,
- formel/informel,
- résistance
Abstract
This article is based on conversations led with the waste pickers of Casablanca who cross the city to collect the recyclable waste or who work on the main garbage dump of the metropolis. Because of their activity bound to the garbage and because of the characteristics of their space of life, these waste pickers are clearly outside of the city and outside the society. However, their work is closely imbricated in the formal sector which works with this low-priced workforce in a kind of “perverse inclusion” : so, the social outcast is inside a system which rests on him (Sawaia, 1999). We analyze below the relations between the actors (waste pickers, private sector and public authorities) by showing how the professional practices blur the borders between the formal and the informal, between the visible and the invisible and, in fact, question the notion of margin. Finally, this porosity is translated by difficult attempts of exit of the margin by the waste pickers, via the resistance and the mobilization.
Keywords:
- waste pickers,
- garbage,
- Casablanca,
- margin,
- formal/informal,
- resistance
Resumen
Este artículo se basa en entrevistas realizadas con recicladores de Casablanca, quienes atraviesan la ciudad para recoger desechos reciclables o quienes trabajan en el principal vertedero de la metrópoli marroquí. Dado que su actividad está asociada a los desechos y a ciertas características de su espacio de vida, estos recuperadores se encuentran claramente al margen de la ciudad y de la sociedad. No obstante, su trabajo está estrechamente relacionado con el sector formal que funciona gracias a esta mano de obra barata en forma de « inclusión perversa », donde el excluido se encuentra sin embargo al interior del sistema que se apoya en él (Sawaia, 1999). Aquí analizamos las relaciones entre los actores (recicladores, sector privado y poderes públicos), poniendo de manifiesto lo que, en las prácticas profesionales, desdibuja las fronteras entre lo formal e informal, entre lo visible y lo invisible, interrogando de nuevo así la noción de margen. Finalmente, esta porosidad se traduce en difíciles tentativas para salir de la margen, a través de la resistencia y la movilización por parte de los recicladores.
Palabras clave:
- recicladores,
- desechos,
- Casablanca,
- margen,
- formal/informal,
- resistencia
Article body
Il ne faut cependant pas trop noircir le tableau. Il y a bien des « activités informelles qui marchent » ; en revanche, il n’y a que très peu de « filières informelles qui marchent ». Ce qui marche, on peut le trouver dans l’exemple, précisément, des ramasseurs de déchets (papiers, métaux), notamment au Brésil. Ils ont, dans de multiples cas, réussi à s’organiser en coopératives et à sortir de la tutelle des mafieux du recyclage, à négocier des contrats avec les mairies. Ils ont même créé des sites Internet […]. [Mais] on peut bien récupérer les déchets de façon informelle, solidaire et conviviale, les déchets sont bien à l’origine issus de l’économie formelle et y seront recyclés […]. Tout cela ne fait pas une « autre économie » ou une « autre mondialisation ».
Bruno Lautier, Les limites de l’économie informelle comme alternative à la mondialisation libérale, 2003, p. 206
Introduction
À Casablanca, le mot bouâra qualifie les récupérateurs qui sillonnent la ville, à pied, en charrette ou pick-up, pour y récupérer les déchets recyclables avant le passage des camions-bennes municipaux. D’autres bouâra, aussi appelés mikhala — fouilleurs —, beaucoup moins visibles dans l’espace urbain que les premiers, trient les déchets dans la grande décharge publique de Médiouna, située à une vingtaine de kilomètres au sud de la métropole économique marocaine.
Cet article se fonde sur des entretiens[1] conduits deux années de suite auprès des bouâra de Ahl Laghlam, quartier situé en grande périphérie de Casablanca, à la frontière entre espace urbain et espace rural (Figure 1). À ces entretiens se sont ajoutés des relevés cartographiques et de nombreuses photographies prises d’eux, de leur espace de travail et d’habitat spécifiques, les golssas ou gelssas, littéralement un lieu « où l’on s’assied » pour trier. En ce qui concerne la décharge de Médiouna (Figure 1), nous n’avons pas eu l’autorisation de rencontrer les récupérateurs, mais un long entretien avec le responsable[2], suivi d’une visite sur le site, permettent d’appréhender les conditions de travail dans la décharge. La dimension spatiale, à savoir les itinéraires des récupérateurs ainsi que la configuration de leur espace de vie et d’activité, nous a semblé particulièrement révélatrice de l’organisation du travail, mais aussi des relations sociales et professionnelles qui les lient et, à une échelle plus large, de leur position et rôle dans la société urbaine et dans l’espace urbain.
En effet, ainsi que nous l’expliquons en première partie de cet article, ces récupérateurs, du fait de leur activité liée au déchet et des caractéristiques de leur espace de vie et de travail, sont clairement à la marge et considérés comme tels. Pour autant, et c’est l’objet de la seconde partie, leur travail est étroitement imbriqué dans le secteur formel. Celui-ci fonctionne grâce à cette main-d’oeuvre dans une forme d’« inclusion perverse » où l’exclu du système social est toutefois à l’intérieur du système économique (et, ici, du système de gestion de déchets) et indispensable à son fonctionnement (Sawaia, 1999)[3]. Les acteurs du secteur formel — sociétés de collecte, responsables des décharges, secteur industriel du recyclage, etc. — réalisent par ce processus d’inclusion perverse de substantielles économies, en particulier parce que ceux qui collectent et trient constituent une main-d’oeuvre quasi gratuite en raison des bas prix des matériaux vendus et qu’ils délestent la ville ou la décharge d’une grande quantité de déchets. Ceci n’empêche pas ces acteurs formels d’être eux-mêmes assujettis à des contraintes et preuve en sont les relations complexes, explicitées ci-dessous, entre les acteurs de la décharge de Médiouna qui engagent, in fine, le rôle et la responsabilité du politique. Ainsi, l’exemple casablancais s’inscrit dans un « continuum sociotechnique » (Jaglin, 2011) de prise en charge des déchets, notamment par des acteurs intermédiaires de plus en plus nombreux et positionnés à l’interface du « formel » et de l’« informel » ; en ce sens, il relativise, une fois encore, l’opposition entre ces deux catégories d’analyse qui reste pourtant récurrente dans les discours et les actions politiques[4].
Les pratiques et les liens professionnels, les façons de faire et les savoir-faire, l’ascension socioprofessionnelle de certains de ces « travailleurs des déchets » (Corteel et Le Lay, 2011) brouillent donc les frontières entre formel et informel, entre visible et invisible, entre la sphère normée du service public et la sphère informelle des arrangements locaux et réinterrogent, sans l’annihiler complètement, la notion de marge.
Les récupérateurs de déchets : être en marge de la société urbaine, travailler à la marge de la ville
Les paradoxes des discours et représentations sur les récupérateurs de déchets
Depuis deux décennies, dans les pays des Suds, les réformes politiques, législatives et administratives des systèmes de gestion des déchets recomposent les relations, rôles et positions des différents acteurs qui ont à faire avec les déchets et suscitent l’apparition de nouveaux acteurs dans un secteur qui apparaît, somme toute, de plus en plus lucratif : d’une part, en raison de l’augmentation de la demande en matières premières secondaires ou matériaux recyclés ; d’autre part, en raison de la professionnalisation croissante et de l’amélioration des techniques de recyclage où l’on observe une inventivité certaine ; enfin, en raison de l’organisation de filières spécifiques en fonction des matériaux (plastiques, métaux, etc.) et, en particulier, de filières à l’exportation — où les Chinois sont très présents. Quoi qu’il en soit, le déchet est un objet qui a une valeur potentielle et qui est valorisable, d’où les enjeux, conflits et concurrences autour de la « ressource » qu’il constitue. Ceci explique aussi que, loin d’être en diminution, les « entrepreneurs des déchets » sont de plus en plus nombreux, de même que les récupérateurs « informels », surtout dans des situations de crise de l’économie formelle, de chômage et de sous-emploi.
Il nous semble ici nécessaire de prendre en compte la dimension idéologique internationale pour saisir les enjeux locaux, souvent paradoxaux, autour des déchets et des acteurs des déchets.
En effet, les discours environnementalistes des bailleurs de fonds, à commencer par la Banque mondiale, les directives de l’Union européenne, les coopérations bilatérales, etc., font de la réduction des déchets un objectif. À partir des années 1990 et pour les pays des Suds, ces discours et débats internationaux se sont traduits par des incitations fortes à des réformes nationales de modernisation des systèmes de gestion des déchets ou encore par la fermeture des décharges qui n’étaient pas aux normes et par l’ouverture de décharges contrôlées. Ils se sont aussi incarnés dans des partenariats publics-privés (PPP) intégrant fréquemment des multinationales étrangères (c’est le cas pour Alexandrie, Le Caire, Rabat, Casablanca, etc.)[5]. Ces multinationales ont alors pris en charge la collecte et le traitement des déchets, sous forme de mise en décharge plutôt que de recyclage, à de rares exceptions près. Elles ont souvent réalisé la fermeture de décharges qui n’étaient pas aux normes et l’ouverture de sites d’enfouissement contrôlés. Pourtant, dans les années 2000, l’on assiste à une remise en cause, par la Banque mondiale mais aussi par les gouvernements, de ces délégations de service public[6] au secteur privé qui s’avèrent coûteuses et peu adaptées aux contextes locaux des villes des Suds — par exemple, les tissus urbains denses des vieilles villes n’autorisent pas la collecte par les camions-bennes « modernes » ou encore les caractéristiques des quartiers informels et des bidonvilles nécessitent des techniques, mais également des approches spécifiques. Aussi, le paradigme modernisateur des systèmes de gestion, via leur « privatisation » et le transfert de modèles occidentaux[7], semble ne pas être adapté, voire échoue, et de nombreuses voix prônent la « remunicipalisation » du service de collecte — y compris en France et en Europe.
De façon générale, encore, ces réformes de modernisation des systèmes, soutenues par les bailleurs et mises en oeuvre par les gouvernements, ont le plus souvent ignoré les récupérateurs et, surtout, ont eu comme conséquence, que ce soit sciemment ou non, de davantage les exclure. Or, paradoxalement, depuis une trentaine d’années, ces mêmes coopérations bilatérales, européennes et grands organismes internationaux (BM, FMI, etc.) incitent vivement les autorités locales à la prise en compte du secteur informel des déchets… Ainsi, au Maroc, les prêts de la Banque mondiale, dans le cadre du Plan national des déchets ménagers (PNDM), sont assortis de cette condition bien que, sur le terrain il y ait peu de réalisations concrètes : certes, les expériences intégrant les récupérateurs — à l’instar de la coopérative de tri et recyclage de la décharge de Rabat — se multiplient, mais elles sont résiduelles, complexes à réaliser, pas toujours pérennes et elles interrogent sur la validité d’une réflexion en termes de « formalisation » de l’informel sur laquelle nous reviendrons en conclusion.
Par ailleurs, et en dépit de ces rares expériences d’intégration, un autre paradoxe réside dans le fait que, tout en voulant exclure les acteurs des déchets « informels » perçus comme un obstacle à la mise en oeuvre des réformes modernisatrices, ces dernières ont néanmoins contribué à les visibiliser : ainsi, dans un certain nombre de pays des Suds, la question des déchets est devenue un « problème public » (Gilbert et Henry, 2012) médiatisée et objet de débats publics, ce qu’elle n’était pas, ou peu, auparavant. Au niveau international, leur association dans une « Alliance mondiale des récupérateurs[8] » et, sur le plan local, les mobilisations des récupérateurs et des ONG qui les soutiennent ont contribué à cette visibilisation. De plus la dimension « humaine », voire humanitaire, des conditions de vie et de travail des récupérateurs est souvent évoquée — preuve en sont les nombreux documentaires, articles de presse ou articles scientifiques parus ces dernières années. Leur rôle dans l’élimination des déchets est davantage mis en exergue dans certains pays et l’on peut évoquer ici les catadores brésiliens, les cartoneros argentins, les recicladores uruguayens ou, plus récemment, les zabbâlin égyptiens[9]. Leurs capacités d’organisation, en coopérative par exemple, et de mobilisation pour défendre leurs droits ont parfois aussi obligé, bon gré mal gré, les autorités à les prendre en compte comme dans le cas égyptien.
Enfin, bien que difficilement mesurables et inégales d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, les aspirations citadines, notamment celles des classes moyennes émergentes, à bénéficier d’un service de collecte plus efficace et plus juste ainsi que d’espaces publics plus propres participent à ces débats. À titre d’illustration, à la suite de la « privatisation » de la collecte en 2002, les habitants du Caire ont pris la défense de « leurs chiffonniers » qui, selon eux, étaient plus efficaces — et bien mois chers ! — que les sociétés de collecte venues d’Europe (Florin, 2011).
En bref, ces quelques exemples témoignent des enjeux et des paradoxes qui caractérisent les relations entre les acteurs des déchets dans des contextes divers et très évolutifs parce que liés aux injonctions internationales, aux politiques nationales, à des initiatives locales, mais aussi aux représentations majoritaires stigmatisantes que suscite toujours la figure du récupérateur dans la société ainsi que le montre ci-dessous l’exemple casablancais.
Être à la marge de la société urbaine : le stigmate lié au déchet et la quasi-invisibilité des récupérateurs dans l’espace public
Si l’on parle d’eux et s’ils constituent parfois l’objet du débat public, les récupérateurs, au quotidien, demeurent quasi invisibles en raison du stigmate qui les marque et qui se repère en premier lieu par la façon de les qualifier. À Casablanca, le mot bouâra (sing. bouâr) dérive du français « éboueur » avec un changement de sens important puisqu’il ne désigne pas les professionnels du secteur formel, mais les biffins, ceux qui cherchent des déchets pour eux-mêmes. Le terme « éboueur » réfère aussi à la collecte des déchets, ce qui est réducteur de l’activité professionnelle des bouâra qui englobe le fait de fouiller, ramasser et collecter, transporter, trier, recycler, revendre et abandonner les déchets ultimes. Ainsi, bouâra désigne une figure professionnelle dont le métier recouvre des tâches très différentes : la seule qui soit vraiment visible correspond à une temporalité précise de leur travail, à savoir le moment où ils circulent et collectent dans l’espace public. Les activités de tri, recyclage, empaquetage, revente restent invisibles aux autres citadins. Surtout, les bouâra — encore davantage que les éboueurs embauchés par les sociétés de collecte et qui collectent en camion benne-tasseuse — manipulent directement le déchet, à mains nues, et cette proximité est particulièrement efficace en terme de représentation identitaire négative : le déchet, écrit D. Lhuilier (2005, p. 78-79) :
[…] est d’abord une place, un rang : celui du bas, de l’inférieur, de l’impur, de l’infect, de l’indigne, de l’intouchable […]. Ici, on est massivement contaminé par ce qu’on manipule ou ce qu’on examine […]. Ceux qui campent sur ce reste-là s’exposent au même procès d’exclusion que celui qui vise la chose déchue.
De même, pendant longtemps et encore aujourd’hui dans de nombreuses situations, la manipulation du déchet a été réservée aux « déchets sociaux » (Lhuilier, 2005, 80) et autres parias et intouchables.
Le stigmate associé au déchet explique également la discrétion des boûara lorsqu’ils collectent : lors des entretiens, certains hommes — les femmes ne collectent pas — expliquent qu’ils préfèrent fouiller dans les bennes au petit matin, le soir ou même toute la nuit, après la fermeture des bureaux et commerces, afin de mieux circuler, d’être plus tranquilles, plus discrets, et d’échapper aux brimades de la police. La fouille, qui se fait à mains nues, est rapide et silencieuse et provoque peu d’interactions avec les habitants ; lorsque celles-ci ont lieu, elles appartiennent au registre de l’insulte (référant à la saleté corporelle du bouâr, à l’éparpillement des déchets autour des bennes ou au fait que les bouâra sont des « voleurs ») ou au registre de la compassion — les bouâra étant perçus comme forcément pauvres. La fouille est parfois aussi l’objet d’échanges de paroles et de matériaux avec les éboueurs des sociétés de collecte (Figure 2), sauf lorsque ceux-ci gardent par-devers eux les matériaux valorisables qu’ils savent où et à qui revendre.
Travailler aux marges de la ville : les golssas et la décharge de Médiouna
Le stigmate lié au déchet est intériorisé par les bouâra et motive, en partie, les choix de localisation des golssas (ou gelssas, du verbe s’asseoir), enclos où l’on trie qui, par extension, désigne les quartiers où ils vivent et travaillent. Aussi, ces golssas se situent-elles à la lisière de la ville ou dans ses interstices et ses creux : à titre d’exemple, c’est le cas d’un petit quartier situé dans une dépression quasi indécelable de l’extérieur et dont la localisation, péri-centrale, s’explique par la proximité de l’ancienne décharge de Sidi Moumem, fermée aujourd’hui[10]. C’est aussi le cas du quartier où nous avons mené les entretiens et observations, Ahl Laghlam, situé en périphérie de la métropole marocaine et au sein duquel 2 à 3000 personnes travaillent. Ahl Laghlam est séparé d’une cité de logements sociaux par une large rocade (au nord) et s’ouvre sur la campagne (au sud et à l’est) ; l’espace de travail des récupérateurs est bordé par un bidonville où vivent leurs familles (à l’ouest). En définitive, l’ensemble du quartier est en discontinuité et isolé du reste de la ville (Figure 3). Ceci signifie aussi que l’on ne traverse pas cet espace (puisqu’il n’y a rien au-delà, hormis des champs) et qu’on ne s’y rend que si l’on a quelque chose à y faire ou quelqu’un à y rencontrer. Certes, d’autres quartiers de Casablanca peuvent être ainsi isolés, cachés et excentrés, à l’instar des bidonvilles, mais la présence des déchets renforce l’exclusion spatiale et la marginalisation sociale de ceux qui y résident et y travaillent.
Par contre, l’observateur attentif ou les résidents de la cité Attacharouk voisine peuvent connaître le type d’activités qui se déclinent dans les golssas du fait de l’arrivée des charrettes — carossa — et pick-up chargés de déchets et du va-et-vient des camions des grossistes qui sortent du quartier chargés de matières triées. L’invisibilité de ce qui se déroule à l’intérieur du quartier est donc totale pour celui qui y est étranger, mais les circulations incessantes rendent compte de l’insertion de ces activités dans l’économie urbaine. Cette situation excentrée et marginale n’empêche pas que les habitants et récupérateurs de Ahl Laghlam disent être fortement menacés par la promotion immobilière privée car, s’ils ne sont pas des squatters car ils louent leurs terrains, sans contrat ni justificatif, ils n’en sont pas pour autant propriétaires.
Quant aux récupérateurs de Médiouna, la grande décharge de Casablanca où 3 100 tonnes de déchets par jour sont déversées (l’équivalent de 750 bennes-tasseuses), ils travaillent et vivent « à la marge de la marge » : ils sont totalement invisibles de l’extérieur (hormis pour le gérant de la décharge et les autorités qui connaissent leur existence) et encore davantage depuis qu’un haut mur a été construit tout autour du site.
Seuls les récupérateurs de déchets organiques sortent de la décharge, en petite charrette à âne, pour revendre dans les environs leur collecte aux éleveurs de moutons, mais, de façon générale, les récupérateurs de déchets recyclables (plastiques, métaux, etc.) ne fréquentent pas la ville car les déchets qu’ils récupèrent sont pris en charge par des grossistes et semi-grossistes, via des intermédiaires, eux-mêmes anciens récupérateurs, qui ont installé des peseuses dans la décharge et qui les revendent aux usines du secteur formel. Certains récupérateurs restent plusieurs jours d’affilée sur place — nous avons aussi rencontré une femme qui vit sur la décharge — pour accumuler un maximum de déchets, puis ils partent se reposer dans le douar voisin où ils vivent pour la plupart.
Au total, 400 récupérateurs se relaient jour et nuit ; il s’agit essentiellement d’hommes, de quelques rares femmes et enfants, même si ces derniers sont plus nombreux pendant les vacances scolaires. À ces récupérateurs, s’ajoute une soixantaine d’éleveurs de chèvres, moutons et vaches. Souvent difficiles à distinguer parce que noirs de crasse, ces animaux se nourrissent des déchets organiques et sont installés sur des sortes de plateformes aplanies surélevées, constituées de déchets tassés sur ordre du gérant (afin d’éviter les affaissements de terrain ou la création de poches de méthane potentiellement explosif). Les éleveurs de Médiouna ont longtemps vécu dans des cabanes, mais le gérant les a convaincus de ne pas rester la nuit dans la décharge. Les éleveurs ne sont pas des récupérateurs : leur objectif est d’engraisser leur cheptel pour le vendre. Enfin, de nombreux ânes, chiens sauvages et d’innombrables oiseaux sont présents sur la décharge (Figure 4).
Travailler à la marge du système tout en participant à son fonctionnement : l’« inclusion perverse »
Travailler dans les déchets, travailler le déchet et vivre des déchets : l’organisation professionnelle
Les modes d’organisation du travail de ceux qui ont affaire avec les déchets sont précis et renvoient à une hiérarchie professionnelle que masque souvent le stigmate homogénéisant cette activité. Ainsi, les récupérateurs de la décharge de Médiouna sont littéralement « dans » des déchets indifférenciés (matières organiques, inorganiques et, jusqu’à peu, déchets dangereux des hôpitaux, etc.), ce qui n’est pas le cas, ou beaucoup moins, des travailleurs des golssas qui ont affaire à des déchets prétriés. Ceci n’a pas la même incidence sur les conditions de travail, leur sécurité, les risques pris (affaissement des déchets, explosion des poches de gaz, incendie, danger lié aux camions-bennes) et leur santé.
Le responsable de Médiouna explique l’organisation du travail dans la décharge, ouverte depuis 1986 en remplacement de celle de Sidi Moumen :
Les récupérateurs rythment leur collecte en fonction de la décharge des camions, par exemple entre 4 h et 7 h du matin et alors ils ont des casques avec une lampe frontale pour trier la nuit […]. Ils connaissent les immatriculations des camions qui collectent dans les quartiers aux déchets intéressants et ils les repèrent pour aller fouiller lorsqu’ils déchargent. C’est pareil pour les récupérateurs de déchets verts, ils connaissent les camions qui viennent avec beaucoup d’organique qui les intéresse. Ils travaillent en symbiose et sont ensemble sur les mêmes camions : celui qui trouve des déchets organiques les donne à l’autre et réciproquement ; ils s’échangent les produits, les matériaux… Ils ne disent jamais combien ils gagnent, ils sont toujours méfiants et « ils vous mettent dans le brouillard ». Ils sont solidaires, par exemple, entre les éleveurs et les récupérateurs de déchets verts. Ils se connaissent bien.
Ayant créé des brèches dans le mur en béton armé pour pénétrer dans la décharge, les récupérateurs trient dans un « petit coin » (12 ha) alors que les trois quarts de celle-ci (70 ha) sont réhabilités dans l’objectif d’une fermeture définitive. Au fur et à mesure que la réhabilitation progresse, l’espace des récupérateurs se rétrécit et ces derniers savent qu’ils sont menacés à terme. En fait, il apparaît que le personnel de la société gestionnaire connaît plutôt bien les récupérateurs ainsi que les semi-grossistes et grossistes qui passent par l’entrée principale pour acheter les matériaux grossièrement triés. Tous ont une connaissance fine et quasi immédiate des prix et de leur fluctuation[11] :
Par exemple, s’il pleut, les prix baissent, donc, ils stockent sur la décharge où ils peuvent avoir 1000 m2 de stockage, en attendant que les prix remontent pour vendre aux grossistes […]. Ces intermédiaires sont d’anciens récupérateurs qui ont pris de la bouteille.
Les intermédiaires les plus aisés détiennent des camionnettes et vendent eux-mêmes les matériaux à des grossistes localisés en ville ; mais certains négocient avec des grossistes qui viennent, avec un camion, se fournir sur place pour ensuite revendre les matériaux tels quels ou après une première transformation (cas du plastique broyé) aux usines de recyclage de Casablanca. Quoi qu’il en soit, une observation de l’entrée de la décharge montre un incessant va-et-vient de véhicules : camions-bennes des sociétés de collecte, camions et pick-up des intermédiaires et grossistes, charrettes à âne pour les récupérateurs de déchets organiques, sans oublier les récupérateurs qui entrent et sortent à pied par les brèches du mur… Ainsi, l’activité, à l’intérieur et à l’extérieur, de la décharge est intense. À proximité, se sont d’ailleurs installés trois ateliers de recycleurs de plastique (Figure 5).
L’organisation professionnelle et la relation au déchet des travailleurs des golssas se distinguent de celles de la décharge. Le quartier de Ahl Laghlam est composé de 70 golssas : chacune est un espace clos par des palissades de tôle, bâches plastiques, planches de bois ou même par des talus de déchets secs compactés. Elles constituent un espace de tri et de stockage, organisé en tas en fonction des matériaux ; certaines sont spécialisées dans un type de produit (par ex. le plastique), d’autres sont polyvalentes (Figure 6).
Elles peuvent également comprendre un abri couvert précaire, plus ou moins spacieux, éventuellement habité par son occupant et sa famille ; d’autres golssas sont dominées par des cabanes sur pilotis qui hébergent les travailleurs et les mettent à l’abri des déchets et des rongeurs ; d’autres comportent encore des cabanes où personne ne réside mais qui servent aux ouvriers et ouvrières pour se laver, changer de vêtements, déjeuner, etc.
S’il est possible de transmettre de père en fils une golssa ou de la vendre, ses occupants ne sont pas, pour autant, propriétaires du terrain. La précarité du statut d’occupation n’empêche pas que les golssas soient numérotées et reconnues par les pouvoirs publics. D’ailleurs le moqaddem — sorte de « chef de quartier » qui ne ressortit d’aucune légalité administrative —, mandaté par le caïd — agent de l’autorité locale ayant statut d’officier de police —, lui-même représentant du wali — gouverneur —, parcourt le quartier tous les jours en mobylette : il contrôle ce qu’il s’y passe et rapporte les moindres problèmes au caïd.
Environ 300 à 400 personnes travaillent à Ahl Laghlam : les bouâra apportent dans des charrettes des matériaux prétriés qu’ils ont collectés en ville ; les hommes ou femmes (jeunes ou âgés) trient de façon plus fine les matériaux à l’intérieur de chaque golssa (Figure 7) ; le propriétaire de la golssa est également présent ; les intermédiaires, grossistes et semi-grossistes y viennent avec leurs camions chercher les matériaux triés. Ahl Laghlam comprend aussi plusieurs ateliers de broyage du plastique qui possèdent des machines-outils alimentées par des groupes électrogènes car le quartier n’a pas de branchement électrique. Le bidonville, lui, bénéficie de l’électricité, mais n’a pas d’eau courante ; ses habitants se fournissent à des bornes-fontaines publiques.
Il y a une distinction claire entre le bouâra et le « patron » de la golssa : le premier est sous la tutelle du second, d’une part, parce qu’il lui loue la charrette et l’âne (entre 1 et 1,50 euro/jour) servant à la collecte en ville et, d’autre part, parce que le patron évalue — d’un coup d’oeil rapide — la valeur du chargement de la charrette pour payer le bouâr ; enfin, parce qu’un certain nombre de bouâra est aussi employé au tri dans la golssa, sous les ordres directs de celui-ci, alors qu’ils disposent d’une certaine liberté d’action lors de la collecte en ville. L’on peut aussi supposer que ces relations de dépendance peuvent être entachées de domination, notamment lorsqu’il s’agit de jeunes venus de la campagne, employés par un membre de la famille et très peu payés pour leur travail. Si à Médiouna, la dureté des conditions de vie et de travail produit de vifs conflits entre les récupérateurs, à Ahl Laghlam, les discours mettent plutôt en exergue la solidarité même si celle-ci n’exclut pas les tensions et masque des formes de dépendance évoquée ci-dessus. De façon plus générale, il apparaît que l’ensemble des golssas forme un « petit-monde » (Rozenblat, 2007) où tous se connaissent : les premiers arrivés sont venus du quartier proche de la décharge de Sidi Moumen lorsque celle-ci a été fermée, dans les années 1980, et ils ont une histoire et des parcours communs. Même si leurs profils socioprofessionnels ont pu diverger par la suite, tous expliquent être entrés dans le métier soit parce que leur père était lui-même bouâr, soit par pauvreté et parce qu’ils ont su, via les réseaux familiaux et d’interconnaissance qu’ils pouvaient venir travailler en ville à la récupération des déchets.
À partir des années 2000, certains d’entre eux, ayant accumulé un petit capital, achètent des machines pour le recyclage, emploient des ouvriers et parviennent à acquérir un camion. Il est intéressant de noter ici que, parlant de leurs enfants, aucun de ces nouveaux petits patrons ne souhaiterait voir ceux-ci travailler dans le domaine des déchets : leurs enfants sont scolarisés et ils espèrent qu’ils trouveront « un bon métier, car il n’y a rien de bien dans ce travail ! » (Mustapha, 26/06/2013). Il est quasi impossible d’avoir accès aux quelques femmes qui travaillent dans les golssas, mais l’observation ou les questions posées sur elles aux patrons, montrent qu’elles sont dans une situation aussi précaire que les jeunes ou adolescents : affectées aux tâches de tri qui obligent à se baisser sans arrêt ou à des travaux de désossage de petits matériaux, elles sont pour la plupart veuves, divorcées ou célibataires, et n’ont que ces revenus pour vivre, elles et leurs enfants. Il semble aussi que certains récupérateurs sont arrivés dans le métier après une rupture familiale ou psychologique, ce que personne n’aime évoquer, sauf à sous-entendre que le quartier peut aussi héberger des marginaux ou des hommes qui doivent se cacher des autorités pour un temps — c’est le cas d’un homme au visage défiguré par le vitriol après une bagarre et recherché par la police.
Les récupérateurs collectent souvent 12 heures d’affilée en ville : d’après les entretiens, un bouâr peut gagner jusqu’à 20 euros par jour[12]. Les plus actifs et ceux qui, d’expérience, savent dans quels quartiers se trouvent les ressources les plus rentables gagnent ainsi davantage que le salaire minimum officiel mais aussi davantage que le salaire moyen urbain marocain.
Ceci n’empêche pas que le sentiment de vulnérabilité, voire de honte, soit assez prégnant chez les bouâra qui évoquent facilement les regards méprisants des passants bien que, souvent, ils trouvent des objets intéressants posés de façon intentionnelle à côté des poubelles. Ils préfèrent collecter la nuit, notamment parce qu’ils sont sous la menace d’une confiscation de leur charrette ainsi que l’explique Mohamed, ancien bouâr, fils de bouâr et aujourd’hui patron d’une golssa :
Le caïd a confisqué la charrette et l’âne de mon bouâr. Je n’ai pas pu les récupérer, mais je vais nourrir l’âne en « prison ». C’est une humiliation parce que le caïd refuse de me recevoir […]. Il est de plus en plus difficile d’aller dans le centre-ville à cause des contrôles. Mais la nuit, on peut aller jusqu’à la mosquée [la grande mosquée Hassan II, à 18 km]. Parfois, on se fait même agresser par des voleurs ! […] On fait ce travail parce qu’on n’a pas d’autre alternative ! Mais on est humilié par la société et par les responsables.
Entretien du 3/07/2012
Le caïd revend les charrettes confisquées au ferrailleur, dont la golssa s’apparente davantage à une petite entreprise (locaux « en dur », mur en parpaings, grande porte en métal qui ferme le site, etc.), auquel les bouâra doivent racheter leur matériel de collecte. Ainsi, l’on voit ici que le ferraillage domine la hiérarchie professionnelle, liée à la hiérarchie des matériaux, comme dans beaucoup d’autres situations de recyclage.
Dans le cadre de leur travail et à la différence des bouâra, les trieurs et recycleurs des golssas n’ont pas de relations directes avec les citadins. De même, ils n’ont pas le même rapport au déchet car celui-ci n’en est plus un dès lors qu’il a été « sorti » de la poubelle : au contraire, lorsqu’il arrive dans la golssa, le déchet est un objet qui a une valeur (celle que le patron paie au bouâr) et qui est valorisable (ce qui constituera le bénéfice lorsque l’objet sortira de la golssa).
Les liens professionnels entre ces travailleurs sont importants et l’on revend à son voisin les matériaux qu’on ne peut recycler ; on peut aussi s’entraider, se dépanner si besoin : « Ici tout le monde se connaît, il y a un esprit de collaboration, même si chacun travaille pour soi. » Certains de ces travailleurs ont été bouâra, puis trieurs, puis sont parvenus à acquérir une golssa où ils recyclent. Quelques-uns sont même devenus semi-grossistes, à l’exemple de Mustapha qui emploie de 20 à 30 personnes et qui est propriétaire de trois camions et de broyeuses de plastique :
Ça fait 35 ans que je travaille ici. Je suis de Casablanca, j’ai été à l’école jusqu’à 14 ans, au collège (…). Puis, j’ai commencé comme bouâr, avec une charrette — carrossa — à 15 ans. Et, depuis 20 ans, j’ai ma golssa. J’ai été l’un des premiers à venir ici, en 1989. C’était la campagne ! Au début, je travaillais tout seul et j’avais un emplacement pour ma charrette, puis progressivement j’ai eu 50 charrettes [bouâra travaillant pour lui]. J’ai pu épargner ici et j’ai eu ma golssa.
Entretien du 25/06/2013
La progression socioprofessionnelle de certains hommes, par l’épargne et l’accumulation d’un petit capital, témoigne de la plasticité du travail dit « informel » : gagnant parfois, sinon souvent, davantage que dans un travail formel, ils ne cherchent pas pourtant à tout prix une « formalisation », mais plutôt la reconnaissance de leur travail[13]. En tout cas, parce qu’il est l’un des plus anciens et qu’il connaît tout le monde, Mustafa est devenu l’un des leaders du quartier et a fondé une « Association de défense des commerçants de matériaux recyclés » sur laquelle nous reviendrons ci-après.
L’inclusion perverse
À Médiouna, l’« inclusion perverse » est évidente même si elle ne peut être réduite à la seule « instrumentalisation » des récupérateurs par les autorités ou par la société délégataire[14] qui gère la décharge. Ainsi, le responsable de cette dernière énonce clairement que les récupérateurs, intermédiaires et grossistes débarrassent la décharge d’environ 1/3 de ses déchets, ce qui explique que : « Ils ne payent pas pour entrer sur le site […] et quand il y a un nouveau récupérateur, on le laisse travailler, il y en a assez pour tout le monde. » Tout en ayant conscience des risques humains et sanitaires, ce même responsable estime que travailler dans la décharge est une opportunité pour cette population au chômage qui peut gagner, selon lui, entre 20 et 30 euros par jour. De fait, la décharge attire un grand nombre de personnes qui, ayant un membre de leur famille déjà sur place, viennent de loin pour y travailler. L’on voit bien ici les formes prises par l’inclusion perverse, renvoyant à la dialectique formel/informel : l’allégement de la décharge est évidemment bénéfique pour ses administrateurs qui, de toute façon, ne recyclent pas les déchets.
Certes, les conditions de travail sont un peu différentes au sein des golssas du fait des liens familiaux et communautaires ainsi que de l’entraide plus forte que dans la décharge ; certes, les matériaux des golssas, parce que plus propres et en meilleur état, sont vendus — sans facture — aux grossistes à meilleur prix que ceux de la décharge : mais, en définitive, pour les uns et les autres, les relations avec le secteur formel sont de même nature.
En effet, les récupérateurs de Médiouna ou des golssas constituent la base d’un système qu’ils font fonctionner : exclus de la société et de la ville, ils sont inclus dans ces mondes marchands sans avoir aucune autonomie économique — preuve en est leur dépendance aux cours des matériaux sur lesquels ils n’ont aucune prise. Ils constituent le socle de la filière du recyclage puisque la récupération fait vivre les intermédiaires et les grossistes qui réalisent une forte plus-value ; les usines « tournent » grâce à cette main- d’oeuvre indirecte pour laquelle elles n’ont aucun salaire à payer, aucune charge sociale, aucune responsabilité d’ordre matériel ou symbolique et qu’elles rétribuent de façon très indirecte par l’achat à bas prix des matériaux.
Les avantages pour les récupérateurs sont seulement de deux ordres : leur travail leur permet de survivre et ils disent être « libres » et « sans patron ». Mais à quel prix ?
Très peu producteurs eux-mêmes de déchets, les récupérateurs des golssas ramènent dans leurs quartiers des matériaux polluants, parfois dangereux, qui vont affecter leur santé, leur environnement et comporter des risques (pollutions, incendies, animaux nuisibles, etc.) ; ceux de Médiouna sont encore plus fragiles (poches de méthane, risques d’affaissement, d’explosion, d’incendies, blessures, etc.). Ainsi, pour les récupérateurs, cette double peine — travailler avec le déchet et dans les déchets — s’assortit d’une injustice spatiale ou d’une inéquité territoriale flagrante : en délestant la ville, notamment les quartiers aisés les plus propres mêmes si les plus producteurs de déchets, ils augmentent la vulnérabilité de leurs espaces de travail et d’eux-mêmes.
Enfin, participant au système de l’inclusion perverse, les entreprises du secteur formel du recyclage prennent parfois ouvertement position en faveur du secteur informel à l’instar d’un chef d’entreprise de recyclage de cartons et papiers : ce patron casablancais a produit lui-même un film documentant l’activité des récupérateurs de la ville. Très positif et bienveillant à l’égard des récupérateurs, son film insiste sur leur rôle essentiel dans l’économie du recyclage, sur la nécessité non pas de les « formaliser », mais de les laisser travailler et de faciliter leurs activités, indispensables à la filière marocaine de recyclage du carton qui, grâce à eux pourrait se passer des importations de l’étranger. Sur le même registre, l’initiative de sensibilisation des citadins au tri sélectif, menée par l’ONG marocaine Barhi, rend compte de ce paradoxe : l’expérience, menée à l’échelle d’un seul immeuble, propose aux habitants de trier leurs déchets afin de faciliter le travail d’un récupérateur — qui n’ayant plus besoin de fouiller leurs poubelles a ainsi « une allure beaucoup plus présentable » — auquel est attribué un vélo électrique. Mais, en échange, ce récupérateur doit vendre ces matériaux à l’entreprise (formelle) de recyclage qui a sponsorisé son vélo et qui fidélise ainsi l’accès à la ressource. Les revenus de ce récupérateur (50 dirhams ou 4,30 €) restent nettement inférieurs à ceux des bouâra[15]. De même, les matériaux triés par les récupérateurs de la coopérative d’Oum Azza (Rabat) doivent prioritairement être vendus à la société délégataire de la décharge du même nom qui fixe elle-même les prix.
Les limites des mobilisations et la relation au politique : l’impossibilité de sortir de la marge ?
Pour leur part, les travailleurs des golssas et leurs activités de recyclage sont assez méconnus des pouvoirs publics et très menacés par les pressions foncières et immobilières sur leurs terrains. Ils ont tenté d’interpeller les autorités sur leur situation précaire ainsi que l’explique Saïd, patron d’une golssa de Ahl Laghlam :
J’ai commencé à trier dans la décharge de Sidi Moumen et quand elle a fermé en 1986, je suis venu ici et j’ai loué mon terrain à un propriétaire, mais sans papiers, sans documents […]. En fait, ici, ça appartient à l’État, mais des gens se sont approprié les terrains et nous les louent […]. On a essayé de s’associer pour acheter le terrain et demander l’aide de l’État pour la route, l’eau et l’électricité : nous, on aurait donné un pourcentage pour tout ça. Mais on n’a pas réussi.
Entretien du 5/7/2012
De même, la mobilisation menée par Mustapha[16], l’un des principaux leaders du quartier, pour défendre l’activité des récupérateurs a perdu le soutien des autorités qui ont refusé le renouvellement de son Association de défense des commerçants de matériaux recyclés :
J’ai créé l’association il y a 6 ans, dans le but d’aider les gens et d’encadrer les activités. C’était dans le cadre de l’INDH[17] […]. L’idée, c’était de s’organiser en association pour accéder aux droits, aux soins du travail. Parce qu’il y a beaucoup de risques dans ce travail et pas de soins. Si on additionne les golssas de Hay Laghlam [commune de Sidi Bernoussi] et celles du douar el Haraouine [commune de Moulay Rachid] il y a 255 golssas avec des numéros pour chacune ! […] Mon idée, c’est de s’organiser, de développer le travail. C’est un métier pas reconnu. Les gens ici sont motivés, tout le monde est motivé par l’association. On voulait faire des actions de sensibilisation. Mais les autorités ont refusé [de renouveler l’association] parce que leur projet, c’est d’éradiquer les golssas pour libérer l’espace et récupérer les terrains […]. Tous les ans, on nous dit qu’on devra partir. À chaque fois qu’il y a un nouveau caïd, il vient ici et il me dit qu’on devra partir. Nous, on refusera de partir, il y a des familles qui vivent dans le douar. On paye un loyer, donc on peut rester […]. Nous, on revendique l’organisation et la reconnaissance de notre métier […]. Il y a eu la presse et des reportages sur nous ; je suis passé à la télé, mais plutôt sur des aspects techniques [du recyclage]. Mon objectif, ça serait de régulariser tout le monde.
Entretien du 25/06/2013
Comme ceux du Caire et d’Istanbul, les récupérateurs des golssas de Casablanca ont intégré les arguments des discours environnementalistes, de plus en plus prégnants dans les médias, ainsi que l’exprime Mustapha : « On contribue à l’économie du pays, c’est grâce à nous que c’est recyclé, sinon, ça serait brûlé ; ça fait un gain, c’est notre survie, on fait vivre des ouvriers. Par exemple, si tu fais un produit avec des matériaux recyclés, ça coûte moins cher que si c’est des matériaux neufs » (entretien du 25/06/2013). En dépit de cet appel à une reconnaissance de leur travail et de leur rôle dans la ville de la part des pouvoirs publics, ces derniers maintiennent une sorte de statu quo notamment lié à la crainte de toute mobilisation de la part des récupérateurs.
Cette volonté de « paix sociale » est très claire à Médiouna et met l’entreprise délégataire dans une position contradictoire, difficile à gérer : « Les autorités politiques ne veulent pas toucher aux récupérateurs et aux éleveurs qui auraient dû être évacués […]. On craint une manifestation de leur part. Donc, on négocie avec eux et si quelque chose ne va pas, ils viennent nous voir. Ils ont des meneurs […]. Ils savent bien que ça va fermer, mais ils réagissent en disant “on verra bien…’’. » Il est certain que les récentes mobilisations au Maroc — découlant notamment du Mouvement du 20 février — inquiètent les autorités politiques : les « petites » contestations et manifestations locales se sont multipliées ces dernières années dans tout le pays et les médias en font état… L’entreprise délégataire est donc aux prises avec un paradoxe insoluble : d’une part, son contrat lui impose la fermeture rapide du site et, d’autre part, les élus locaux et l’administration — le wali en l’occurrence — l’ont avertie qu’aucune manifestation de la part des récupérateurs n’était envisageable. Quant à ces derniers, ils ont clairement fait comprendre qu’ils résisteraient par tous les moyens à la fermeture, et ce, d’autant plus qu’ils semblent bénéficier de puissants appuis locaux — qui suggèrent un système quasi mafieux…
Conclusion : le prix de la liberté
Depuis plusieurs décennies, les bailleurs internationaux défendent le secteur informel qui serait source de croissance, amortisseur des crises économiques grâce à sa souplesse d’adaptation et permettrait de réduire le nombre de chômeurs par l’auto-emploi et, du coup, la marginalité et l’exclusion. Dans le même ordre d’idées, sont évoquées de best practicies par la prise en compte de cette main-d’oeuvre importante et pourtant dénuée de droits. Dans certains pays, tel l’Inde, les débats internes sont nombreux, notamment au Parlement où certains penchent pour davantage d’intervention de l’État pour soutenir le secteur informel perçu comme producteur de ressources alors que d’autres pensent que la formalisation de l’informel permettrait de le contrôler et de l’imposer. En ce qui concerne les récupérateurs de déchets, les options sont fortement déterminées par des représentations homogénéisantes de leur pauvreté, qui conduisent soit à une gestion caritative (avec des expériences présentées comme exemplaires et d’ailleurs souvent uniques), soit à des tentatives d’intégration non dénuées d’instrumentalisation (à l’exemple de la coopérative d’Oum Azza), soit au mieux à l’ignorance et au laisser-faire, ou au pire à l’exclusion. Mais, souvent, ces options ne sont pas exclusives les unes des autres, d’où l’intérêt de croiser ces modes étatiques ou locaux de régulation aux mécanismes d’auto-régulation sociale au sein même des groupes de récupérateurs (voir Destremeau et al., 2004, p. 23).
Du côté des récupérateurs de déchets, le principe d’indépendance et le sentiment d’être « libre » sont très prégnants. Les patrons déclarent ne pas vouloir être « formalisés » parce que cela supposerait une mise aux normes de leurs installations, des contrôles en tout genre et, de plus, expliquent-ils, leurs ouvriers ne veulent pas être déclarés parce que les cotisations seraient retirées de leur paye qui leur est entièrement nécessaire pour vivre ; le fait d’être payés immédiatement, en fonction du travail réalisé et en liquide est essentiel selon eux. Par ailleurs, l’on peut penser ici qu’à la suite d’une formalisation de l’informel, tout ce qui n’est pas formalisé « tombe » dans l’illégalité ou, autrement dit, que dans les processus de reconnaissance des récupérateurs, tous ceux qui ne seraient pas légalisés basculent, que ce soit par défaut ou officiellement, dans l’irrégularité encore bien davantage qu’auparavant. C’est ce qui s’est produit pour les chiffonniers du Caire qui, « bien placés » dans la communauté des récupérateurs (c.-à-d. les petits patrons d’ateliers de recyclage), ont pu signer des contrats de sous-traitance pour la collecte et ont bénéficié ainsi d’une forme de reconnaissance officielle de leur travail. Pourtant, en réalité, cette reconnaissance est fort éloignée d’une véritable intégration au secteur formel puisque le processus ne leur a offert aucune avancée sociale particulière. De plus, il a eu comme effet d’exclure une majorité de chiffonniers de ces négociations et d’accentuer les inégalités et le sentiment d’injustice parmi ces derniers.
À Rabat, la création de la coopérative de tri et recyclage d’Oum Azza, à proximité de la décharge d’Akreuch, constitue une expérience intéressante d’intégration des récupérateurs et les témoignages montrent que l’image qu’ils suscitent et qu’ils ont d’eux-mêmes a pu évoluer[18]. Il n’en reste pas moins que ses membres pouvaient, avant leur « formalisation », toucher jusqu’à 4 fois leur salaire actuel, que la régularité de ceux-ci laisse à désirer et que la rentabilité de la coopérative n’est pas assurée, notamment parce qu’elle dépend des cours des matériaux. Ces derniers, ayant transité par les camions-bennes, sont de moins bonne qualité que ceux que les récupérateurs informels collectent en amont, ce qui représente bien sûr un manque à gagner pour la coopérative…
Est-ce à dire que « moins l’on touche à l’informel, mieux c’est » ? Il s’agit sans doute d’une vision un peu angélique du secteur informel qui renvoie aux réserves de Bruno Lautier interrogeant vivement les représentations idylliques qu’il suscite parfois (Lautier, 2003 : 203). Et, en ce sens, les liens communautaires ne sont pas contradictoires avec la hiérarchie, les rapports de domination[19] entre adultes et enfants, entre hommes et femmes, le clientélisme, voire les relations quasi mafieuses, et, finalement, des inégalités accrues au sein de groupes desquels émergent les intermédiaires et petits entrepreneurs des déchets : la position des bouâra n’est pas du tout identique à celle des petits patrons recycleurs et, pourtant, tous sont considérés comme des « informels ».
Dans la lignée de la réflexion de B. Lautier (1994, 2003), J. Charmes (1997, 2014), P. Hugon (2014), De Soto (1986) avec les questionnements apportés par B. Lautier à cette dernière approche (Lautier, 1995), ajoutons que l’informel, souvent perçu comme une alternative à la mondialisation, ne constitue qu’une autre face de cette mondialisation : il en est le produit et non pas l’alternative, ce qui rejoint la proposition d’« inclusion perverse » de B. Sawaia. Dans le même registre, les pouvoirs publics sont, pour leur part, aussi créateurs de l’informel, y compris lorsque c’est par défaut comme l’illustre la situation à Médiouna. Les activités informelles peuvent alors être perçues comme un substitut à l’inaction ou à l’impuissance des pouvoirs publics — ce qui va parfois de pair avec un désengagement de l’État au moyen de la délégation de service, par exemple. Ici reste posée la question du rôle et de la responsabilité des pouvoirs publics : les récupérateurs ne sont quasiment jamais intégrés au processus de réforme des systèmes de gestion des déchets et, lorsqu’ils le sont, c’est a posteriori et parce que, finalement, il n’est vraiment pas possible de faire sans eux.
Enfin, l’exemple des récupérateurs et recycleurs de Casablanca montre qu’ils n’ont aucune autonomie économique puisqu’ils sont totalement dépendants de toute la filière formelle. La « liberté » qu’ils revendiquent est une sorte de trompe-l’oeil puisqu’ils vendent leur force de travail à une industrie organisée, mais sans avoir aucune reconnaissance sociale. Pour autant, on observe une professionnalisation et une spécialisation accrues de leur part, donnant naissance à une nouvelle catégorie d’« entrepreneurs des déchets » qui s’éloignent de plus en plus de la figure classique des chiffonniers « [ces] bandes de chasseurs-cueilleurs dans la jungle urbaine » (Lomnitz, 1975)[20]. Ces nouveaux entrepreneurs sont aussi prêts à se mobiliser pour faire valoir leurs droits même si l’exemple casablancais montre les limites de ces tentatives : la puissance de l’assignation à une place — à la marge de la ville, à la marge de la société, à la marge du travail — rend sans doute encore plus difficile la mise en oeuvre de ces mobilisations. Ainsi, en dépit des craintes des autorités locales, on peut s’interroger sur les possibilités et sur l’efficacité d’une éventuelle résistance à la fermeture de la décharge de Médiouna de la part des récupérateurs qui sont à la marge de la marge et qui font, pour reprendre l’expression d’E. Hughes (1962), le « sale boulot » du sale boulot…
Appendices
Notes
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[1]
Ce travail sur les pratiques professionnelles des récupérateurs de Casablanca fait suite à une première recherche, initiée par B. Florin, en 2007, sur les chiffonniers du Caire et leurs stratégies de résistance relativement à la réforme du système de gestion des déchets mis en place par le gouvernement égyptien. À la suite d’une première mission en 2011, nous avons mené (B. Florin, F. Troin et M. Azaitraoui, collègue marocain), en juin 2012 et juillet 2013, des entretiens qualitatifs, souvent longs (entre 1 et 3 heures) auprès de 12 récupérateurs de Ahl Laghlam et des observations de leur espace de travail à l’aide de croquis et relevés, base de la cartographie réalisée par F. Troin, ingénieure de recherche CNRS que je remercie vivement ici. Sur le plan méthodologique, et dans une perspective de comparaison entre Le Caire et Casablanca, les entretiens auprès des récupérateurs étaient construits sur trois dimensions : d’une part, leurs histoires de vie (itinéraires résidentiels, situation familiale, profession des parents, entrée dans le métier, espace d’habitat, etc.) ; d’autre part, leurs pratiques et relations professionnelles (lieux et circulations de travail, progression dans le métier, interactions avec les habitants et représentations de leur activité, relations de travail et hiérarchie socioprofessionnelle, etc.) ; et, enfin, les ajustements, réactions et discours qui émanent des récupérateurs relativement à des réformes et des politiques publiques qui tendent davantage à leur exclusion qu’à leur intégration (nouveaux dispositifs de collecte, modernisation des systèmes, etc.). Pour cette dernière dimension, je me suis intéressée au contournement des contraintes qu’ils mettent en oeuvre, aux résistances, voire aux mobilisations contre ces réformes. À Ahl Laghlam, le premier terrain de 2012 s’est effectué sans contact préalable : nous sommes simplement allés sur place à la rencontre des récupérateurs et, à chaque visite, l’un d’eux nous a guidés dans le quartier. Comme au Caire, très rares sont ceux qui refusent l’entretien et, au contraire, leur envie de parler nous a semblé particulièrement forte ; les retours en 2013, puis 2015 ont été l’occasion de retrouvailles chaleureuses. Enfin, cette recherche a pu se réaliser grâce au programme ODORR (Objet, déchet, objet, recyclage, réemploi), dirigé par Delphine Corteel et ayant bénéficié d’un financement de l’ADEME (2011-2014), et au programme SUDMED (Sociétés urbaines et déchets en Méditerranée), dirigé par B. Florin et financé par le CNRS (2013).
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[2]
Dans ce texte, toutes les citations de ce responsable sont issues de l’entretien mené avec lui sur le site de la décharge le 1er juillet 2012. Précisons que j’ai eu, à nouveau, un long entretien avec ce responsable en janvier 2015 et que la situation était globalement identique à celle de 2012.
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[3]
Nous remercions ici Solène Pérémarty qui nous a aiguillée sur cette notion d’inclusion perverse proposée par le chercheur brésilien Bader Burihan Sawaia (Pérémarty, 2015).
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[4]
Rappelons ici que le terme « informel » apparaît en 1972, à propos du Kenya, dans un rapport du Bureau international du travail (BIT) alors que le terme « formel » n’est pas défini. Appartiennent au secteur formel, les travailleurs qui cotisent, qui ont une sécurité sociale et une forme d’assurance, un revenu avec une feuille de salaire, par opposition à ceux qui appartiennent au secteur informel. Les récupérateurs de déchets que nous avons rencontrés sont clairement dans l’informel si l’on s’en tient à cette définition, mais cette catégorisation masque l’hétérogénéité de leurs situations et positions socio-professionnelles et l’on peut suivre ici la critique que fait J. Charmes du terme « informel » et de ses usages : « (…) le secteur informel constitue ainsi un terme générique et pratique recouvrant toutes ces stratégies de survie, ces modes de subsistance de couches pauvres, déshéritées, déracinées, en un mot marginales » (Charmes, 1987, p. 856).
-
[5]
Au Maroc, 70 % de la collecte est en gestion déléguée et, à Casablanca, 80 % des zones collectées le sont par des sociétés privées, sachant qu’environ 20 % de la surface de la ville ne bénéficie pas de service de collecte. En dépit de nombreuses critiques sur la délégation de service, de nouveaux contrats, à hauteur de 43 millions d’euros, ont été signés pour Casablanca avec Sita el Beida (filiale de Suez Environnement) et avec Averda (multinationale libanaise) pour la période 2014-2021.
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[6]
En France, la notion de service public peut être définie par trois critères dits « lois de Rolland » : la continuité de service, l’égalité de traitement et la neutralité qui renvoient au fait qu’on ne peut exclure les usagers de l’accès ou de l’usage d’un service, l’adaptation du service aux évolutions économiques et sociales qui se réfère à la nécessité d’adapter le service public aux mutations de l’environnement institutionnel, de la demande sociale, des transformations technologiques. Dans les pays des Suds, ces trois règles sont loin d’être acquises.
-
[7]
En ce qui concerne les limites de ces transferts de modèle de services publics, voir les analyses stimulantes de S. Jaglin (1998, 2004, 2005), et de S. Jaglin et M.-H. Zerah (2010). En ce qui concerne les heurs et malheurs des PPP, le lecteur peut se reporter à la thèse de L. Debout sur les réformes du système de gestion des déchets au Caire (2012) ou à celle de J. Cavé mettant en perspective, sur cette même question, l’Inde et le Brésil (2012, 2013).
- [8]
-
[9]
Voir en particulier sur les récupérateurs de ces différents pays les articles de Sociétés urbaines et déchets. Éclairages internationaux (Cirelli, Florin, 2015). Le travail de terrain mené sur les chiffonniers cairotes, puis les récupérateurs casablancais, puis, en 2014 et 2015, les récupérateurs d’Istanbul a pour objectif une mise en perspective de leur situation dans ces trois villes, en tenant compte, bien sûr des spécificités locales. Pour ce faire, j’ai utilisé, dans les trois cas, la même trame d’entretien (histoires de vie/pratiques professionnelles / rapport à la société urbaine et au politique). Toujours en cours, l’exploitation des données et l’analyse permettent de faire émerger des premières convergences telles que l’organisation du travail, assez semblable à Casablanca et Istanbul, mais se différenciant grandement au Caire ; ou encore des formes de mobilisation assez proches au Caire et à Istanbul et divergentes à Casablanca. Quoi qu’il en soit, ces terrains s’éclairent les uns les autres et renvoient aussi à des lignes de fond communes à d’autres pays, telles que la modernisation des systèmes de gestion, les concurrences autour de la ressource, l’émergence de petits entrepreneurs des déchets, etc.
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[10]
Lire le magnifique roman de Mahi Binebine, Les étoiles de Sidi Moumen, qui narre les joies et souffrances de gamins récupérateurs de déchets dans la décharge du même nom.
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[11]
Que ce soit au Caire, à Istanbul ou à Casablanca, cette compétence professionnelle rend bien compte de l’inclusion des récupérateurs et encore plus des semi-grossistes et grossistes aux économies nationales et internationales. À Istanbul, par exemple, un grossiste, muni d’un ordinateur, m’expliquait que les variations des prix du plastique étaient immédiatement connues via les téléphones portables, par tous les récupérateurs.
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[12]
Notons ici que les 140 anciens récupérateurs « informels » embauchés dans le centre de tri mécanisé d’Oum Azza, situé à quelques kilomètres de la décharge d’Akreuch qui reçoit les déchets de Rabat et Salé, sont payés 8,5 euros par jour. Pour tous ces employés de la coopérative, ce revenu est moindre que ce qu’ils gagnaient auparavant, mais ils bénéficient, en contrepartie, d’une protection sociale, d’un suivi médical et d’un service de transport. Voir : http://lobservateurdumaroc.info/2013/04/18/centre-de-tri-doum-azza-quand-recyclage-rime-avec-rehabilitation/
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[13]
J. Charmes explique que le salariat informel est souvent une situation transitoire pouvant déboucher sur « (…) une installation à son propre compte (on en veut pour preuve le nombre extrêmement élevé de créations annuelles de petites entreprises […]) et beaucoup plus rarement sur des emplois dans le secteur protégé (Charmes, 1987, p. 868).
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[14]
La Communauté urbaine de Casablanca a signé en 2008, pour 18 ans, une délégation de service avec à un groupement maroco-américain : Edgeboro International/Ecomed Gesi.
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[15]
www.associationbahri.org/index.php/item/actualite-5-copy-copy
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[16]
Il est intéressant de noter que, à Istanbul, les récupérateurs informels du quartier de Soleymanieh sont aussi représentés par un grossiste, ancien récupérateur lui-même, qui s’est positionné comme interlocuteur et intermédiaire entre eux et la municipalité. Au Caire, ce sont les patrons — mo’allemîn — d’ateliers de recyclage qui se sont organisés dans l’Association of Garbage Collectors et qui ont négocié avec les autorités publiques au moment des délégations du service de collecte des déchets aux entreprises privées qui les privaient de l’accès à la ressource. Comme dans de nombreux autres cas, ces positions nécessitent un capital social et culturel que les récupérateurs ont plus difficilement. Par ailleurs, sans amoindrir l’empathie de ces leaders envers les récupérateurs, ils garantissent aussi par ces négociations avec les autorités la pérennité de leur activité.
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[17]
Il s’agit de l’Initiative nationale pour le développement humain, lancée par le roi Mohamed VI en 2005, visant à la réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale et appuyant les initiatives émanant de la société civile.
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[18]
Nous n’avons pas encore mené d’entretiens auprès des membres de la coopérative et les citations ci-dessous, issues d’un article de presse élogieux à l’égard de la coopérative sont sans doute à relativiser : « Je ne remercierai jamais assez Yassine pour son aide. C’est grâce à lui que j’ai intégré la coopérative Tawafouk. Je suis veuve et mère de deux enfants dont je suis la seule responsable. Hamdoullah [grâce à Dieu] je vis bien aujourd’hui. Je gagne de l’argent halal [propre] d’un boulot décent et j’en remercie Dieu jour et nuit. Je n’ai aucun mal à travailler dans les déchets. C’est comme tous les boulots ! » Pour Abdellatif A., trésorier de la coopérative et père de deux enfants, le centre d’Oum Azza a sauvé plusieurs foyers de la déchéance. « On travaillait chaque jour sans aucune vision de l’avenir. Aujourd’hui, nous sommes enfin capables d’avoir des ambitions et de voir loin. C’est notre droit », explique-t-il. http://lobservateurdumaroc.info/2013/04/18/centre-de-tri-doum-azza-quand-recyclage-rime-avec-rehabilitation/
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[19]
S. Aymapam dans son travail sur l’Économie de la débrouille à Kinshasa (2014) montre bien cette tension entre les intérêts individuels des acteurs conduisant leurs motivations utilitaristes et leur insertion dans des communautés qui conduisent leurs motivations collectives et sociales.
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[20]
Il s’agit ici des chiffonniers de Mexico dans les années 1970. Je remercie Claudia Cirelli pour la découverte de cette référence.
Bibliographie
- Aymapam, S. (2014), Économie de la débrouille à Kinshasa, Paris, Khartala.
- Cavé, J. (2010), La gestion des déchets à Coimbatore (Inde) : frictions entre politique publique et initiatives privées, Document de travail 104, Paris, AFD.
- Cavé, J. (2013), La gestion disputée d’un bien public impur : économie politique des déchets, LATTS, Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
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