Article body

Devenir parent implique une réflexion sur la façon dont il convient de nourrir son enfant et, à mesure que celui-ci grandit, sur la décision alimentaire pour l’ensemble de la famille. Durant les premiers mois, puis les premières années qui suivent la naissance, être parent nécessite de procéder à des choix entre une pluralité de prescriptions (médicales, paramédicales, familiales) sur les manières de « bien » nourrir son enfant (Gojard, 2010). Prescriptions auxquelles s’ajoute ce qui relève du plaisir que ce dernier développe quant à certaines saveurs ou textures. Lorsque les enfants sont âgés de 4 ans à 12 ans — tranche d’âge sur laquelle nous focalisons ici notre attention —, le rôle de parent suppose toujours de prendre certaines décisions sur leur alimentation qui peuvent redéfinir les contours du modèle alimentaire de l’ensemble de la famille (Mathiot, 2012). Ces choix peuvent s’avérer complexes car ils se situent au coeur de tensions entre plusieurs dimensions. Il y a celle des normes prescriptives relayées par les programmes d’éducation nutritionnelle auxquelles se joignent les discours hétérogènes sur les risques relatifs à la qualité sanitaire des aliments. À cela il faut ajouter les offres commerciales et leurs gammes de produits spécifiquement conçus pour le « monde de l’enfance » (Cook, 2009) ainsi que les préférences gustatives revendiquées par les enfants (Diasio, 2004 ; James et al., 2009). En d’autres termes, l’éducation alimentaire des enfants n’est pas du seul ressort des parents car d’autres acteurs y interfèrent, tels que les institutions éducatives, les professionnels de la santé, les sphères médiatique et marchande. Tous concourent à la production d’injonctions ou de savoirs qui opèrent un contrôle social sur le rôle exercé par les parents et font aujourd’hui de l’implication de ces derniers dans l’éducation alimentaire de leurs enfants un critère d’appréciation central de la parentalité (Coveney, 2000).

Dans ces discours, une représentation de l’enfance est très présente : celle pensée est pensée comme « le » moment du risque, un temps de très forte exposition aux actuelles « dérégulations alimentaires » (Diasio, 2010). Pour rendre compte de cette vulnérabilité de l’enfance face aux dangers contemporains, certaines études montrent les interrelations entre obésité, consommation de produits hautement caloriques avec la forte exposition aux médias (publicité, programmes télévisés pour enfants, jeux vidéo, etc.) et la sédentarité (Kline, 2005). D’autres se penchent sur l’exposition des enfants à certains dangers « sanitaires » en matière d’alimentation, questionnée à partir des styles de vie des familles (Burton-Jeangros, 2004). On retrouve ici la distinction courante entre deux types de risques auxquels sont confrontés les consommateurs des sociétés contemporaines occidentales : d’un côté, les risques de surpoids et d’obésité liés à la qualité nutritionnelle de la nourriture consommée et, de l’autre, les risques sanitaires relatifs à la contamination d’aliments par des éléments extérieurs nocifs qui auraient un impact à plus ou moins long terme sur la santé du consommateur.

La réflexion sur les risques produits par les sociétés modernes d’abondance alimentaire engage un questionnement sur les inégalités et les déterminants sociaux. En effet, même si a priori, tout individu est exposé aux menaces contemporaines, les risques se répartissent de façon asymétrique dans les couches sociales (Beck, 1986). Pour Ulrich Beck, l’inégalité se situe aussi sur le plan de la perception du risque sanitaire dans la mesure où plus on occupe une position élevée dans la hiérarchie sociale, plus on a accès aux informations sur les dangers auxquels on est confrontés. Sur le plan des risques de surpoids et d’obésité, de semblables inégalités sont constatées ; les milieux populaires sont davantage concernés en France et en Amérique du Nord que les plus « favorisés » en termes de revenus et de niveau d’études (Régnier, 2006 ; Poulain, 2009). On observe également de fortes différences selon les catégories sociales en fonction du rapport entretenu avec les informations nutritionnelles et les normes prescriptives en matière d’alimentation (Régnier et Masullo, 2009a). C’est à partir de ces constats que cette contribution interroge les représentations que les parents d’enfants âgés de 4 à 12 ans entretiennent par rapport aux risques sanitaires et nutritionnels, en fonction de leur appartenance sociale.

Les analyses proposées découlent des résultats d’une enquête ethnographique menée au sein de 20 familles comprenant des enfants âgés de 4 ans à 12 ans : il s’agit d’étudier comment des perceptions différenciées du risque par les parents permettent de comprendre leurs choix et décisions pour nourrir leurs enfants. La réflexion articule les deux types de risque précédemment présentés selon le questionnement suivant : est-ce que ces deux formes de risque entrent en contradiction pour certains choix de nourriture ? Est-ce que la prise en compte de l’une ou de l’autre est privilégiée ? Si c’est le cas, quels sont les discours produits par les parents sur le processus de décision et est-ce que ces discours viennent éclairer des logiques de distinction sociale ? La relation entre risque et plaisir de l’enfant est également à l’étude. Comme l’a montré Anne Dupuy, la place du plaisir de l’enfant se trouve au centre des relations intergénérationnelles et fait l’objet de positionnements parentaux différents selon le style éducatif des familles (Dupuy, 2013). En quoi le plaisir gustatif des enfants se trouve-t-il en tension avec certains modèles éducatifs mis en place par les parents ? Comme nous le remarquerons, des conceptions différentes du plaisir émergent selon l’appartenance sociale des familles. À ces conceptions s’agrègent des représentations relatives aux acteurs de la socialisation alimentaire de leurs enfants ; acteurs qui peuvent être considérés comme des « agents structurants » par rapport aux conceptions éducatives ou, au contraire, potentiellement déstructurants.

Les résultats présentés s’appuient sur une méthodologie de recherche qualitative. L’enquête de terrain a été réalisée en France entre 2007 et 2010 dans le cadre d’un programme de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche intitulé « La consommation d’aliments ludiques à l’enfance : entre plaisir, risque et éducation[1] ». L’ethnographie des 20 familles que nous avons menée repose sur des observations participantes de repas quotidiens (déjeuners et dîners) pris dans la sphère domestique ainsi que sur la participation aux diverses activités familiales en vue de recueillir des données sur les consommations alimentaires informelles des enfants (goûters, collations, snacking). Nous avons également effectué un relevé des nourritures consommées en explorant les différents lieux de stockage des aliments dans chaque foyer et nous avons aussi demandé aux familles de tenir, pendant trois jours, un « carnet de consommations » dans lequel elles consignaient les différentes prises alimentaires, les horaires/temps de consommation et les produits/nourritures consommés. Enfin, des entretiens de recherche semi-directifs ont été menés avec les parents (30 au total) et tous les enfants des familles âgés entre 4 ans et 12 ans. Nous avons veillé à diversifier et équilibrer les appartenances sociales et les situations géographiques des familles étudiées afin que ces variables puissent constituer un critère significatif pour l’analyse.

Cette contribution se focalise sur deux groupes sociaux identifiés : les catégories sociales « favorisées » (6 familles sur les 20 enquêtées) et les catégories sociales « populaires » (7 familles sur les 20 enquêtées). Nous avons fait le choix de ne pas prendre en compte ici le « groupe intermédiaire » de notre population, composé de classes moyennes (7 autres familles) afin de centrer l’étude sur les contrastes de représentations quant aux risques et logiques de consommation qui ressortent de la comparaison entre deux groupes sociaux situés à deux pôles opposés de la hiérarchie sociale. Le premier groupe identifié comprend des parents dont au moins l’un des deux occupe une position de cadre supérieur dans la nomenclature des CSP définie par l’INSEE et dispose d’un diplôme équivalent ou supérieur à BAC + 5. Le second se compose des « classes populaires salariées stables » (Chauvel, 2004). Il s’agit de pères et/ou de mères ayant un niveau d’études inférieur au BAC et occupant des professions faiblement qualifiées (ouvriers, secrétaires, agents d’entretien ou de maintenance, etc.).

Afin d’étudier ces logiques, la première partie de cette contribution aborde la pluralité des risques et les injonctions contradictoires qui leur sont associées dans nos sociétés contemporaines occidentales, à partir d’éléments théoriques. Une deuxième partie se centre sur les différences observées dans le rapport aux risques entre les milieux favorisés et les milieux modestes, en s’intéressant à la question de la gestion des informations et à la manière dont elles sont intégrées ou non dans les pratiques alimentaires quotidiennes. Enfin, une dernière partie étudie l’articulation entre les modèles éducatifs caractéristiques des deux groupes sociaux concernés et les positionnements de ces derniers face aux prescriptions normatives en matière d’alimentation.

Pluralité des risques et injonctions contradictoires

Les risques sont ici pensés à partir du contexte dans lequel ils s’inscrivent dans les sociétés contemporaines occidentales : « Autrefois, on pouvait attribuer ces risques à un sous-approvisionnement en technologie de l’hygiène. Aujourd’hui, c’est un phénomène de sur-production industrielle qui en est à l’origine » (Beck, 1986 : 40). Les risques alimentaires modernes relèvent des dangers générés par les sociétés d’abondance auxquels le corps et la santé d’un individu se trouvent exposés. Ils peuvent être envisagés comme des données objectivables et calculables (Peretti-Watel, 2001) par la mesure des conséquences de la profusion alimentaire et de la surproduction industrielle sur l’état de santé des populations. Ils peuvent également être appréhendés dans leur dimension subjective par la manière dont les risques font l’objet de discours et de représentations[2]. C’est cette seconde dimension du risque qui est à l’étude et que nous avons distinguée en deux catégories : les risques liés à la qualité sanitaire des aliments et ceux relatifs à leur qualité nutritionnelle. Cette distinction a été construite à partir des discours experts et profanes sur les conséquences du système agro-industriel sur la santé des consommateurs.

La rencontre de ces deux types de risques peut poser un certain nombre de problèmes quant aux choix à opérer pour les approvisionnements de la sphère domestique. Selon les informations et connaissances accessibles mais aussi recherchées par les parents, cette rencontre peut se situer au coeur d’injonctions contradictoires qui nécessitent des arbitrages, parfois complexes, pour résoudre des conflits entre des valeurs alimentaires. Pour cela, il s’agit tout d’abord de distinguer les deux types de risques alimentaires inhérents aux sociétés modernes d’abondance. Puis la présentation de l’exemple de Fabienne[3], une mère de deux filles, va servir de point de départ pour étudier comment cette contradiction peut prendre forme.

Les risques liés à la qualité sanitaire des aliments

Les risques relatifs à la sécurité sanitaire des aliments ont pris des proportions nouvelles à mesure que la transformation culinaire s’est industrialisée (Fischler, 1990), que les circuits d’approvisionnement ont pris à leur charge un nombre croissant de tâches qui auparavant relevaient de la sphère domestique (Poulain, 2002). Avant le xixe siècle, de nombreux risques alimentaires étaient déjà occasionnés à grande échelle par les activités humaines (Flandrin, 1998). Mais ce siècle constitue bien un point de bascule dans la mesure où les risques « manufacturés » connaissent alors une très forte « prolifération » (Beck, 2001). Dès lors, le rapport que les consommateurs entretiennent avec ce qu’ils mangent va progressivement se transformer. Avec l’allongement des circuits de distribution — qui va de pair avec le développement des modes de transport —, les nouveaux moyens de conservation (appertisation, surgélation, lyophilisation, etc.) et les nouvelles structures du commerce de détail, s’opère une fragilisation des liens entre les mangeurs et leurs nourritures (Goody, 1982), une « délocalisation » du lien nourricier (Poulain, 2002). En concomitance, l’industrialisation croissante de la production alimentaire introduit des incertitudes nouvelles, rythmées par des crises qui constituent leurs points d’ancrage et ont valeur de précédent. Du scandale des « empoisonneurs de Chicago » — relatif aux conditions de production de corned-beef —, qui a eu des conséquences mondiales à l’aube du xxe siècle (Ferrières, 2002), à l’affaire de la fraude à la viande de cheval en 2013, en passant par la crise de la vache folle au cours des années 1990, ces successions d’évènements concourent à fragiliser la confiance des consommateurs envers les systèmes de production agro-industriels et à intensifier la perception du risque de se nourrir par l’intermédiaire des circuits élargis de distribution. Ces circuits ont entraîné la multiplication de nouveaux acteurs qui font figure d’intermédiaire entre d’un côté ceux qui participent à la « production » de ces risques et de l’autre ceux qui sont susceptibles de les « consommer » (Giddens, 1998). Pouvoirs publics, instances d’expertises et de conseil, organismes de recherche ou associations de défense d’intérêts communs viennent s’intercaler dans la relation entre producteurs et consommateurs (Chateauraynaud et Torny, 1999). À son échelle, chacun de ces acteurs participe à l’accroissement d’informations et de connaissances sur les produits alimentaires, leurs compositions, leurs conditions de production et de transformation, leurs garanties de fiabilité et les risques potentiels qu’ils comportent. La recherche et la production de connaissances et d’informations sont orientées sur l’hygiène et l’innocuité des aliments. Elles concernent deux types de risques sanitaires qui peuvent ainsi être distingués :

  1. Les risques alimentaires dont l’impact sur la santé des consommateurs est direct, avéré et mesurable avec certitude par des autorités de santé considérées comme légitimes. Ce type de risques regroupe principalement les intoxications alimentaires qui entraînent des dégradations rapides de l’organisme humain. Ces intoxications sont liées à la contamination d’agents pathogènes d’origine bactérienne (salmonelles, Escherichia coli[4]), virale (hépatites), provenant de toxines (botulisme) ou encore de parasites (taenia). Ces risques ne sont pas nécessairement la conséquence d’activités humaines.

  2. Les risques alimentaires dont l’impact sur la santé du consommateur fait l’objet de controverse parce que plus indirect et difficilement mesurable. Ils sont liés à la « modernité » au sens d’Ulrich Beck, car ils répondent à deux caractéristiques : l’« invisibilité » (ou la difficulté à les identifier) et la « prolifération » (Beck, 2001). Antony Giddens signale une troisième caractéristique : celle de la « manufacturation », c’est-à-dire le fait que ces risques sont systématiquement produits par les activités humaines (Giddens, 1994). La production de ce type de risques sanitaires est liée à la présence de composants chimiques qui entrent en contact avec la nourriture (métaux lourds, huiles frelatées, bisphénol ou dérivés pétroliers), à des produits introduits par l’homme dans la culture ou l’élevage (farines animales ou F.V.O., pesticides, hormones) ainsi qu’à certaines manipulations de la composition même des aliments ou de leur préparation (OGM, nanoparticules).

Ce second type de risques est au centre des attentions contemporaines et c’est celui qui est ici à l’étude. Cela vient du fait que c’est bien celui-ci qui a provoqué une érosion de la confiance que les consommateurs accordent aux « systèmes experts » (les filières agroalimentaires et les organismes qui produisent des savoirs et des expertises sur ces risques). Si durant l’ère industrielle, la confiance a connu des mouvements de flux et reflux (Poulain, 2002), les années 1990 ont été marquées par l’installation durable d’une anxiété alimentaire. Bien qu’elle ne soit pas la seule, la crise de la vache folle montre comment ce n’est pas seulement une filière ou un mode de production qui se trouve ébranlé mais plus largement un système de valeurs reposant sur un idéal de la science et du progrès technique (Fischler, 1998).

Dans la crise durable qui s’est installée depuis les années 1990, on retrouve les deux types de rationalité qui s’opposent dans les débats et controverses sur le risque en général : l’un « explicatif » qui concerne les « systèmes experts » et l’autre « pratique », entretenu quant à lui par un « savoir profane » (Pécaud, 2005). Ils aboutissent à des formes de certitudes qui se revendiquent de deux légitimités bien distinctes. La première consiste à se dégager des influences des opinions socialement répandues en édifiant des explications scientifiquement maîtrisées. La seconde s’appuie au contraire sur les connaissances qui s’imposent à la conscience comme allant de soi, ce que Dominique Pécaud appelle les « croyances ordinaires ». Celles-ci produisent des vérités immédiates, équivalentes aux interprétations spontanées plus ou moins disponibles, résultant de l’expérience du monde qui entoure les acteurs.

Cette tension se retrouve régulièrement au-devant de la scène médiatique dans les positions tenues par rapport aux effets supposés des pesticides ou des organismes transgéniques. Malgré les expertises et leurs rapports médiatisés dont les résultats tentent de rassurer les consommateurs, d’autres savoirs plus ordinaires se dressent en opposition, dénonçant le « monopole de la certitude ». Mais nous assistons actuellement à la séparation de deux formes de savoirs experts. La première tente de réduire l’anxiété du consommateur en se focalisant sur des raisonnements probabilistes pour mesurer les conséquences d’un risque. Elle se heurte bien souvent aux croyances ordinaires qui doutent des chiffres avancés et dénoncent les résultats de ces études jugées partielles mais aussi partiales. La seconde forme de savoir expert, plus en correspondance avec les croyances ordinaires, intègre davantage de mesures qualitatives et s’interroge sur les conséquences à court et à long terme de certains procédés utilisés par la science, n’hésitant pas en cas de doute à recommander le « principe de précaution ». Ce principe se fonde sur l’idée d’une responsabilité, qui invoque la modération, le respect des limites. Il témoigne d’une rupture explicite par rapport à l’idéal de progrès scientifique de nos sociétés. Le temps de la précaution s’appuie sur une « épistémologie de la relativité de la connaissance scientifique » (Ewald, 1996 : 401).

Les risques d’obésité et la politique de prévention

Le second type de risque caractéristique des sociétés d’abondance est engendré par la quantité et la qualité diététique des aliments consommés. La construction de ce risque s’inscrit dans un processus double. D’une part, à partir de la transformation des représentations des normes corporelles qui, à partir du xxe siècle, imposent la minceur comme le critère esthétique dominant et pathologisent davantage le « gras » (Vigarello, 2010). D’autre part, avec le processus de médicalisation qui s’opère du xviiie au xxe siècle. Celui-ci a été marqué par une période de rupture dans les années 1970 avec la fin du modèle hégémonique de médicalisation vers un modèle articulant le médical avec le culturel et le social (Comelles, 2013). En matière de surpoids et d’obésité, cela se traduit concrètement par la coexistence d’un discours visant à médicaliser l’alimentation avec un autre mettant quant à lui l’accent sur les styles de vie et les facteurs sociaux (Poulain, 2009).

Depuis la fin du xxe siècle, la prévention de ce type de risques a été très fortement investie par le champ politique et institutionnel. Les outils de mesure, en particulier l’indice de masse corporelle (IMC) et la statistique, ont été employés comme « technologie du risque » pour mettre en place des actions de prévention. Par exemple, en Amérique du Nord, la « prévalence » de l’obésité (mesurée par un IMC supérieur à 30) a connu une forte augmentation pour atteindre les 30 % en 2003 (Régnier et al., 2006). Certains pays d’Europe, en particulier l’Italie et la France, se sont sentis relativement protégés par leurs modèles alimentaires (Poulain, 2002). C’est le cas de la France jusqu’au début du xxie siècle où le seuil atteint les 10 % en 2001 (Régnier, 2006). Mais la déclaration de l’Organisation mondiale de la Santé invitant à considérer désormais l’obésité comme une « épidémie mondiale » a participé à faire du phénomène de surpoids et d’obésité un problème de toute importance pour les sociétés occidentales.

Pour enrayer ce phénomène, des politiques de prévention ont été mises en place avec des stratégies différentes selon les pays concernés. Pour la France, elles ont surtout été impulsées à partir de 2006 par le Programme national nutrition santé 2 (PNNS) qui propose des campagnes de communication sur les risques liés à certaines pratiques alimentaires[5] et des dispositifs d’éducation au « bien manger ». Les enfants constituent la cible principale de ces politiques de santé. D’une part, parce que l’enfance s’avère une « structure générationnelle » (Qvortrup, 2009) privilégiée pour toute forme d’intervention sociale afin de « normaliser » certaines pratiques dans l’avenir (Boltanski, 1969) et, d’autre part, parce que l’enfance est pensée dans les représentations contemporaines comme la partie de la population située en première ligne face à ce type de risque — Steven Kline utilise à cet effet l’image de l’enfant comme le « canari dans la mine de charbon » (Kline, 2005).

Autour de la question du risque de surpoids et d’obésité en France, les controverses et les débats n’ont pas manqué. Ils concernent à la fois le statut de l’obésité comme « maladie », les indices de mesure de sa « prévalence » (notamment pour l’enfance), la détermination de son seuil, ou encore les résultats des études à l’origine des recommandations nutritionnelles relayées par les instances légitimes de santé (Poulain, 2009). Certaines critiques relativisent ainsi la gravité de la situation. Mais, progressivement, c’est bien une « philosophie de la prévention » (Ewald, 1996) qui s’impose comme manière de conjurer le risque, avec l’idée qu’une connaissance et qu’une mesure objective du risque sont possibles afin de chercher à toujours mieux le maîtriser.

Lorsque les risques entrent en concurrence

Parmi l’ensemble des parents rencontrés, certains ont exprimé les difficultés auxquelles ils sont confrontés lorsqu’ils essayent de réduire simultanément les risques liés à des dimensions diététiques et ceux liés à des dimensions sanitaires. L’exemple de Fabienne (mère de deux filles âgées de 2 ans et 6 ans) rend bien compte de la complexité de certains arbitrages face au choix d’un type d’aliment : le pain. Dans un entretien, cette mère retrace l’histoire d’un conflit de valeurs qu’elle a dû résoudre car son mari et elle-même ne pouvaient envisager de ne plus consommer ce produit, considéré comme un aliment de base de l’alimentation quotidienne. À une période, Fabienne alternait achat de pain complet et de pain aux céréales composé de plusieurs graines car, dit-elle : « Il est plus riche en fibres, en magnésium et vitamines. » En outre, elle se méfiait du pain blanc car elle avait eu connaissance de son index glycémique élevé ainsi que de son fort taux de sel et de gluten. Après une discussion avec ses collègues de travail, elle apprend que la consommation de pain aux céréales serait plus dangereuse qu’« une baguette traditionnelle » car il contient des farines complètes et des grains encore pourvus de leurs cosses où se concentrent les pesticides ; il devient par conséquent potentiellement cancérigène. Elle se trouve ainsi confrontée à un arbitrage difficile en raison de la présence de deux éléments contradictoires pour conjurer certains risques liés à la consommation de cet aliment. D’un côté, le pain blanc est de ces nourritures qui peuvent favoriser le diabète et le surpoids ; de l’autre, le pain aux céréales comporte également des risques, de nature différente mais tout autant, sinon plus anxiogènes. La résolution du conflit entre deux recommandations contradictoires procède d’une « stratégie de rationalisation ». D’une part, cette mère supprime l’un des éléments dissonants : elle n’achète plus de pain complet dans sa boulangerie située à proximité, mais uniquement du pain blanc, environ deux fois par semaine. D’autre part, elle ajoute un nouvel élément consonant : elle achète deux fois par semaine, lors des courses faites au marché, du pain aux céréales auprès d’un boulanger produisant des produits labellisés « bio », censés ne contenir aucun ou très peu de pesticides.

Cet exemple met en évidence les difficiles arbitrages entre une pluralité de risques alimentaires auxquels sont confrontés nombre de parents. Les risques liés à la qualité nutritionnelle des aliments peuvent entrer en concurrence avec ceux liés à leur qualité sanitaire lorsqu’il s’agit de choisir pour soi, mais surtout pour ses enfants – ce qui alourdit le poids de la responsabilité dans le processus décisionnel. L’entretien mené avec François, le mari de Fabienne, confirme l’idée selon laquelle le fait d’avoir un enfant accroît la vigilance par rapport aux risques potentiels :

Enquêteur : Ça a changé beaucoup dans vos choix, le fait d’avoir des enfants ?

François : Ouais, effectivement. Le fait d’avoir un gosse, c’est pas pareil car il est plus susceptible d’accumuler des toxines ou des choses comme ça.

E. : Tu penses qu’il serait plus vulnérable ?

F. : Oui, je pense. Plus pendant la croissance. Et ça peut transformer certaines choses en lui qui pourront peut-être lui induire des maladies plus tard. Tu vois, c’est ça. Après, une fois qu’il est adulte, qu’il est formé, il pourra manger ce qu’il veut. Je pense que, même si ça a une influence peut-être, je pense que ça a beaucoup moins d’influence.

De la naissance d’un enfant jusqu’à son âge adulte, les attentions éducatives et préventives des parents en matière d’alimentation ne sont évidemment pas uniformes. Durant la petite enfance (de 0 à 3 ans), il faut compter avec la pluralité de normes de puériculture (Gojard, 2000), alors qu’à partir de l’entrée dans l’adolescence, des enjeux liés à l’autonomie alimentaire de l’enfant viennent modifier les termes de l’éducation alimentaire mise en place par les parents avant l’âge de 12 ans (Diasio et al., 2008). Entre ces deux catégories d’âge, nous n’avons toutefois pas relevé de fortes variations dans les attitudes face aux risques alimentaires des parents vis-à-vis de leurs enfants. La différence qui a une importance majeure s’observe en revanche dès lors que l’on considère l’appartenance sociale des familles.

Des pratiques alimentaires quotidiennes et des représentations du risque différenciées selon l’appartenance sociale

Les pratiques alimentaires quotidiennes des classes favorisées offrent davantage de perméabilité à l’intégration des discours des experts. Face aux injonctions contradictoires, elles relèvent de stratégies de domestication du risque. Les pratiques des classes populaires se situent plutôt dans une forme de gestion d’un type de risque, celui lié au surpoids et à l’obésité, et témoignent également d’attitudes plus circonspectes, voire critiques, envers certains discours d’experts. On retrouve finalement deux représentations très différentes des savoirs d’experts, selon l’appartenance sociale qui façonnent le rapport au risque.

Des stratégies de domestication du risque pour les catégories sociales favorisées

Parmi les familles rencontrées appartenant aux catégories sociales favorisées, une première tendance commune se dégage : la recherche d’une conformation aux récentes normes diététiques. Il s’agit d’être au plus près d’une consommation de cinq fruits et légumes par jour, ou encore de limiter la consommation de viande sur l’ensemble de la semaine en intégrant d’autres apports en protéines et en nutriments (principalement du poisson et des légumineuses). Il y a une recherche de maîtrise des recommandations nutritionnelles. Par exemple, dans les entretiens, certains parents n’ont pas manqué de nous rappeler à propos du repère PNNS des cinq fruits et légumes qu’il s’agit bien de « portions » d’une centaine de grammes et non d’un aliment en tant que tel. En outre, les observations dans les familles et les relevés de consommation ont mis en évidence que les préparations culinaires quotidiennes sont tournées vers la recherche d’innovations. Dans les entretiens, les parents déclarent que l’élaboration de nouvelles préparations permet d’introduire des aliments peu habituels (céréales complètes, légumineuses telles que le quinoa, le soja, etc.) qui comportent de nombreux « bénéfices » en termes de santé.

Cette recherche d’innovations par les mères ou quelques pères se situe dans certains cas en rupture avec le modèle alimentaire de leurs propres parents, et notamment lorsque celui-ci est jugé en contradiction avec les actuelles normes diététiques. Ces innovations relèvent souvent d’« arrangements » dont l’objectif déclaré est la ruse avec les préférences gustatives de leurs enfants.

Au cours d’une observation participante menée lors d’un déjeuner un mercredi midi dans la famille de Fabienne, le fait d’assister à la préparation du repas a permis de comprendre la logique de « bricolage » culinaire. Pendant qu’elle réchauffait à feu doux les restes d’un rôti de veau, elle faisait sauter à la poêle du soja cru et du riz déjà cuit. Elle explique que la préparation est pensée pour introduire des aliments « sains » (soja et riz complet à hauteur d’un quart chacun) dans une garniture majoritairement composée de riz blanc (représentant l’autre moitié) — riz blanc présenté comme « pas génial » s’il est servi de façon exclusive. L’objectif déclaré est de pouvoir proposer aux enfants un plat qui fait le compromis entre des aliments qui seraient appétants mais non conformes à un idéal en termes de santé (viande et riz blanc) et, les autres, situés à l’opposé en termes de goûts et de valeur. On retrouve cette même attitude avec Coralie (mère d’un garçon de 2 ans et d’une fille de 4 ans). Lors de l’observation d’un dîner un soir de semaine, elle avait préparé une quiche aux légumes accompagnée de salade. Quelques jours plus tard, elle explique en entretien comment ce type de préparation permet de « faire illusion » pour remplacer la viande. Dans ce cas précis, c’était parce que les enfants en avaient consommé le midi et qu’elle ne souhaitait pas qu’ils en mangent plus d’une fois par jour pour répondre à l’injonction qui proscrit une consommation trop fréquente de viande. Enfin, Nathalie (mère de deux garçons âgés de 10 ans et 12 ans) compose, dans cette même logique, systématiquement ses farces avec des légumes bios :

Nathalie : Je triche. Je prépare ma farce moi-même et dans ma farce, il y a déjà des courgettes, de la tomate et de la viande. Et du coup, ça me fait une farce un peu spéciale d’ailleurs. Oui, elle est légère parce que je la hache très finement, mais j’ai tout dedans déjà. Même si je leur donne [aux enfants] que la boule de farce avec du riz et avec de la sauce que j’ai mise dans le fond qui est aussi des vraies tomates hachées menues, et bien moi, ça me rassure de savoir qu’ils ont tout eu, qu’ils ont eu les légumes sans s’en rendre compte.

L’emploi du terme « tricher » met en évidence la recherche d’une stratégie de domestication des risques alimentaires tout en composant avec les préférences de l’enfant. Il ne s’agit pas d’imposer tel ou tel aliment pensé comme vertueux — ce qui aurait un effet contre-productif aux dires des parents —, mais de les intégrer en rusant pour développer progressivement l’appétence de leurs enfants pour ce qui est « bon » pour leur santé.

Comme nous l’avons déjà remarqué avec Fabienne dans le précédent point, les parents appartenant à des milieux sociaux favorisés appliquent simultanément dans l’alimentation quotidienne de leurs enfants une logique de prévention face aux risques de surpoids et d’obésité et un principe de précaution face aux risques liés à la qualité sanitaire des aliments. Au terme d’un équilibrage entre injonctions contradictoires, une routinisation de nouvelles pratiques permet alors de renouer avec un sentiment de sécurité dans le rapport à la nourriture. Modifier ses choix alimentaires pour redéfinir de nouvelles habitudes de consommation participe de cette stratégie pour tenter de conjurer au mieux les menaces inhérentes à l’offre alimentaire contemporaine.

Les membres de ce groupe social se situent quasiment tous dans la catégorie de consommateurs que Claire Lamine nomme les « intermittents du bio ». Ceux-ci se distinguent des « bio-puristes » car « le choix du bio apparaît comme une inflexion et non [pas] comme une conversion » (Lamine, 2008 : 78). En l’occurrence, l’inflexion des parents ici présentés se trouve en relation avec des « déclencheurs exogènes » relatifs à la sécurité sanitaire. Les filières labellisées « biologiques » constituent du point de vue de ces parents la meilleure alternative, conforme à un « idéal de consommation » mais n’en demeure pas moins une source d’approvisionnement parmi d’autres, pour deux raisons. La première est le coût financier que cela représente bien que leur niveau de revenus soit plus élevé que la moyenne nationale. La seconde raison évoquée dans les discours est la contrainte qu’implique le choix du bio exclusif en termes de changement de pratiques ou de mode d’approvisionnement. Cela nécessiterait soit le renoncement à certains produits ou soit la multiplication des points d’approvisionnement — dont certains se trouvent éloignés — pour garder un mode de consommation équivalent. L’arbitrage s’opère donc en faveur d’une maîtrise du risque faite de compromis et d’efforts raisonnés. Légumes, légumineuses et céréales sont les aliments qui sont principalement considérés comme devant être bio. Ce sont ces produits qui constituent le principal rempart aux risques sanitaires venant des pesticides et, dans une moindre mesure, des OGM. Viandes et produits alimentaires transformés bénéficient d’une marge de tolérance plus importante. Bien que les discours dénoncent l’usage d’antibiotiques, de nourritures impropres destinées à la consommation animale, la présence d’additifs dans certains produits transformés et la transmission de substances nocives par contact des aliments avec leurs contenants (par exemple le bisphénol A), le risque est perçu comme moindre. Pour autant, cela n’exclut pas pour certaines familles une tendance à choisir des produits d’origine animale en fonction de labels de qualité, de garanties sur l’étiquetage quant à l’origine et l’étendue du circuit.

Dans cette catégorie sociale, les mères restent le principal agent du manger quotidien, que ce soit en termes de décisions d’achat ou de préparation. En entretien, les pères déclarent qu’ils sont amenés à faire les courses et à cuisiner[6]. Ils reconnaissaient toutefois se substituer au rôle de la mère dans le sens où ils ne s’impliquent pas dans la prise de décision mais tentent plutôt de maintenir les habitudes de consommation qu’elles ont mises en place. Cette même tendance se retrouve quant à la question du choix du type d’alimentation que la mère opère pour les enfants : ils expriment leur adhésion et entretiennent un discours de précaution face aux risques pluriels et déclarent être autant informés que leur conjointe.

Critique des « savoirs experts » et gestion des risques par les catégories populaires

Pour les catégories favorisées, nous avons remarqué que la différence de localisation géographique ne fait pas varier les styles alimentaires de façon significative. En revanche, pour les milieux plus modestes, il y a une très forte hétérogénéité en fonction du lieu d’habitation qui est à l’origine de représentations et de pratiques différentes par rapport aux risques sanitaires. La tendance observée reste proche de ce qui avait été étudié par Claude et Christiane Grignon à propos des ouvriers. Ceux résidant dans les zones rurales s’approvisionnent beaucoup par l’intermédiaire des circuits d’autoproduction alors que ceux résidant dans les zones urbaines ont un style d’alimentation bien plus marqué par les produits industriels provenant de la grande distribution (Grignon et Grignon, 1980).

Les familles résidant en zone rurale sont inscrites dans de nombreux réseaux de sociabilité qui servent souvent de « marchés parallèles » pour leur alimentation ou de « circuits différents », pour reprendre les mots d’Anne (mère de deux filles âgées de 8 et 10 ans). Elle déclare à ce sujet que son frère, agriculteur et éleveur, lui fournit le nécessaire en viande pour l’ensemble de la famille. Viande qu’elle reçoit découpée et qu’elle congèle pour ensuite la cuisiner au fur et à mesure. Entre sa famille et ses différents amis des villages environnants, qui cultivent tout comme elle leurs potagers, elle n’achète quasiment aucun légume, sinon certains appoints pour les occasions qui le nécessitent. Les déclarations du père d’une autre famille, résidant tout comme Anne dans un village de moins de 500 habitants, sont très proches. Dans le jardin de sa maison, il élève des animaux, en particulier de la volaille et des lapins. Ces animaux sont à la fois cuisinés pour les repas familiaux et aussi vendus à des connaissances ou échangés contre des animaux sauvages ramenés par ses amis chasseurs.

Ces deux familles se sentent peu concernées par les discours sur les risques sanitaires. Les parents se disent informés sur ces risques et évoquent de nombreux exemples relatifs aux produits issus de la production à grande échelle. Mais ils ne ressentent pas d’anxiété pour autant car ils consomment du « vrai bio » tous les jours, par le biais de ce qu’ils produisent eux-mêmes et de ce qu’ils acquièrent grâce à leurs réseaux d’interconnaissances. De leur point de vue et dans leurs déclarations, le « bio » vendu dans les magasins est une « arnaque », que ce soit en termes de prix ou de fiabilité. Peu concernés par les risques sanitaires, ils mettent à distance les formes de précaution instaurées pour y faire face, comme le recours aux filières labellisées biologiques.

Les familles d’origine modeste résidant dans des zones urbaines ou périurbaines n’ont pas le même type de consommation. Les parents achètent davantage de produits industriels que dans les familles précédentes. Mais, malgré ces différences en fonction du lieu d’habitation, les discours sur les filières biologiques rejoignent celui du père précédemment cité. Le « bio » est présenté comme une forme d’« escroquerie » qu’ils n’ont, de toute façon, pas les moyens de s’offrir. L’escroquerie résiderait dans le fait que c’est excessivement coûteux alors que les garanties sont faibles de leur point de vue. Dans trois familles, les parents ont fait part de leurs doutes en nous rappelant qu’il y avait une contamination des cultures biologiques par les pesticides et les OGM, et qu’il était impossible de maîtriser les risques relatifs à la qualité sanitaire des légumes. Pour les familles appartenant à des milieux modestes et habitant en zone urbaine, on retrouve dans les discours une même perception relative à l’impossible domestication des risques. De plus, la présence d’informations contradictoires sur la qualité sanitaire et nutritionnelle des aliments vient ici renforcer l’idée que les filières agroalimentaires « manipulent » le consommateur. On relève d’ailleurs dans les déclarations en entretien la forte présence du « ils » pour désigner un « système expert » peu fiable. Christiane, une mère de trois enfants (un fils âgé de 4 ans et deux filles âgées de 9 et 12 ans), exprime sa résignation quant à la possibilité de mettre en oeuvre des choix alimentaires pour écarter certains risques :

Christiane : Ouais, parce que tu te dis : « ah ouais, celui-là, super, tu ne risques pas grand-chose », et tu te rends compte en fait que c’est celui-là le plus bourré de cochonneries dedans. Ça, c’est souvent hein. […] Ouais, faut cacher, hein. Comme les barres de céréales [destinées aux enfants pour les collations], ils te disent que c’est des barres de céréales allégées, machin et tout ça, OK. Mais, ce qu’ils ne disent pas, c’est que pour le coller ensemble, c’est une autre graisse qu’ils utilisent. Pour le coller ensemble, tu vois ?

Contrairement à l’idée répandue que l’accès aux informations relatives aux risques alimentaires est faible pour les catégories sociales modestes, les parents rencontrés montrent qu’ils disposent d’un certain nombre de connaissances acquises par les médias, par leurs cercles de sociabilités ou encore par les professionnels de la santé, tout comme les classes sociales favorisées. Mais, alors que celles-ci cherchent à résoudre les tensions liées aux injonctions contradictoires relatives aux normes de consommation, les milieux plus populaires voient dans ces injonctions une preuve du fait que le « système » est corrompu et qu’il tenterait, pour des raisons morales et économiques, de transformer leurs pratiques alimentaires quotidiennes. Cela les conduit à se méfier davantage des normes édictées.

En ce qui concerne le rapport aux risques relatifs aux questions diététiques, pour les familles interrogées appartenant aux catégories populaires, les mères déclarent majoritairement se soucier de ces questions, voire s’en préoccuper pour certaines d’entre elles. Beaucoup expriment ensuite la difficulté qu’elles ont à intégrer les recommandations nutritionnelles — principalement celle relative à la proportion de légumes — en raison de résistances de la part des autres membres de la famille. Résistance pouvant provenir des pères lorsqu’ils demandent explicitement avant la préparation du repas un accompagnement composé de féculents. La profession exercée par ces derniers implique pour la plupart d’entre eux des efforts physiques rendant indiscutable ce choix qu’ils expriment en termes de nécessité « physiologique » — ce qui n’empêche pas en outre d’exprimer également le « goût de la nécessité » (Bourdieu, 1979). La résistance se situe également du côté des enfants qui manifestent souvent au cours des repas leur refus par rapport aux légumes et leur préférence pour d’autres accompagnements de type féculents.

Ces situations ont été observées dans plusieurs familles. Un exemple permet de les illustrer avec une situation précise de repas pris avec Christiane, André et leurs trois enfants (deux filles âgées de 12 et 9 ans et un garçon de 4 ans) au cours duquel le plat principal était composé d’escalopes de poulet cuisinées avec de la sauce à la crème accompagnées de pommes de terre rôties et de haricots. Le père n’a pris que des pommes de terre avec son escalope sans justifier le fait de ne pas prendre de haricots verts. Lorsque la mère servait l’assiette des trois enfants, une négociation eut cours entre elle et ces derniers sur la proportion de haricots à servir pour arriver à un compromis révisant à la baisse la quantité qu’elle souhaitait donner et à la hausse celle que les enfants désiraient manger. Elle s’en servit enfin une quantité bien supérieure aux trois autres commensaux pour donner l’exemple. Au terme du plat principal, les enfants avaient laissé une partie des haricots verts de côté dans leur assiette en déclarant qu’ils en ont mangé mais qu’ils n’aiment pas trop. Conciliante, Christiane dit aux enfants que ces restes seront mangés à un autre repas et que l’important, c’est d’avoir déjà goûté. En entretien, elle nous déclarera ensuite que lorsqu’elle essaye d’introduire ce type d’aliments « bons pour la santé » à l’occasion de certains repas, c’est ensuite elle qui « termine les restes » pour ne pas les gaspiller.

On retrouve ici la même tendance observée par Faustine Régnier : « dans les catégories modestes, la priorité est qu’ils mangent, et qu’ils mangent ce qui leur plaît : l’honneur tient au fait de pouvoir nourrir ses enfants soi-même. Le goût des aliments à prétention diététique comme les légumes, perçus comme austères par les mères, leur viendra peut-être plus tard, avec le temps, mais ne constitue pas un enjeu » (2009a : 758). Bien que certaines mères essayent d’intégrer des recommandations quant aux risques relatifs à la qualité nutritionnelle des aliments servis aux enfants lors des repas, la principale importance mise en avant par ces dernières est, en effet, qu’ils mangent et que le « temps » fera leur apprentissage.

Pour les mères de cette catégorie sociale, c’est finalement à la périphérie des repas formels ou lors d’occasions plus informelles qu’elles arrivent, de leur point de vue, à intégrer plus facilement des recommandations nutritionnelles. Par exemple, desserts ou collations sont des prises alimentaires où il devient possible de faire manger des fruits aux enfants. C’est le cas de Anne (mère deux filles âgées de 9 ans et 7 ans) qui doit néanmoins procéder à certaines techniques de présentation des fruits afin de leur donner une certaine appétence :

Anne : Les fruits, elles n’en mangent pas… Je veux dire : leur donner une pomme comme ça, elles croquent deux fois dedans et elles n’en veulent plus. Alors, ce que je fais en fait : déjà, je l’épluche parce qu’elles n’aiment pas la peau et je coupe en quartier et je mets des cure-dents.

Enquêteur : Ouais, c’est ce que j’avais vu… [durant les observations menées]

Anne : Donc, je mets des cure-dents pour tous les fruits et en fait, elles piquent les morceaux de fruits et là, elles mangent quoi. Elles peuvent manger une pomme en entier que si je leur présente le fruit comme ça, elles ne mangeront pas.

Ces opérations qui consistent à peler les fruits, les découper en morceaux et les présenter de façon à faciliter leur préhension sont autant de techniques utilisées par nombre de parents pour « dévégétaliser » ces aliments que les enfants regroupent dans une catégorie homogène peu désirée, appelée les « fruits et légumes ».

La question du rapport aux différents risques, de l’importance donnée à certaines informations sur la qualité sanitaire des aliments, de l’adhésion à des recommandations nutritionnelles n’est pas sans lien avec des questions éducatives. Dans les discours de certains parents, l’enjeu dans l’alimentation quotidienne n’est pas uniquement de réduire l’exposition de la santé des enfants aux menaces contemporaines. Il s’agit également de leur transmettre un certain nombre de normes et de valeurs qui, comme nous allons le montrer, prennent des orientations éducatives différentes selon les milieux sociaux.

Modèle éducatif et conformité aux prescriptions normatives

Pour les catégories sociales favorisées, les normes prescriptives en matière d’alimentation ne sont pas remises en question dans la mesure où elles sont produites par des instances considérées comme légitimes. Nourrir son enfant en conformité avec les normes nutritionnelles en vigueur répond d’une conception éducative et plus largement d’un « projet de socialisation » (Attias-Donfut et Ségalen, 2002). Ce projet se construit à partir d’une conception de l’enfance pensée comme un moment propice à l’intériorisation du contrôle de soi. Il se trouve en consonance par rapport à certaines politiques de prévention impulsées par l’école.

Les milieux plus modestes ont quant à eux un autre rapport à ce type de normes. Elles peuvent être interprétées comme des formes d’intrusion dans la sphère domestique et être perçues comme des consignes plutôt que des conseils (Régnier, 2009a). La légitimité des programmes d’éducation à la nutrition peut faire l’objet de doutes, voire de remises en question, et leurs recommandations se trouvent en conséquence catégorisées dans celles produites par un « système expert », envers lequel la confiance est fragilisée.

Ainsi, selon les catégories sociales, nous remarquerons que les différents acteurs de la socialisation alimentaire des enfants ne sont pas perçus de la même manière.

Projet de socialisation et « gouvernementalité » dans les classes favorisées

Les représentations de l’enfance qui se dessinent en filigrane des politiques nutritionnelles de prévention sont congruentes avec celles des parents appartenant aux milieux favorisés (Mathiot, 2012). Cette figure de l’enfant vulnérable, manquant de self-control, de régulations internes et se trouvant donc en proie à toutes les tentations extérieures ou de plaisirs immédiats (Murphy, 2007) est très présente dans les discours de ces parents. À partir de cette représentation se construit une conception éducative orientée sur la subjectivation, c’est-à-dire faire devenir l’enfant un auteur des régulations qu’il convient de mettre en oeuvre quant à ses propres pratiques sociales. Le modèle éducatif repose ainsi sur une forme de « gouvernementalité » qui ne suppose pas le contrôle des conduites d’un individu par un « collectif » mais une internalisation du locus de contrôle (Foucault, 2001) afin que la surveillance de soi, du corps et de la santé soit gérée par l’individu. La gouvernementalité est prise dans un « rapport de soi à soi et de soi aux autres, fait d’auto-examen et de respect de la différence, [elle] devient l’ordinaire de la bonne conduite. Gouverner, c’est faire que chacun se gouverne au mieux lui-même » (Fassin, 2004 : 25).

Le modèle éducatif des familles appartenant aux classes sociales favorisées repose ainsi sur ce principe d’apprendre très tôt aux enfants le respect des normes prescriptives en vue de leur intériorisation. Les écoles impliquées dans les programmes de prévention viennent en appui de ces conceptions éducatives et sont considérées comme des partenaires d’une éducation aux normes du « bien manger ». Le terme de « police » se trouve d’ailleurs mobilisé par plusieurs mères appartenant à ce groupe social, dont Coralie (mère d’un garçon de 2 ans et d’une fille de 4 ans) qui rend compte de l’effet cumulatif produit par ces deux instances de socialisation alimentaire.

Enquêteur : Est-ce que tu essayes de faire attention à leur équilibre alimentaire ou de les sensibiliser à un certain nombre de choses quand ils mangent ?

Coralie : Disons qu’ils savent qu’il faut manger des fruits et légumes. Mais en fait, ils l’apprennent beaucoup à l’école, hein. Ils apprennent beaucoup de trucs en fait. Ils savent que… enfin, je vois, je n’ai pas besoin de faire la police chez eux. Ils font la police eux-mêmes. Cléo me le dit, parce qu’elle mange à la cantine le lundi et le mardi midi. Donc, ce soir on va rentrer, donc je vais faire une soupe et une quiche avec des légumes. Et ensuite, le dessert. Et je leur dis : « Est-ce que vous voulez un laitage ou un fruit ? » Et souvent, la plus grande me dit : « Non, un fruit parce qu’à midi, j’avais déjà un laitage et tout ça. »

Dans le discours de ces mères, l’éducation alimentaire de leur enfant est de toute importance et doit rejoindre un principe qu’elles s’appliquent à elles-mêmes, c’est-à-dire rendre concordants appétences et impératifs (Régnier, 2009a). Il ne s’agit pas d’aller à l’encontre du plaisir alimentaire des enfants mais de le former dès les premières années de la vie afin qu’ils développent du goût pour ce qui est considéré comme « bon » pour la santé.

Martine Segalen et Claudine Attias-Donfut montrent comment certaines pratiques éducatives familiales s’inscrivent dans des « projets de socialisation » (Attias-Donfut et Ségalen, 2002). En prolongeant leur idée, dans ces familles appartenant aux milieux favorisés, les parents développent ce que l’on peut appeler des « projets de socialisation alimentaire ». On retrouve de façon très sensible dans leurs discours l’idée que le goût et le plaisir de l’enfant s’éduquent, notamment de la prime enfance jusqu’à l’âge de 6 ans, cette phase étant pensée comme celle d’une intense socialisation. Il s’agit bien d’un projet dans la mesure où il s’inscrit sur du long terme par l’introduction d’une forme de gouvernementalité dans les pratiques des plus jeunes, permettant aux enfants grandissants de pouvoir réguler leurs pratiques et domestiquer les risques de façon autonome. Ce projet se nourrit d’une « appropriation réflexive » des savoirs d’experts sur l’éducation, le « développement », les catégories d’âge et sur les risques alimentaires. Des plus informels aux plus formels, les repas sont autant d’occasions pour ces parents de transmettre à leurs enfants des habitudes et des connaissances ainsi que des moyens pour qu’ils puissent réussir par eux-mêmes à conjurer les risques inhérents aux sociétés d’abondance alimentaire.

Pour ces parents, certains agents extérieurs peuvent constituer des partenaires ou, au contraire, des « agents déstructurants » par rapport à ce projet de socialisation alimentaire. Parmi les agents partenaires, l’institution scolaire est perçue comme un lieu de prolongement de l’éducation souhaitée. Parmi les « agents déstructurants », c’est-à-dire ceux qui fragilisent le modèle éducatif mis en place par les parents, le groupe de pairs est souvent montré du doigt. Pour toutes les mères ainsi que certains pères rencontrés, le désir de produits industriels propres à la culture enfantine de masse, considérés comme particulièrement caloriques, vient des « copains ou copines » fréquentés à l’extérieur du foyer. Les grands-parents peuvent également représenter des agents susceptibles de fragiliser leurs stratégies éducatives. Quasiment tous les parents jugent que ces derniers ne reprennent pas suffisamment leur projet de modeler l’appétence des jeunes enfants pour certaines nourritures mais qu’ils préfèrent répondre à leurs demandes, satisfaire leurs plaisirs immédiats. Coralie dit d’ailleurs à ce propos qu’après le séjour des enfants chez ses parents, il faut réaffirmer les normes dans le quotidien, ce qui n’est pas sans poser problème : « Là où on a le plus de mal et qu’on doit resserrer les boulons, c’est après les avoir laissés une semaine chez mes parents ! »

Transmissions alimentaires et identités familiales dans les classes populaires

Contrairement aux familles des catégories sociales favorisées, ce qui ressort en premier lieu dans les discours sur l’éducation alimentaire, c’est le fait de maintenir un modèle transmis par les générations ascendantes. La cuisine dite « traditionnelle » est valorisée et il s’agit de préserver une identité familiale mais aussi culturelle. L’éducation alimentaire des enfants relève de ce système de valeurs. L’éducation au plaisir de l’enfant n’a pas pour objectif de façonner ses goûts en conformité avec les normes nutritionnelles, mais bien de favoriser une appétence pour la « cuisine familiale ». Une place plus importante est accordée à la « liberté » de choix et de décisions des enfants. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait une absence de réflexion sur l’apprentissage des goûts. Celui-ci est conçu comme devant résulter d’une formation par les expériences alimentaires vécues par les enfants de façon relativement autonome. Ainsi, concernant le développement de goûts pour ce qui est pensé comme « bon » pour la santé — en particulier certains fruits et légumes —, les parents misent, comme nous l’avons vu, sur les ressorts de l’expérience pour ouvrir l’éventail des préférences dans le futur.

Pour la très large majorité de ces familles qui n’ont pas connu une mobilité géographique aussi importante que celles des milieux favorisés, les grands-parents sont très présents dans l’alimentation quotidienne des enfants et sont vus comme des partenaires plutôt que comme des agents déstructurants. Nombre de petits-enfants vont régulièrement déjeuner chez eux sans que leurs parents soient présents. Manger chez les grands-parents le midi s’inscrit dans le projet éducatif parental de favoriser chez leurs enfants le goût pour une cuisine familiale. C’est aussi l’occasion de transmissions intergénérationnelles, notamment lors de fêtes calendaires dans certaines régions de France[7].

C’est plutôt l’école qui est perçue comme le principal agent déstructurant par les parents de ces familles. Les restaurants scolaires sont ainsi vus comme des lieux où sont préparés des plats de mauvaise qualité, peu appréciés par les enfants et allant à l’encontre de la cuisine familiale. Les politiques d’éducation à la santé en matière d’alimentation mises en place dans certaines écoles engagées dans les programmes PNNS font parfois l’objet de critiques sévères. Des reproches portent par exemple sur l’interdiction de la collation de 10 heures à l’école. Les écoles qui ont mis en oeuvre cette recommandation ministérielle font l’objet de critiques vives. Sylvianne (une mère de deux filles âgées de 10 ans et 5 ans) trouve que ces règles sont avant tout des prescriptions moralisatrices venant menacer les libertés individuelles ou familiales : « Ma fille a faim le matin ! Je ne vais pas la forcer à petit-déjeuner plus qu’elle ne veut pour qu’elle tienne jusqu’à midi ! »

Les parents des milieux populaires qui formulent ces critiques à l’égard des politiques de prévention du surpoids et de l’obésité mises en place dans les écoles sont ceux qui valorisent fortement leur modèle alimentaire familial. Ils s’appuient alors sur leur réseau d’interconnaissances qui constitue le support d’une réactivation de leurs valeurs alimentaires.

Conclusion

L’industrialisation et l’augmentation du niveau de vie durant la seconde moitié du xxe siècle n’ont pas rapproché les consommations alimentaires des catégories sociales supérieures et celles des milieux populaires (Grignon et Grignon, 1980). De même, l’intensification des discours sur les risques relatifs à la qualité sanitaire des aliments ainsi que les politiques de prévention engagées au début du xxie siècle n’inversent pas cette tendance. En effet, au travers des discours des enquêtés et de l’observation de leurs pratiques quotidiennes, on constate des représentations du risque fortement différenciées selon l’appartenance sociale.

À partir de ce constat, c’est bien la logique de la construction des choix et des décisions alimentaires des familles, en fonction de leur position dans la hiérarchie sociale, qui est à interroger. Pour les familles les plus favorisées, leurs pratiques et leurs représentations témoignent du crédit qu’elles accordent aux discours d’experts, qu’elles s’approprient et auxquels elles cherchent à se conformer, même si elles doivent pour cela résoudre des tensions liées aux injonctions contradictoires contenues dans ces discours. Cette recherche d’une conformité aux normes alimentaires et nutritionnelles qui ont récemment pris un poids important dans nos sociétés contemporaines peut passer par une mise à distance des héritages familiaux quant au « bien manger », en particulier lorsque les parents ont eu une trajectoire de mobilité ascendante par rapport à leur milieu d’origine. Dans tous les cas, le modèle alimentaire de cette catégorie sociale combine un idéal de prévention et de précaution. Prévention dans le fait que les pratiques alimentaires sont proches des normes récentes en matière de nutrition — relayées notamment par les institutions publiques et politiques. Précaution, dans la mesure où certains changements de modes d’approvisionnement peuvent être mis en oeuvre à partir de la connaissance d’informations sur les risques sanitaires.

Pour les familles des milieux plus populaires, il y a dans les discours des parents, et notamment celui des mères, plutôt l’idée de prévenir les risques, notamment ceux relatifs à des enjeux diététiques. Cela se traduit par le fait d’essayer de prendre en compte certaines recommandations nutritionnelles dans les repas quotidiens servis aux enfants. Par rapport aux risques sanitaires, il y a une connaissance des informations mais les attitudes sont orientées vers une forme de résignation, celle de ne pas « avoir prise » sur ces risques. Les représentations des parents des alertes et des appels à la précaution ainsi que sur les filières alternatives — en particulier le biologique — révèlent une forte méfiance face aux discours dominants ; ceux des experts et, en général, de la sphère politique et médiatique. D’une part, est énoncée l’idée d’une récupération marchande du « biologique » et, d’autre part, est dénoncée la collusion soupçonnée d’acteurs participant d’un même système.

Ainsi les différences observées entre les familles en fonction de leur appartenance sociale tiennent pour beaucoup aux lieux et instances de socialisation sur lesquels elles s’appuient pour construire, légitimer leurs choix et leurs conceptions éducatives. Les classes sociales favorisées accordent davantage de crédit aux messages des institutions qui ont du pouvoir dans la construction des normes de comportements tandis que les classes plus populaires privilégient leurs réseaux d’interconnaissances, en réaction parfois à ce qui est perçu comme une volonté des pouvoirs publics de façonner leurs attitudes.