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Combien de personnes faut-il inviter pour qu’elles forment une « société » ?

Georg Simmel, 2010 [1908] : 102

Introduction : un problème de chiffres dans la sociologie classique

Une idée répandue suppose que le concept de société entendu comme une zone de la réalité ou d’un espace-problème n’existait pas en des temps reculés ou médiévaux, mais serait né des bouleversements marquants de l’ère capitaliste moderne et du développement des techniques scientifiques pour en rendre compte. À partir de la moitié du xviie siècle, ces bouleversements ont engendré deux types de problématisation sociologique : théoriques et empiriques. D’une part, les philosophes de Hobbes à Rousseau, et de Hegel à Comte, ont cherché à découvrir les lois historiques et les dynamiques régulatrices qui sous-tendent le changement social. À la même période, une armée de philanthropes, de militants et de fonctionnaires a été engagée dans des problématisations empiriques (et souvent quantitatives) des nouveaux maux sociaux, de la criminalité à la dégénérescence, de la pauvreté à la propagation des maladies. Selon nous, la théorie sociologique moderne est fermement ancrée dans ces deux traditions intellectuelles. Les acquis classiques de l’histoire de la sociologie, en particulier dans le domaine spécialisé de ce qui est aujourd’hui appelé « la théorie sociale », se concentrent presque toujours sur la partie abstraite et théorique de ce patrimoine. Ces dernières années, une tendance dans la direction opposée a émergé qui se vouait au côté empirique de cette généalogie (Wickham et Freemantle, 2008 ; Bayatrizi, 2009 ; 2011 ; Bulmer et al., 1991), parfois même en minimisant et en questionnant le rôle des développements purement théoriques (Osborne et al., 2008). Comme Thomas Osborne et Nikolas Rose l’ont avancé, la pensée sociale est en partie un résultat organique d’articulations empiriques qui ont créé « des mouvances spatiales changeantes au sein des théories sociologiques, qui elles-mêmes offrent autant de réponses » (1997 : 88, nous traduisons). Ailleurs, ils notent que « les théories de la société n’ont pu commencer à être formulées qu’après que le domaine de « la société » s’est lui-même imposé comme un problème ; domaine établi non seulement dans un sens discursif, mais aussi dans un sens pratique et technique comme terrain et domaine d’investigation » (Osborne et al., 2008 : 522, nous traduisons).

Débutant vers la moitié du xviie siècle, le domaine d’investigation de la société a commencé à être fermement établi par l’intermédiaire de problématisations empiriques et quantitatives particulièrement axées sur la pauvreté urbaine des classes ouvrières ainsi que sur les criminels et autres déviants sociaux. Au milieu du xixe siècle, des questionnaires d’enquête, ainsi que des techniques d’observation participante ont été utilisés pour documenter les maux sociaux, compiler leurs occurrences, et présenter les résultats sous forme de tableaux et de graphiques (Bulmer et al., 1991 ; Porter, 1986 ; Bayatrizi, 2011). L’apogée de ce mouvement fut la création de sociétés de statistiques britanniques, mais il a également inspiré l’Association pour la politique sociale (Verein für Sozialpolitik) en Allemagne ainsi que le travail scientifiquement moins institutionnalisé, mais très influent, d’André-Michel Guerry et d’Adolphe Quetelet dans une tradition de langue française. D’un point de vue politique, cette orientation quantitative a été en très grande partie philanthropique et libérale. Elle a agi comme un moyen pour la bourgeoisie montante de contrôler la définition et la délimitation des solutions potentielles aux problèmes sociaux engendrés par l’industrialisation et l’urbanisation rapides (Yeo, 2003 : 93 ; 1991 : 50 ; Porter, 2003 : 28). Intellectuellement parlant, elle s’est souvent écartée des discussions théoriques au nom de l’objectivité et des faits seuls (Poovey, 1998). Mais, à son insu, elle a souvent contribué de manière significative à l’identification théorique et à la formulation conceptuelle d’un nouveau champ et objet d’étude, « la société ». Ses principales contributions théoriques consistent à présenter des afflictions personnelles telles qu’une mauvaise santé, des tendances criminelles et de la dégénérescence comme des problèmes sociaux ou en tant que problèmes collectifs découlant de la nature de l’agrégation sociale, et donc susceptibles de modification et de manipulation à travers les institutions et les gouvernements (Bayatrizi, 2008 ; 2011). Comme Osborne et Rose le soulignent, « la voix créatrice de la pensée sociale a été plus souvent un problème technique, centripète et pris par les rationalités particulières du gouvernement au lieu d’être soit exclusivement théorique soit simplement une réponse à « des problèmes objectifs » de la société » (1997 : 87 ; nous traduisons). Le travail ainsi encadré requiert le rejet de la distinction habituelle faite entre les penseurs sociaux et les chercheurs empiriques, les premiers posant leur regard supérieur sur un monde d’abstraction du haut de leur tour d’ivoire, tandis que les seconds s’aventurent sur le terrain et mettent la main à la pâte au contact de « vraies » personnes et de la « vraie » vie. Nous proposons plutôt de considérer une réciprocité entre les formes conceptuelles et les formats empiriques de la connaissance qui caractérisent la naissance des sciences sociales avec leurs inspirations morales et leurs applications politiques (voir aussi Osborne et al., 2008 : 525).

Ironie du sort, cette distinction morale entre la spéculation théorique et la recherche empirique ne tient pas compte du fait que chacune des trois figures canoniques de la pensée sociale a fait un vaste usage des données de la statistique empirique, que Max Weber, Émile Durkheim et Karl Marx ont formatée et publiée parallèlement à des récits d’analyse historiques à divers moments de leur carrière : le premier à ses débuts, le deuxième en milieu de carrière, et le troisième vers la fin de la sienne. Weber a conçu et supervisé l’utilisation de questionnaires d’enquêtes dans ses études sur le travail, Marx a aussi conçu un questionnaire, mais n’a pas vécu assez longtemps pour recueillir et compiler les résultats. Durkheim a ainsi collecté et analysé des données sur le mariage, la fécondité, le divorce, la criminalité et le suicide. La plupart des comptes rendus de la formation des experts en sociologie ont cependant tendance à ignorer ou à minimiser cet engagement en faveur de la quantification empirique. Ces comptes rendus prennent aussi rarement en considération les études classiques par rapport à des projets similaires entrepris par de moins éminents chercheurs en sciences sociales qui oeuvrent en Europe et en Amérique du Nord. Pour cette raison, nous envisageons un dialogue sur certains aspects des travaux du trio Durkheim, Marx et Weber avec ceux de penseurs moins considérés, tels que Gabriel Tarde, W. E. B. Du Bois, et James Kay-Shuttleworth.

Dans le réexamen des archives de la sociologie classique, notre objectif est de mettre en lumière certains aspects ignorés ou sous-estimés du travail de personnalités reconnues de la théorie sociale ou encore d’autres dont ils s’inspiraient ou tiraient leurs influences, et ce, plus particulièrement en : 1) décrivant brièvement chacune de leurs inscriptions dans la recherche empirique ; 2) remettant en contexte l’approche qu’ils adoptent quant à la quantification de la vie sociale au sein des grandes tendances empiriques et scientifiques de leur époque ; 3) explorant la façon dont ces préoccupations empiriques et statistiques font partie intégrante d’un plus vaste dessein de leurs grands projets théoriques visant à examiner les aspects qualitatifs et quantitatifs de la vie sociale.

Au xixe siècle, les tentatives pour dénombrer et pour quantifier la vie sociale ont donné lieu à d’intenses débats méthodologiques et épistémologiques sur la valeur et la crédibilité des techniques empiriques et statistiques. Les premières données chiffrées envisagées ici employaient soit de manière instrumentale ces techniques, tout en restant silencieuses sur de grands débats au sujet de leur validité (comme c’est le cas pour Marx, Kay-Shuttleworth et Du Bois), ou bien participaient activement aux débats (comme dans le cas de Weber, Tarde et Durkheim, dont les contributions sont examinées de manière approfondie ailleurs [Porter, 1995 ; Turner, 1986 ; Brain, 2001 ; Schluchter, 2000 ; Lazarsfeld et Oberschall, 1965]). Plutôt que de fournir un historique détaillé des faits de l’accroissement de la connaissance des études de statistique empirique, notre objectif, ici plus modeste, est d’examiner à travers un ensemble d’enseignements comment le problème des chiffres est saisi dans l’histoire des débuts de la sociologie.

En dépit du fait qu’il n’a pas lui-même mené de recherches ou tiré de conclusions de la recherche empirique de façon systématique ou soutenue, c’est Georg Simmel qui nous apporte la formulation la plus claire de ce qui est en jeu dans cet article, soit la mise en forme statistique de la connaissance sociale. Dans sa discussion sur la détermination quantitative du groupe[1], soit le deuxième chapitre de son travail pionnier datant de 1908, Sociologie, Simmel note « qu’à la fois la taille et le nombre quantifiables d’un groupe établissent une différence qualitative dans la façon dont les interactions sociales jouent effectivement et quant à la forme qu’elles peuvent prendre » (Simmel, 2010 [1908] : 87-92). Tout comme « deux, c’est bien, trois c’est trop », tout rassemblement social peut se définir comme un « petit nombre » (oligoi) ou un groupe se concevoir comme « beaucoup » (polloi) en référence à un seuil numérique théoriquement déterminable, suivant la façon dont les membres sont additionnés et soustraits, et comment les participants sont multipliés et divisés. Dans la métropole moderne, les relations sociales sont par exemple évidemment qualitativement et quantitativement distinctes d’une dynamique personnelle de vie au sein des collectivités rurales, tout comme l’expérience de l’individu solitaire, la réciprocité dyadique entre personnes intimes, ou la relation entre deux groupes ou encore des individus face à une troisième figure de médiateur ou face à une autorité supérieure qui sont chacun constitués et conditionnés par leurs propres caractéristiques sociologiques : les valences (Pyhtinen, 2009 : 24). Ce problème de chiffrage en est donc un de propriété intrinsèque des groupes sociaux, et un élément constitutif de la façon dont ils se définissent, et non pas seulement l’invention ou l’imposition d’un observateur sociologique externe. Bien que nous ne puissions développer pleinement ces points ici, « l’arithmétique sociologique » claire de Simmel souligne la nécessité de distinguer la mesure mesurée, qui capte l’état réel de la vie sociale (y compris les calculs numériques qui régissent la vie institutionnelle et quotidienne), de la mesure de mesure, qui dessine les contours d’un monde social (et comprend les calculs statistiques et des normes techniques développées par les sciences sociales, voir Latour et Antonin-Lépinay, 2009 : 15). Cette dernière technique comprend de tels dispositifs et des formats comme des enquêtes et des tableaux qui rendent des jugements de valeur, des déclarations factuelles et les calculs du quotidien tangibles, lisibles et comparables, de façon précise, et calculables d’une manière fiable. Comme tous les faits classiques reconnus et utilisés à des degrés divers, la tâche des sciences sociales est d’inventer, d’affiner, de problématiser et de déployer de tels dispositifs en matière de comptabilité de pratiques quantifiables et de quantification d’usage qui constituent des modes modernes d’association, ou de « formes de socialisation[2] » (Vergesellschaftungformen).

1. Monades, cartes de données et courbes statistiques : Durkheim, Tarde et Quetelet

Cependant, comme on parle d’un déficit social à plus ou moins grande échelle, généré en fonction des conditions sociales — les phénomènes antisociaux des personnes défavorisées, les criminels, les prostituées, ou encore les suicides —, « une certaine quantité et qualité de la vie sociale produit aussi un certain nombre de vies solitaires d’une manière occasionnelle ou chronique que les statistiques elles-mêmes ne peuvent comptabiliser » (Simmel, 2010a [1908] : 79).

Depuis qu’Émile Durkheim est classiquement, mais à tort, vu comme un pionnier de l’utilisation des statistiques sociales et d’autres données empiriques pour faire avancer sa thèse sociologique plus vaste en ce qui concerne le passage de sociétés traditionnelles aux sociétés modernes, il est utile d’examiner brièvement comment il se propose de mesurer les taux et les ratios des processus sociaux sur la base de variables mesurables. Comme Simmel, Durkheim prend pour hypothèse de départ que l’expansion quantitative des groupes entraîne une intensification qualitative des interactions sociales et des expériences individuelles. Selon les propres termes de Simmel, « la relation des éléments sociologiques ne dépend pas seulement des grandeurs relatives de ces éléments, mais aussi de leurs grandeurs numériques absolues » (Simmel, 2010 [1909] : 91). Avec la criminalité, le divorce, et sans doute le plus connu de ses sujets de recherche empirique, le suicide, le « principe fondamental » de Durkheim impose une réflexion sur des phénomènes sociaux « discrets » de manière qualitative et quantitative, comme des éléments dans un ordre concret avec sa réalité objective propre : « Notre principe fondamental : la réalité objective des faits sociaux », comme il le dit canoniquement dans Les Règles de la méthode sociologique (Durkheim, 1937 [1895/1901] : xxiii ; 1982 [1895/1901] : 45 ; voir aussi Garfinkel, 2002 ; Kemple, 2004). Il en est ainsi à l’égard de problèmes sociaux particuliers, tels que des facteurs non sociaux comme le climat, la psychologie et la race, entendus comme négligeables, ou des variables secondaires ou dépendantes selon ces forces sociales primaires, puissantes, indépendantes et « objectives » que sont la religion, l’occupation, l’éducation, ou encore l’état matrimonial.

Le texte principal du Suicide est tout au long ponctué de tableaux statistiques qui notent, par exemple, le nombre de suicides pour un nombre spécifique d’habitants dans des régions ou des pays particuliers, en ce qui concerne l’âge, l’origine ethnique, l’alcoolisme ou la folie (dans la Partie I) ; ou qui établissent des liens avec l’appartenance religieuse, les démographies culturelles régionales et nationales avec ce qu’il appelle un degré d’intégration nationale et politique, à certaines périodes (dans la partie II) ; et qui recoupent des informations avec les taux et l’incidence des meurtres (dans la partie III). Une grande partie de cette information est synthétisée en cartes de données, qui servent de cartographies sociales, mettant ainsi en lumière la concentration des taux de suicide dans des régions particulières de la France et de l’Europe centrale, dans certains cas à l’égard de facteurs tels que l’alcoolisme et autres états pathologiques déviants. Bien que les passages plus lyriques ou prosaïques de Durkheim sur l’égoïsme comme pathos de la modernité et sur l’anomie comme un mal de l’infini soient peut-être aujourd’hui plus remarquables pour nous, ces tableaux statistiques et ces cartes de données prêtent à ses arguments une aura durable de réalisme scientifique qui est sans doute encore plus importante dans l’établissement de son statut et l’impact de ses recherches vues comme un « classique » de la sociologie.

Ce qui est certain, c’est que Durkheim était loin d’être le premier scientifique en sciences sociales à faire usage de ces modèles visuels d’explication et de présentation statistique. Son travail a été précédé d’une grande richesse de la littérature sur le suicide remontant au début du xixe siècle. Les débats, qui passionnaient la Grande-Bretagne et la France, au début, mais aussi l’Italie et les régions de langue allemande plus tard, ont posé des questions importantes sur les causes du suicide (biologiques, sociales ou personnelles par exemple) ainsi que des questions connexes sur le déterminisme et le libre arbitre (voir Hacking, 1990 ; Giddens, 1976). Ce sont les données chiffrées qui ont provoqué la majeure partie de ces débats et ont demandé un effort soutenu afin de recueillir et d’analyser des statistiques comparatives régionales ou nationales. Durkheim lui-même ne s’est pas engagé directement dans la collecte de données, mais s’est, soit appuyé sur des données déjà citées par ses contemporains et prédécesseurs, ou a employé son neveu et assistant de recherche, le jeune Marcel Mauss, à extraire des données du Bureau de la statistique, dirigé par son éternel rival Gabriel Tarde. En fait, comme le suggère le titre de son livre, Le Suicide : Étude de sociologie, il pourrait avoir été moins intéressé par le suicide en tant que tel que par l’utilisation de statistiques sur le suicide pour démontrer le potentiel de la sociologie. C’est ici que les différences entre lui et Tarde deviennent significatives. Durkheim insiste sur le fait qu’un champ appelé la « société » pourrait être étudié de manière objective en tant que forme autonome, unité supra-individuelle, ou « réalité sui generis » découlant de « l’influence réciproque et rayonnante » des interactions sociales (Durkheim, 1976 [1930] : 120-142).

D’autre part, selon Tarde, la sociologie est mieux comprise comme dispositif de mesure pour magnifier et rendre visible une « forme cellulaire de la vie sociale », et peut donc être caractérisée comme un « microscope social de la psychologie comportementale » qui nous aide à nous concentrer sur les actions individuelles et autres interactions infinitésimales (Tarde, 2001 : 111). Comme il le précise dans Leslois de l’imitation, d’abord publié en 1888, la base empirique de la sociologie repose sur l’accumulation de statistiques sociales qui mesurent la propagation des croyances, des désirs, des types, et des actes, l’objectif principal étant alors (comme les techniques de l’archéologie) de retracer « les inventions et les manifestations imitatives des inventions[3] » (Tarde, 2001 [1888] : 97). Le but de la sociologie est donc ici de retracer l’évolution de la courbe des imitations et des fluctuations dans le nombre d’adhérents à des inventions en tenant compte de variations similaires ou contraires dans d’autres courbes générées statistiquement. Ces données peuvent ensuite être enregistrées dans une table ou sur un graphique qui présentent une augmentation relativement rapide des plateaux instables ou un déclin progressif d’une variété de phénomènes complexes à travers la totalité du « terrain » du champ social :

Le champ de la statistique sociologique étant nettement circonscrit, les courbes graphiques relatives à la propagation, c’est-à-dire aussi bien à la consolidation de chaque besoin spécial, de chaque opinion spéciale, pendant un certain nombre d’années et dans une certaine étendue de pays, étant clairement tracées, il reste à interpréter ces courbes hiéroglyphiques, parfois pittoresques et bizarres comme le profil des monts, plus souvent sinueuses et gracieuses comme les formes de vie

Tarde, 2001 [1888] : 173

Malgré son appréciation esthétique et plutôt scolaire des graphiques statistiques de ses contemporains et prédécesseurs, Tarde lui-même ne semble pas en avoir généré beaucoup, s’appuyant plutôt sur des tables produites par les bureaux officiels de statistiques qu’il dirigeait ou ceux auxquels il avait un accès privilégié. Alors que chacun s’adressait à des publics différents — Durkheim à ceux qui prônaient la stabilité et Tarde à l’élite encore en train de digérer la révolution, par exemple (Bannister, 2008 : 337) —, ces deux courants peuvent toutefois être distingués des statisticiens précédents, car ils vont au-delà des corrélations statistiques superficielles (entre le suicide et l’éducation, la criminalité et les crises, par exemple) en tentant de fournir des explications plus sociologiques à propos de tendances statistiques (cf. Porter, 1995).

Adolphe Quetelet fut peut-être le pionnier le plus important des statistiques sociales de la génération précédente, et il influença fortement Tarde ; sa connaissance des probabilités mathématiques en astronomie l’amena à développer ce qu’il appelle une « physique sociale » pour le calcul de la répartition des traits et de la valeur des fréquences au sein des populations en fonction de la forme de la fameuse « courbe en cloche », ou « graphique en urne » comme il l’appelait, modèle du célèbre indice de masse corporelle (IMC) qui porte aujourd’hui son nom (voir figure 1). Entre les deux extrémités d’un graphe représentant les traits d’un binôme composite de l’homme moyen, on pourrait tracer la distribution de certains « écarts » en utilisant des courbes similaires, comme le graphique que Quetelet conçu sur la criminalité selon l’âge et le sexe en Belgique (divisant ici le nombre d’occurrences par le nombre total de personnes dans chaque catégorie). En considérant littéralement les acquis d’une généalogie métaphorique tardienne en matière de courbes, Quetelet interprète son graphique statistique en indiquant la propension ou même en prévoyant l’inclinaison (le penchant) des hommes et des femmes à commettre des crimes à différents âges (voir figure 1).

Figure 1

Graphique statistique d’Adolphe Quetelet (1835) : « Graphique en Urne » (Homme moyen) ; Courbes indiquant le penchant au crime chez l’homme et chez la femme

Graphique statistique d’Adolphe Quetelet (1835) : « Graphique en Urne » (Homme moyen) ; Courbes indiquant le penchant au crime chez l’homme et chez la femme

Figure 1 (continuation)

Graphique statistique d’Adolphe Quetelet (1835) : « Graphique en Urne » (Homme moyen) ; Courbes indiquant le penchant au crime chez l’homme et chez la femme
Quetelet, 1846 : 103 ; 1869 : 304

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Durkheim, Tarde et Quetelet s’accordent pour dire que la vie sociale ne se résume pas à un état de fait en vue d’une étude scientifique et d’une analyse statistique, mais constitue aussi un ordre moral sujet à la réforme sociale et à l’intervention politique (Porter, 1995). Toutefois, et contrairement à Durkheim et à Quetelet, Tarde ne prétend pas que des normes statistiques ou des moyens mathématiques devraient également être considérés comme des idéaux moraux ou des normes critiques pour l’évaluation de la santé et la longévité du corps social. Selon Tarde en effet, les statistiques font appel, et sont le résultat d’une multitude de micro-oppositions, d’imitations et d’inventions qui produisent de la différence plutôt que de l’uniformité, et qui présentent un ordre et une logique qui sont inhérents à ces détails, plutôt que d’être imposés de l’extérieur (Deleuze et Guattari, 1987 : 218-219 ; Latour, 2005 : 14-16). Tout en omettant l’argument de Durkheim selon lequel la réglementation des groupes professionnels à travers une éthique professionnelle permettrait de guérir les pathologies sociales d’un égoïsme excessif et d’une anomie, Tarde envisage néanmoins une valeur d’enseignement général ou même civique de l’individu en matière de suivi des hauts et des bas temporels d’une vie sociale à travers le temps :

Rien de plus instructif en général que les tableaux chronologiques des statisticiens, où, année par année, ils nous révèlent la hausse ou la baisse croissante d’une consommation ou d’une production spéciale, d’une opinion politique particulière traduite en bulletins de vote, d’un besoin de sécurité déterminée exprimé en primes d’assurance contre l’incendie, ou en livrets de caisse d’épargne, etc., c’est-à-dire au fond, toujours, les destinées d’une croyance ou d’un désir importés et copiés. Chacun de ces tableaux, ou mieux, chacune des courbes graphiques qui les représente, est une monographie historique en quelque sorte.

Tarde, 2001 [1888] : 164

Vers la fin de l’ouvrage Leslois de l’imitation, Tarde poursuit en décrivant ce qu’il appelle « le journal idéal », qu’il imagine lu par un public instruit « uniquement pour sa multitude de déclarations de faits bruts », plutôt que pour une inclinaison idéologique de ses journalistes. Avec ses courbes graphiques et ses articles concis, un tel périodique n’aurait alors pas besoin d’un éditorial politique ou d’opinion, et permettrait ainsi à l’intelligence critique de chaque citoyen capable de lire et compter de s’en faire une. En allant plus loin encore, cet argument entraîne qu’un individu autonome, indépendant, ou même solitaire (ou monade) s’affirme finalement à travers « un processus de libération » des normes objectives, des lois abstraites et des coutumes contraignantes qui, sinon, « réglementent et assimilent le particulier à un ensemble social » (Simmel, 2010 [1908] : 81).

2. Dyades, questionnaires et tableaux statistiques : Du Bois, Marx et Weber

Puisqu’il y a dorénavant « des connexions fréquentes et indirectes à multiples facettes qui sont constituées de déterminants tels que la solitude ou la liberté, et bien que formes sociologiques de relation, il reste néanmoins une méthodologie de formation sociologique simple existante entre deux participants » (Simmel, 2010 [1908] : 113).

Il est communément admis de traiter Durkheim comme le seul des trois maîtres de la sociologie à avoir accompli un projet majeur de la recherche sociale de façon empirique et statistique. Toutefois, un examen plus approfondi révèle que parmi ces trois figures emblématiques, c’est sans doute Max Weber qui a consacré le plus d’efforts et de temps au développement systématique d’une routine de recherche sociale empirique, en grande partie basée sur l’établissement et l’interprétation des données numériques. Contrairement à Durkheim, qui s’appuyait sur des données préexistantes ou de seconde main, ce qui est remarquable à propos de l’oeuvre de Weber, c’est qu’il a fait table rase. À partir des années 1890, Weber a créé des enquêtes planifiées. Obsédé par des questions méthodologiques, il a élaboré et administré des questionnaires, a participé à la collecte de données, croisé manuellement des données complexes, s’est engagé systématiquement dans les débats sur les mérites épistémologiques et méthodologiques de différentes approches et techniques. De fait, en 1893, à 30 ans, il devenait le saint patron des chercheurs s’adonnant aux travaux empiriques en Allemagne (Lazarsfeld et Oberschall, 1965 : 186). Weber partageait une similarité significative avec Durkheim dans le fait que leur enjeu commun était de façonner un espace pour la sociologie concernant les questions les plus importantes de l’époque dans leurs pays respectifs : le suicide en France pour Durkheim (voir Giddens, 1971) et le travail en Allemagne pour Weber (Oberschall, 1965). Mais ce qui, d’une certaine manière, contraste avec les écrits de Simmel de la même période, tout en les complétant, est que chacun d’eux s’engage à clarifier les éléments fondamentaux de l’ordre social, problème théorique classique s’il en est, que tous s’accordent à dire qu’ils peuvent être vérifiés empiriquement et chiffrés :

Les extrémités de ce spectre [celui du conditionnement quantitatif des groupes] sont le droit et la morale, entre lesquelles les coutumes, à partir desquelles ils se sont développés, sont virtuellement au centre.

Simmel, 2009 [1908] : 85, nous traduisons

Malgré la manière un peu plus spéculative, formelle et, apparemment, impressionniste de Simmel dans la façon d’étudier ces réalités soft de la vie sociale, il partage explicitement avec Durkheim et son bon ami Weber le but d’établir la position de la sociologie dans le cercle scientifique, et de faire respecter la légitimité de ses objectifs cognitifs et de ses méthodes.

Paul Lazarsfeld et Anthony Oberschall (1965) apportent un compte rendu de six épisodes spécifiques entre 1890 et 1912 de la participation de Weber dans les projets d’enquête qui a, depuis, été mis à jour, élargi et corrigé par Wolfgang Schluchter (1995) en tant qu’éditeur des travaux de Weber. Parmi ceux-ci, ses premiers rapports sur le travail agraire des paysans de l’est de l’Elbe et les travailleurs ruraux sont peut-être les mieux connus, même si leur notoriété est principalement due aux conclusions politiques qu’il a tirées de la mission historique et politique de puissance de l’État-nation allemand (Weber, 1994 [1895] ; 1979 [1894]). Peu de gens savent que le rapport est basé sur une étude à grande échelle, engageant une équipe de chercheurs et l’utilisation d’un questionnaire acheminé à 3600 personnes dans tout le pays. La partie du rapport écrite par Weber comptait 890 pages et plus de 120 tableaux statistiques conséquents sur le revenu, le budget, etc., qu’il a très probablement schématisés et établis lui-même. Son dernier engagement de première main en recherche sociale empirique fut ainsi une plage de cinq ans d’études critiques de l’utilisation de méthodes de laboratoire dans la « vie publique », spécifiquement centrées sur l’utilisation de la psychologie expérimentale et de la psychophysique dans les usines (Brain, 2001 : 647-648 ; Schluchter, 1995 : 20-36). Ces études ont abouti en 1908 à un rapport et à un plan de recherche préliminaire sur les « carrières professionnelles et les schémas de mobilité » parmi les travailleurs industriels dans les industries autonomes à grande échelle, projet qu’il a conçu et partiellement réalisé avec son frère Alfred, entre autres collaborateurs (Weber, 1971). De manière significative, de nombreux engagements de Weber dans des projets empiriques ont été menés sous les auspices du Verein für Sozialpolitik, l’Association pour la politique sociale consacrée à l’avancement des projets de recherche scientifiques sociaux et de la place de ceux-ci au service des intérêts de la nation, dans un but notamment de promotion de l’égalité sociale entre les propriétaires et les ouvriers, une tâche à laquelle Weber lui-même était rompu (Schluchter, 2000 : 61). Cependant, son dernier projet se distingue par le fait que Weber définit explicitement ses objectifs tant théoriques que méthodologiques, en faisant valoir que les retombées politiques que d’autres pourraient en tirer seraient bienvenues, mais pas toutefois de première importance (Weber, 1971 [1908] : 105).

Avant d’examiner cette étude plus en détail, et en particulier son nouvel emploi des instruments de mesure quantitatifs aux fins de l’analyse des groupes sociaux dualistes et des processus psychiques, il est intéressant de noter que ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres projets de recherche similaires menés à l’époque en Europe et en Amérique du Nord. En 1904 ou au début de 1905, par exemple, et peu après son retour de sa visite aux États-Unis et de son discours prononcé lors de l’Exposition universelle de Saint Louis, Weber a invité Du Bois à contribuer à un article pour la revue qu’il dirigeait[4], qui enquêterait alors sur « les relations entre le (prétendu) “problème de race” et le (prétendu) “problème de classe” » (lettre de Weber à Du Bois, cité dans Chandler, 2006 : 196 ; aussi dans Scaff, 2011 : 257). Le moment choisi de leur échange est fortuit, puisque Du Bois vient juste de publier son chef-d’oeuvre, The Souls of Black Folk (2000 [1903])[5], que Weber s’est proposé de traduire en allemand, tandis qu’il terminait alors l’écriture de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Weber, 2002 [1904-ou /1905]). En dépit des différences de style, de portée et de méthodologie, chaque étude se concentre sur le problème du « choix des professions et des destins professionnels » (Berufswahl und Berufsschicksal, selon l’expression de Weber) dans les conditions du capitalisme industriel et de l’agriculture moderne, et tous les deux sont interpellés par leurs intérêts dans les politiques publiques et la réforme sociale. Dans cette optique, l’essai que Du Bois a finalement écrit et publié dans l’ouvrage de Weber Archives de sciences sociales et de politique sociale en 1906 (Archiv für Sozialwissenschaft undSozialpolitik), « Die Negerfrage in den Vereinigten Staaten » (La question noire aux États-Unis), peut être lu comme une étude statistique empirique soutenant les prétentions de son oeuvre lyrique précédente plus polémique, avec le fameux argument contre le programme de Booker T. Washington pour la formation industrielle et agricole manuelle des Afro-Américains, plutôt que la promotion du talented tenth, ainsi qu’on appelait alors « la crème de la crème », ces quelque 10 % de professionnels issus des études universitaires ou des hauts dirigeants d’entreprises. À la même période, cet essai de Du Bois devrait également être compris comme un complément au propre projet en cours de Weber, apportant une cartographie empirique de la sélection des qualités requises et des attitudes spécifiques à avoir en vue de tâches économiques ou politiques. Comme l’a récemment fait remarquer Lawrence Scaff (2001 : 103), Du Bois aurait probablement assisté à une conférence de Weber à Berlin dans les années 1890, et suivi un cours en statistiques en tant qu’étudiant à l’Université de Humboldt avec August Meitzen, le directeur de la seconde thèse de Weber. Comme les études de Weber en 1890 sur l’économie agraire, les travailleurs agricoles et la main-d’oeuvre immigrée dans l’est de l’Allemagne, les premiers travaux de Du Bois démontrent la maîtrise des méthodes d’enquête et de la généralisation statistique, combinée avec une interprétation habile des groupes de statut, de classe et de caste, la structure socioéconomique, le développement des relations, et le rôle joué par la race et l’ethnicité (Scaff, 2001 : 103).

Considérons par exemple les tables numériques de Du Bois illustrant la distribution des emplois occupés par les Noirs dans la reconstitution socioéconomique des États-Unis après la Guerre civile, qui indiquent bien que plus de deux millions de travailleurs (en fait presque 2,5 millions) oeuvrent dans le secteur agricole (principalement des métayers), tandis que le restant est employé dans une variété singulière de plus nombreux emplois de subalternes (voir figure 2). Du Bois inclut une note bibliographique en soulignant que ces chiffres sont tirés d’une série massive d’enquêtes sociales qu’il avait effectuées alors en poste à l’Université d’Atlanta depuis 1897, et de son étude de cas en sociologie empirique de 1899, The Philadelphia Negro (voir Du Bois, 2006 [1906] : 289 n15 ; 1967 [1899]). Comme d’autres chercheurs aux États-Unis travaillant sur cette période, avant l’institutionnalisation et la professionnalisation de la sociologie, Du Bois interprète assez lâchement les statistiques, en incluant à la fois les connaissances factuelles sur les processus sociaux et des tableaux numériques documentant de tels procédés (Bannister, 2008 : 335). Cependant, sa recherche est unique et sans précédent dans la systématisation du recours à des méthodes de recherche par sondage influencées par les techniques de l’économie politique inductive, mises au point par son professeur Gustav von Schmoller à Berlin (voir Bulmer, 1991). En outre, et malgré la prolifération des faits tout au long de l’article, Du Bois adopte volontiers un ton prophétique d’exhortation, comme dans sa conclusion qui proclame que « le jour se lève pour les races de couleur. Il serait fou de retarder cette évolution, et c’est de la sagesse que de promouvoir ce qu’elle apporte de lumière et d’espoir pour l’avenir » (Du Bois, 2006 [1906] : 287, nous traduisons). Comme Nahum D. Chandler le remarque, la manière dont Du Bois alterne sobrement son propos entre argument empirique et appel moral plus direct contribue au « caractère contrapuntique qui donne à son essai son caractère rhétorique distinctif » (Chandler, 2006 : 214, nous traduisons). En adoptant ce style hybride de démonstration scientifique et d’expression plus littéraire, Du Bois énonce un ultime espoir de transcendance des relations duales de domination et de suborfigudination entre les races noires et blanches en Amérique du Nord, avec une « double consciousness », intériorisée par les individus de chaque groupe.

Figure 2

Tableau de Du Bois sur la distribution des professions de Noirs au travail en 1900

Tableau de Du Bois sur la distribution des professions de Noirs au travail en 1900
Du Bois, 2006 [1906] : 259-260

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Selon les mots de Simmel (2009 [1908] : 85), les écrits de Du Bois, comme les premiers écrits de Weber, sont axés sur des relations dyadiques de pouvoir qui déterminent l’inclus et l’exclu, la complémentarité et l’aparté, le distinct et le dépendant des interactions qui ont lieu entre groupes et individus, et plus particulièrement entre les opposés aux groupes raciaux et aux groupes professionnels. L’essai de Weber sur l’Éthique protestante, publié dans un numéro de l’Archiv tout juste un an avant celui de Du Bois, est célèbre pour sa conclusion, où une prose dramatique s’épanouit dans une prophétie spéculative sur une note apocalyptique, qui fait néanmoins faiblement écho à la fin de son « Introduction méthodologique » aux études psychophysiques de 1908 (Weber, 2002 [1904-1905] : 121 ; 1971 [1908] : 155). Cette dernière enquête a été conçue en particulier afin d’affiner et d’employer un instrument « neutre du point de vue des valeurs » (wertfrei) pour sonder la vie intérieure des travailleurs, et plus particulièrement pour « comprendre par interprétation » (deutend Verstehen) leur expérience de travail, leur activité, leurs dispositions et leurs perspectives en ce qui concerne les conditions de travail et de performance. La relation dyadique entre le chercheur et le sujet de recherche, demandant empathie et interprétation, est au centre et à l’avant-scène : « Pour l’enquête de l’Association[6], la tâche se voulait positive plutôt que critique : faire du questionnaire (Fragebogen) un instrument standard de la mesure sociale — un outil pour capter la particularité des cultures locales en des termes qui se rapprochent de ceux des cultures elles-mêmes » (Brain, 2001 : 673, nous traduisons). Plutôt que d’essayer d’appliquer les technologies de développement issues des recherches en laboratoires d’expérimentation de la recherche psychophysique, comme l’ergographe d’Émile Kraepelin pour mesurer l’activité mentale par la fréquence du pouls cérébral, Weber croyait qu’un questionnaire administré en personne aux travailleurs, ainsi que des observations directes d’entre eux sur le lieu de travail à l’usine, serait un dispositif beaucoup plus approprié pour la capture de données sociologiquement pertinentes, en particulier en ce qui concerne les attitudes et l’influence de l’héritage social, culturel et traditionnel (Brain, 2001 : 660 ; Schluchter, 1995 : 37-59). L’objectif était de dresser un profil mathématiquement précis ou « courbe de travail » qui situerait un taux de stress, d’épuisement et de récupération, en plus d’une évaluation des salaires, des primes de rendement, des incitations à l’attention, et d’autres facteurs de motivation qui contribuent à « la psychologie et aux bases physiologiques de l’aptitude professionnelle » des travailleurs, comme le paragraphe suivant issu de l’enquête de l’Association l’indique :

  • 13. Pourquoi avez-vous choisi cette profession ?

  • 14. Votre travail est-il particulièrement pénible ? ____ De quelle manière ?

  • 17. Êtes-vous payé au temps ou à la pièce ? ___ Donnez une idée de votre salaire hebdomadaire : ___ Préférez-vous être payé au temps ou à la pièce ?

  • 21. Qu’aimez-vous faire le plus quand vous n’êtes pas au travail ?

  • 27. Comment prévoyez-vous gagner votre vie pendant la vieillesse ?

Questionnaire de l’étude de l’Association pour la politique sociale, Brain, 2001 : 684 ; nous traduisons

L’étude s’est déroulée à partir de l’hypothèse qu’aucune forme de travail n’est purement mentale ou physique et se concentre plutôt sur « ce que les facultés et les fonctions de l’appareil psychophysiologique du travailleur sont objets d’une sélection préférentielle pour un travail particulier, et donc de la fatigue d’une part, et de la pratique de l’autre » (Weber, 1971 [1908] : 120 ; nous traduisons). Bien que le faible rendement des questionnaires, entre autres raisons, a fait que l’étude est restée inachevée, le plan que Weber et ses collaborateurs avaient énoncé espérait au moins offrir un schéma pour comparer les modes capitalistes et socialistes de l’organisation industrielle, et pour vérifier également certaines variables, y compris si les différences en matière d’héritage racial ou biologique peuvent rivaliser avec les influences culturelles, ethniques et historiques (Weber, 1971 [1908] : 126). Malgré un cadrage strict et sans jugement de valeur, idéologiquement non partisan et politiquement neutre de l’étude (à la différence de celle Du Bois), le choix des questions et la conception de l’ensemble suggèrent que ses résultats seraient au moins implicitement utile aux gestionnaires industriels, en plus de former des recommandations en matière de politique sociale.

3. Triades, sondages et aperçus statistiques : Marx, Engels et Kay-Shuttleworth

Il y a des centaines de différences tout à fait mineures en matière d’opinion, d’indice d’un antagonisme entre personnalités, d’émergence d’intérêts momentanément entièrement opposés ou encore des sentiments, « qui donnent sa couleur aux étapes fluctuantes de la vie de tous ceux qui endurent une vie collective et sont déterminés par la présence d’un tiers exerçant continuellement et presque inévitablement la fonction de médiation » (Simmel, 2009 [1908] : 104).

Les études en statistique empirique de la sociologie classique peuvent en grande partie être comprises comme une tentative de réponse au caractère endémique conflictuel et concurrentiel des sociétés modernes. À cet égard, les chercheurs en sciences sociales se comportent, au sens simmelien, comme une sorte de corps étranger, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des groupes qu’ils étudient, à la fois intimement liés à et, inévitablement, distants, tout comme ils opèrent souvent comme un « troisième mandat » qui vient s’établir entre des parties antagonistes : « en tant que médiateur impartial (sine ira et studio), bénéficiaire intrinsèque et exploitant les deux côtés d’une relation (tertius gaudens), ou encore une force dominante imposée sur des factions belligérantes venant de l’extérieur (divide et impera) » (Simmel, 2009 [1908] : 100-122). Similairement aux enquêtes de Max Weber sur les employeurs et les employés, les contributions de Karl Marx à l’étude scientifique des conflits de classe sont largement passées inaperçues en raison de leur incapacité à établir une longue tradition de recherche empirique. Les objectifs par trop ambitieux de Marx et sa mort prématurée pourraient être la cause de cet échec. Tandis que Weber s’est donné pour but, explicitement et courageusement, de créer une tradition empirique de la recherche sociale en Allemagne, l’oeuvre de Marx démontre un intérêt passionné, mais finalement épisodique, pour les questions empiriques. Contrairement à Weber, le principal intérêt de Marx dans des données empiriques était explicitement instrumental et même politique plutôt que purement académique ou objectivement mesurable. Comme Durkheim, Marx a utilisé des données déjà existantes : dans son cas, des données largement puisées dans des rapports émanant d’ouvrages connus sous le nom de « livre bleu[7] » sur les conditions dans les usines et fournissant une riche mine d’informations pour Le Capital (comme un coup d’oeil sur le premier volume, publié pour la première fois en 1867, le montre). Il avait également traduit un livre sur le suicide d’un ancien archiviste de la police de Paris, Jacques Peuchet (Marx, 1999 [1846]). Mais son engagement plus franc, et moins connu, reste celui dans la recherche sociale empirique, qui a consisté à concevoir un questionnaire d’enquête contenant une centaine[8] de questions adressées directement aux travailleurs français. Il a été publié dans la Revue socialiste et distribué à 25 000 exemplaires à (sic) « toutes les sociétés ouvrières à tous les groupes ou cercles socialistes et démocratiques à tous les journaux français et à toutes les personnes qui en font la demande[9] » (Marx, 1880 : 193). Marx a pourtant bien assuré que les répondants n’avaient pas à répondre à toutes les questions, mais demandait que les réponses données soient complètes et détaillées. L’objectif était de « classer » et de publier les résultats dans une série de monographies de la Revue socialiste, plus tard rassemblées en un seul volume (Marx, 1979 [1880]).

Marx était ouvert quant aux objectifs politiques clairs du questionnaire en révélant les conditions collectives auxquelles les travailleurs sont confrontés, en dépit du conflit de compétences entre des factions concurrentes, telles que celles qui caractérisent la politique anglaise du travail à l’époque. Il demande l’appui de « tous les ouvriers des villes et des campagnes, qui comprennent qu’eux seuls peuvent décrire en toute connaissance de cause les maux qu’ils endurent, qu’eux seuls, et non des sauveurs providentiels, peuvent appliquer énergiquement les remèdes aux misères sociales dont ils souffrent » (Marx [1880] : 194). Les objectifs de l’enquête étaient donc clairement organisationnels et tactiques, comme le journal L’Égalité l’a souligné dans la réimpression du questionnaire dans son édition du 28 avril 1880, tout en exhortant à plusieurs reprises ses lecteurs à prendre part à l’enquête :

L’importance d’une enquête sur la condition ouvrière, comme elle a été créée par la domination bourgeoise, est de mettre cette caste dirigeante à l’amende, de rassembler les preuves nécessaires en vue d’une protestation passionnée contre la société moderne, de montrer aux yeux des oppressés et des gagne-petit, les injustices dont ils sont les éternelles victimes et, partant de là, de susciter en eux la volonté de mettre fin à de telles conditions.

cité dans Weiss, 1979 : 172

Pourtant, Marx a souligné l’importance de maintenir la crédibilité scientifique dans la réalisation de ces objectifs politiques. Prenant une page du livre de chevet des statisticiens[10], il a insisté sur la nécessité de précision des connaissances vérifiables : « nous comptons aussi sur les socialistes de toutes les écoles qui, voulant une réforme sociale, doivent vouloir une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles travaille et se meut la classe ouvrière, la classe à qui l’avenir appartient » (Marx, 1880 : 194, italique dans l’original).

Une enquête sur le travail n’était pas en soi un concept nouveau au xixe siècle en Europe. Dès le milieu de ce siècle, des sociétés britanniques de statistique ont mis au point des questionnaires et mené de nombreuses enquêtes en porte à porte sur les classes ouvrières dans différentes villes industrielles. Parmi les enquêtes sur les conditions de la classe ouvrière, il en fut une plus cinglante que les autres, en 1832. C’était un rapport du philanthrope et médecin James Kay (connu plus tard sous le nom de Sir James Kay-Shuttleworth) sur les conditions de vie des classes laborieuses à Manchester. Kay-Shuttleworth devint plus tard un membre de la Société statistique de Manchester, qui était principalement composée de fabricants de coton et de banquiers intéressés par une refonte des conditions morales et physiques des travailleurs, ou par des réformes éducatives, mais sans aborder la question des conditions de travail ou des salaires. Dans ce but, on effectuait des enquêtes comparatives en porte à porte sur les conditions morales et physiques des classes laborieuses dans diverses zones urbaines et rurales. Des fonctionnaires recrutés dans la classe moyenne, armés de questionnaires sous forme de tableaux, frappèrent à chaque porte qui semblait appartenir à une famille pauvre ou de travailleurs, leur posant une série de questions : nombre de personnes par maison, nombre de pièces, nombre de lits, nombre de livres, appartenance religieuse, etc. (voir figure 3). Parmi leurs réalisations figuraient les « enquêtes statistiques » de Manchester (SSM, 1838), de Ruthlandshire (SSM, 1839) et de Kingston-upon-Hull (SSM, 1842), qui comparaient les conditions physiques et morales de la classe ouvrière dans ces régions industrielles, les ports ou les zones agricoles (pour en savoir plus sur l’histoire de la SSM, voir Elesh, 1972 : 297 et Bayatrizi, 2011).

Figure 3

Questionnaire utilisé pour le « Rapport sur la condition des classes laborieuses dans la ville de Kingston-upon-Hull »

Questionnaire utilisé pour le « Rapport sur la condition des classes laborieuses dans la ville de Kingston-upon-Hull »
Société statistique de Manchester, 1842 : 214

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En dépit de son dédain politique pour les membres de cette société, Friedrich Engels montrait un profond respect pour le travail de Kay-Shuttleworth sur Manchester et s’en est largement inspiré dans son propre livre, LaSituation de la classe laborieuse en Angleterre, d’abord publié en allemand en 1845. Ses travaux ont contribué à faire avancer sa carrière tout au long de son amitié et de sa collaboration avec Marx. C’est à travers le travail d’Engels et de son propre examen du livre bleu que Marx lui-même s’est familiarisé avec les études empiriques sur les conditions de la classe ouvrière. Il les commente dans Le Capital et les mentionne dans l’introduction de l’Enquête ouvrière, soulignant le succès des études empiriques sur les conditions de travail en Angleterre à apporter des réformes sur le temps de travail et la législation concernant le travail des femmes et des enfants. Son but pratique et intellectuel était d’introduire de telles enquêtes dans le contexte français et de charger les travailleurs de les propager. Malgré des revendications contraires faites par des collaborateurs ultérieurs (comme Weiss, 1979 : 173), l’Enquête de Marx n’était pas la première enquête dirigée vers les travailleurs eux-mêmes. Mais elle était différente de la plupart des enquêtes précédentes par sa nature ouvertement politique. L’objectif était de braquer les projecteurs sur ce qui importait le plus : non pas la moralité ou l’éducation, mais plutôt les conditions de travail, et d’armer les travailleurs d’une conscience révolutionnaire face à leurs propres conditions (voir Bodemann, 1978). Contrairement aux sociétés de statistiques, qui faisaient essentiellement porter leurs études sur le caractère moral de la classe ouvrière et établissaient un lien direct entre le manque d’espaces d’hygiène et la déchéance physique d’une part, et l’immoralité de l’autre, négligeant ainsi les questions cruciales de l’exploitation et de l’inégalité, les travaux de Marx portaient principalement sur les questions fondamentales du pouvoir et de l’inégalité de classe. Là où les sociétés statistiques condamnaient l’alcoolisme, le partage du lit et la négligence envers les enfants, Marx mettait l’accent sur le surmenage, les accidents du travail et le manque de sécurité à l’emploi, estimant que ce sont ces causes qui étaient sous-jacentes au mal social et « moral ». Les sociétés de statistiques estimaient qu’en inculquant des habitudes d’économie face à la pauvreté, les classes moyennes pourraient éduquer les classes ouvrières à dépenser leur maigre revenu (quand elles en avaient un) à bon escient, tandis que Marx visait à inculquer une conscience révolutionnaire au sein des classes laborieuses pour les amener à maîtriser leur destin (voir Bayatrizi, 2011).

Contrairement à la pratique dominante à l’époque qui était d’utiliser des fonctionnaires de la classe moyenne pour remplir des questionnaires sur la pauvreté (comme le faisait la Société statistique de Manchester) ou même cette nouvelle méthode de Weber consistant à parler directement aux travailleurs et à leurs employeurs, l’enquête de Marx était destinée à être distribuée par des ouvriers, ou plus généralement des travailleurs, pour ensuite être compilée et analysée pour leur propre bénéfice. Il a vu dans l’Enquête un instrument de démocratie socialiste et « la condamnation sans réserve d’un régime social », une sorte de cahiers du travail pour une organisation de travailleurs socialistes, contrairement aux cahiers de doléances du Tiers-État en France durant la Révolution (Weiss, 1979 : 175, nous traduisons). Voici quelques exemples, qui peuvent être aisément comparés aux questions abordées dans le questionnaire de Weber cité plus haut :

  • 15. Énumérez le nombre de pièces dans lesquelles les différentes branches de l’industrie sont pratiquées. Décrivez la spécialité dans laquelle vous êtes employé ; parlez non seulement de la partie technique, mais encore de la fatigue musculaire et nerveuse qu’elle impose et de ses effets généraux sur la santé des ouvriers.

  • 25. En cas d’incendie, les moyens de fuite sont-ils suffisants ?

  • 26. En cas d’accident, votre employeur est-il obligé légalement d’indemniser l’ouvrier ou sa famille ?

  • 27. Sinon, a-t-il déjà jamais indemnisé ceux à qui il est arrivé malheur pendant qu’ils travaillaient à l’enrichir ?

  • 43. Les machines sont-elles nettoyées par des ouvriers spécialement engagés pour ce travail ; ou le sont-elles gratuitement par les ouvriers employés aux machines pendant leur journée de travail ?

Marx, 1880 : 195

En définitive, l’Enquête a été si politique qu’elle est aujourd’hui citée dans certains manuels de méthodologie qui s’efforcent de respecter des fins scientifiques empiriques d’objectivité, comme un exemple de comment ne pas concevoir des questions d’enquête (Gray et Guppy, 2003 : 3). Les travailleurs étaient invités à faire état de leurs salaires, de leurs heures de travail, de préciser s’ils effectuaient un travail rémunéré ou non, s’ils étaient indemnisés en cas d’accidents du travail, et si cette compensation était requise ou non par la loi, etc. Ces questions ont non seulement suscité des réactions des travailleurs, mais leur formulation permettait d’ouvrir de nouvelles voies pour une pensée critique et une action radicale. Là où les philanthropes traitaient les travailleurs comme objets de mesures de protection sociale, Marx les voyait capables de devenir maîtres de leur propre destin car ils prenaient conscience de leur situation (Marx, 1979 [1880] : 173). À la lumière des commentaires critiques de Marx sur les enquêtes statistiques britanniques et les enquêtes dans Le Capital et son introduction à l’Enquête, il est clair qu’en l’absence d’une solution révolutionnaire, et en particulier d’un mouvement social viable ou d’un parti politique, il a également inspiré de plus modestes réformes législatives dans des domaines tels que les horaires et les conditions de travail.

Marx avait pourtant des difficultés à obtenir suffisamment de réponses à cette enquête par trop ambitieuse avec ses cent questions. Une parution ultérieure de la RevueSocialiste comprend une note, probablement rédigée par Marx lui-même, rapportant que certains questionnaires étaient déjà rendus, mais exhortant « nos amis » à soumettre leurs réponses rapidement pour faire en sorte que l’enquête soit aussi complète que possible. L’auteur les invite à réagir rapidement afin d’achever ces cahiers du travail qui sont de la plus haute importance, et qu’en participant à cette tâche difficile, ils travaillent directement à leur propre libération[11] (Revue Socialiste du 5 juillet 1880, cité dans Weiss, 1979 : 172). Ce qui est moins clair cependant est de savoir combien de questionnaires ont été retournés ou même ce qu’il en est advenu. Marx est mort trois ans plus tard et la portée de l’étude reste inconnue.

Conclusion : repenser la répartition quantitative / qualitative du point de vue de la sociologie classique

Fondamentalement, « l’hypothèse devrait être celle d’un certain esprit commun, d’une certaine pensée ou de pouvoir, et la tendance se profilerait entre un certain nombre de personnes associées si et seulement si ce nombre atteignait un certain seuil » (Simmel, 2009 [1908] : 126).

Comme Marx et Weber, Simmel a également espéré entreprendre un projet de recherche empirique de fond en utilisant le questionnaire comme instrument, mais dans un cadre beaucoup plus modeste d’une étude « ethnologique et psychologique » de l’histoire et de la culture du yodel dans les Alpes suisses, qu’il avait prévu de présenter lors de son doctorat (l’enquête de 15 questions est jointe en annexe à l’étude de Simmel, 1968 [1882] : 134-136). En plus de contester la priorité de l’expression musicale sur la communication sociale hypothéquée par la théorie évolutionniste, le but de Simmel était sans doute de tirer des conclusions sur la puissance du nombre et de l’influence de caractère culturel dans la liaison et la séparation des groupes sociaux (Kemple, 2009). Cependant, il connut encore moins de succès que Weber et Marx, en voyant ses desseins empiriques inachevés, étant forcé par son comité d’examen d’abandonner ce projet et de soumettre la monographie qu’il avait déjà écrite sur la monadologie de Kant à la place. C’est peut-être par hasard, et plus tard, que l’étude en question plus spéculative allait lancer sa carrière ultérieure, au moins dans la mesure où elle peut être présentée comme une méditation schématique et une investigation systématique dans la dynamique de typification et d’unicité qui définissent la métaphysique, la morale et une culture esthétique de la modernité.

À certains égards, les pressions subies par Simmel pour adopter une approche plus théorique dans son mémoire préfigurent le quotidien divisé entre connaissances empiriques et théoriques de la sociologie contemporaine, qui est un résultat, d’une part, de la professionnalisation de la discipline et de sa différenciation ultérieure entre méthodes empiriques et appliquées, et de la théorie pure, d’autre part. La différence est qu’aujourd’hui, ce sont des approches quantitatives et empiriques d’enquête qui sont majoritairement privilégiées. Comme Simmel l’affirme dans son texte de 1903, Les grandes villes et la vie de l’esprit[12], ce privilège est enraciné dans la pragmatique quotidienne de la société capitaliste, où l’argent est devenu un dénominateur commun de toutes les valeurs. « L’esprit moderne est devenu de plus en plus calculateur. L’idéal des sciences naturelles, qui est de mettre le monde en équation, de fixer chacune de ses parties à l’intérieur de formules mathématiques, est en correspondance avec l’importance des chiffres exacts dans la vie pratique » (Simmel, 2007 [1971] : 15, trad. F. Ferlan). Cette division du travail universitaire se manifeste largement dans le type et le formatage de données ou de mode de présentation des connaissances, au détriment, à la fois, de la théorie sociale et de la recherche empirique. Comme Ben Agger l’a montré dans PublicSociology (2000), les orientations méthodologiques empiriques et statistiques depuis la période 1930-1940 sont reconnues professionnellement et jouissent d’un statut de prestige au sein des principales revues américaines (Kemple et Mawani, 2009). De nos jours, le type et le formatage des données utilisées dans le travail sociologique empirique, et plus particulièrement l’accent mis sur l’insertion de graphiques et figures dans les textes, au détriment de l’argument discursif (l’inverse de ce qui était caractéristique d’une sociologie classique), font qu’il est presque impossible de combler le fossé entre un travail empirique et une théorisation critique (Agger, 2000 : 107-113). Parallèlement, ce fossé aurait tendance à formuler les problèmes sociaux et les questions politiques à l’aide d’un puzzle scientifique ou d’une énigme conceptuelle, cela réduisant ainsi le champ sociologique à une vulgaire entreprise scientifique et à de la discipline professionnelle dans le seul intérêt de sa fonctionnalité (et de son financement), mais au détriment de son sens civique.

Nous suggérons au contraire que la capacité des penseurs de la sociologie classique (ou même celle moins reconnue) à intégrer l’analyse empirique et la construction conceptuelle ne provient pas de leur seule ingéniosité, mais bien des types et des formats de données qu’ils utilisaient. Dans un rapport coécrit avec Immanuel Wallerstein, Richard Lee et al. (2005) ont établi une distinction fort utile entre les données d’attributs et les données relationnelles, distinction qui décortique le contraste entre les « mesures mesurées » et les « mesures de mesures » que nous avons évoquées précédemment dans nos remarques liminaires en référence à la perspicacité de Simmel dans la « détermination quantitative » de la vie sociale. Les données d’attributs répondent à la question : « combien et où ? » et comprennent la plupart des statistiques officielles, telles que les données de recensement. Les États ont besoin de savoir combien il leur faut collecter (en impôts par exemple) ou distribuer (connaître les dépenses). En revanche, en sciences sociales, où les relations sociales sont primordiales, les données nécessaires doivent répondre (ou devraient répondre) à la question suivante : « Quelle différence entre ici et là, et pourquoi ? » (Lee et al., 2005 : 14). Cela demande une spécification du processus d’identification des résultats et la collecte de données qualitatives et quantitatives sur les agents du processus (individuels ou institutionnels). En effet, les chercheurs en sciences sociales d’aujourd’hui ont tendance à s’appuyer sur des données de recensement facilement accessibles, bien que ces données fassent précisément omission du contexte sociohistorique et du réseau de relations sociales qui devraient rester au centre de la description sociologique, de l’interprétation et de l’analyse. Prenant comme exemple le concept social de mégapole, Wallerstein et ses coauteurs montrent comment les seules données d’attributs ne peuvent définir les mégavilles que par la population (combien, où ?), regroupant de fait New York, Tokyo, Mexico, ou Mumbai. Cependant, mettre en lumière le réseau mondial des relations sociohistoriques qui place chaque métropole dans une position nettement différente au sein d’une hiérarchie centre-périphérie requiert l’examen des processus par lesquels les « réseaux mondiaux de villes » sont créés. Cette mise en relief demande également la collecte de données qualitatives et quantitatives sur les agents en jeu ainsi que sur les principaux acteurs de ce réseau, en particulier les entreprises de services financiers et professionnels qui contrôlent l’économie monétaire de nos jours. Comme Wallerstein et ses coauteurs l’ont affirmé : « des données facilement disponibles peuvent entraîner une certaine paresse dans la conceptualisation ou dans les mesures effectuées » (Lee et al., 2005 : 14, nous traduisons).

Les types de données que les sociologues classiques ont générées et sur lesquelles ils se sont appuyés sont principalement du genre « relationnel » et c’est donc ce type de données et non pas seulement une vision singulière ou le génie de grands penseurs, qui leur ont permis de construire la théorie directement sur et à l’intérieur des données empiriques et même quantitatives. Ainsi, le questionnaire de Marx met l’accent sur la collecte d’informations qui conduiront à dévoiler le mécanisme interne des rapports de production sous un régime capitaliste. En utilisant des termes relativement simples, il interroge la relation entre le travail salarié et le capital, ou encore l’accumulation de bénéfices, en posant des questions sur la division du travail au sein de l’atelier, l’utilisation des machines, le montant des salaires en termes absolus, et en ce qui concerne les frais de subsistance, les types de contrats, à la pièce ou au temps passé, et les fluctuations des salaires par rapport à la productivité industrielle, aux crises, et à la prospérité. À cet égard, l’Enquête de Marx fait partie intégrante de sa plus grande préoccupation : les changements sociohistoriques fondamentaux en Europe qui ont produit le capitalisme et qui finirent par l’amener à sa perte. D’une manière similaire, Durkheim a utilisé des données statistiques pour illustrer les effets anomiques et égoïstes des changements historiques que vivaient les individus au xixe siècle dans les sociétés européennes. C’est un dispositif méthodologique objectif que Max Weber recherchait dans le questionnaire d’enquête afin de répondre à des questions fondamentales théoriques sur la constitution mutuelle du travail et de l’industrie en Allemagne. Chacune de ces tentatives, ainsi que les projets de recherche qu’ils ont élaborés ou que d’autres ont produits avant ou après eux, se préoccupe du problème général posé par Simmel : « comment les sociétés se fondent en masses ou au contraire fissionnent en noyaux atomiques, comment les regroupements sociaux alternent entre engagement et rupture, entre multiplication et division de leurs éléments de base » (Simmel, 2009 [1908] : 75).

Ces dernières années, il y a eu un certain nombre de déclarations publiques quant au rôle du sociologue dans la production de connaissances empiriques et théoriques sous des formes accessibles et qui soient culturellement pertinentes, socialement signifiantes, et politiquement utiles à un large spectre d’interprètes au-delà du seul domaine universitaire. Beaucoup de ces arguments appellent une « sociologie publique » dont la mission serait délibérément morale (Burawoy, 2005). Plutôt que de saisir ces débats comme un moyen d’exposer les différences idéologiques ou méthodologiques entre les sociologues contemporains, nous envisageons un renouveau de l’engagement classique et la compréhension de la promesse qu’offre le potentiel passé et actuel de la sociologie pour favoriser « une entreprise intellectuelle indépendante produisant des connaissances qui sont à la fois professionnelles, critiques, politiques et publiques, en vue d’améliorer la condition humaine » (Ericson, 2005 : 372 ; nous traduisons et soulignons). Nous ne considérons pas ces tâches analytiquement distinctes comme des fonctions différenciées d’un point de vue pratique au sein d’une division hiérarchique du travail universitaire et professionnel, avec des connaissances statistico-empiriques occupant une position privilégiée en vertu de sa scientificité, sa proximité avec les institutions dirigeantes, ou même sa contribution à une « arithmétique politique » ou une politique axée sur une science sociale qui tiendrait les gouvernements responsables (Lauder, Brown et Halsey, 2004). Bien qu’une variété de moyens pour la communication des données quantitatives et des faits statistiques sur les populations et les individus pourrait contribuer aux programmes gouvernementaux de sécurité, du bien-être, de la prospérité et de l’autonomie, ces moyens utilisés ont un caractère irréductiblement moral et potentiellement politique dans la mesure où ils mettent l’accent sur l’urgence d’actions qui ne peuvent pas toujours être conduites dans des institutions bien établies, voire dans des sous-groupes institutionnels montrant plus d’inertie encore (Ericson, 2005 : 367 ; Appadurai, 1996). Puisque la participation civique doit être ancrée dans des pratiques de citoyenneté numériquement vérifiables ainsi que des moyens scientifiquement sanctionnés de collecte et de vérification de l’information, cela pourrait entraîner le choix délibéré de se retirer de l’intégration ou de favoriser l’interprétation critique, l’examen et la résistance aux différenciations et aux combinaisons, antithèses et synthèses de la vie sociale (Stehr et Ericson, 2000 : 6-7 ; Simmel, 2009 [1908] : 122). Avec Simmel et d’autres sociologues classiques comme guide, notre objectif était ici de récupérer une partie des acquis pour un tel projet, d’examiner comment il peut nous inciter à comprendre la façon dont les travaux théoriques et empiriques peuvent être intégrés par l’intermédiaire des formats et modes de diffusion de connaissances judicieusement choisis, et d’imaginer de nouveaux modèles de la façon dont un aperçu sociologique peut contribuer au débat public et à la discussion critique sur les questions politiques, et non pas seulement dans un seul but de recherche universitaire.