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Introduction

Parmi le grand nombre de modèles élaborés par la tradition sociologique classique pour rendre compte de l’existence humaine, de la théorie des faits sociaux jusqu’à la théorie des systèmes, en passant par le fonctionnalisme et l’interactionnisme, l’oeuvre de Georg Simmel recèle un paradigme inédit, peu remarqué, qui consiste à fonder les rapports sur une forme de connaissance interpersonnelle. Cette intuition se trouve exposée, non pas dans ses textes fondamentaux, mais au milieu de ses études appliquées, celles consacrées au secret. Elle se résume dans cette phrase : « Toutes les relations entre les hommes reposent, cela va de soi, sur le fait qu’ils savent des choses les uns sur les autres » (1999c : 347).

La formule ouvre des perspectives inattendues et elle mérite que l’on s’y arrête. Nous voudrions l’interroger en trois étapes. La première exposera les thèses avancées par Simmel relatives au secret et au modèle des liens sociaux qui y est mis en oeuvre. La deuxième relèvera une série de parallélismes avec l’étude de la société contemporaine et notamment de l’usage social d’internet. Le propos n’est pas tant de remarquer qu’il y a cent ans, Simmel avait déjà tout prévu — à réduire ainsi ses réflexions, elles seraient parfaitement inutiles — que d’inviter la sociologie d’internet, dont les bases sont aujourd’hui bien établies, à se confronter au défi de quelques questions fondamentales soulevées par lui. De fait, l’histoire de la pensée n’a d’intérêt que parce que les textes eux-mêmes prennent une signification nouvelle, à la lumière des évolutions récentes (c’est-à-dire que précisément, les auteurs classiques n’ont pas tout prévu) : c’est en ce sens que la sociologie simmelienne contient des indications pouvant contribuer à analyser les changements induits par la massification et la banalisation des réseaux numériques. Dans la troisième partie, les implications d’ordre épistémologique du paradigme de la « connaissance interpersonnelle » seront explorées. Nous voudrions montrer qu’il demande à être enrichi à la lumière des écrits tardifs de Simmel ; cette proposition permet d’intégrer trois niveaux, la connaissance au sens d’un savoir, la compréhension, et l’éthique, au lieu que ces dimensions ne demeurent séparées.

Il est de coutume dans les productions scientifiques de commencer par un état de la recherche et de proposer ensuite des pistes novatrices. Si nous partons plutôt d’une lecture de morceaux choisis, ce n’est pas pour négliger la discussion, mais pour respecter un ordre d’exposition qui fait mieux voir les problèmes auxquels l’auteur s’est heurté.

1. Le secret au fondement de la société moderne

1.1. L’Aufklärung prise à contre-pied

Comparée aux Lumières, qui considéraient comme suspect tout ce qui est caché ou obscur, la sociologie des « pères fondateurs » en Allemagne s’engage à rétablir le secret dans ses droits. Dans l’un des chapitres les plus célèbres du Capital, Karl Marx réfléchit au « Caractère fétiche de la marchandise et son secret » (1976 : 68-76), pour en faire la clef d’analyse des rapports sociaux dans le capitalisme. Max Weber démontre pourquoi « le décret secret et l’éternel plaisir de Dieu » se trouvent à l’origine de l’esprit capitaliste (2003 : 101). Enfin, Simmel accorde au secret une place centrale au coeur de sa Sociologie, en le présentant comme « l’une des plus grandes conquêtes de l’humanité » (1999c : 366)[1]. Cependant un aspect essentiel le distingue des premiers, il expose le secret au grand jour pour le dire de façon paradoxale. Car le secret chez lui ne joue pas de fonction d’explication souterraine, accessible uniquement au regard du penseur, il se manifeste immédiatement dans les rapports quotidiens, sous la forme ordinaire de connaissances réservées à quelques-uns et ignorées par les autres, de choses qui ne sont pas dévoilées aux yeux de tous mais qui pourraient l’être : la définition du secret chez Simmel tient à cette simple possibilité du montrer et du cacher (1999c : 366).

De prime abord, on tient là la raison pour laquelle certains lecteurs ont pu considérer la pensée de Simmel par trop plate et frivole : c’est qu’il s’intéresse aux manifestations sociales telles qu’elles se déroulent sous nos yeux, plutôt que de rechercher, derrière l’apparence, une réalité plus vraie que les phénomènes visibles. Pourtant l’approche simmelienne n’est pas dépourvue de profondeur. Si nous voulons comprendre combien est audacieuse sa théorie, il faut prendre en compte le point de vue de la philosophie en Allemagne, par rapport auquel l’auteur opère un déplacement de perspective significatif. Les Lumières promulguent l’idéal de la publicité, qui prend corps sous la forme de la presse imprimée : or « le processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État » (Habermas, 1997 : 61), ce processus-là semble interdire le recours au secret. Les études relatives à l’histoire des concepts confirment que le « secret » se trouve comme frappé de blâme depuis le xviie siècle, se voyant identifié aux stratégies de pouvoir et d’autolégitimation du despotisme, contraires à l’émancipation et à la participation de tous les citoyens au débat politique (Hölscher, 1971 ; également Lüsebrink, 1997).

L’approche simmelienne semble marquer un tournant décisif en cela qu’elle interprète le secret comme une catégorie essentielle de l’existence collective. Il va de soi que notre approche compare l’incomparable d’une certaine façon, puisqu’on a affaire, dans le cas des Lumières, à un idéal, alors que Simmel cherche à comprendre le fonctionnement effectif de la société. L’idée de publicité chez Immanuel Kant comprend plusieurs dimensions, transcendantale, pratique, esthétique et politique (Keienburg, 2011) ; puis l’opposition au privé est en réalité plus complexe et plus nuancée qu’il n’y paraît à première vue (Liesegang, 2004) ; enfin le secret ne disparaît pas complètement (Berns, 2008). Ce qui est toutefois nouveau, c’est que Simmel situe le secret au sein des affaires quotidiennes, pour en faire le fondement même de la vie commune à l’époque moderne. On ne doit pas oublier que le secret se distingue du privé qui, représentant l’autre face de la publicité, désigne, non pas des faits cachés, mais une dimension d’existence propre (Habermas, 1997 : 61-67). Le secret, lui, ne correspond à aucun champ défini ; n’étant pas garanti par le droit — comme Wilhelm Stok, adepte de la « sociologie relationnelle » (Beziehungssoziologie), l’a souligné dès 1929[2] —, il subit au contraire l’arbitraire des situations.

Plus loin encore, Simmel suggère que la politique, dépourvue de l’espèce « d’autorité mystique » (1999c : 371) dont l’entouraient les arcana, réinvente de nouvelles formes du secret ; c’est-à-dire que la pratique du secret dans la vie quotidienne semble envahir les « systèmes de pouvoir objectifs » (1999c : 372) par un mouvement en retour.

La réhabilitation du secret s’étend jusqu’à la morale et plus exactement jusqu’au mensonge. Chez Kant, l’interdiction du mensonge exprime l’essence de la loi pratique. Simmel en revanche n’hésite pas à confondre mensonge et secret, prenant comme dénominateur commun la simple dissimulation de la vérité. L’un et l’autre deviennent alors des « techniques » de la vie sociale, « agressives » (1999c : 355) certes, mais des techniques tout de même : cette assimilation vaut à l’auteur le reproche de légèreté (Voigts, 1995 : 36)[3]. Puis, tandis que Kant condamnait le mensonge non seulement moralement mais aussi esthétiquement, Simmel y voit au contraire un moyen de mise en scène théâtrale (1999c : 367). Dans le même ordre d’idées, il fait abstraction des motivations du secret, qu’il soit passif, désintéressé, involontaire — ne pas dire — ou actif et intentionnel — prendre des dispositions afin de cacher — ; que l’objectif soit destructeur — induire en erreur ou nuire à quelqu’un — ou inoffensif — oublier de signaler un fait. C’est le seul accès, ouvert ou barré, à des vérités relevant de l’existence personnelle et sociale des individus, sur lequel il concentre son regard, transformant ainsi le mensonge en adiaphoron. Ce n’est pas un hasard si les commentateurs remarquent des parallélismes avec la théorie de la présentation de soi goffmanienne, suivant laquelle les individus se montrent différemment selon la situation, en voilant à chaque fois des traits particuliers de leur personnalité (Gerhardt, 2003 ; Petitat, 1997 ; Sievers, 1974 : 14-15).

Nous verrons cependant ultérieurement qu’un nouveau type d’éthique émerge, sous la forme de l’exigence de la discrétion : comme si le nivellement du mensonge réclamait la renaissance de la morale sous une forme nouvelle. Une telle perspective s’annonce dès l’Introduction à la science morale parue en 1892/1893, où l’auteur fait remarquer la valeur éthique du tact et de la réserve (1991a : 239-240).

1.2 Le secret et les liens sociaux

1.2.1 La différenciation des rapports

L’impact social du secret comprend deux éléments chez Simmel, à savoir la mise en forme des relations sociales, et la connaissance interpersonnelle. Quant au premier aspect, l’auteur écrit :

Toute relation entre deux personnes ou deux groupes est caractérisée par la présence ou l’absence de secret, et par la quantité de secret qu’elle comporte ; car même lorsque l’autre ne remarque pas qu’il y a du secret, celui-ci n’en modifie pas moins le comportement de celui qui dissimule, et par conséquent l’ensemble de la relation.

1999c : 366

Simmel expose l’idée que ce sont surtout les sociétés les plus développées, opposées aux groupes traditionnels à l’état « infantile », qui favorisent l’émergence de secrets (1999c : 365-366)[4]. Cette proposition se comprend facilement par référence à un autre concept, la « différenciation » des rapports, qui pose l’existence d’une corrélation forte entre la taille des groupes sociaux et la qualité des liens, avec l’idée que le type de relations varie en fonction du nombre de personnes impliquées (1989b). Or à l’époque moderne, la société a tendance à produire des cercles de plus en plus vastes, les groupes s’ouvrent tout en se complexifiant, et au milieu d’une multitude de rencontres, les individus ne se démasquent jamais entièrement. C’est ainsi que le secret, désormais omniprésent, se mue en un facteur intrinsèque de l’existence ; en l’absence du jeu de voilement/dévoilement, les rapports sociaux semblent devoir imploser selon Simmel.

Le secret colore la qualité des liens et en explique la grande variété, il a pour effet de créer des intimités tout en établissant des distances et des frontières, il inclut et il exclut[5]. Car « l’organisation intérieure du commerce humain, [qui] repose sur une gradation extrêmement variée de sympathies, d’indifférences et d’aversions, les plus passagères comme les plus durables » (1999c : 270), correspond rigoureusement à la distribution des choses visibles et dissimulées. Ce faisant, le secret, analysé dans les termes d’une sociologie formelle, fait abstraction des contenus, il met sur le même pied les matériaux les plus divers, de la diplomatie aux journaux intimes, en passant par le commerce.

1.2.2 La connaissance interpersonnelle

Le secret détermine non seulement la forme de la relation mais également la connaissance interpersonnelle, « d’individu à individu » (1999c : 348) : cet aspect, coextensif au premier, comporte pourtant une nuance spécifique ; il a été relativement délaissé par les commentateurs, qui se sont davantage intéressés à l’organisation des cercles (parmi d’autres, Cotesta, 2002 ; Hahn, 1991 ; Hazelrigg, 1969 ; Nedelmann, 1988).

L’attention accordée par les différentes disciplines humaines à la notion d’intersubjectivité porte le plus souvent sur l’établissement de liens entre les individus via un élément familier commun : il y a la référence au symbolique (Mead, 1963), au monde vécu (Schütz, 2007), aux rites (Goffman, 1979), puis à la communication et aux normes (Habermas, 1987). Simmel, lui, soulève cette interrogation-ci, banale à première vue, plus directe en tout cas : que veut dire se connaître les uns les autres[6] ? La question des détails personnels et de leur découverte devient ici primordiale, sans passer par la constitution d’un milieu partagé et en mettant partiellement entre parenthèses la riche thématique du monde vécu : voilà ce qui est inhabituel.

Adoptant une telle optique, l’auteur affirme que les relations se forment dans un va-et-vient dialectique entre le montrer et le cacher, la révélation de soi et la retenue, le laisser-apparaître et le voilement (Uhl, 2010). Le pôle extrême de cette conception originale de l’intersubjectivité est représenté par l’amour : la relation amoureuse équivaut à la suppression des côtés occultes, en sachant qu’il n’existe pas de familiarité absolue et que la part d’inconnu est tout aussi constitutive que l’ouverture ; à défaut, tout attrait et tout charme disparaîtraient, comme l’illustrent les rapports de séduction.

À l’autre bout de l’échelle graduée des liens se situent les contacts de type circonstanciel, dont les occasions se multiplient à l’époque moderne. Imaginons la scène suivante : deux individus qui ne se sont jamais rencontrés auparavant se trouvent assis face à face dans le compartiment d’un train. Ils vont peut-être passer plusieurs heures ensemble, dans une grande proximité. Pourtant ils ignorent presque tout l’un relativement à l’autre, outre le fait qu’ils voyagent ce jour précis entre telles destinations. Simmel a évoqué cette scène, non sans en signaler le caractère emblématique : « Avant le développement des omnibus, chemins de fer et tramways au xixe siècle, les hommes ne pouvaient tout simplement pas connaître une situation où l’on pouvait ou devait se dévisager mutuellement pendant des minutes ou des heures sans s’adresser la parole » (1999c : 633). Être ensemble sans se parler signifie, justement, détenir un grand nombre de secrets ; bien que, par un retournement de la situation, ce soit souvent l’incognito qui curieusement encourage les confidences, et qu’il soit des fois plus facile de livrer des choses intimes à des étrangers qu’à une personne familière (2000b : 438).

La remarque suivant laquelle la « limitation de la connaissance réciproque » (1999c : 350) devient la norme dans la société moderne vaut non seulement au sens de la multiplicité des contacts fortuits ; elle vaut également d’un point de vue structurel puisque la modernité privilégie les relations où les parties prenantes sont réunies dans la poursuite de « buts » (Zwecke) identiques, comme c’est notamment le cas des échanges économiques. Dans ce type de constellation, il suffit à chacun de savoir que le partenaire est réellement engagé dans la même démarche. La connaissance effective se réduit alors à un nombre très petit d’éléments. C’est la confiance, à laquelle Simmel fait référence à plusieurs reprises, qui supplée ici à l’impossibilité d’une transparence totale.

Finalement, cette façon d’envisager l’intersubjectivité amène un certain perspectivisme, avec l’idée que les individus apparaissent différemment suivant le type de contacts et de situations, et qu’il n’y a pas d’identité une. En effet, la combinaison d’éléments dissimulés et révélés change constamment d’une rencontre à l’autre ; il y a des choses « qui sont connues de l’un, et pas de l’autre » (1999c : 354). Comme les possibilités d’agencer les détails avoués et recouverts sont illimitées, que ce soit de façon délibérée ou sous l’effet des circonstances, il s’ensuit que la connaissance est non seulement soumise à une fluctuation continue au fil des hasards de la vie, elle demeure nécessairement fragmentaire.

Avant de discuter les incidences épistémologiques de cette présentation hors du commun, évoquons par quels traits l’analyse d’un certain nombre de faits de société actuels s’avère proche de la théorie du secret chez Simmel.

2. L’ambivalence du secret et la société numérique

En écho à la Philosophie de l’argent (2007), dont le thème est constitué par l’ambivalence de la culture monétaire, Simmel affirme que le recours au secret crée des espaces de liberté et de contrôle à la fois. Le secret représente un « facteur d’individualisation de toute première importance » (1999c : 350), car il permet aux individus de moduler leur propre image en recombinant à l’envi les éléments déployés et cachés. Et il n’est pas souhaitable selon l’auteur qu’il en aille autrement ; au contraire, dans la société moderne, la possibilité de ne montrer que peu de chose de soi-même se présente comme une condition de survie. Si, au contact avec une foule d’autres individus, il y avait autant de réactions intérieures, les personnes finiraient par se briser, elles tomberaient dans un état psychologique « inimaginable » et devraient terminer… en asile (1999c : 351).

Mais la liberté ainsi conquise a pour contrepartie la création de possibilités de surveillance. Certes, « dans bien des domaines, la connaissance réciproque n’a pas besoin d’être égale des deux côtés, ou n’est pas censée l’être » (1999c : 384 ; trad. légèrement modifiée)[7] : on songera aux rapports asymétriques comme celui existant entre le médecin et le malade ; de manière générale, « le commerce entre les hommes repose sur le fait que chacun sait de l’autre un peu plus que celui-ci ne dévoile volontairement, et bien souvent des choses dont ce dernier ne souhaiterait pas, s’il venait à l’apprendre, qu’elles fussent connues de l’autre » (1999c : 360). Il n’empêche que le secret, comme d’ailleurs l’argent, est susceptible d’être instrumentalisé afin de « mener » les autres personnes, voire les « opprimer » ; il confère des « sentiments de pouvoir ». Simmel introduit à cet endroit des allusions à la vie économique et politique ; ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, il ne fait aucune différence de principe entre la pratique du secret à l’intérieur des cercles intimes, d’un côté, et des systèmes de pouvoir, de l’autre.

Sur la base de cette mise en perspective, l’analyse du secret invite à être appliquée à une série de phénomènes contemporains : peut-on aller jusqu’à affirmer qu’elle permet de comprendre des aspects essentiels de la société numérique[8] ? Parmi les trois axes de recherche principaux autour desquels s’est constituée la sociologie d’internet ces dernières années, concernant l’interaction et la communication, la coopération et l’échange économique, et finalement la culture et les pratiques culturelles (Beuscart, 2009 : 4), c’est le premier qui sera abordé ici.

Plusieurs spécialistes d’internet et de ses effets sociaux ont déjà fait des parallèles explicites avec l’oeuvre de Simmel et plus particulièrement ses réflexions sur le secret, en soulignant des similitudes séduisantes qui regardent la signification du connaître dans les rapports numériques (Donath, 2003 : 35), la gestion de l’intime (Paldacci, 2003 : 8), l’importance accordée à l’arrangement des révélations et des dissimulations (Uhl, 2002 : 153), ainsi que les possibilités d’instrumentalisation (Kessous, 2012 : 136). En effet, que la connaissance interpersonnelle s’établisse en vertu de la grille « aspects révélés »/« aspects masqués » semble se vérifier concrètement sur les sites sociaux qui offrent aux inscrits la possibilité de « publier » ou de « cacher » leur « profil ». Les programmes demandent aux millions d’utilisateurs d’indiquer non seulement leurs sexe, âge, lieu d’habitation et profession, mais encore leur appartenance religieuse, leur « philosophie », leurs films et livres préférés ainsi que leurs hobbies. Puis, les membres sont invités à choisir entre différentes options de publicité et de confidentialité ; les informations mises en ligne circuleront soit librement, soit entre « amis » seulement.

La sociologie contemporaine observe ainsi que les membres des réseaux redéfinissent jour après jour leurs groupes d’appartenance, en invitant d’autres personnes à se joindre à eux ou au contraire en les supprimant de leur liste d’amis, et en créant à chaque fois une nouvelle configuration des choses affichées et masquées (Cardon et Delaunay-Teterel, 2006). Mais elle note aussi que ces comportements, loin d’être anodins, signifient l’avènement de bouleversements importants qui touchent à la représentation des personnes et des rapports : elle parle d’un « décollement des internautes en regard des lieux, corps et statuts » (Jauréguiberry, 2000 : 135), d’un « réaménagement des territoires privés », d’une « identité démultipliée » ainsi que d’un « renversement cybernétique de l’axe intériorité-extériorité » (Lafontaine, 2003 : 210), ou encore de la naissance de « nouvelles subjectivités » (Papilloud et Hahn, 2008 : 2). Dans un article paru en 2002, Uhl résume ainsi les évolutions récentes : « la déconstruction rapide des limites traditionnelles qui instituent une sphère intime, privée, protégée des regards extérieurs, et une sphère publique où s’organise la présentation de soi, mais aussi et surtout où se joue l’objectivité du monde » (Uhl, 2002 : 153).

À travers l’internet, le secret se transformerait, de principe constitutif de la vie sociale, en une véritable obsession, une occupation à part entière, tout en apportant des métamorphoses en profondeur : voilà précisément ce sur quoi insistent les spécialistes de ces questions. En y confrontant les propos de Simmel, on comprend ce que ces transformations ont de fondamental et pourquoi elles modifient les « formes sociales de notre être-là » (Uhl, 2002 : 155, rappelle cette formule, qui est de Simmel justement [1981 : 98]). En effet, dès lors que les rencontres se résument en une « connaissance » d’éléments, un savoir — peu importe qu’il soit avéré ou non — l’essence de la vie sociale est effectivement changée. Car le « personnage électronique » (Velkovska, 2002 : 199) se compose tout d’abord d’un bouquet d’informations qui sont de l’ordre du fait, quel que soit par ailleurs leur « format de la visibilité » (Cardon, 2008). Simmel évoque le « flux et reflux permanent de contenus » (1999c : 370), où l’être et le paraître ne sauraient du coup être distingués. Comme pour surenchérir, Uhl va jusqu’à noter l’indistinction du « je » et du « tu » (Uhl, 2002 : 155) au milieu de cette circulation de données.

Le rapprochement des thèses simmeliennes avec la société actuelle peut encore être précisé grâce à ses développements concernant le « commerce épistolaire » (1999c : 385-387 ; 1993a). L’auteur souligne que, de prime abord, la forme écrite s’oppose au secret dans la mesure où elle « objective » les contenus et les met virtuellement à nu. Puis il s’intéresse particulièrement à la « lettre », qui posséderait un statut contradictoire entre l’expression de l’intime et son exhibition parce que, non protégée, la lettre pourrait être lue par n’importe qui. Or les sites sociaux semblent porter à son paroxysme cette contradiction, puisqu’il suffit d’un clic pour que les choses les plus personnelles, confiées au support informatique, soient divulguées aux yeux d’un public plus large. Autre élément captivant, Simmel insiste sur l’invisibilité réciproque des partenaires engagés, en indiquant que l’absence physique modifie la portée des paroles échangées, qui ne revêtent plus la même signification que si elles étaient dites face à face. Ces considérations se réfèrent à la « Sociologie des sens », où Simmel explique l’importance fondamentale de la vue et de l’ouïe dans l’établissement des rapports sociaux (1993c) : la seconde correspondrait à la communication d’éléments singuliers, partant de connaissances, tandis que la première symboliserait la relation à autrui en tant que personne, à travers le regard du visage. Or la sociologie moderne cherche à connaître les caractéristiques d’une communication qui exclut la présence physique (Beaudouin et Velkovska, 1999) ; elle s’interroge sur les caractéristiques des contacts à distance et sur les nouvelles formes de « visibilité » (Thompson, 2005), dans un monde où la « communication hybride » est devenue un « fait social » (Hahn, 2008).

La comparaison avec la société actuelle s’impose enfin concernant les côtés ambivalents du secret. À l’heure actuelle, le contrôle des individus ne connaît plus guère de limites, que les personnes s’exposent volontairement, à travers l’usage des outils électroniques, ou de façon contrainte : Uhl, déjà citée plus haut, parle de l’ « intrusion intempestive du regard d’autrui dans la sphère privée », au sein d’une société obsédée par la « transparence », en assimilant cette intrusion à une forme de « violence » (2002 : 153). La télévision, faite pour être vue, a appris à voir : cela va de la vidéosurveillance aux cookies en passant par les puces électroniques, sans omettre les drones. Équipée d’une ouïe et d’un regard surhumains, toute organisation publique ou privée pourra pousser son avidité de tout savoir jusque dans les moindres replis de l’existence des personnes. Nous avons là le spectre d’un régime totalitaire, d’une société devenue parfaitement transparente à l’image de l’Océnia de George Orwell. Dans le même ordre d’idées, ce n’est pas un hasard si Granjon (2011) explore les risques de « réification » liés à l’usage massifié d’internet : ses considérations, basées sur les travaux d’Axel Honneth, montrent à nouveau tout l’intérêt de la proposition simmelienne, consistant à expliquer les rapports sociaux en termes de connaissances factuelles.

D’ailleurs, il y a un siècle, Simmel notait déjà le désir éprouvé par l’individu de se ménager une sphère d’intimité afin de se protéger d’une captation complète de ses pensées, désirs et émotions, écrivant : « Le public devient de plus en plus public, le privé de plus en plus privé » (1999c : 372). Ses analyses sur les différentes formes d’individualisation ont ici leur place, qui décrivent pourquoi la modernité pousse les personnes à entreprendre un culte d’elles-mêmes en s’efforçant de se distinguer ou d’être « différentes » par tous les moyens jusqu’au ridicule (ce thème est par exemple développé dans l’essai sur les « Métropoles » (1995)). L’un des expédients réside dans le fait de se parer de « secrets », même et surtout là où il n’y en a pas. Dans cette situation, qui frôle l’absurde, le secret masque le vide et il ne crée qu’un faux-semblant d’originalité. Simmel a l’air de suggérer qu’une société qui fonctionne de cette manière retourne à l’âge infantile, l’âge des secrets de cour de récréation sur le mode du « je sais quelque chose que tu ne sais pas » (1999c : 368). Ses réflexions se bouclent ; car le signe caractéristique de la modernité comparée aux temps anciens, le secret précisément, ferait à la fin retomber la société dans l’état qu’elle vient de quitter[9].

3. Le secret et la représentation d’autrui

3.1. Le problème

Nous avons souligné l’originalité de l’approche simmelienne, qui tient à l’accent mis sur le « connaître », ainsi que son intérêt pour l’étude de la société contemporaine. Force est cependant de constater que l’auteur ne suggère guère de conceptualisation théorique relativement à ce terme. Cette observation peut surprendre car, loin d’être banale, elle implique des perspectives d’ordre épistémologique qui sont de nature à intriguer le lecteur.

Un simple indice trahit l’ampleur du problème, c’est que l’auteur utilise le verbe de « savoir » (wissen) comme synonyme ; connaître un secret, c’est « savoir ce qui est caché aux autres » (1999c : 368). Or, suivant les Problèmes de la philosophie de l’histoire, qui s’intègrent dans le contexte du débat, en Allemagne, sur la spécificité des différentes approches scientifiques, le « savoir » se trouve associé à la constatation de faits dans les sciences naturelles (1997 : 340-341). Simmel l’oppose à la « compréhension », qui, elle, serait le propre des sciences historiques et sociales. En se rappelant qu’aux yeux de l’auteur, la méthode scientifique n’est que le prolongement des schémas mis en oeuvre tous les jours par les acteurs (Watier, 2000), l’interrogation suivante doit alors être formulée : le « connaître-savoir », qui constitue un aspect intégrant de la vie sociale selon le « Secret », peut-il être réconcilié avec le « comprendre » ? Notre but est de relier le « Secret » aux réflexions épistémologiques de Simmel, au lieu de l’en séparer et de lui accorder un statut à part. À défaut de trouver une solution, le « Secret » recèlerait une vision curieuse de l’élaboration de l’image d’autrui, vue à la manière d’un assemblage d’éléments positifs, tantôt dévoilés tantôt cachés ; mais dans ce cas, le chapitre briserait de l’intérieur les considérations fondamentales de l’auteur. Par extension, la sociologie, quant à elle, serait une imitation du détective comme celui décrit par Siegfried Kracauer — qui a suivi les cours de Simmel à Berlin — dans son ouvrage LeRoman policier (2001) : l’incarnation d’un intellectualisme abstrait, qui symbolise la prétention à l’omniscience.

En un premier temps, on peut puiser quelques indications dans la Sociologie même, plus exactement dans le premier excursus intitulé « Comment la société est-elle possible ? », où Simmel développe sa célèbre théorie des apriori sociologiques. Ses réflexions, qui soulèvent des interrogations fascinantes sur son rapport avec Wilhelm Dilthey (Fitzi, 2002a : 93-105 ; 2002b : 120-127), expriment précisément son ambition de lutter contre un réductionnisme scientiste sur le mode de la factualité. Simmel emprunte la formule à Kant, avec lequel il partage l’idée suivant laquelle la réalité ne nous est pas donnée en tant que telle mais à travers le prisme des catégories de l’esprit. Pourtant, les sciences sociales ne peuvent copier exactement la Critique de la raison pure, qui concerne le monde physique. Ce qui distingue la connaissance sociale selon Simmel, c’est que les catégories sont « réalisées » immédiatement par les sujets ; car « la conscience de former une unité avec les autres est effectivement ici toute l’unité en question » (1999c : 64 et 67).

À première vue, le concept d’apriori répond bien à la volonté de ne pas exposer l’humain à une approche purement factuelle. Visant à réfuter le solipsisme, il est basé sur l’idée que les acteurs sont toujours déjà socialisés. Sa fonction, selon Simmel, est de réunir les éléments dispersés en un tout, en les « complétant » (ergänzen) et en les « généralisant ». La notion de « type », vue comme une condition subjective de possibilité de la connaissance et de l’existence sociale, lui est directement associée (Kaern, 1990, explique bien ces aspects).

Cependant, d’autres écrits de Simmel suggèrent que l’opération consistant à créer l’image d’autrui dans son entièreté relève d’une fonction de l’esprit qui ne se laisse finalement pas exprimer par le seul « connaître » du néokantisme. En effet, nous venons de le rappeler, une seconde notion traverse l’oeuvre de Simmel, celle du « comprendre » ; elle se trouve développée dans ses écrits d’épistémologie philosophique, depuis les différentes versions des Problèmes de la philosophie de l’histoire, datant de 1892 (1989a) et de 1907 (1997), jusqu’au renouvellement de cette question en 1918 dans L’essence de la compréhension historique (1999a). Il est notoire que l’auteur ne nous rend pas la tâche facile puisque, « pour des raisons non éclairées » (Šuber, 2007 : 244), il n’essaie jamais de relier les deux concepts explicitement. Dans cette situation, on ne peut faire que des hypothèses. Y a-t-il des « corrélations systématiques » alors même que Simmel n’en fait pas état (Šuber, 2007 : 244) ? Proposition inverse, les apriori seraient-ils d’emblée éloignés de la pensée kantienne, « sociologisés » au sens d’une réduction aux phénomènes observables (Dreyer, 1995 : 72 ; Weiss, 1981) ? On peut encore suggérer que la théorie des apriori a ceci d’attirant qu’elle préserve la pensée simmelienne de se transformer en une métaphysique, mais il n’en resterait pas moins que la tension entre élan philosophique et perspective scientifique lui demeure inhérente (Adolf, 2002).

Ce qu’il ressort en tous les cas de ces discussions, c’est qu’il n’est pas certain que les apriori à eux seuls soient effectivement à même d’assurer la fonction qui leur est confiée, celle notamment de garantir l’unicité de l’image d’autrui, et que nous puissions donc nous passer d’avoir recours à une autre notion : c’est que, étant conçus comme « empiriques », ils pourraient ne pas résister à l’attrait d’une vue chosifiante[10]. L’une des causes de cette confusion tient sans doute à la place accordée au savoir, au coeur même de l’excursus. En effet, « savoir » signifie, chez Simmel, l’enregistrement de données[11].

Devant ces difficultés, nous nous proposons d’écarter le concept d’apriori pour essayer d’établir la possibilité, ou plutôt la nécessité, d’une complémentarité du connaître et du comprendre, bien que, encore une fois, Simmel lui-même n’aborde jamais cette question directement[12].

3.2. Vers une articulation du connaître-savoir et du comprendre

Nous savons toutes sortes de choses relativement aux autres personnes. Il y a les détails qu’elles nous communiquent directement, il y a les observations faites sur elles, il y a le contexte social, il y a tout ce qu’ « on raconte », puis, évidemment, les éléments disponibles sur internet : c’est-à-dire une panoplie d’informations provenant de sources diverses, plus ou moins vérifiées et plus ou moins crédibles. Une question serait alors de savoir de quelle façon se constituent ces informations, entre les expériences de côtoiement quotidien et le ragot : à vue d’oeil, nous avons là ce qui différencie la connaissance d’autrui de la connaissance des faits dans les sciences naturelles, comme l’explique par exemple la théorie des rumeurs (Aldrin, 2003). Mais arrêtons-nous pour l’instant au sens fondamental du « connaître », par rapport au « comprendre », et à leur contribution respective à la construction de l’image d’autrui.

La conception des liens sociaux comme étant basés sur une connaissance interpersonnelle peut certainement être considérée comme minimaliste, comparée à d’autres théories sociologiques. À titre d’hypothèse, nous voudrions essayer d’élaborer un modèle où le connaître et le comprendre sont non pas opposés mais complémentaires, en soulignant que c’est bien la connaissance d’autrui qui est en cause : notre problématique doit donc être distinguée de celle développée par Alfred Schütz (2007), qui s’intéresse à la relation entre la compréhension du sens et le « savoir » (Wissen) que possèdent les acteurs concernant le monde vécu où ils évoluent, et non pas concernant les autres personnes directement. Nous privilégions les écrits tardifs de Simmel ; cette proposition se réfère à une série de tentatives faites ces dernières années qui, par des cheminements différents, entreprennent de relire Simmel à la lumière de ses publications parues depuis 1916 autour de la philosophie de la vie (Fitzi, 2002 ; Steinmann, 2007). Une tout autre question serait de se demander si l’assimilation des sciences naturelles à un « savoir » leur rend effectivement justice ; nous écarterons cet aspect.

Le paradigme de la compréhension chez Simmel est complexe et non dépourvu de problèmes intrinsèques, qui regardent la filiation philosophique, le relativisme, l’enchâssement dans la vie de la posture savante (Helle, 1988). Les éléments suivants doivent être retenus pour notre propos. Comme l’expose L’essence de la compréhension historique (1999a), qui reprend et développe des idées que Simmel a formulées antérieurement, le comprendre se fonde sur l’intuition que toutes les personnes ont une « vie intérieure » à laquelle l’observation des données réelles est complètement aveugle. Il consiste selon Simmel en la reproduction et l’interprétation des expressions d’autrui de quelque nature qu’elles soient, et ce, en essayant d’effectuer une médiation entre le général et l’individuel. Cette opération est identique, qu’il s’agisse d’un acteur historique ou social. Différente de la compréhension chez Weber, qui s’intéresse aux actions et à leur « sens » téléologique ou axiologique, la compréhension chez Simmel pose, comme préalable, la ressemblance par analogie de tous les êtres humains, leur « unité » et leur « singularité » ; puis elle aspire à la recomposition des détails en un ensemble visant l’entièreté.

Pour Simmel, qui reprend à sa façon des problèmes connus de la tradition herméneutique (Thouard, 2010), le comprendre relève davantage du créatif que du savoir à proprement parler ; les fragments, c’est-à-dire les faits positifs, dont se compose la vie des êtres humains, sont réunis en un tableau, produit de l’imagination sans être imaginaire. Sur le plan philosophique, il présente l’avantage de tendre à un dépassement du donné, sans qu’il soit besoin de postuler l’existence d’une espèce d’entité métaphysique dénommée « personne », c’est-à-dire sans ontologiser l’individu. Il fait signe vers un horizon ultime, instituant une sorte de principe de la connaissance régulateur, en vertu duquel le toi constitue la fin des matériaux segmentés et non le résultat de leur agrégation. Ce faisant, il fonde le rapport social en tant que tel puisque c’est par la compréhension que l’être humain accomplit son existence de zoon politikon, comme dit Simmel dans L’essence de la compréhension historique (1999a)[13]. Il se voit ainsi profondément ancré dans la vie sociale, contre une interprétation qui lui attribue une fonction purement réflexive (Lichtblau, 1993).

Faut-il alors soupçonner le secret et le paradigme du connaître qui lui est inhérent, d’être finalement inappropriés ? Il nous semble que non ; plus encore, les deux opérations ont besoin l’une de l’autre, ce qui fait que les pages qui leur sont consacrées s’éclairent réciproquement et gagnent une signification nouvelle. La compréhension établit la dignité propre des sciences historiques et sociales ; mais la connaissance des faits, qui ne résume certainement pas l’image d’autrui comme nous venons de le voir, gardera néanmoins toute sa légitimité, elle peut et doit être conservée. Avec Simmel, elle sera conçue comme un élément non suffisant mais nécessaire en vue d’atteindre cette autre objectivité, dénommée Bündigkeit, cohérence interne, telle qu’elle est recherchée par le comprendre. Dans le « Secret », Simmel explique qu’un « cercle profond » existe entre la formation de l’image d’autrui et les « données réelles » (1999c : 349). Or, cette notion du cercle requiert justement que le connaître soit non pas écarté mais à la fois intégré et transcendé — même en admettant que la connaissance factuelle des personnes obéit à des processus sociaux propres, y compris la fabrication des préjugés et des commérages : pour Simmel, qui n’est pas sans ignorer ces processus, nous avons néanmoins toujours affaire à une forme de « savoir ». Du coup, il n’y a pas lieu d’effectuer une rupture de continuité, ni non plus de reformuler l’affirmation « Toutes les relations entre les hommes reposent, cela va de soi, sur le fait qu’ils savent des choses les uns sur les autres », (manque source ici) en vue de mieux l’adapter au discours épistémologique. C’est la tonalité du texte, et non le constat, qui subira une modulation, du moment que le soupçon d’une objectivation incongrue de l’existence humaine est levé.

Un deuxième apport des écrits tardifs susceptible de jeter un nouvel éclairage sur les chapitres de la Sociologie, tout en leur conférant une meilleure intelligibilité, regarde la notion de « discrétion », à laquelle Simmel tient tout particulièrement. Dès les premiers écrits de Simmel, la discrétion, qui traverse spécialement ses observations relatives aux rapports amoureux et conjugaux, se profile comme une façon de se conduire indispensable à la cohésion sociale. Apparaissant d’abord comme une vertu, sous la forme de la « réserve » ou du « tact » (1999c : 358), elle se trouve, dans les Questions fondamentales de la sociologie de 1917 (1999b), au principe même des liens entre les êtres humains, comme base de la sociabilité (Geselligkeit), médiatrice des niveaux personnel et social, condition de possibilité de l’intégrité de la vie des individus et de leur association, garante de proximité et de distance : autant de tournures qui sont en résonance avec l’allusion au zoon politikon de la Compréhension historique. Sur le plan de l’histoire des moeurs, la discrétion selon Simmel prend son origine dans la vie cosmopolite des grandes villes (Truc, 2005) ; dans l’histoire des idées, des parallélismes peuvent être établis avec la « pudeur » chez Friedrich Schleiermacher (Thouard, 2007 : 228-230) et, dans un tout autre registre, la « distance » nietzschéenne (Lichtblau, 1984).

« Discrétion » veut dire concrètement : ne pas essayer de pénétrer la vie personnelle des autres, ni par l’espionnage, ni par des questions envahissantes, ni même en spéculant sur la signification cachée de leurs actes et leurs paroles. Aux yeux de Simmel, ce sont non seulement des agissements comme l’écoute derrière la porte ou la lecture inquisitrice de courriels qui doivent être qualifiés d’indiscrets ; serait également indiscrète l’attitude consistant à détecter chaque expression spontanée et à scruter autrui par des réflexions malines : « Espionner, s’emparer avec avidité de toute parole irréfléchie, déployer une réflexion pénétrante pour savoir ce que peut bien vouloir dire telle intonation, ce que l’on pourrait bien déduire de telles déclarations, ce que peut bien trahir la rougeur du visage à l’énoncé d’un certain nom », de telles considérations seraient un « abus de notre supériorité psychologique » (1999c : 360).

En mettant bout à bout les différents aspects du « Secret », l’hypothèse émerge que la « discrétion » vient combler le vide moral laissé par la réduction du mensonge à un adiaphoron, évoquée plus haut. Pour Kant, l’interdiction du mensonge représente la condition de possibilité de toute communication entre les êtres humains ; c’est elle qui fonde l’espace de l’existence commune. Or, en suivant les indications de Simmel, la « discrétion » joue désormais ce rôle, car elle permet aux personnes d’être ensemble : non pas dans une attente de « vérité » mais dans une reconnaissance mutuelle, une forme d’attention à autrui qui n’est jamais un empiétement. Mais quel est son rapport avec la compréhension ? Le terme de comparaison réside en l’idée d’une « sphère idéale » entourant tous les êtres humains, ou encore de leur « valeur personnelle », comme dit Simmel dans le « Secret », où il va jusqu’à énoncer l’existence d’un « droit », non seulement au sens de la non-divulgation des détails privés, mais au sens du respect envers l’humanité en chaque personne, de nature indicible : « La discrétion n’est autre que le sentiment du droit appliqué à la sphère des contenus existentiels incommunicables », et « il existe aussi une propriété privée dans le domaine de l’esprit, dont la violation blesse le centre même du moi » (1999c : 359). Compréhension et discrétion pourraient constituer les deux faces de cette « sphère idéelle », qui serait tantôt représentation tantôt exigence ; elles se rejoignent dans le postulat de l’incommensurabilité des personnes humaines, avec l’idée que l’ « image » des individus ne saurait être ramenée à la seule énumération des données. Les deux ont en commun de suspendre la seule cognition sans pour autant la supprimer ; la discrétion, comme la compréhension, institue clairement la différence entre une curiosité affamée de ragots, d’un côté, et l’effort consistant à former une image d’autrui sans le soumettre à la brutalité d’une pensée atomisée, de l’autre.

Finalement, notre problématique rejoint la « Sociologie des sens » (1993c), qui fait se rencontrer dimension sociale et dimension esthétique. Pour Simmel, la vue et l’ouïe montrent autrui de deux façons différentes. La première, à travers le visage, évoque la nature humaine et la singularité propre à chaque individu, non dissécables et non analysables. L’ouïe, en revanche, livre les particularités prises une par une. En les confrontant aux textes qui viennent d’être discutés, on pourrait dire que l’ouïe est le sens du connaître, alors que la vue est le sens de la compréhension. Car nous voyons d’abord le visage et spontanément nous le représentons dans son entièreté et non en éléments détachés, conscients que nous nous trouvons en face d’un être humain. Ainsi le visage exprime l’intériorité et l’inviolabilité, au-delà du temporel et de la chronologie[14]. L’ouïe, en revanche, reçoit les faits — les secrets — de façon détaillée. Leur « dualité » essentielle, qui est une complémentarité, rappelle bien celle du connaître, comme recueil des contenus concrets, et de la compréhension, comme un dépassement qui voit au-delà de la multitude des éléments. Elle confirme l’articulation des niveaux de l’éthique et de la connaissance dans la vie quotidienne.

Conclusion et perspectives

La posture sociologique à propos du secret, qui défie les Lumières, comporte une vision insolite des rapports humains, interprétés dans les termes d’une connaissance mutuelle d’ordre factuel. Cette conception conduit au problème du lien social et réclame un nouveau cadre d’intelligibilité. Mais comme elle n’est ni explicitée ni problématisée chez Simmel, nous avons été amenée à en aborder les implications par un détour, en confrontant les chapitres consacrés au « Secret » avec ses écrits sur la compréhension. Il est alors apparu que le « connaître » a besoin d’un « comprendre » et vice versa. Car sur la base d’une structure circulaire, l’enregistrement des éléments concrets appelle une seconde opération, de type créateur, visant à former une représentation cohérente des autres en tant que personnes humaines. Dans le même temps, la compréhension s’exprime à travers une attitude particulière, la discrétion, qui, vue comme une mise en pratique de la conscience de l’incommensurable, intègre la sphère éthique dans l’existence ordinaire. Le champ de réflexion ainsi ouvert sera immédiatement rattaché aux recherches empiriques concernant les transformations sociales produites par l’internet, qui confèrent toute son acuité à la question de savoir de quelle façon se forme l’image des personnes entre elles.

Revisitées ainsi, il est à espérer que les réflexions simmeliennes pourront contribuer à inspirer les discussions à propos du statut des sciences sociales. Pour Simmel, la science ne fait que reproduire les opérations effectuées tous les jours par les acteurs, c’est-à-dire que l’épistémologie est une mise au jour des notions inhérentes aux pratiques quotidiennes. Il faudrait alors se demander si le « cercle » du savoir et du comprendre est susceptible de mieux établir la place de la discipline, fondée sur l’articulation de deux façons de voir autrui. C’est cette connexion qui serait le garant de sa scientificité, en évitant deux extrêmes : un scientisme objectivant qui s’accompagne d’une neutralisation impropre, et un repli dans un subjectivisme qui résiste à toute validation empirique. Le débat à propos de ces questions s’est la plupart du temps déroulé autour de l’opposition entre le comprendre et l’expliquer (Zaccaï-Reyners, 2003) et non entre le comprendre et le connaître par rapport à la formation de l’image d’autrui.

Finalement, Simmel nous amène à nous demander quelle pourrait être la signification de la « discrétion » pour la pratique de la sociologie. Car tel est bien son dilemme : en se voulant scientifique, elle s’éloigne de l’homme ; en restant proche de son objet, elle doit sacrifier une certaine rigueur scientifique. Pour le dire plus brutalement encore, aux interrogations auxquelles la sociologie soumet les personnes, quelle réponse peut-il y avoir si elle ignore l’être humain ? De fait, la science sociale s’instaure dans la distance qu’il y a entre « le pénultième » (das Vorletzte) et « l’ultime » (das Letzte) (2000a : 421), entre le secret et « ce qui est secret par soi-même » (2004 : 293).