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L’efficacité des systèmes de gouvernance mondiale est telle qu’en cas d’échec ou de succès, ils envahissent malgré tout notre quotidien de manière permanente. Tout comme il existe des systèmes de coordination et de coopération multilatéraux au sein des domaines de la sécurité et de l’environnement, des accords de gouvernance mondiale existent également dans le domaine financier. Cet aspect important de l’économie globale, dirigé par ces institutions à l’échelle mondiale, nous permet d’expliciter comment ils s’organisent et comment ils pourraient changer. Dans cet article[1], nous fournissons une analyse permettant de comprendre la gouvernance de la finance à l’échelle mondiale, à la fois en termes de ce qui fonctionne bien que de ce qui est déficient. Nous abordons cette question dans une perspective descriptive et normative qui met l’accent sur les relations de pouvoir et les mécanismes de gouvernance, plutôt que sur l’évaluation des problèmes d’une politique particulière ou des approches économiques prises au sein de la finance. Notre argument principal montre que s’il y a eu des réussites majeures en matière de gouvernance financière mondiale, les défaillances sont aussi considérables. Ces échecs ne sont pas l’apanage du domaine financier, les systèmes existant au sein de la gouvernance environnementale et les domaines de la sécurité montrant des similitudes troublantes. Comme tels, les défaillances de la gouvernance financière mondiale et les efforts supplémentaires de réformes doivent être mieux encadrés, non seulement en termes d’amélioration des institutions et de la résolution de problèmes spécifiques, mais dans une reformulation plus complète de l’ordre multilatéral existant.

Notre raisonnement est structuré. Dans la première section, nous soutenons que la gouvernance financière mondiale a pu être caractérisée par l’intrication d’un système de communication et de coordination, responsable de quelques réussites majeures. Nous conceptualisons les défaillances de gouvernance au moyen de deux schémas heuristiques simples, qui, selon nous, ont envahi de manière insidieuse la gouvernance financière mondiale. D’une part, les aptitudes des instances institutionnelles existantes sont incapables de prendre en compte la nature globale des risques, ainsi que la présence d’externalités négatives, et à bien des égards, se montrent inaptes à gérer ces défis. Nous appellerons cela un « problème de compétence ». D’autre part, la gouvernance financière mondiale est telle que l’étendue des risques et les coûts engagés pour les juguler ne correspondent pas aux capacités des intervenants responsables de leur gouvernance. Nous nommons cela un « problème de responsabilité ». Tandis que les récents changements dans la participation des pays en voie de développement dans la gouvernance financière mondiale ont été une étape importante dans la bonne direction pour répondre à certains aspects de ce problème, des enjeux plus généraux concernant la participation et la responsabilisation demeurent. Dans la section II, nous soutenons que les problèmes sus-mentionnés ne sont pas uniques au domaine de la finance, et envahissent effectivement de manière insidieuse d’autres domaines. Nous fournissons en particulier des exemples tirés de la gouvernance mondiale de l’environnement et du système de sécurité globale afin d’établir des parallèles importants. La section III soutient ensuite qu’il y a un ensemble de causes profondes à ces échecs de gouvernance en termes de structure de l’ordre post-Seconde Guerre mondiale, et que cette situation appelle une reformulation de l’ordre existant qui va plus loin que la seule gouvernance financière.

I. La gouvernance mondiale des finances

Un tissu dense d’accords multilatéraux, d’institutions, de régimes et de réseaux politiques trans-gouvernementaux a évolué au cours des six dernières décennies, en intervenant et régulant de nombreux aspects de l’économie mondiale ainsi que les liens sociaux et politiques qui la sous-tendent. Plutôt que de conduire à la formation d’un gouvernement formel, la gouvernance mondiale est constituée de différentes dispositions mises en place par les États et les autres acteurs non étatiques (Karns et Mingst, 2004 : 4 ; Zürn et Keonig-Archibugi, 2006). Cette intrication évolutive d’acteurs et d’institutions est loin de former un système cohérent de gouvernance avec une autorité morale ultime et les moyens de faire respecter le droit international, mais elle ne se limite pas non plus à un système de coopération intergouvernementale. Bien que ces organismes et réseaux ne soient pas dotés d’un système centralisé et coordination de leurs compétences politiques, de capacités d’exécution qui sont habituellement associées aux gouvernements, négliger leurs champs de compétences croissants et la portée de l’élaboration des politiques publiques serait une erreur (Koenig-Archibugi, 2010 ; Hale et Held, 2011).

La gouvernance financière mondiale n’est qu’un (malgré tout très important) « sous-système » au sein d’une gouvernance mondiale plus générale. Et comme d’autres domaines de la gouvernance mondiale, ce système est multicouche, multidimensionnel et « multi-acteurs ». La gouvernance financière mondiale est multicouche dans la mesure où le développement et la mise en oeuvre de politiques globales engagent un processus de coordination politique entre les secteurs supra-étatiques, transnationaux, nationaux, et souvent les divers organismes (ou agences) sous-étatiques. Elle est multidimensionnelle aussi dans la mesure où la configuration du pouvoir politique diffère souvent de secteur à secteur et d’un problème à l’autre, exacerbant des formes politiques nettement différenciées. Ainsi, alors que la coopération entre les régulateurs à l’échelle mondiale est bien établie dans le domaine bancaire, une telle coopération est par exemple moins bien développée dans le domaine des marchés de valeurs mobilières. La gouvernance financière mondiale est un système d’acteurs multiples dans la mesure où les États ne sont plus les seuls intervenants clés dans des contextes internationaux et transnationaux. Ainsi, leur pouvoir d’intervention est souvent freiné par des acteurs non étatiques, tels que les institutions financières mondiales et les opérations financières complexes des marchés, qui façonnent et contraignent à des prises de décision sur plusieurs fronts.

Comme les marchés financiers mondiaux se sont internationalisés, ils ont présenté de nouveaux défis exigeant une réglementation appropriée. Plus précisément, de nouvelles institutions transnationales ont été développées par les responsables politiques, le plus souvent au sein du pouvoir exécutif — en général, les banques centrales, les organismes de réglementation et les ministères des Finances — pour s’attaquer à l’émergence de nouveaux problèmes de gouvernance financière. Ces institutions transnationales sont distinctes des grandes organisations multilatérales. Elles sont plutôt très informelles, souvent dirigées par des personnes autres que les chefs d’État et hautement spécialisées (Hale et Held, 2011). De nouvelles institutions transnationales sont apparues, pour faire face par exemple aux activités économiques financières illicites, qui ont longtemps constitué une menace aux normes et à la stabilité de l’économie mondiale. Au cours des dernières années, l’ampleur et la portée des transactions financières illicites ainsi que leur potentiel à causer des dommages se sont considérablement accrus, essentiellement avec le marché de la drogue et les activités terroristes, venant parasiter les flux financiers légitimes (Sica, 2000 ; Taylor, 1997). Pour répondre à ce nouveau défi planétaire, une association transnationale, le Groupe d’action financière (GAFI), a été créée en 1989. Elle a depuis généré de nombreuses recommandations et facilité la diffusion des politiques de surveillance pour s’attaquer aux sources de financement illégales dans le monde (Roberge, 2011).

La gouvernance transnationale des banques est un autre exemple. Après la chute du système de Bretton Woods dans les années 1970, l’accélération des flux financiers internationaux a causé de nouveaux problèmes aux autorités réglementaires des finances nationales. Qu’il s’agisse de faillites bancaires dans différents environnements juridiques ou de l’intensification de la concurrence internationale entre les grandes banques, menant à un nivellement par le bas, cela a rendu nécessaires de nouvelles formes de coopération entre les régulateurs bancaires. En réponse à ces problèmes, les régulateurs financiers des grandes puissances financières de l’époque ont donc commencé à se réunir pour résoudre certains des problèmes collectifs auxquels ils étaient confrontés. Ils ont créé le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, une institution qui a établi une succession de normes bancaires réglementaires transnationales depuis les années 1970 (Young, 2011). Plusieurs autres exemples pourraient être donnés en matière de réponses innovantes mises en place par des institutions économiques transnationales, en particulier quand il s’agit de faciliter la diffusion des standards internationaux et de meilleures pratiques dans des domaines tels que la comptabilité (Noelke, 2011) et l’assurance (voir Masciandaro, 2011).

Ces diverses plus petites institutions transnationales ont également joué un rôle instrumental dans l’établissement d’un système de normes collectives et de coopération. En matière de facilitation de la communication — de manière officielle et officieuse — entre et parmi les régimes de réglementation nationaux et sous-nationaux, ce système a été un franc succès. Grâce à la création de telles institutions transnationales, les pressions concurrentielles des institutions privées et des marchés sur les gouvernements nationaux ont été contrées / atténuées par une « mondialisation de la réglementation », selon laquelle de nouvelles normes internationales ont été établies (voir Kerver, 2005). La Banque des règlements internationaux (BRI), une des plus anciennes institutions transnationales, dotée d’une bureaucratie permanente et créée en 1930 avec pour mandat initial la gestion du système de réparations de guerre allemand a hébergé de nombreux secrétariats de ces institutions (Seabrooke, 2006).

Pour ce qui est de faciliter la communication — tant formellement que de manière informelle — parmi et entre les régimes nationaux et sous-nationaux de réglementation, le système actuel de gouvernance financière mondiale a joué un rôle précieux. Une telle communication a contribué à stimuler des avancées importantes, telles que la limitation réglementaire de la concurrence financière entre les États, la disposition de liquidités d’urgence, la coordination occasionnelle des politiques monétaires, et la lutte contre le blanchiment d’argent. Pourtant, la capacité de ce système à la fois de détecter et d’agir sur l’accumulation de risques financiers mondiaux n’a pas été confirmée. En outre, le processus parfois appelé « mondialisation de régulation » a aidé au renforcement de normes réglementaires par des exemples probants, et peut-être empêché une situation encore pire que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement (Macey, 2003). Néanmoins, la pire crise financière depuis 80 ans et le fait que de nombreuses institutions financières sont dans un chaos relatif suggèrent que ces réalisations sont trop modestes au vu des valeurs qu’adoptent la plupart des gens ordinaires.

La création d’institutions transnationales pour régir les flux financiers est allée de pair avec la mondialisation de la finance — la permettant et la gouvernant à la fois. Pourtant, il n’est pas exagéré d’affirmer que les règles et les institutions qui contrôlent et régulent l’activité des marchés financiers n’ont pas suivi le rythme de l’innovation et de la créativité débridée qui sous-tendent l’évolution des marchés financiers privés et les institutions. Le financement privé est ainsi en mesure d’échapper à des structures existantes de gouvernance, et non seulement à l’échelle nationale mais aussi internationale — un problème d’ailleurs reconnu depuis longtemps par les spécialistes de l’économie politique internationale (Strange, 1998 ; Cerny, 1994). À cet égard, la crise financière mondiale a clairement montré que la capacité de résoudre les problèmes de ce système est, dans de nombreux domaines, inefficace, irresponsable, et trop lente pour résoudre les défis actuels de la politique mondiale.

Dans un sens, le système actuel de gouvernance financière mondiale a été tout juste bon à « éteindre des feux » mais inefficace en matière de prévention d’incendie. Comment expliquer cette situation ? Les enjeux ne seraient-ils pas assez élevés ? Les crises financières, et l’ampleur des souffrances humaines qu’elles provoquent, ne seraient-elles pas suffisamment importantes ? Nous proposons plus loin une conceptualisation de base des défaillances de gouvernance en matière financière — qui s’attarde moins sur des évaluations critiques des décisions de politique irréfléchies et met plus l’accent sur le fonctionnement systémique de la gouvernance mondiale. Notre cadre de travail, qui nous permet d’insister sur le fonctionnement systémique, est motivé par le fait que la gouvernance au sein d’un système adaptatif complexe peut être comprise à l’aide de deux notions : d’une part, la capacité d’un système à régir le comportement des agents, et, d’autre part, les « mécanismes de responsabilité » qui peuvent influer sur le comportement des agents afin qu’ils se sentent responsables de leurs actes. Quand la première de ces notions est inadéquate, nous parlons de « problème de compétence ». Quand la seconde entre en oeuvre, nous la définissons comme un « problème de responsabilité ». Nous décrivons ci-après comment ces problèmes interdépendants ont persisté dans la finance mondiale, avant de migrer de manière similaire vers d’autres domaines de la gouvernance mondiale.

Le problème de compétence dans la gouvernance financière mondiale

C’est la fragmentation institutionnelle qui a décidé du problème de compétence en matière de gouvernance financière mondiale. Depuis les vingt dernières années, le système actuel de gouvernance financière mondiale a été, dans ses intentions et ses buts, faible et déstructuré. Bien que le Fonds monétaire international ait joué un rôle important dans la coordination des financements d’urgence, en contrepartie de réformes structurelles et institutionnelles des économies nationales, il n’a pas joué de rôle majeur dans la régulation des marchés financiers privés. Au contraire, son objectif institutionnel a été orienté vers la réglementation des gouvernements et des politiques gouvernementales, plutôt que de chercher à réglementer les institutions financières privées et leurs activités mutuelles. Les institutions moins bien connues, telles que les institutions transnationales mentionnées plus haut, ont traditionnellement endossé le rôle de la construction de normes et de codes internationaux qui ont régi les marchés financiers. Il y a toutefois eu à cet égard une fragmentation encore plus institutionnelle. Une institution existe pourtant pour la gestion des marchés de valeurs mobilières (l’Organisation internationale des commissions de valeurs mobilières ou OICV), une autre pour la comptabilité, le Conseil des normes comptables internationales (CNCI), une encore pour le blanchiment d’argent et le financement illicite (le Groupe d’action financière ou GAFI), une pour les assurances (l’Association internationale des contrôleurs d’assurance), et une enfin pour la réglementation bancaire (le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire ou IAIS) (Davis et Green, 2008).

L’évolution historique de la gouvernance financière mondiale peut contribuer à expliquer le niveau de la fragmentation institutionnelle qui a prévalu. Alors que les accords institutionnels dans le domaine de la sécurité ont eu beaucoup d’activités décidées sous l’égide de l’ONU, les institutions de la gouvernance financière mondiale se sont rangées à des accords plus ad hoc, découlant de communautés de personnes provenant du monde politique, en réaction à des problèmes collectifs particuliers. Des institutions plus connues, telles que le Fonds monétaire international (FMI), avaient pourtant su créer des liens avec les Nations Unies dans un effort de reconstruction d’un ordre financier après le deuxième conflit mondial. Mais d’autres institutions tout aussi essentielles à la gouvernance de la finance internationale s’en sont abstenues (Boas et McNeil, 2003). Prenons pour exemple le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (mentionné plus haut), créé en 1974, en réaction directe à l’effet de contagion des faillites bancaires transfrontalières. De même, le Forum de stabilité financière (FSF) fut créé en 1999 à la suite de préoccupations largement répandues quant à la contagion de l’instabilité financière possible résultant de la crise financière est-asiatique (Germain, 2001). Certaines institutions, comme la Banque des règlements internationaux (BRI) et le Forum de stabilité financière ont existé en tant qu’institutions « mères » qui contrôlent et effectuent des recherches sur les risques financiers mondiaux et la diffusion d’idées s’y rapportant. Cependant, leur capacité à guider les myriades d’institutions actuelles a été, dans le meilleur des cas, faible. L’un des efforts les plus importants afin d’institutionnaliser la coopération entre les secteurs de la finance a été accompli par le Forum conjoint, qui a réuni les régulateurs de l’assurance, des valeurs mobilières et de l’industrie bancaire entre les pays pour coordonner une approche commune aux risques posés par les grands conglomérats financiers. Pourtant, les conclusions du Forum conjoint se sont généralement limitées à établir des recommandations à d’autres institutions financières internationales (Young, 2011).

Une composante essentielle de la capacité de gouvernance reste le pouvoir d’exécution et, à cet égard, les dispositions actuelles ont fait gravement défaut. Parce que les systèmes existants de normes et de codes ont effectivement entraîné une « législation souple » d’accords (Abbot et Snidal, 2000), ils ont compté sur la collaboration des gouvernements nationaux pour les mettre en oeuvre et sur les marchés financiers afin qu’ils utilisent ces normes et codes comme des balises de crédibilité et de solidité financières[2] (Ho, 2002 ; Kerver, 2005). On pourrait certainement arguer que la faiblesse de pouvoir d’exécution supranational résulte du refus de céder l’autorité de réglementation à une simple agence supranationale (Kahler et Lake, 2008). Cependant, une autre partie du problème réside sans doute dans le manque flagrant d’une institution centralisée au sein du système de gouvernance financière mondiale lui-même. Comme nous le verrons plus loin, cela est en train d’évoluer, modestement toutefois, à travers le Conseil de stabilité financière.

La problématique de la responsabilité

La plupart des institutions au centre de la gouvernance financière mondiale ont adopté un modèle de « club d’exclusion » à la participation formelle et à la façon dont les décisions sont prises. Malgré le grand nombre de membres du FMI, le caractère de ses règles de vote biaise le pouvoir de décision au profit des grandes puissances, en particulier les États-Unis et l’Europe (Woods, 2003 ; Rapkin et Strand, 2006 ; Broz et Hawes, 2006). Ce modèle de participation montre des ramifications plus étendues que ce qui est souvent entendu. De plus, il faut tenir compte du fait que les intérêts privés qui prévalent aux États-Unis ont montré leur influence sur les politiques du FMI à travers, par exemple, le lobbying du Congrès américain (Broz, 2008). L’organisation de la structure décisionnelle du Fonds monétaire international a fait que les pays en voie de développement ont été sous-représentés de manière disproportionnée au sein d’une institution qui compromet alors leur bien-être économique de manière profonde (Buira, 2003 ; Woods et Lombardi, 2006). Pour autant, le FMI ne constitue en rien une organisation dont le rôle a été statique. Malgré cela, les réformes concernant les actions à droit de vote du FMI, en avril 2008 — qui ont été considérées comme très importantes au regard des normes de ces dernières décennies — n’ont pas fourni d’avancées notables.

D’autres institutions de gouvernance financière ont jusqu’à très récemment exploité une autre règle décisionnaire, mais ont quand même exclu la grande majorité de la population mondiale de toute voix de représentation pouvant mener à une prise de décision formelle. Citons par exemple le Comité de Bâle sur la supervision bancaire déjà mentionné, une institution mondiale qui définit de manière efficace les normes réglementaires dans le domaine bancaire pour le monde entier, et qui a maintenu une sélection très exclusive de ses membres, excluant des pays en voie de développement d’une participation formelle (Carvahlo et Kregel, 2007). Jusqu’en 2008, ses adhésions reflètent la configuration de la puissance financière internationale des années 1970, alors même que des États comme le Japon, la France et l’Allemagne ont connu un déclin relatif de la position hégémonique de leurs plus grandes banques. Des pays comme la Chine et le Brésil ont quant à eux montré une croissance significative (Griffith-Jones et Young, 2009). Ces niveaux disproportionnés de participation ont perduré jusque dans les mois les plus durs de la crise financière mondiale. Alors que certaines institutions affichaient un dossier moins embarrassant en matière de participation à la gouvernance, comme par la Banque des règlements internationaux[3], l’aperçu général du problème de responsabilité a persisté, et ce, malgré les déclarations de l’ONU comme le Consensus de Monterrey, qui a insisté pour que les institutions mondiales de gouvernance financière revoient leurs effectifs afin d’inclure une participation adéquate des pays en voie de développement (Kregel, 2006 ; Germain, 2004). Comme plusieurs auteurs l’ont souligné, cette représentation biaisée a eu des conséquences négatives en termes de gouvernance financière, comme l’augmentation du coût du capital pour les pays en voie de développement (Classens, Underhill et Zhang, 2008 ; Griffith-Jones et Persaud, 2008).

Le problème de responsabilité dans la gouvernance financière mondiale est particulièrement frappant lorsque l’on considère la dispersion globale des coûts associés à la récente crise financière. Certains ont estimé que 61 millions de personnes ont perdu leur emploi en raison de la crise (Alexander, 2010 : 118 ; Ilo, 2009). Non seulement la production mondiale a baissé à cause de ce qui a été la première récession planétaire de l’après-guerre (FMI, 2009), mais l’interdépendance économique mondiale a fait que les coûts des défaillances de la gouvernance se sont largement dispersés. Ainsi, certaines des régions les plus pauvres du monde, comme la région sub-saharienne, connaissent des difficultés économiques extrêmement graves (Banque mondiale, 2009). Il faut alors considérer les récentes estimations de la Banque mondiale à propos de l’effet marginal de la crise financière sur les peuples les plus pauvres de la planète. D’ici 2015, on estime ainsi que 20 millions de personnes supplémentaires en Afrique sub-saharienne, et 53 millions de personnes à l’échelle mondiale, vivront dans une pauvreté extrême. Plus de 1,2 million d’enfants de moins de cinq ans mourront entre 2009 et 2015, conséquence indirecte de la crise alors que plus de 35 000 élèves ne termineront pas leur cycle primaire d’ici 2015 — un effet pernicieux particulièrement prononcé chez les filles (Banque mondiale, 2010). Supachai Panitchpakdi, Secrétaire général de la CNUCED[4], l’a bien souligné peu après le début de la crise financière : tandis que de rares pays en voie de développement ont été directement exposés aux prêts hypothécaires titrisés ou à la débâcle des institutions financières américaines, la grande majorité d’entre eux ont été fortement touchés indirectement par la disponibilité réduite du crédit, les paniques boursières et le ralentissement de l’économie quotidienne (Panitchpakdi, 2008a).

Il est important de souligner que la crise financière mondiale de 2008-2009 a entraîné des changements importants au sein de la gouvernance financière mondiale. Le système de post-crise mis en place ne l’a pas été en vain. Le G20 a endossé un rôle essentiel comme principal représentant du processus de réforme de la réglementation financière. Cela a été fait d’une manière autonome, en privilégiant l’utilisation des institutions existantes. Il y a pourtant eu des changements importants faits à des institutions existantes. Depuis les réunions du G20 en novembre 2008, ces changements ont été, grosso modo, institutionnels. Le FMI a bénéficié d’un triplement de ses ressources ainsi que d’une augmentation générale des droits de tirage spéciaux (Woods, 2010). Après le plaidoyer de pays comme le Brésil, la Chine et l’Inde, le Forum de stabilité financière (FSF) a vu son cadre agrandi pour inclure non seulement ces pays, mais aussi l’ensemble du G20, plus l’Espagne et la Commission européenne. Le Forum lui-même a ainsi été rebaptisé Conseil de stabilité financière (CSF) alors que la nouvelle institution a également accru ses capacités institutionnelles, plus modestement, à l’aide d’un véritable secrétariat, d’un secrétaire général à temps plein, d’un comité directeur et de trois comités permanents (Germain, 2011). Comme le note Helleiner, le CSF est plus combatif que son prédécesseur pour ces raisons et son mandat est également plus vaste que le mandat du FSF en ce qu’il inclut, conjointement avec le FMI, la mise en place d’exercices d’alerte précoce ainsi qu’un rôle de coordination en ce qui concerne les instances existantes en matière de normalisation internationale, comme le Comité de Bâle et l’OICV[5] (Heillener, 2010 : 284). Ce dernier rôle aide en particulier à résoudre une partie de la fragmentation institutionnelle que nous avons décrite plus haut, puisque ce rôle de coordination garantit que ces organes spécifiques sont contrôlés. On veut alors s’assurer que leur travail est opportun, coordonné et axé sur les lacunes et les priorités dans le cadre actuel de la réglementation financière internationale. Récemment, plusieurs examens généraux des pratiques du secteur financier ont été effectués à propos des régimes de rémunération, ou encore des normes de souscription hypothécaires. Le CSF a émis des recommandations mondiales en ce qui concerne l’utilisation des instruments du marché financier et la prise en compte des dilemmes de gouvernance auxquels sont confrontés les régulateurs nationaux. Le CSF a également institué un processus formel d’examen par les pairs des systèmes financiers propres à chaque pays, ainsi qu’un système de coordination et de suivi des progrès dans la réforme des systèmes financiers nationaux à l’échelle planétaire.

Alors qu’il est facile de prétendre qu’il reste encore beaucoup à faire, ces modestes mesures représentent un accroissement de la capacité de gouvernance, en particulier puisque le système de gouvernance financière mondiale a clairement manqué d’une coordination centrale et d’une gouverne interne. Il a manqué de fermeté et a trop souvent agi de manière informelle (Germain, 2004 ; Davis et Green, 2008). Le CSF a déjà exercé une partie de ses compétences en chargeant le Forum conjoint de mener à bien un examen exhaustif des lacunes et des différences dans la régulation des marchés financiers dans le monde — avec une attention particulière aux entités non réglementées ou « peu réglementées » et sur les risques systémiques (voir Forum conjoint, 2010). Étant donné le manque d’attention portée à la dynamique du niveau de risque systémique, cela peut être vu comme un changement notable dans la façon d’aborder les choses (voir Vestergaard, 2009). En outre, le CSF a travaillé avec le FMI pour identifier et gérer les lacunes d’information, afin de mieux saisir l’accumulation de risques dans le secteur financier et de surveiller la vulnérabilité des économies nationales aux chocs (CSF, 2009 ; 2010). Depuis sa création, il a en permanence à coeur de coordonner ses actions avec les dirigeants du G20. Cela représente un niveau de connexion rarement atteint avant la crise entre les systèmes de normalisation financière, les processus de contrôle et les chefs d’État possédant un pouvoir exécutif.

D’autres changements sont survenus qui ont sensiblement introduit, au moins par rapport aux normes historiques, le problème de la responsabilité dans la gouvernance financière mondiale. En novembre 2008, les dirigeants du G20 ont appelé les organes normatifs internationaux à revoir leur composition. Plusieurs mois plus tard, en mars, avant le sommet du G20 de Londres, l’appel de celui-ci à une réforme participative conduisit à une refonte approfondie des institutions de gouvernance financière mondiale. Le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire a été élargi, d’abord en mars 2009 afin d’inclure les régulateurs et les dirigeants des banques centrales d’Australie, du Brésil, de la Chine, de l’Inde, de la Corée du Sud, du Mexique et de la Russie, puis une seconde fois en juin 2009 pour inclure l’ensemble du G20, avec Hong Kong et Singapour. Le Comité sur les systèmes de paiement et de règlement et le Comité technique de l’Organisation internationale des commissions de valeurs mobilières ont également connu des réformes participatives similaires (Heillener et Pagliari, 2010a : 6-8 ; OICV, 2010).

Au sein de toutes ces institutions, des questions d’envergure à propos de la responsabilité demeurent, telles que la transparence du processus décisionnel, de même qu’une plus grande participation des parties prenantes. Comme Tsingou l’a montré, les relations entre les organismes publics, qui composent les institutions de gouvernance, et les associations du secteur privé, qui cherchent à influencer leurs décisions, sont sans doute encore très proches (Tsingou, 2010). Cela pourrait être considéré comme particulièrement inquiétant compte tenu du fait que les lacunes en matière d’expertise de régulation financière sont plus élevées hors de ce réseau politique alors que les organisations de travailleurs et les représentants de la société civile n’ont pas le type de connaissances technocratiques requises pour engager un débat approfondi et faire des contre-propositions. Les associations existantes du secteur privé et des banques multinationales, elles, possèdent ces connaissances dans une relative abondance. Le fait qu’elles ont non seulement été des participants dynamiques mais, dans certains cas, ont même réorganisé leurs activités ne fait que souligner davantage ce point. La Charte du nouveau CSF autorise assez clairement la consultation avec les intervenants, mais, comme Helleiner l’a récemment souligné, il y a un biais dans une partie du libellé concernant en particulier la consultation du secteur privé (Heilleiner, 2010 : 289). Une possibilité, selon le point de vue de groupes de la société civile (sans activités commerciales), est alors de mobiliser les éléments du secteur privé, qui ne sont pas traditionnellement engagés dans des questions de gouvernance financière mondiale, mais qui sont lésés par ses carences. Les intérêts commerciaux du secteur manufacturier, des associations de petites entreprises ainsi que les nouvelles industries technologiques — qui dépendent toutes d’une source fiable des flux de capitaux non spéculatifs — pourraient être des candidats intéressés. Cependant, dans de nombreux cas, la communauté des affaires est relativement unie dans son opposition à la régulation financière, ce qui pourrait nuire à la reprise économique ou à un flux de crédit soutenu en général.

Il est important de souligner les inégalités au sein des récentes réformes institutionnelles qui ont été mises en place, en plus de leurs limites. Alors que la communauté des organismes de normalisation internationale ainsi que le Forum / Conseil de stabilité financière ont réformé leurs adhésions à des degrés significatifs, le FMI, pour sa part, s’en est abstenu. Une simple comparaison avec la réforme de la composition des membres du Comité de Bâle aide à comprendre la raison importante qui en est la cause. Alors que la réforme du FMI a représenté un effort soutenu de la part de nombreux acteurs différents, y compris des groupes de pays en voie de développement, la réforme du Comité de Bâle a été comparativement de faible portée, essentiellement confinée aux cercles universitaires et aux ONG[6] (David, 2005 ; Griffith-Jones et Persaud, 2008 ; Carvahlo et Kregel, 2007). Pourtant, malgré cet effort de réforme encore modeste, des réformes en profondeur du Comité de Bâle ont vu le jour en mars 2009, en grande partie sans anicroche, après un simple appel téléphonique provenant du G20 afin d’examiner les adhésions institutionnelles, et à la suite de quelques énervements légitimes de la part de pays à l’économie émergente comme le Brésil et la Chine. Bien que le Comité de Bâle ait été sclérosé par des adhésions très peu représentatives pendant des décennies, tout à coup, les effectifs des nouveaux membres ont doublé. Cela a été rendu possible peut-être non seulement à cause du problème de légitimité lié à la crise financière mondiale (et en particulier, des initiateurs anglo-américains de ce dernier), mais aussi parce que le Comité de Bâle ne bénéficie pas d’une autorité comparable à d’autres institutions multilatérales. Bien loin d’être négligeable, l’ajout de régulateurs financiers provenant de divers pays ne signifie toutefois pas une redistribution majeure du pouvoir structurel. Il faut comparer cette situation avec celle du FMI. Le Fonds monétaire international dispose d’importantes capacités bureaucratiques, et ses politiques ont souvent un impact fort conséquent sur les politiques gouvernementales, à la fois directement et indirectement. Ce n’est dès lors peut-être pas un hasard si le FMI est la seule institution centrale dans la gouvernance financière mondiale qui n’a pas procédé à une importante réforme de sa structure d’adhésion. Les réformes récentes concernant les actions à droit de vote au FMI en avril 2008 ont finalement peu rapporté. Comme Woods l’a récemment souligné, les réformes prises conjointement ont affecté un changement global du pouvoir de vote de 5,4 % — vers les pays émergents et ceux en voie de développement (voir Woods, 2006 ; Rowden, 2009). Cela n’est guère surprenant, étant donné qu’une telle réforme pourrait se traduire par des redistributions significatives du pouvoir — au risque de compromettre, par exemple, la forte emprise des États-Unis sur les politiques du FMI. Les changements en cours suggèrent que certains États européens verront leurs sièges au conseil d’administration du FMI abolis et redistribués à des pays à l’économie émergente, bien que de nombreux signes montrent que la position américaine restera inchangée dans le même temps.

Contrairement aux changements au sein des adhésions formelles institutionnelles, de grands problèmes structurels restent non résolus. D’un côté, la base du paradigme néolibéral a surgi des cendres d’un des pires échecs de (dé)-régulation de tous les temps avec relativement peu de séquelles alors que se manifeste aucune concurrence idéologique établie (voir Nesvetailova et Palan, 2010)[7]. Bien que certaines réformes, comme celle mettant en place une réglementation macroprudentielle en tant que paradigme émergent de la régulation financière, soient importantes, d’autres graves problèmes structurels de l’économie mondiale restent totalement inconsidérés[8]. Par ailleurs, il y a aussi une reconnaissance accrue de la nature problématique des déséquilibres mondiaux de l’épargne et de la demande, ainsi que celle de la non-pérennité du régime Dollar-Wall-Street comme un point d’ancrage efficace pour l’économie mondiale (McKinnon et Schnabl, 2010 ; Davis, 2010). Cependant, il n’est pas clairement démontré qu’un mécanisme puisse exister, formel ou informel, qui pourrait remédier à cet état des déséquilibres mondiaux, un problème particulièrement prononcé, visible grâce à une reconnaissance accrue de la situation (McKinnon et Schnabl, 2010). Ces difficultés de gouvernance sont manifestes dans d’autres secteurs et ne sont donc pas uniques au secteur financier, comme nous le verrons dans la section suivante[9].

II. Des similitudes avec les échecs de la gouvernance financière mondiale

La gouvernance mondiale de la sécurité

Si le système financier mondial intègre une infrastructure commune pour la gestion du crédit, le système international de sécurité assure des accords pour la gestion des conflits et de la violence au sens large. Alors que les accords institutionnels dans le domaine de la sécurité sont très différents de ceux en matière de gouvernance financière, le problème de capacité persiste là aussi, même s’il prend alors une forme différente. Tandis que tout un ensemble complet de règles clairement définies et d’institutions encadre ce domaine de la gouvernance, une grande partie de leur structure et de leur contenu reflète des dilemmes de sécurité d’un monde qui disparaît rapidement. En d’autres termes, une certaine compétence institutionnelle existe, mais elle est souvent du mauvais type. Malgré les échecs évidents de la doctrine Bush, le problème de capacité dans la sécurité mondiale est plus profond que le mépris pour un multilatéralisme efficace (Cox et Quinn, 2008 ; Slaughter et Hale, 2008). Nos capacités et technologies militaires sont toutes orientées vers une lutte guerrière en termes de combats physiques menés séparément dans l’espace et dans le temps (Beebe et Kaldor, 2010). À cet égard, le problème de capacité est souligné par l’insuffisance des institutions existantes, inadéquates à envisager en termes généraux des menaces nouvelles et changeantes concernant la sécurité humaine et la capacité réelle des institutions nécessaires pour soutenir des opérations de sécurité appropriées (Kaldor, 2007 ; Glasius, 2008 ; Zwitter, 2008).

La plupart des forces armées du monde recourent encore à un modèle d’État-nation en guerre avec un autre et se fondent sur un principe d’organisation de la concurrence entre des intérêts géopolitiques. Les dépenses militaires mondiales, alimentées par de telles idées préconçues, ont suivi une tendance soutenue à la hausse. En 2009, on estimait à 1531 milliards de dollars le total des dépenses militaires dans le monde, soit une augmentation de 49 % depuis 2000[10]. Les effets de la crise financière mondiale — en particulier les déficits budgétaires croissants des gouvernements ainsi que les plans de relance économique visant à contrer la crise — semblent avoir eu peu d’effet sur les dépenses militaires, avec la plupart des pays, y compris dans le cas des États-Unis et de la Chine, qui ont fait le choix de nouvelles augmentations de leur budget militaire dans les années à venir. Les grands conflits interétatiques sont pourtant une rareté, alors que la grande majorité des infrastructures de sécurité dans le monde reste largement orientée autour de cette idée.

Comme dans la gouvernance financière mondiale, la fragmentation institutionnelle au sein de la sécurité est considérable. Les forces militaires restent organisées sur une base nationale plutôt que régionale ou multilatérale, avec un dédoublement d’équipements, un chevauchement et un gaspillage des ressources. L’organisation actuelle des forces de sécurité pose non seulement des problèmes importants concernant la collaboration et le partage du personnel mais aussi de la technologie ou de l’intelligence mise en oeuvre. Cette fragmentation pose également des questions importantes quant à la façon de lier la sécurité internationale à la sécurité humaine d’une manière plus générale — à travers des engagements de développement durable et la relève de défis en matière de justice sociale (Salmon, 2010 ; Beebe et Kaldor, 2010). Le modèle en cours s’attaque aux manifestations des conflits plutôt qu’aux causes de ces derniers. Il est inflexible et souvent ethnocentrique et, en tant que tel, incapable de répondre aux « facteurs structurels » sous-jacents qui contribuent en premier lieu aux conflits armés[11].

En contraste avec les récents changements en matière de gouvernance financière, une réforme significative des institutions de gouvernance dans le domaine de la sécurité a été froidement accueillie. Les tentatives visant à créer des forces multilatérales efficaces, convenablement équipées et financées, ont achoppé à plusieurs reprises sur le terrain d’intérêts souverains et de rivalités géopolitiques, et ce, malgré la prévalence de nouveaux types et formes de conflits non-étatiques qui peuvent menacer la paix régionale et parfois même la sécurité mondiale. Un contrôle efficace multilatéral des forces armées et le caractère du déploiement des ressources (déploiement de forces conventionnelles au détriment de la sécurité humaine) demeurent largement sans réponse. Les intérêts fondamentaux de l’État s’ingénient à bloquer une réforme institutionnelle tandis que le système étatique, avec son accent sur la compétition géopolitique, restreint l’évolution des discours et des pratiques de sécurité, en gardant le cap sur les droits souverains plutôt qu’individuels. Cette persistance, il faut le préciser, demeure, en dépit de l’avènement d’une philosophie cosmopolite, de plus en plus intégrée aux normes internationales relatives aux droits humains (Held, 2010).

La « responsabilité de protéger », doctrine adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2005, a été l’un des changements significatifs, bien que limité. Élaborée en réponse à la propagation de « nouvelles » guerres, en particulier en Afrique et en Europe de l’Est, elle a marqué un virage potentiellement fécond du principe de non-intervention, norme alors prédominante dans l’arène internationale au moment de la guerre froide (CIISE[12], 2001 ; Weiss, 2008). Dans un sens, cela peut être vu comme une transformation de la capacité institutionnelle, en ce qu’elle fournit une justification des interventions humanitaires, la responsabilité de prendre de telles décisions étant toujours déléguée aux mécanismes existants de sécurité collective. En conséquence, la compétence de l’ONU pour l’intervention reste nécessairement limitée par la non-représentativité du Conseil de sécurité (Welsh, 2008 ; Weiss, 2008). Ce faible effort de l’ONU, tardif de surcroît, pour résoudre la crise humanitaire au Darfour (où plus de 300 000 personnes ont été tuées et 3 millions d’autres déplacées) en raison de l’opposition de la Chine et de la Russie, mais aussi ainsi à cause de l’intransigeance du gouvernement soudanais, qui s’avère, à cet égard, emblématique[13]. Nous avons mentionné plus haut comment les insuffisances de la gouvernance financière mondiale ont conduit à une dispersion généralisée des coûts qui ont été sans commune mesure avec ceux effectivement engagés dans la gouvernance, au premier chef. La même situation se reproduit dans le domaine de la sécurité dans une large mesure. Ce ne sont pas les membres actifs du Conseil de sécurité de l’ONU qui, grosso modo, se montrent responsables des insuffisances soulignées ci-dessus, mais bien les « autres », faibles et vulnérables, qui en supportent les coûts directs.

La gouvernance mondiale de l’environnement

La crise environnementale a bien été « globalisée », encore plus largement que les crises financières elles-mêmes, et reflète un questionnement structurel plus profond au sein de la civilisation industrielle moderne[14]. Tandis que les problèmes liés au changement climatique ont reçu une attention considérable et ont été correctement « encadrés » comme une quintessence du « global », l’incapacité à générer un cadre de travail solide et efficace pour gérer le changement climatique reste l’une des indications les plus graves des carences du système actuel de la gouvernance mondiale. Il y a eu certes des avancées importantes dans ce domaine et les réseaux de la société civile ont joué un rôle de premier plan dans la promotion de cette question à l’ordre du jour mondial. Néanmoins, tout comme les défis de la gouvernance associés à la finance, les menaces posées par les changements climatiques mondiaux sont largement plus grandes que les efforts, bien que relativement coordonnés, qui existent actuellement à l’échelle mondiale.

Comme dans la gouvernance financière mondiale, la fragmentation institutionnelle de la gouvernance environnementale à l’échelle mondiale est omniprésente. Bien qu’un certain nombre d’accords environnementaux internationaux individuels existent et peuvent même avoir des caractéristiques louables, ils sont souvent à la fois et mal coordonnés, peu respectés, et soutenus par une pléthore de différentes organisations internationales ayant des fonctions variées (Macey, 2007 ; Keohane et Raustalia, 2008). La myriade actuelle de plus de 200 accords environnementaux internationaux souffre d’un problème de ce qu’on pourrait appeler « une inefficacité anarchique ». Un engagement ferme de mesures institutionnelles pour résoudre des problèmes urgents n’a montré que lenteur et éparpillement… prévisibles. Copenhague a échoué dans ses objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre à long terme, l’engagement de nouveaux fonds n’ayant pourtant diffusé aucune information quant à la façon de transformer « l’Accord » en un traité juridiquement contraignant.

Un autre parallèle important à établir avec la gouvernance financière mondiale est le problème de responsabilité au coeur de la gouvernance environnementale mondiale — il est ici question de la dispersion vaste et arbitraire des coûts de l’échec de la gouvernance dans le domaine environnemental. À cet égard, alors que les dangers potentiels des changements climatiques sont de plus en plus connus du public, moins médiatisée reste la manière dont les coûts d’adaptation au changement climatique sont effectivement distribués — ce qui est on ne peut plus arbitraire, en plus de favoriser les mécanismes les plus injustes et inimaginables[15]. On s’attend à ce que les populations les plus pauvres et les plus vulnérables du monde soient les plus touchées par les changements climatiques. Une pléthore de pays en voie développement, en Afrique, en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est devraient connaître une réduction considérable des rendements de leurs cultures céréalières. En conséquence, ces populations seront vulnérables à la diarrhée, au choléra, à la dengue et à la malnutrition journalière (Nyong, 2009 : 43-64 ; 47-54). Et même si on peut imaginer une quelconque possibilité permettant d’atténuer certains des effets négatifs du climat (comme les phénomènes météorologiques extrêmes, le stress thermique, la rareté croissante de l’eau et le remodelage des zones géographiques du littoral), la capacité à résister sera fonction de l’accès aux ressources. Cela laisse les populations les plus pauvres dans le monde soumises à ce que Desmond Tutu a récemment qualifié de « perspective d’un « apartheid » de l’adaptation » — une perspective bien sombre, non seulement pour leurs propres intérêts, mais aussi parce que ces aggravations de l’inégalité peuvent à l’avenir étouffer d’autres mesures collectives (Jones, Lafleur et Purvis, 2009 ; Programme pour le développement des Nations Unies, 2008 : 73-207). Les divers fonds créés par la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et le Fonds pour l’environnement mondial (FEM) ont commencé à allouer des budgets à des projets d’adaptation à petite échelle. Alors que la réunion de la CCNUCC à Cancún en 2010 a surpassé les attentes en termes de financement et de mécanismes de transfert de technologie, le niveau de financement reste insuffisant (Jones, Lafleur et Purvis, 2009 : 30). Cela dit, cette question n’en est pas une seulement d’inégalité de ressources. Le problème reflète aussi l’inégalité d’accès à la prise de décisions au sein des institutions internationales, qui met souvent les pays en voie de développement sur la défensive lorsque des initiatives de durabilité naissantes sont proposées. Un accord global prend du temps — donnant ainsi plus de marge de manoeuvre aux intérêts en jeu qui cherchent à protéger un statu quo rétrograde.

III. Échecs de la gouvernance. paradoxe de notre temps

Tous ces domaines souffrent du même paradoxe. Une stratégie globale est nécessaire et pourtant le pouvoir reste largement organisé sur une base nationale — ce qui peut être appelé le paradoxe de notre temps (Held, 2006). Plus concrètement, c’est un fait établi que les enjeux collectifs dont nous devons débattre sont de plus en plus transfrontaliers, aussi bien de manière extensive qu’intensive. Malgré tout, les moyens actuellement existants pour répondre à ces questions sont figés dans un comportement local ou national. Le schème mondial auquel nous faisons face en est un dans lequel les institutions et les règles admises reflètent les tendances historiques dans la répartition du pouvoir économique, politique et culturel. Ce système mondial n’a pas été en mesure de s’adapter assez rapidement aux transformations de la re-distribution globale de l’activité économique. Même s’il existe de nombreuses raisons à la persistance de ces problèmes, au niveau le plus élémentaire, la persistance de ce paradoxe demeure un problème de gouvernance.

Étant donné l’ampleur des problèmes collectifs auxquels nous sommes confrontés, ils ne peuvent être résolus par un quelconque État-nation agissant en solo. Même s’il y avait un leadership hégémonique clair au sein du système international comme cela a été le cas auparavant, le succès dans la coordination d’une réponse suffisante aux services financiers, aux menaces environnementales et de sécurité, reste bien aléatoire. Avec l’émergence de plus en plus multipolaire de la géopolitique actuelle, la nécessité d’une coordination à l’échelle mondiale est encore plus importante, tout simplement parce que le regain de dissonance entre les États est plus grand. Les problèmes d’aujourd’hui et les défis du futur de l’action collective et collaborative — matières dans lesquelles les États ont montré leurs faiblesses — et les questions cruciales auxquelles les États doivent répondre adéquatement restent d’actualité. Pourtant, il semble évident que nous sommes désireux d’améliorer la construction d’une capacité de gouvernance judicicieuse.

Le système en place souffre en effet d’une forme de dépendance régressive, en termes de mise en pratique des dispositions institutionnelles multilatérales existantes. Jusqu’à récemment, l’Occident a, grosso modo, déterminé les règles du jeu sur la scène mondiale. De la Charte des Nations unies et de la formation des institutions de Bretton-Woods, en passant par la Déclaration de Rio sur l’environnement et la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les accords internationaux ont invariablement servi à encastrer une structure bien établie de pouvoir international. La division de la planète en États-nations tout-puissants, avec des entités distinctives, des intérêts géopolitiques, et reflétant la structure du pouvoir international tel qu’il a été compris depuis 1945, est toujours sous-jacente dans les articles et les statuts des grandes organisations intergouvernementales, telles que le FMI et la Banque mondiale. Le résultat de ces accords a exacerbé la susceptibilité des principales organisations internationales gouvernementales présentes à l’ordre du jour des États les plus puissants. La partialité dans les opérations de contrôle (ou de leur absence de fait), la dépendance accrue du soutien financier de quelques États importants, et les faiblesses en matière de dirigisme des problèmes d’action collective mondiale en sont la cause. Cela a été un fait dominant fondé sur un modèle « club » de gouvernance mondiale et de légitimité, comme nous en avons été témoins dans le domaine de la gouvernance financière mondiale, jusqu’à très récemment.

De nos jours, cependant, cette image semble évoluer. La ligne de conduite de la domination occidentale est mise à mal avec l’échec d’éléments dominants de la politique mondiale occidentale au cours des dernières décennies. L’Occident ne peut plus gouverner uniquement par sa seule puissance ou par l’exemple. Au même instant, l’Asie semble être sur une pente ascendante. Au cours de ces cinquante dernières années, l’Orient et l’Asie du Sud-Est ont plus que doublé sa part au sein du PIB mondial et augmenté son revenu per capita d’un taux moyen de croissance presque deux fois et demie supérieur au reste du monde (Quah, 2008). Uniquement au cours des deux dernières décennies, les économies asiatiques émergentes ont connu une croissance moyenne de près de 8 % — soit 3 fois le taux du monde occidental (The Economist, 2009). Concrètement, nous assistons à un rééquilibrage géospatial de l’économie mondiale, avec un centre de gravité qui se déplace sensiblement de l’Ouest vers l’Est (Quah, 2011).

Ce système mondial en est un dans lequel les institutions et ses règles reflètent les tendances historiques de la distribution du pouvoir (Held, Kaldor et Quah, 2010). Pourtant, la trajectoire du changement s’oriente vers un monde multipolaire, où l’Occident ne détient plus l’apanage d’un pouvoir géopolitique ou économique. Par ailleurs, différents discours et concepts de gouvernance ont émergé pour contester la vieille orthodoxie occidentale du multilatéralisme et de l’ordre post-Seconde Guerre mondiale. Dans le même temps, des processus mondiaux complexes, des secteurs financiers à ceux de l’écologie, font partager un même sort aux communautés à travers le monde de nouvelles manières, nécessitant efficacité, responsabilité, capacité de prendre en compte la résolution de problèmes. De quelle façon cette capacité peut-elle être prise en compte ? Comme nous l’avons vu, cela reste à expliciter. L’ordre multilatéral de l’après-guerre n’est plus ni adapté, ni suffisamment représentatif pour faire face aux défis de notre ère. La crise financière a déjà frappé d’un grand coup la légitimité de la voie suivie par de précédentes réformes néolibérales (agir comme si de rien n’était ; « business as usual ») dans la gouvernance multilatérale (Cahloun et Derluguian, 2011).

Notre système en est un qui n’a pas été en mesure de s’adapter assez rapidement à l’ouverture vers l’Est de la redistribution mondiale de l’activité économique mondiale. Non seulement la faiblesse d’adaptation au sein des systèmes de gouvernance mondiale actuelle exacerbe les problèmes existants en termes de fonctionnement et d’efficacité des institutions multilatérales mais, en plus, elle provoque de nouveaux problèmes. Prenons par exemple pour témoin le déséquilibre structurel largement reconnu entre débiteurs et créanciers à l’échelle mondiale. Les taux et les quantités d’épargne mondiale ont été massivement orientés vers l’Est afin de servir les intérêts des économies de la Chine en particulier et fournir des fonds pour l’expansion de la dette américaine (McKinnon et Schnabl, 2009 ; Quah, 2011). Une telle dynamique a fourni des éléments contextuels précurseurs de la crise financière et a permis à une bulle financière et immobilière de se développer bien au-delà de ce qui aurait été envisageable dans d’autres conditions (Wade, 2004 ; Montgomerie, 2009).

Ce paradoxe contemporain ne peut être résolu sans une représentation et une efficacité des institutions mondiales avec une capacité à créer des cadres de travail crédibles et réglementaires pour investir directement dans le développement des biens publics mondiaux et dans l’atténuation de leurs maux. C’est Max Weber qui a dit que les institutions sont déterminées par leurs sources de revenus. À cet égard, l’efficacité des institutions à l’échelle mondiale serait mieux financée par un nouveau flux de ressources financières comme les taxes sur les transactions de marché et une taxe sur l’émission de carbone. En utilisant ces nouveaux revenus mondiaux provenant de ces sources, on donnerait le signal que la reconnaissance collective et l’action publique sont nécessaires pour intervenir dans les domaines de l’activité humaine qui sont largement reconnus pour générer des facteurs externes néfastes des externalités de réseau qui ne peuvent pas être traitées par les processus du marché. Plus important peut-être, générer une base de chiffre d’affaires global de cette manière serait alors un moyen de répondre aux influences géopolitiques arbitraires relatives aux processus décisionnels, tout en laissant la production de biens publics mondiaux reposer sur une source de financement plus stable que ce qui prévaut à l’heure actuelle. Dans cette même veine, des propositions pour une taxe sur les transactions financières ont été développées depuis quelques années maintenant, principalement par des approches économistes hétérodoxes, des activistes et des organisations non gouvernementales (ONG). Mais aujourd’hui, après la crise financière, cette idée a désormais une légitimité considérable et un véritable pouvoir d’attraction politique. Une telle taxe a été incroyablement bien accueillie au sein de différents paliers de l’Union européenne, en vue, par exemple, d’être mise en oeuvre au sein même de l’UE ou à l’échelle mondiale et des États membres tels que la France et l’Allemagne ont appuyé cette taxe au sommet du G20 — même si des pays comme le Canada et les États-Unis s’y sont opposés (comme d’ailleurs beaucoup d’institutions financières privées, telles que les banques du Royaume-Uni dans le contexte de l’UE) (Jones, 2011 ; Christie, 2011). D’autres propositions pour générer de nouvelles formes de financement global ont soulevé beaucoup moins de controverses. Peu de gens réalisent que le sommet du G20 a généré une hausse considérable des ressources internationales au lendemain de la crise financière. En acceptant d’étendre les droits de tirage spéciaux et de la vente or du Fonds monétaire international, 750 milliards de dollars en nouveaux fonds mondiaux ont été débloqués[16]. Cet exemple illustre parfaitement ce qui peut être atteint quand les questions politiques sont considérées à leur juste valeur.

Que réserve le futur en termes de transformation de cet ordre multilatéral dans une direction qui pourrait permettre de résoudre les dilemmes actuels de la gouvernance mondiale[17] ? Certes, la coopération existante en matière de pouvoir politique comporte de nombreux défis. Les structures établies se complaisent dans une attitude statique. Elles encouragent en effet les acteurs à investir dans des ressources spécifiques au sein du système de pouvoir déjà existant. Cela renforce ainsi sa structure fondamentale. Des efforts de transformation feront aussi face à des obstacles idéologiques au multilatéralisme, en particulier la résistance qui existe concernant la délégation de coordination et de décision laissées aux institutions multilatérales, même si cela les rendait plus efficaces. Il est indéniable qu’une telle résistance à une transformation graduelle de l’autorité publique perdura. Malgré tout, l’intensification récente des processus de mondialisation a engendré de nouvelles formes de militantisme et d’activisme qui démontrent une certaine capacité à faire avancer des ordres du jour progressistes (Pleyers, 2010).

La clé de la réussite de toute vision en matière de transformation sociale est alors de montrer une clairvoyance sous-tendue et défendue par un « ensemble cohérent solide » et une coalition socio-économique ad hoc. À cet égard, nous pourrions alors nous demander : existe-t-il en ce moment une configuration de forces politiques dont on pourrait attendre à l’avenir une croissance en termes de taille et de pouvoir, et qui pourrait soutenir des démarches capables de résoudre le paradoxe de notre temps souligné plus haut ? Une telle question exige une analyse beaucoup plus poussée que celle que nous pouvons fournir ici, mais une certaine projection fondée sur les trajectoires actuelles est justifiée. Des éléments du mouvement altermondialiste fournissent des preuves du potentiel de mobilisation de masse autour de la résolution des problèmes fondamentaux à l’échelle mondiale (Pleyers, 2010). Les élites technocratiques de nombreux pays semblent adopter une position de plus en plus « multilatéraliste » dans leur orientation. Les partis politiques de diverses tendances sont, eux, de plus en plus enclins à adopter des solutions de politiques multilatérales comme une façon de répondre aux demandes de leurs électeurs pour faire face aux contraintes de la politique actuelle. Cependant, deux autres éléments d’une éventuelle coalition socio-économique peuvent se révéler encore plus importants.

Les perspectives d’une coalition progressiste multilatéraliste pourraient dépendre de la fragmentation future de la communauté des affaires, et sur ce point, les récentes expériences offrent un peu d’espoir. Par exemple, alors que certains observateurs ont raison de souligner la résistance de manière significative de nombreux acteurs du milieu des affaires face aux changements climatiques, il est aussi vrai qu’il existe maintenant un conflit d’affaires considérable à propos de la question de la lutte contre les changements climatiques (Falkner, 2008 ; 2010 ; Newell et Paterson, 2010). Les politiques mises en oeuvre dans n’importe quel domaine sont un jeu évolutif et l’attitude des différents acteurs évolue en fonction de ce jeu. De cette façon, les étapes d’une orientation politique donnée peuvent aider à construire des alliances. Une preuve en ce sens est le mouvement écologiste qui, dans le passé, possédait une base de soutien provenant uniquement de militants de pays riches et d’ONG. Aujourd’hui, les partisans des projets de développement durable comptent aussi des groupes d’affaires, telle l’industrie de l’énergie verte, qui se positionnent pour tirer profit de changements politiques à venir.

Bien que leur pouvoir structurel actuel soit très différent de ce qu’il était autrefois, les syndicats du commerce et, surtout, leurs associations internationales peuvent également représenter une partie essentielle d’une coalition en faveur de la transformation des systèmes de gouvernance mondiale dans une direction plus progressiste. Alors que certaines activités syndicales sont clairement orientées vers la protection des gains réalisés sur le plan national (dont beaucoup ont été soumis à un stress considérable en raison de compressions néolibérales), il ne faut pas oublier que le mouvement syndical a toujours eu une forte orientation internationaliste. Il n’est guère surprenant alors que les syndicats en Europe et en Amérique du Nord comptent parmi les voix les plus enthousiastes pour une réforme véritable de la gouvernance financière mondiale. Plus que toute fraction d’élite de la communauté des affaires, le mouvement syndical a la capacité d’établir une large base sociale de soutien et une connexion avec la plupart des personnes directement touchées par les déficits dans la gouvernance mondiale. Comme tels, ils ont le potentiel d’agir comme tuteurs naturels par rapport à l’avenir d’un renforcement des capacités multilatérales, car ils ont une aversion naturelle pour la technocratie et l’élitisme des solutions globales de politiques publiques — ce qui ne peut être mentionné pour les autres acteurs cités plus haut. Au même instant, il est difficile d’envisager un rôle de premier plan pour les syndicats s’il n’est pas lié activement à des organisations mondiales de la société civile. La diffusion mondiale récente du phénomène « Occupons Wall Street » offre des preuves claires que la société civile peut mettre en place un calendrier pertinent de campagne de contre-propositions, non seulement pour parler des inefficacités en matière de réforme financière, mais aussi pour aborder ces questions dans un cadre plus large de justice sociale.

Est-il envisageable que l’ordre multilatéral qui remonte à 1945 puisse être réorganisé et reconstruit afin de refléter le changement d’équilibre du pouvoir dans le monde et les voix des acteurs non étatiques qui ont émergé avec une telle force d’impact au cours des dernières décennies ? Il faudra d’abord voir à la mise en place de nouveaux accords, efficaces et justes quant aux règles commerciales mondiales. Il faudra veiller à la régulation des marchés financiers, à la prise en compte des changements climatiques ou encore voir au renouvellement d’un traité de non-prolifération nucléaire. De même, les investissements mondiaux dans une perspective à venir de réduction des émissions de carbone ou encore la capacité à contrer les crises restent tous des tests cruciaux. Ces tests doivent s’accomplir maintenant et en temps réel, et non pas dans un futur hypothétique. Nous avons le choix entre poursuivre l’établissement d’un ordre multilatéral efficace et responsable fondé sur des règles claires et la fragmentation d’un ordre mondial en blocs régionaux se livrant compétition afin de poursuivre leurs propres intérêts catégoriels. La direction que nous prendrons collectivement pèsera dans la balance.