Abstracts
Résumé
Depuis 2001 le concours « Santiago en 100 palabras » est organisé annuellement à la ville de Santiago. Il s’agit d’un concours littéraire de textes de moins de cent mots dont les gagnants sont publiés dans les trains et les quais du métro dans les panneaux destinés à la publicité. À travers l’analyse d’un corpus de micro-récits du concours, j’essaie de comprendre l’expérience amoureuse urbaine actuelle et d’identifier certaines des formes dont les gens conçoivent et expérimentent l’émergence de l’amour dans la ville de Santiago. Dans mon analyse, j’ai identifié quatre perspectives thématiques pour traiter l’émergence du sentiment amoureux dans les micro-récits. J’ai prêté une attention particulière aux modes de relation entre les individus dans le cadre d’une expérience urbaine contemporaine caractérisée par l’anonymat et l’indifférence. Ensuite, j’ai expliqué la modalité spécifique à travers laquelle les micro-récits agissent sur l’imaginaire, en agissant sur les lecteurs des textes. J’ai conclu avec des hypothèses à propos des formes de l’amour dans la ville imaginaire de Santiago.
Mots-clés :
- sentiment amoureux,
- configuration,
- micro-récit,
- Santiago du Chili,
- vie urbaine
Abstract
“Santiago 100 palabras” is a prestigious contest of literary texts, of less than one hundred words, organized in the city of Santiago since 2001. Each year, winner short stories are publicly displayed in subway trains and platforms. I have analyzed a body of short stories presented to this competition between 2001 and 2012 to understand the current urban experience of love and to identify some of the ways in which people experience and conceive the emergence of love in this city. Focusing in relationship patterns between individuals within a contemporary urban experience characterized by anonymity and indifference, I firstly identify four thematic perspectives to address the emergence of love in these short stories. Secondly, analyzing their effects on its readers, I explain the specific modality through which these short stories act on the social imaginary. I conclude with some hypothesis about the forms of love in the imaginary city of Santiago.
Keywords:
- feeling of love,
- forms,
- short story,
- Santiago,
- urban life
Resumen
Desde el año 2001, en la ciudad de Santiago, anualmente se organiza el concurso “Santiago en 100 palabras”. Se trata de un concurso literario de textos de menos de 100 palabras, cuyos textos ganadores son publicados en los paneles de publicidad de los vagones y andenes de acceso al metro. A través del análisis de un cuerpo de mini relatos del concurso, busco comprender la experiencia amorosa urbana actual, e identificar algunas de las formas como la gente concibe y experimenta el surgimiento del amor en la ciudad de Santiago. En mi análisis identifico cuatro perspectivas temáticas para tratar el surgimiento del sentimiento amoroso en los mini relatos. Doy una atención particular a los modos de relación entre los individuos en el contexto de una experiencia urbana contemporánea, caracterizada por el anonimato y la indiferencia. Enseguida explico la modalidad específica a través de la cual los mini relatos actúan en el imaginario, al actuar en los lectores de los textos. Concluyo con algunas hipótesis a propósito de las formas del amor en la ciudad imaginaria de Santiago.
Palabras clave:
- sentimiento amoroso,
- configuración,
- mini relato,
- Santiago de Chile,
- vida urbana
Article body
Quelles sont les situations imaginées pour l’apparition de l’expérience amoureuse dans une métropole contemporaine telle que Santiago du Chili ? Quels sont les formes récurrentes et les traits caractéristiques des situations amoureuses imaginées par les citadins ? Quels sont les modes de l’expression publique du sentiment amoureux dans le contexte d’un espace urbain toujours caractérisé par l’anonymat et la désensibilisation ?
Pour répondre à ces questions, j’ai analysé un corpus de micro-récits du concours Santiago en 100 palabras (« Santiago en 100 mots »), un concours littéraire organisé annuellement depuis 2001 dans la ville de Santiago du Chili par la revue électronique Plagio en collaboration avec le Métro de la ville de Santiago et le soutien de l’entreprise minière Escondida. Le concours met en jeu trois prix en argent et des prix d’honneur consistant en la publication du texte dans le réseau du métro de la ville (dans les trains et les stations)[1].
Les participants au concours sont invités à présenter des textes inédits de cent mots sur la ville de Santiago et la vie urbaine contemporaine en général. L’appel explicite établi par les organisateurs était initialement : écrire sur la ville de Santiago ou sur des choses qui se passent dans la ville en un maximum de cent mots. Après il a été question d’écrire des nouvelles brèves sur la ville de Santiago du Chili ou sur la vie urbaine contemporaine. Répondant à une invitation ou l’autre, au cours des années, des milliers de personnes vivant au Chili ont participé.
L’évaluation des micro-récits participants se fait en deux temps : une étape de présélection et une étape de sélection des finalistes. Ainsi, une fois reçu le total des micro-récits de chaque année, ceux-ci sont soumis à un processus de présélection réalisé par un ensemble de personnes liées au milieu littéraire : des écrivains, des professeurs de littérature, des étudiants de troisième cycle en littérature ou une autre discipline proche, etc. Chaque présélectionneur a pour tâche de lire environ mille micro-récits et d’en choisir cinquante ou cent qui seront donnés au jury pour la sélection finale, le nombre de présélectionneurs changeant par rapport à la quantité de micro-récits reçus. Le jury final est normalement composé de trois membres, parfois plus. Ce jury change tous les ans et il est composé, dans la plupart des cas, d’au moins un représentant des organisateurs et de deux écrivains ou individus liés au monde de la littérature. La consigne donnée par les organisateurs aux pré-sélectionneurs et au jury a été toujours de choisir les meilleurs micro-récits d’un point de vue littéraire[2].
L’appel du concours, écrire sur la ville ou sur la vie en ville, s’exprime comme une possibilité réelle de produire un texte littéraire pour tout un chacun, ce qui est renforcé à travers la proposition d’un format de texte bref de cent mots. Ainsi, le concours nous fait voir que la ville et la vie urbaine peuvent être considérées selon une multitude de perspectives et d’aspects. À travers ma lecture systématique des micro-récits, j’ai constaté qu’en parlant de la ville et de la vie urbaine, ils renvoyaient à une série de phénomènes : à la complexité de la vie urbaine contemporaine, aux caractéristiques positives et négatives de la ville ou à la multiplicité d’acteurs qui l’habitent. L’invitation lancée par le concours devient ainsi l’occasion de s’exprimer à propos des caractéristiques de la sociabilité des habitants d’une grande ville ou de décrire les transformations physiques de l’espace urbain. Ainsi, les micro-récits, dans leur condition de médiations textuelles dont l’objectif est de représenter la ville de Santiago d’une façon littéraire et adéquate en fonction des objectifs et orientations du concours (Campos, 2011), fournissent des pistes sur les différentes dimensions de la vie citadine et, par conséquent, ils deviennent un objet d’analyse pour mieux comprendre l’expérience urbaine actuelle.
Plus spécifiquement, selon Chalvon-Demersay (1996), il est possible d’argumenter que les micro-récits du concours constituent des documents intéressants pour l’étude « des bouleversements relationnels » que connaissent connus la société chilienne et la ville de Santiago à l’époque actuelle et pour se rapprocher des ressources cognitives qui sont aujourd’hui disponibles pour les habitants de la ville pour gérer les effets et conséquences de ces transformations. Les micro-récits peuvent être considérés comme étant une sorte de « reflet d’une société à un moment donné de son histoire » (Musset, 2005 : 3), ainsi qu’un « baromètre pour mesurer l’état des lieux d’une civilisation « en crise » ou « en transition » selon l’interprétation que l’on veut faire des évolutions en cours » (Musset, 2005 : 8). Autrement dit, les micro-récits rendent possible l’étude de la structure matérielle de la ville et de son système d’organisation sociale (Lassave, 1998), mais ils permettent aussi de trouver des exemples illustratifs pour comprendre les visages de l’amour dans la ville imaginée par les habitants de Santiago d’aujourd’hui.
À ce propos, il faut souligner que la ville de Santiago dont nous parlent les micro-récits n’est pas seulement un objet réel, mais aussi un objet souhaité (Debarbieux, 1998 : 200). Il s’agit de la ville en tant qu’objet matériel et tangible et de ce que les auteurs des textes veulent que la ville soit. Les micro-récits se trouvent dans la frontière entre « le désir et le perdu » et « le visible et le l’invisible ». Ils nous parlent de la manière dont les habitants imaginent et inventent des formes de vie, de ce fait, ils produisent leur propre ville (Márquez, 2007, ma traduction). Ainsi, les situations imaginées pour l’apparition de l’expérience amoureuse sont liées au registre du possible et du souhaitable et non pas seulement sur le plan factuel. Comme dans d’autres types de représentation, nous nous trouvons ici devant une sorte de produit littéraire qui est le résultat simultané de la perception et de la conception (Goodman, 1992 : 14).
1. L’analyse des micro-récits : la méthode des constellations thématiques
L’ampleur du spectre thématique des micro-récits m’a incité à essayer de vérifier l’existence des régularités, des « lieux communs », de l’écriture des habitants de la ville ayant décidé de participer au concours. Tel que Chalvon-Demersay (1996, 1994) l’indique dans son étude sur les téléfilms diffusés sur les chaînes françaises dans les années 1990, on peut proposer qu’au-delà de l’hétérogénéité des sujets des micro-récits, il est possible de percevoir parmi eux un groupement de thématiques limitées, à condition de se concentrer non seulement sur les histoires racontées, mais sur ce qui s’y trouve thématisé. Ainsi, j’ai décidé de me plonger dans l’analyse des contenus du corpus de micro-récits : l’ensemble de 595 micro-récits publié par les organisateurs du concours entre les années 2001 et 2012. La perspective analytique choisie a été celle de l’analyse thématique, c’est-à-dire celle qui se concentre sur « le contenu d’un récit et son rapport aux ressources linguistiques et culturelles disponibles dans une société donnée, en essayant de répondre à la question sur « qu’est-ce que le texte nous raconte ? » pour ainsi produire des catégories analytiques » (Bernasconi, 2011, ma traduction). Autrement dit, le contenu des micro-récits a été le centre de l’analyse, car je me suis concentré sur le « told » plutôt que sur le « telling » (Riessman, 2008 : 54)[3].
Pour effectuer cette analyse, j’ai procédé d’une façon relativement simple, mais minutieuse : j’ai essayé d’identifier le sujet — ou le sujet principal — de chaque micro-récit à travers plusieurs lectures. J’ai classé tous les micro-récits par rapport à ce sujet principal. Ensuite, j’ai établi des ressemblances entre les sujets des micro-récits du corpus en construisant des constellations thématiques, c’est-à-dire des groupes de sujets parmi lesquels on peut faire des liens de sens permettant de les traiter comme un groupe (Campos, 2011).
La notion de constellation thématique est un espace associatif qui suggère l’idée d’une liaison entre ses éléments selon des critères de pertinence et d’adéquation qui ne peuvent être établis qu’en raison de la référence à un substrat culturel partagé (ce qui nous rappelle l’idée de « code » proposée par Barthes)[4]. L’emploi de cette notion implique, premièrement, la mise en place d’une forme de classification relativement arbitraire, tout en justifiant chaque regroupement, et, deuxièmement, le présupposé selon lequel chaque constellation nous fournit un mode pour se référer à la ville en fonction d’un aspect déterminé[5]. Ces deux éléments sont aussi applicables aux sous-groupes à l’intérieur de chaque constellation.
Les constellations thématiques me semblent être une manière adéquate et pour connaître la diversité de voix qui parlent de la ville et pour en produire un assemblage sensé, dans la mesure où elles prennent en considération la polyphonie qui caractérise la vie urbaine (Mondada, 2000 : 41). Chaque constellation émerge alors comme une perspective privilégiée pour l’observation de la vie urbaine qui est, en même temps, une certaine lisibilité de la ville (Stierle, 2001).
Pour cette analyse, j’ai considéré uniquement les micro-récits faisant partie de la constellation thématique nommée « amour et vie affective ». D’après cette constellation, la ville est comprise comme un espace marqué et imprégné par les rapports affectifs entre les citadins et par les intérêts et les préférences sexuelles et érotiques des habitants. En d’autres termes, et d’après L. Wirth (1984 : 270), on observe la ville comme une « constellation de personnes s’impliquant dans des formes types de comportement collectif », dont le facteur agglutinant est l’affect, dans une version érotisée ou non érotisée.
Dans la constellation « amour et vie affective », j’ai regroupé des micro-récits qui parlent/abordent des thèmes tels que densité affective des relations sociales ; l’amour et les fantasmes amoureux des habitants de la ville ; les relations de couple qui naissent et qui finissent ; mais aussi des micro-récits qui discourent autour des pratiques sexuelles ou des problématiques d’identité sexuelle (hétérosexualité et homosexualité). Le lien de sens que j’ai établi dans ce cas est l’idée d’une référence constante aux sentiments, aux émotions et aux façons d’y faire face de la part des habitants de la ville. Cette constellation compte 202 micro-récits, c’est-à-dire qu’un tiers des micro-récits publiés fait référence à cette thématique.
D’une manière un peu paradoxale, le premier sous-groupe de micro-récits que j’ai établi est celui des textes qui nous parlent de ce que nous pourrions considérer comme le contraire de « l’amour et la vie affective » : la désaffection qui caractérise les rapports à autrui dans la vie urbaine et qui constitue le cadre général d’interaction dans la ville contemporaine, en particulier pour le cas de Santiago.
2. Le contexte : la désaffection de la vie urbaine
Une première approche des micro-récits du concours m’a permis d’observer que l’un des aspects qui y sont les plus mentionnés à travers eux était une sorte de désensibilisation des habitants de la ville Santiago relativement à autrui. En effet, dans plusieurs des nombreux micro-récits, on observe la vie en ville d’un point de vue qui souligne une sorte de routinisation du désintérêt pour les autres qui érode les possibilités de la vie en commun. Ainsi, la perte d’intérêt et d’attention pour autrui est une affaire ressentie par les participants qui la considèrent comme un problème de la vie dans la ville contemporaine.
Dans ce sens, la réflexion de G. Simmel au début du xxe siècle est ici particulièrement intéressante, car pour lui la vie en ville est liée à l’émergence de nouvelles formes de sociabilité, à une nouvelle disposition d’esprit et à des transformations des mentalités. Il prêtait spécialement attention aux rapports historiques entre la grande ville naissante et les nouvelles formes d’individualisme (Simmel, 1989 [1903]).
D’après Simmel, contrairement à la sensibilité et aux relations affectives propres à la petite ville, la vie dans la grande ville est définie par son caractère intellectuel, par l’établissement de relations rationnelles entre les habitants qu’on évalue d’une façon objective selon leur intérêt et leur rendement objectif et non plus d’après l’individualité de ceux qui y prennent part, ce qui aurait supposé « une tonalité plus affective du comportement » (Simmel, 1989 [1903] : 236). Une sorte d’indifférence « par excès et non pas par défaut » (Grafmeyer et Joseph, 1984 : 44). Or, cette indifférence par excès prend pour Simmel la forme d’un caractère réservé : « l’attitude d’esprit des habitants des grandes villes les uns à l’égard des autres pourra bien être désignée d’un point de vue formel comme un caractère réservé » (Simmel, 1989 [1903] : 241). La réserve et l’indifférence réciproques étant les conditions de la vie spirituelle dans la grande ville dans la mesure où elles permettent d’obtenir une plus grande indépendance des uns par rapport aux autres, elles y rendent possible l’interaction (Grafmeyer et Joseph, 1984 : 48), et en même temps, elles sont susceptibles de créer une sensation de solitude et d’abandon. D’une part, elles deviennent des conditions de liberté ; de l’autre, des facteurs de souffrance potentielle. Il semble bien que ce dernier aspect fasse l’objet de critique et de jugement de la part des participants au concours. Voici quelques exemples[6] :
D’après ces micro-récits, l’indifférence est l’état d’esprit propre aux habitants de la ville de Santiago, mais on remarque qu’il s’agit d’un « état artificiel », de quelque chose de produit et de créé par les habitants de la ville eux-mêmes. Dans le micro-récit intitulé « La visite », le sens de la vue est chargé de montrer la réserve et l’indifférence réciproques des habitants de la ville : personne n’est capable de regarder autrui, de s’intéresser à autrui, même de s’intéresser à quelque chose de curieux comme le voyage d’un chien dans les transports en commun. Le micro-récit portant le titre « La thèse », pour sa part, ajoute au polysémique néologisme « urbanoïde » (la fusion d’urbe — l’un des mots pour parler de la ville en espagnol, provenant du latin urbs-, et celle d’androïde — un automate à figure humaine) le désintérêt pour les autres, mais au point où chacun est incapable de sentir quoi que ce soit pour autrui. Finalement, le micro-récit intitulé « Une femme qui dit bonjour » nous montre le caractère réservé et l’indifférence propre aux habitants de la ville par contraste, à travers la figure d’une femme qui vient de la province, dont les habitudes la rendent remarquable et tout à fait différente des autres habitants de la ville (de ceux qui sont de la ville).
Ainsi, ce qui caractérise la vie urbaine à Santiago est un « état artificiel d’indifférence », car dans cette ville « personne ne voit personne », tout le monde est un peu comme des aveugles, c’est-à-dire incapable de voir les autres « au point où personne ne s’intéresse à autrui ». Bref, il s’agit d’une « ville indifférente ». Seuls les gens de la province sont capables d’avoir des intentions sincères et de connaître et reconnaître leurs contemporains de la ville. C’est comme si les participants au concours s’appropriaient la description des relations sociales faite il y a plus de quatre-vingts ans par Simmel et l’École de Chicago en se référant à leur caractère anonyme et superficiel[7].
Il semble clair que les micro-récits expriment bien l’érosion des principes qui devraient gouverner la sociabilité à la ville. Pourtant, n’existe-t-il pas d’autres principes qui guident les interactions entre les citadins ? Avons-nous des pistes sur d’autres modes de rapport à autrui ou d’autres formes de sensibilisation et d’affection dans les textes du concours ?
3. Une clé de lecture différente : la ville en tant que configuration affective
La désaffection émerge comme étant le contexte général et incontestable de la vie urbaine. Pourtant, on pourrait penser à elle d’une manière un peu différente : comme étant la condition de possibilité du fonctionnement de la ville et de la vie urbaine qui nous fournit le cadre interactif et le cadre de sens pour la mise en place de toutes sortes d’interactions entre les citadins. En d’autres mots, la désaffection peut être conçue comme une sorte d’action réciproque entre les citadins, comme étant un moyen d’exercer une influence sur le comportement d’autrui, par conséquent, un moyen de produire une unité relativement permanente entre les individus (Simmel, 2006 [1896-1897] : 45).
Ainsi, en me référant à la perspective de Simmel, la désaffection est l’une des forces — et certainement l’une des principales — agissant sur les citadins pour le simple fait de « vivre les uns à côté des autres, ou les uns pour les autres, ou les uns avec les autre » (Simmel, 2006 [1896-1897] : 44) et les amenant à adopter une forme d’association particulière[8].
Ce qui précède nous rappelle la notion de « configuration » chez Elias (Elias, 2008 [1970], 1993 [1983], 1970 ; Martuccelli, 2009), celle-ci étant comprise comme une figure globale toujours changeante qui est formée par les joueurs et qui inclut non seulement leur intellect, mais aussi leurs actions et leurs relations réciproques, ainsi que toute leur personne.
Une « configuration » est, par conséquent, une entité qui reste toujours inachevée et la raison de ceci se trouve dans le fait que l’individu, pour l’auteur, n’est jamais une entité close ou fermée sur elle-même. En effet, les individus sont selon le point de vue d’Elias des êtres interdépendants qui ne peuvent pas être compris en autarcie ou détachés les uns des autres. Plus encore, il nous propose d’abandonner la notion d’homo clausus pour en adopter une autre bien différente : celle d’« homme ouvert » (Elias, 2008 [1970]). Ce type d’individu nécessite de façon permanente et incontournable les stimuli émotionnels d’autrui : c’est pourquoi Elias emploie l’idée de « valence » qui, par analogie avec la chimie, nous montre le potentiel combinatoire présent dans chaque entité individuelle. Ainsi, si dans le cas de la chimie, la notion de valence nous montre la capacité de combinaison d’un atome ou radical avec d’autres pour former un nouvel élément, dans le cas de la perspective d’Elias, la notion de valence affective fait référence à l’orientation primordiale de tout être humain vers les autres (Elias, 2008 [1970] : 160), à la disponibilité essentielle de tout individu pour communiquer et se lier avec ses congénères, plus généralement, être affecté par autrui (Elias, 2008 [1970] : 162).
L’individu devient alors un être qui, à un moment donné, possède un ensemble de valences orientées vers les autres : parmi ces valences, une partie est solidement ancrée, tandis que d’autres restent libres en attendant d’être ancrées dans d’autres individus. D’autre part, les valences affectives peuvent mettre en rapport un individu avec d’autres — et de fait elles les lient entre eux —, soit directement, en face à face, soit indirectement par référence à des symboles communs ; soit pour un moment spécifique et passager, soit dans des relations durables (Elias, 2008 [1970] ; 1993 [1983]).
Dans les écrits de N. Thrift (2010, 2008, 2006), on peut trouver un point de vue semblable. D’après G. Tarde, pour qui le fait social fondamental se trouve dans la relation, que ce soit la communication ou la modification, Thrift nous propose un point de vue dont la subjectivité est comprise comme étant des champs ou des lignes d’interaction et d’affection qui ont lieu au cours du temps (Thrift, 2008 : 85). Ainsi, la subjectivité reste éloignée des perspectives qui la situent dans le cerveau, dans l’interaction ou dans l’inconscient. Nonobstant, pour l’auteur, la personne est quelqu’un qui continue à exister, mais en tant que formation allocentrique et flexible, car chaque individu devient alors une sorte d’ensemble de couches de subjectivité qui est modulé par un style caractéristique, mais qui change avec le temps et les situations.
Ainsi, si l’on pense à la ville comme étant une « configuration », une longue chaîne d’interdépendance, la désensibilisation dont parlent les micro-récits ne peut pas être vue comme une sorte de désactivation des valences, voire de négation des rapports avec autrui, mais plutôt comme la condition nécessaire à la dynamique de fonctionnement des relations réciproques propres à la vie urbaine[9] : dans la ville, tous les individus peuvent être affectés par un événement particulier et tous peuvent expérimenter des transformations, plus ou moins extraordinaires dans leur vie quotidienne. Désaffection et affection deviennent alors les homologues de contingence et nécessité (Gell, 1996).
Dans les pages qui suivent, je donnerai la description de quatre grands sous-groupes de micro-récits qui font partie de la constellation « amour et vie affective » et qui me permettent de penser à l’amour dans la ville d’une manière quelque peu différente : en tant que configuration affective qui émerge de façon circonstancielle, dans le flux permanent de la vie urbaine et qui, parfois, est accompagnée par la prise de conscience de notre disponibilité de valences affectives, dans le cadre d’une modulation de nos couches de subjectivité.
Ces quatre sous-groupes sont : premièrement, des micro-récits qui nous parlent de l’une des formes typiques d’expression de la vie amoureuse dans la grande ville (ce que j’ai nommé les « amours éphémères ») ; deuxièmement, les micro-récits qui parlent d’une histoire d’amour ; troisièmement, ceux qui racontent des histoires liées aux problèmes identitaires propres à la vie amoureuse ; et quatrièmement, les textes dont l’élément central est la référence aux pratiques sexuelles et érotiques des habitants de la ville.
3.1 Des amours éphémères
C’est justement la condition d’affectibilité qui caractérsise les micro-récits formant le deuxième sous-groupe, celui des amours éphémères. Ici les textes exhibent fréquemment des traits semblables nous racontant l’histoire d’un individu qui tombe amoureux d’un autre individu dans les transports en commun de la ville, notamment le métro et les bus. Bien évidemment, j’inclus également dans cette catégorie les micro-récits dont l’histoire se rattache au fait de draguer, mais il en a aussi d’autres qui expriment plutôt les rêves d’amour — fantastiques, romantiques, etc. —, des habitants de la ville. Soulignons ici l’installation dans le métro du micro-récit de l’amour passager, comme une réponse typique au concours, et qui laisse penser qu’une aventure romantique et sexuelle dans ce moyen de transport est un fantasme commun aux participants au concours et, peut-être, aux habitants de la ville en général. Un bon exemple en est le micro-récit intitulé « Inconnue intime ».
D’abord, le titre de ce micro-récit est évocateur : « Inconnue intime ». Ici on reconnaît les caractéristiques attribuées à la vie urbaine dont on vient de parler : l’anonymat, l’inattention et la désensibilisation (contingence). En effet, dans la ville, nous sommes tous des étrangers pour les autres. Mais on pourrait examiner cette situation d’une autre façon : du point de vue d’Elias, il serait possible de dire que l’anonymat implique l’existence de « valences affectives » qui se trouvent inactives et qui sont potentiellement activables : l’anonymat émerge alors comme un état de latence.
En outre, le micro-récit suggère que nous sommes des étrangers, mais que dans cette condition, nous pouvons nous trouver dans des situations d’une intimité extrême, de façon quotidienne : dans un moyen de transport tel que le métro, l’activation de ces valences est un processus éminemment corporel. Autrement dit, les procédures d’activation de la subjectivité personnelle passent par des canaux qui ne sont pas discursifs ou rationnels, mais plutôt par le corps, en particulier à travers les sens (toucher, odorat, vue). Ainsi, dans ce micro-récit, on observe une sorte d’activation sensorielle transitoire entre des individus anonymes dans un espace anonyme.
3.2 Les histoires d’amour
Dans la catégorie « histoires d’amour », j’ai regroupé les micro-récits qui traitent des faits marquants de la vie d’un individu, des événements amoureux qui, dans certains cas, ont réorienté la trajectoire biographique de quelqu’un, ou qui, dans d’autres cas, restent dans sa mémoire en tant que bornes, notamment quand on pense à cet événement à partir d’expériences telles que la mort, le vieillissement ou la solitude.
Les micro-récits qui mettent en scène un lien entre la trajectoire biographique du personnage et les lieux significatifs pour lui, à la manière d’un registre mnémonique, méritent d’être soulignés à cet effet. Dans ce type de micro-récit, l’histoire individuelle trouve un registre dans l’espace de la ville, car des événements fondamentaux de la biographie ont eu lieu dans des endroits spécifiques qui sont ainsi chargés d’une signification spéciale : des « petits hauts lieux » des habitants de la ville de Santiago, selon Musset (2008).
Le micro-récit « L’arcane le plus grand » nous montre comment la trajectoire biographique du personnage principal est prophétisée à travers le jeu de tarots et comment, d’une certaine façon, toute sa vie peut être résumée par cet événement : d’abord, l’arrivée de l’amour et de la vie heureuse, ensuite l’arrivée de la mort et la vie qui continue, mais infortunée. En plus, la ville enregistre ces expériences de vie car le « coin de rue » mentionné devient une borne pour la mémoire du passé : c’est le lieu de la prédiction qui a déterminé toute sa vie, mais aussi l’expérience présente : il est maintenant l’arrêt du bus qu’il prend, chaque semaine, pour aller au cimetière.
Un autre exemple nous est fourni par le micro-récit « Le poteau ». Nous nous trouvons devant une sorte de « machine communicante » (Thrift, 2010), c’est-à-dire une technologie qui permet la production de reconnaissances imaginaires à distance et qui rend possible l’apparition du sentiment amoureux, même si ceci n’arrive que d’une façon rétrospective. Le souvenir est activé par le poteau, ce qui permet l’établissement d’un lien de sens entre des individus éloignés dans le temps et l’espace, et qui est un exemple de notre condition d’êtres pouvant vivre avec d’autres, qui se trouvent éloignés comme s’ils étaient proches de nous (Thrift, 2006).
3.3 Les enjeux identitaires de la vie amoureuse
Le troisième sous-groupe de micro-récits fait référence aux différents enjeux concernant l’identité sexuelle du personnage principal, avec la présence remarquable de textes dont le sujet central est le traitement et le jugement public de l’homosexualité. Il convient de mentionner à ce propos qu’il y a une quantité importante de micro-récits qui traitent des problèmes subjectifs liés à l’identité sexuelle du personnage ; ces problèmes tiennent dans la plupart aux difficultés dont la cause est la peur, la honte, la non-acceptation, etc.) expérimentées par les individus pour faire face à une morale dominante.
Le micro-récit « Eh non ! » est un bon exemple de ce type de réflexion sur l’identité sexuelle des personnages. Il nous raconte l’histoire de deux hommes qui, malgré le fait d’avoir un fort désir d’être ensemble, ne font rien pas pour être ensemble. Deux hommes qui n’arrivent pas à agir pour répondre à leur attraction commune à cause de leurs manières d’être et des choix qu’ils ont fait dans la vie. Dans ce micro-récit, nous observons une série d’éléments : la problématique de la reconnaissance d’une identité sexuelle, de la façon de communiquer, et de faire face aux conséquences que cette reconnaissance peut provoquer ; le rapport entre les choix (les niveaux d’authenticité qui y sont liés) et les institutions (le mariage) ; ainsi que le cadre global dans lequel ces choix sont effectués.
D’autre part, dans ce micro-récit on observe que l’activation de nos valences affectives se produit non seulement par une interaction directe avec les autres, mais aussi d’une manière distanciée, à travers des images ou des « symboles communs », pour employer les mots d’Elias (2008). Dans cette perspective, l’amour érotique est une forme d’activation réciproque qui transcende la coprésence, voire un mode d’implication qui ne répond pas à l’interaction directe, mais qui mélange des escales tempo-spatiales différentes (Thrift, 2006).
Dans le registre de la rencontre entre l’identité et la morale, le micro-récit « Péché » est extrêmement suggestif pour montrer la manière dont le fonctionnement de la morale peut empêcher l’activation des valences affectives, dans ce cas le fait de tomber amoureux de quelqu’un du même sexe. Dans ce sens, la morale peut être conçue comme une sorte d’« économie affective », un moyen de générer, d’accumuler, d’ajouter ou d’amplifier les affections (Thrift, 2010) et, par conséquent, comme une sorte de barrière à l’affection réciproque entre les individus, même s’il n’existe aucun élément d’ordre matériel qui peut empêcher d’être ensemble.
3.4 Des pratiques sexuelles et érotiques
Dans ce micro-récit, on observe avec clarté la modification de l’état d’esprit du protagoniste qui passe du secret et de la discrétion, à l’anxiété, l’accélération du pouls et la peur. Il s’agit d’une parenthèse hebdomadaire d’une heure pendant laquelle le protagoniste se connecte avec ses émotions et sa sexualité dans une relation extra-maritale. Cette pratique affective doit être dissimulée et, par conséquent, les mouvements doivent être programmés, ainsi que l’utilisation des objets : tout peut devenir signe, suspicion et catastrophe.
Dans le micro-récit « Le bistrot », par exemple, cet espace assez typique est contemplé du point de vue de l’activation mécanique du désir érotique : un mécanisme qui implique des individus, des objets, des comportements, etc. Vu sous cet angle, plutôt qu’un espace, le bistrot est une forme d’association passagère (Simmel, 2006 [1896-1897]), une sorte d’activation des valences affectives, selon les mots d’Elias, voire/ou un mode d’interaction qui affecte ce qui se déroule dans le temps (Thrift, 2008). Nous sommes face à un mode d’activation sensorielle très spécifique, qui se passe dans un endroit assez particulier et qui prend la forme d’une routine. D’une façon similaire à l’exemple antérieur, nous sommes devant une pratique qui est dissimulée.
4. Agir sur l’imaginaire des lecteurs
Après ce parcours sur les formes que prend l’amour à Santiago, il me semble difficile de considérer globalement les résultats de la recherche. D’une certaine façon, c’est comme si l’idée exprimée par Georges Perec (1974) à propos de l’inadéquation de produire une définition de la ville avait un autre domaine d’application, cette fois dans les formes d’expression de l’amour urbain.
D’autre part, il me semble possible de proposer une autre caractéristique transversale des micro-récits, cette fois d’ordre pragmatique plutôt que thématique : ils sont créés pour agir sur autrui (Austin, 2003). En effet, si l’écriture peut toujours être comprise comme une activité visant à produire des effets sur autrui (Fraenkel, 2007), cette caractéristique adopte, dans le cas du concours, la forme de textes dont l’orientation n’est pas vers un autre spécifique, mais vers d’autres individus qu’il n’est pas possible de percevoir directement : notamment les lecteurs des micro-récits dans le réseau du métro. Pour bien arriver à produire leurs effets sur les lecteurs, les micro-récits doivent déclencher chez eux une mécanique particulière (Bourdieu, 1992 : 6), ce qui signifie que chaque micro-récit fonctionne comme un échantillon singulier de quelque chose de très concret concernant la ville et la vie en ville, ainsi que l’expérience de celle ou de celui qui le lit.
Dans les textes, on observe la mise en jeu d’une série de procédures narratives (d’aventures, d’accidents anecdotiques, d’événements particuliers, etc.) dont l’objectif est de faire en sorte que le micro-récit devienne plus touchant ou plus significatif, ce qui permet l’adhésion ou l’identification du lecteur par le biais de son propre vécu (Lahire, 2001 : 162). C’est pourquoi il devient plausible de penser aux effets de ces micro-récits sur l’imaginaire.
La notion d’imaginaire peut être comprise à la manière de l’arrière-plan chez Searle (1997), c’est-à-dire comme l’ensemble des conditions qui rendent possibles l’interprétation linguistique et l’interprétation perceptive, et qui facilitent certaines classes de prédispositions et certains types de conduites ; une sorte de connaissance du fonctionnement du monde qui est mobilisée et qui est mise en jeu dans toute interaction, mais qui est reproduite à travers l’interaction elle-même. Autrement dit, l’arrière-plan peut être conçu comme un ensemble d’assomptions et une sorte de savoir-faire, rendant possible la compréhension des contenus représentationnels. Il est nourri des dits contenus représentationnels dans une sorte de va-et-vient permanent.
Dans cette perspective, les micro-récits peuvent produire des effets sur l’imaginaire dans la mesure où ils cherchent à produire des effets chez ceux qui les lisent en employant les souvenirs et les expériences qui sont stockées dans leurs mémoires pour mettre en jeu d’autres significations qui resteront disponibles pour un fonctionnement postérieur en orientant leurs perceptions de la réalité[10] (des personnages, des situations, de la ville elle-même).
Sur ce point, il faut remarquer la convergence de différents auteurs (Berque, 1993 ; Roger 2001 ; Musset, 2007, 2005) à propos du rôle de l’art, comme guide, dans nos manières de percevoir le monde et d’identifier les objets de notre entourage. Il s’agit d’un aspect fondamental pour la littérature et plus particulièrement pour la lecture littéraire (Mauger et Poliak, 1998 ; Mauger, Poliak, et Pudal, 1999 ; Lahire, 2008, 2001 ; Schaeffer, 2013), car cette pratique permet de tester fictivement les schémas que nous avons construits tout au long de notre expérience dans le monde réel, soit pour les ratifier, soit pour les renforcer ou « les remettre en cause à l’épreuve du monde du texte » (Mauger et Poliak, 1998 : 14)[11].
Dans les micro-récits que l’on vient de présenter, il est possible d’observer comment les auteurs ont construit leurs fictions narratives en prenant des éléments du monde réel (personnages, situations, lieux, etc.), ainsi que des idées reçues et références symboliques partagées. De même, il est possible d’observer dans ces « mondes narratifs »
(Eco, 1994) certains éléments qui rendent plausible l’hypothèse d’un essayage fictif et d’une subséquente conduite des modes de perception et d’identification chez les lecteurs[12]. Voici quatre exemples.
Premièrement, dans le micro-récit « L’arcane le plus grand », on peut identifier un lieu spécifique de la ville, un personnage familier dans les rues de Santiago et une situation de divination du futur n’étant pas inhabituelle. Mais on peut identifier aussi une histoire qui peut être potentiellement employée pour donner du sens à une expérience vécue douloureusement dans le passé ou pour une expérience possible dans l’avenir (Mauger et Poliak, 1998 : 14).
Deuxièmement, dans le micro-récit « Péché », il est aussi possible de reconnaitre des lieux, des personnages et des situations faisant partie du vécu d’un habitant de la ville de Santiago. Mais on y trouve aussi une description qui souligne l’incertitude, la honte et la peur dont deux adolescents soufrent suite à une situation passée qui est étiquetée comme « péché ». Sans doute qu’un lecteur quelconque peut s’en faire un avis et, peut-être, il pourra essayer sa propre interprétation de la situation et d’autres du même type et, ainsi, ce texte aurait « des effets de connaissance réinvestis plus ou moins consciemment dans la vie réelle » (Mauger et Poliak, 1998 : 11).
Troisièmement, dans le micro-récit « Heure de table », on peut lire un portrait soigné des actions exécutées par une femme afin d’éviter toute forme de soupçons à propos de sa fidélité. Il ne semble pas complètement insensé de penser à ce portrait d’une autre manière : comme une sorte de « mode d’emploi de la tromperie » qui peut être utilisé par les lecteurs dans des situations semblables (Schaeffer, 2013 : 108).
Finalement, à propos du micro-récit « Inconnue intime », on a cité plus haut que l’aventure romantique et sexuelle dans le métro est un fantasme commun des participants au concours. Dans cette condition, l’histoire racontée peut être considérée comme une expérience imaginaire d’une situation fortement désirée de la part des citadins. D’autre part, on peut identifier aussi certaines résonances avec le poème de Baudelaire « À une passante », par conséquent, au-delà de l’intertextualité mise en oeuvre, il semble pertinent de proposer l’hypothèse selon laquelle le poème a été employé comme cadre énonciatif d’une situation imaginaire et cadre perceptif pour une situation potentiellement réelle.
5. Conclusion : quatre propositions sur les formes de l’amour dans la ville imaginée
Une autre manière dont l’action sur les lecteurs et sur l’arrière-plan peut se produire est à travers les répétitions des significations. La lecture systématique du corpus m’a permis d’identifier certains traits saillants des micro-récits qui se répètent et qui ne sont pas nécessairement d’ordre thématique ou liés au sujet principal du texte, mais plutôt liés aux manières dont l’amour érotique est mis en pratique dans les situations de la vie urbaine qui y sont racontées. Autrement dit, il s’agit de traits saillants, à propos du style de l’amour dans la ville imaginée, que j’ai retenu en vertu de leur récurrence et de leur importance en tant que formes d’association passagère entre les citadins, « abstraction faite des intérêts et des objets particuliers qui se réalisent dans et par l’association » (Simmel, 2006 [1894] :7). Ces traits sont que l’amour est omniprésent, disponible, éphémère et caché.
5.1 L’amour omniprésent
On pourrait exprimer cette idée en disant, tout simplement, que l’amour est partout dans la ville : dans les transports en commun, mais aussi chez soi, dans les parcs et les bistrots, à l’école et au travail, quand on fait les courses et même quand on rend visite aux morts au cimetière. En effet, d’après les micro-récits du concours, l’amour est partout dans la ville comme une sorte d’histoire majeure qui est diffusée parmi les habitants et qui ne requiert pas d’être racontée, mais seulement insinuée, pour se mettre à fonctionner.
5.2 L’amour disponible
D’une façon biaisée, les micro-récits du concours nous montrent la capacité permanente des citadins d’être sensibles aux dynamiques des « valences affectives » dans la vie en ville, ainsi que leur capacité de comprendre et de qualifier les modes d’affection érotique qui se produisent dans la contiguïté et la coprésence avec autrui dans les différents espaces de la ville car, à partir des micro-récits analysés il devient clair que la rupture du désintéressement et de l’indifférence est une affaire quotidienne. S’il suffit uniquement que l’amour soit insinué pour se mettre à fonctionner, cela est dû au mode d’agitation et de sensibilisation permanents vis-à-vis de stimulis émotionnels, érotiques et sexuels d’autrui qui caractérisent la vie urbaine contemporaine.
5.3 L’amour éphémère
J’ai précédemment souligné que l’un des sous-groupes de la constellation thématique « amour et vie affective » était celui des « amours éphémères ». Pourtant, il me semble pertinent de proposer que, même si cette caractéristique est plus présente dans ce sous-groupe, il s’agit d’un attribut qui décrit bien une grande partie du corpus, notamment en raison de ce que la durée de l’amour dépend de décisions que les citadins doivent prendre. C’est justement ce que nous montrent les micro-récits qui traitent, par exemple, un sujet d’ordre biographique. L’amour n’est pas quelque chose de fixe et de permanent, il est plutôt changeant et, si les individus ne font pas les choix qu’il faut au moment qu’il faut, il peut disparaître, car il est en quelque sorte « impermanent ».
5.4 L’amour caché
Il faut rappeler ici que l’affection suppose toujours la référence à autrui, soit d’une façon directe dans l’interaction, soit d’une façon indirecte à travers l’emploi d’objets, images, etc. De ce fait, lorsqu’on observe les manières dont cette référence aux autres est produite dans les micro-récits, fréquemment on constate mediqu’il y a quelque chose de secret : un sujet, une pratique ou une routine qui doit être caché aux yeux d’autrui.
En effet, cacher est toujours une action orientée vers un autre : un autre qui peut être spécifique ou diffus, proche ou éloigné. Dans le micro-récit « Inconnue intime », on cache l’identité et on préfère rester dans l’anonymat, sans exprimer d’une façon verbale le désir pour un autre ; dans le micro-récit « Heure de table », on cache la tromperie envers la famille dont on fait partie et qu’on observe sur une photographie ; tandis que dans « Péché », on se cache des parents, des amis, des fidèles de l’église ou de tous ceux qui attisent le jugement public. Ainsi, l’amour devient une dimension de l’existence qui doit être cachée.
4.4 Coda
Dans les micro-récits, l’amour est mis en fiction dans des histoires extrêmement hétérogènes. Pourtant, l’importante présence dans notre corpus de micro-récits dont le sujet principal est lié à « l’amour et la vie affective » (un sur trois) est un indice double : elle nous indique l’importance de ce sujet dans la vie urbaine contemporaine, ainsi que la relevance de cette mise en fiction pour la production et la reproduction de l’amour dans la société contemporaine. Autrement dit, la socialisation actuelle, dans le sentiment amoureux, se produit par les voies les plus diverses, et même anodines (des micro-récits publiés dans le réseau du métro, par exemple), ce qui suppose non seulement que les moyens pour communiquer les fictions amoureuses sont variés (internet, télé, roman, etc.), mais aussi que les espaces et les temps où cette communication a lieu sont extrêmement hétéroclites. La fiction, selon Gell (1996), nous fournit les scénarios dont nous avons besoin pour guider le sentiment amoureux dans notre vie quotidienne. Mais les manières dont la communication de ces fictions a lieu, ainsi que ses traits spécifiques (thématiques, sémantiques et pragmatiques) ne sont pas négligeables pour comprendre les « répertoires » d’action amoureuse possibles que les citadins peuvent déployer (Becker, 2011). En effet, en analysant les formes imaginaires de l’amour dans la ville contemporaine, nous pouvons effectuer une approche adéquate des rôles, des positions et des conceptions de conduite existantes dans ce domaine de la vie sociale, ainsi que de leur changement et de leur évolution. Nous pouvons également nous approcher des manières dont l’amour est conçu et transmis, c’est-à-dire des nouvelles formes de socialisation affective, même si elles adoptent ces traits d’omniprésence, de dissimulation et de brièveté.
Appendices
Remerciements
Ce travail a été rendu possible grâce au soutien du CONICYT PAI/ACADEMIA 79112022.
Notes
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[1]
Au fil du temps cela a changé, mais celle-ci est la structure de prix la plus stable. Les variations ne sont pas de grande importance en ce qui concerne cette argumentation.
-
[2]
Des critères « exclusivement littéraires », selon les mots des présélectionneurs et jurys interviewés (Campos, 2011).
-
[3]
Ce qui est différent de l’analyse structurale du récit d’après Barthes, car celle-ci est « constitutivement comparative : elle cherche des formes, non pas un contenu » (Barthes, 1985 : 294).
-
[4]
« Le mot code lui-même ne doit pas être entendu, ici, au sens rigoureux, scientifique, du terme. Les codes sont simplement des champs associatifs, une organisation supra-textuelle de notations qui imposent une certaine idée de structure ; l’instance du code, pour nous, est essentiellement culturelle : les codes sont certains types de déjà-vu, de déjà-lu, de déjà-fait : le code est la forme de ce déjà constitutif de l’écriture du monde » (Barthes, 1985a : 354).
-
[5]
« … chaque fois qu’un locuteur fait référence, il doit avoir une représentation linguistique de l’objet — un nom propre, une description définie, etc. — et que cette représentation représentera l’objet de la référence sous un aspect déterminé » (Searle, 1982 : 195, ma traduction).
-
[6]
Tout au long de cet article, je citerai des micro-récits du concours en indiquant le nom de l’auteur, son âge et la commune où il habite (ou la commune où il habitait au moment de participer au concours). Tous les originaux ont été obtenus du site www.santiagoen100palabras.cl
-
[7]
Ceci étant un bon exemple de ce que Barrère et Martuccelli nomment la « technique du redoublement », c’est-à-dire un mode d’analyse de textes littéraires dont l’objectif est de trouver à l’intérieur de l’oeuvre ce que la théorie sociologique connait déjà, pour ainsi produire une sorte d’illustration adéquate (Barrère et Martuccelli, 2009 : 343).
-
[8]
« Pour en avoir la définition [de société], il faut sommer toutes ces formes spéciales de l’association et toutes les forces qui en tiennent unis les éléments » (Simmel, 2009 [1903] : 45).
-
[9]
Ceci est en cohérence avec les idées de Simmel, selon qui l’amour moderne est caractérisé par la réciprocité (Simmel, 1971 [1921]).
-
[10]
Il convient de rappeler ici que d’après Mauger, Poliak, et Pudal, « … toute pratique de lecture, y compris d’évasion, produit des effets de connaissance… » (Mauger, Poliak, et Pudal, 1999, p.406) et aussi que « … la lecture « libre » de textes littéraires produit, elle aussi des effets de connaissance réinvestis plus ou moins consciemment dans la vie réelle » (Mauger et Poliak, 1998 : 11).
-
[11]
« Les lectures littéraires permettent, d’une part, de faire travailler, d’essayer fictivement les schèmes issus de l’expérience du monde réel, qu’il s’agisse de les valider, de les conforter ou, à l’inverse, de les modifier, de les remettre en cause à l’épreuve du monde du texte et, en définitive, de « se faire un avis ». Elles induisent, d’autre part, l’acquisition de nouveaux schèmes d’interprétation et d’action, l’expérimentation imaginaire de situations nouvelles (intrigues), l’essayage d’interprétations et de comportements nouveaux (stratégies), l’apprentissage dans la fiction de solutions inconnues à des situations difficiles ou problématiques, l’extension du répertoire acquis de « bonnes histoires », véhicules de la « psychologie populaire » qui permettent d’ » organiser l’expérience », susceptibles, par exemple, de donner un sens à des situations vécues douloureusement, etc. » (Mauger et Poliak, 1998 : 14).
-
[12]
Selon Schaeffer, on pourrait dire que ces éléments sont des « boucles de traitement mental endogène » qui fonctionnent comme guides pour l’action et « que nous pouvons réactiver à volonté chaque fois que nous nous trouvons face à un domaine analogique pertinent, qu’il s’agisse d’une situation purement mentale ou d’une interaction réelle avec le monde environnant » (Schaeffer, 2013 : 107-108, ma traduction).
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