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L’histoire du Montmartre bruxellois est celle de la mobilisation d’artistes pour sauver leur cité, les Ateliers Mommen, de la spéculation immobilière. Bruxelles, comme bien d’autres villes, est en proie depuis longtemps à ce phénomène. Aujourd’hui, a lieu une gentrification de certains quartiers populaires, corollaire à une « redécouverte » du centre-ville par des populations plus aisées que celles initiales (Van Crieckingen, 2006 : 3). Ces mouvements immobiliers sont d’autant plus remarquables que la capitale belge, contrairement au Luxembourg ou à Strasbourg, a intégré le pôle européen en son centre (Bernard, 2008). Si plusieurs facteurs influent sur cette évolution, un en particulier retient notre attention : la présence d’investisseurs immobiliers qui, par l’achat et la rénovation d’immeubles en mauvais état, recherchent une plus-value en misant sur une clientèle plus nantie. Pour ceux-ci, le quartier Madou fait particulièrement l’objet d’enjeux importants à la suite de l’extension de la Commission européenne dans cette partie de la ville qui est caractérisée par un très faible revenu moyen par habitant[1], une très grande diversité culturelle et une forte densité de population. C’est là que se situent les Ateliers Mommen, actifs depuis plus d’un siècle, qui faillirent disparaître au profit d’une rénovation par ses propriétaires potentiellement très lucrative. Investir dans des lieux plus modestes, comme ceux-ci, en vue de les louer ou de les vendre à des fonctionnaires européens dont le pouvoir d’achat est proportionnellement élevé peut, en effet, s’avérer très intéressant financièrement.

À la suite des menaces d’expropriation, les artistes se mobilisèrent activement pour éviter de perdre leur logement et se lancèrent dans des démarches médiatiques et politiques. Cette affaire retint l’attention de la presse qui prit la défense des créateurs. Elle le fit moins au nom de valeurs citoyennes que d’une conception particulière de l’art teintée de romantisme nostalgique. Pourtant, le péril Mommen constituait une belle opportunité pour les médias de discuter des implications sociales, économiques et urbanistiques de ces jeux spéculatifs mais aussi de mettre sur le devant de la scène la question du droit des artistes. Les arguments autour de la figure de l’artiste inspiré, trop évocatrice, laissèrent peu de place aux revendications politiques des habitants, qui voulaient servir d’exemple à suivre pour la création de logements adaptés aux artistes. Leurs requêtes furent passées sous silence au profit de thèmes plus fédérateurs, tels que l’art martyr de l’argent et la destruction d’un patrimoine artistique.

Cet article se propose d’analyser en profondeur les discours de la presse et des artistes, leurs similarités et leurs divergences, afin de mettre à jour les tensions actuelles autour de la conception de l’art et de son rôle dans la société.

Chronique d’une mort évitée

Certains lieux, par leur architecture, leur histoire et leur rôle, parlent à l’imaginaire. Tel est le pouvoir des Ateliers Mommen, construits au coeur de Bruxelles à la fin du xixe siècle, à l’initiative de l’industriel Félix Mommen. Celui-ci voulait offrir aux artistes une demeure propice à la création. Ils hébergèrent des gens de renom tels que le graveur Félicien Rops, le sculpteur Constantin Meunier, le poète Émile Verhaeren ou le peintre Rik Wouters. Plus d’un siècle plus tard, les Ateliers sont restés fidèles à leur tradition et abritent toujours des artistes (graveurs, vidéastes, performeurs, peintres, photographes, etc.), qui y bénéficient de loyers très modestes. La vocation artistique et sociale de la cité fut, cependant, sérieusement menacée après son rachat fin des années 1980 par des promoteurs immobiliers. Leurs plans de grandes transformations furent freinés par le classement des bâtiments en 1992 mais cela ne marque pas pour autant l’abandon des projets de rénovation[2]. Cela aurait occasionné une augmentation conséquente des loyers et le départ des artistes. Lorsqu’en novembre 2003, les préavis annonçant un non-renouvellement des baux commencèrent à arriver chez les occupants des lieux, commença une longue saga médiatique, politique et financière. Une association sans but lucratif (ASBL)[3] « Ateliers Mommen » se créa dans le but de « défendre un projet commun : la sauvegarde de la cité d’artistes pour la communauté artistique »[4]. Cette ASBL, fruit originel de seulement quelques habitants, mena une série d’actions pour préserver l’identité sociale et artistique des lieux. Elle alerta les médias. Elle fit pression sur le monde politique, à commencer par la commune de Saint-Josse-ten-Noode où les Ateliers étaient implantés. Les édiles adoptèrent rapidement une motion de soutien. L’association commença également à organiser des événements, ce qui était tout à fait inédit. Les promoteurs ayant finalement accepté de vendre leur bien pour une somme conséquente endéans un certain délai, le but de l’ASBL fut dès lors de trouver un autre acquéreur à même de respecter l’âme du lieu. Quelque temps plus tard et après diverses tractations, les bâtiments furent en définitive rachetés par la commune (sous la forme d’une régie communale autonome) avec l’aide du pouvoir fédéral.

Cette histoire reçut un large écho dans la presse en général, et notamment dans la presse écrite[5]. Tous les grands quotidiens nationaux néerlandophones et francophones en parlèrent ainsi qu’une série de journaux à portée plus réduite. En réalité, la presse fit plus que raconter les faits ; elle soutint clairement les Ateliers Mommen.

Cadre de recherche

La question que nous souhaitons poser est double. En premier lieu, on peut se demander pourquoi la presse manifesta un tel engouement pour une histoire de spéculation immobilière, comme il y en a d’autres. En quoi celle-ci se différenciait-elle ? En second lieu, nous allons montrer que, si les discours de la presse et des artistes présentent de nombreuses justifications communes, toute la thématique du droit des artistes mobilisée par l’ASBL n’émergea jamais dans le débat public. Comment, dès lors, peut-on expliquer une telle divergence entre les deux discours ? Nous tenterons de répondre à ces questions au travers d’une analyse des discours de la presse écrite et de l’Association Mommen, principalement entre 2003 et 2005. Dans cet article, les messages médiatiques sont considérés comme des révélateurs de valeurs, d’idéologies et de croyances et comme fournissant des images pour interpréter le monde, que les journalistes en soient conscients ou non (Gamson et al., 1992). La vision spécifique des événements par les journalistes sera dès lors confrontée à celle des artistes dont la position s’avère ambiguë. Comme outil pour analyser les discours, nous utiliserons le modèle de Boltanski et Thévenot (1991) sur les justifications. Ce modèle nous semble apte à mettre en avant les contradictions entre les propos des médias et ceux des artistes et les valeurs qu’elles sous-tendent. Néanmoins, l’analyse mettra en évidence les limites explicatives de celui-ci.

Selon le cadre théorique proposé par Boltanski et Thévenot, il existe une série de principes supérieurs communs par lesquels les acteurs justifient et mettent en ordre des situations. Ainsi une situation est tenable si les personnes en présence se sont ajustées à un principe supérieur commun. Ce principe constitue ce qu’ils appellent une « cité ». Les auteurs en suggèrent une liste non exhaustive : la cité inspirée (où l’inspiration, le génie, la création importent), la cité domestique (où l’ordre, la hiérarchie, la tradition, l’honneur sont centraux), la cité de l’opinion (basée sur le renom, la célébrité), la cité civique (où les droits civiques, la citoyenneté, la participation politique, la collectivité importent), la cité industrielle (focalisée sur la performance, le travail, l’efficacité) et la cité marchande. Cette dernière repose sur l’intérêt individuel, la recherche du profit, l’importance de la richesse. Les promoteurs immobiliers, tournés vers l’argent, peuvent apparaître comme les représentants de cette cité.

La cité s’étend à un monde lorsque l’accord nécessite la mobilisation d’objets pour se réaliser. Ceux-ci apportent leur concours aux personnes pour clore une dispute. La controverse peut porter sur la mesure de la « grandeur » des individus quand on se situe dans une cité particulière. Toute personne peut, en effet, accéder à tous les « états de grandeurs », ce qui induit une incertitude quant à l’état des personnes en présence. Plus l’individu est proche du bien commun, plus il est grand. « Les grands êtres sont les garants du principesupérieur commun » (p. 178). Les objets qualifiés selon les principes de « grandeur » aident ainsi à objectiver l’état de grandeur des personnes. Cependant, dans certains cas, la dispute n’est plus uniquement liée à cette question. « Dans le différend, le désaccord portera donc non seulement sur la grandeur des êtres en présence, mais sur l’identification même des êtres qui importent et des êtres sans importance et, par là, sur la vraie nature de la situation, sur la réalité et sur le bien commun auxquels il peut être fait référence pour réaliser un accord » (p. 276). Dès lors, il y a confrontation entre deux mondes. Plusieurs moyens peuvent être employés pour résoudre le différend, dont la « dénonciation ». Celle-ci repose sur la « critique », procédé par lequel on dénonce le fait que les grands sont en fait les petits du monde actuel (p. 276). Leur grandeur est diminuée, et même inversée, en appliquant les critères du monde dans lequel on se trouve réellement.

Une des hypothèses que nous avançons est la suivante : dans le cas Mommen, la justification mobilisée par la presse concerne nettement moins le monde civique que celui de l’inspiration. Ce dernier est indissociable de la création, de la passion dévorante. Dans cet article, nous relions ce monde à une perspective sacralisante de l’art et, de ce fait, teintée de romantisme. Le romantisme est, en effet, le « lieu de genèse de la sacralisation de l’art » (Schaeffer, 1992 : 345). L’Art, n’étant plus animé par une fonction divine, acquiert une essence ontologique propre. L’Art pour l’Art, comme moyen (souvent) unique de révéler des vérités transcendantales. Le culte de l’Art s’est accompagné de l’émergence de pythies-artistes, dont les traits singuliers, originalité, marginalité et folie, ont été le garant de l’imaginaire vrai. C’est parce que les promoteurs portèrent atteinte à la création que les habitants purent garder leur logement. La question citoyenne que toute opération immobilière soulève n’occupa jamais une place centrale. Mais, paradoxalement, ce qui les sauva, à savoir l’aura de l’Art, entrava le débat public sur la question des droits des artistes. Le monde de l’inspiration prima, dans les deux situations, sur celui civique.

Dans la première partie de cet article, nous montrerons que la grille de lecture des médias opposait bien monde de l’inspiration et monde marchand et que les valeurs civiques furent peu mentionnées. Nous analyserons également les différents registres d’arguments que la presse utilisa pour interpréter l’enjeu de cette façon. Dans la deuxième partie, nous présenterons les divergences qui existaient entre les propos de la presse et ceux de l’Association d’artistes et, notamment, la mise au grenier des revendications politiques. Des pistes d’explications pour en comprendre les raisons seront proposées, notamment autour des tensions entre les mondes de justification choisis. En troisième lieu, nous discuterons de la portée du modèle de Boltanski et Thévenot, et notamment des questions qu’il laisse en suspens.

De l’importance de la représentation romantique de l’art et des artistes

1. Conflit entre monde marchand et monde de l’inspiration

L’opposition entre les mondes marchand et de l’inspiration fut centrale dans l’argumentaire de la presse. Les valeurs civiques, telles que l’intérêt de la collectivité face à un individu, la défense des démunis ou la solidarité, furent minoritaires dans un discours davantage tourné vers la sauvegarde de l’Art. Elles furent surtout mises en avant pour rappeler le caractère social de la cité, puisqu’elle permettait à des artistes peu aisés de disposer d’un lieu pour exercer leur activité et souvent vivre.

Du probable à l’évidence, les promoteurs projettent aujourd’hui une rénovation intérieure globale en cellules homogènes, loin de la rénovation au cas par cas initialement promise. L’augmentation du standing, et donc des loyers, mettra un terme à l’identité sociale de la cité. Les artistes les moins fortunés fuiront peu à peu leur atelier. Et voilà pour le scénario catastrophe.

La Libre Belgique, 22/04/04, souligné par nous

La rénovation intérieure des lieux devant conduire à une hausse substantielle des loyers, les habitants allaient être obligés de quitter les lieux. Si cet argument est empreint de civisme, il peut également être considéré comme une critique de l’esprit marchand par celui de l’inspiration, vu qu’il s’agit moins d’une mise en cause des pratiques immobilières pouvant déstructurer le tissu urbain que d’une critique des gens intéressés, typique de ce second monde (Boltanski, Thévenot, 1991 : 294). Ainsi, la défense du monde de l’inspiration passait par une dénonciation de l’erreur que le monde marchand faisait en souscrivant à l’argent plutôt qu’à la création. Dans cette démarche, il était nécessaire de présenter les promoteurs immobiliers comme adhérant de fait aux valeurs marchandes. Ils devaient, ainsi, être animés par le désir d’engranger des bénéfices et de s’approprier des biens (de luxe notamment). Ils incarnaient, à la lecture de la presse, un libéralisme qui se souciait surtout du profit. Leur assujettissement à l’argent les poussait à ne pas respecter leurs promesses et transfigurer la vocation artistique de l’endroit.

Les effets de la spéculation immobilière dans une ville telle que Bruxelles ne furent pas discutés (délocalisation de populations, crise du logement, pression immobilière de plus en plus forte) ; celle-ci fut décriée parce qu’elle visait l’art.

Créée il y a cent trente ans par le mécène belge Félix Mommen à Bruxelles, la cité d’artistes plasticiens qui porte son nom risque aujourd’hui d’être sacrifiée sur l’autel de la rentabilité immobilière.

Le Jeudi, 22/04/04

En comparaison, l’association des artistes se base sur des raisonnements à consonance civique plus marquée. Ils pointèrent leur rôle dans le maintien d’une mixité sociale au sein d’une zone proche des quartiers européens et insistèrent sur les conséquences néfastes de l’embourgeoisement de lieux populaires et sur l’impact social que pouvait avoir leur initiative. Ce faisant, ils agissaient pour la collectivité.

Du social au haut standing ! ? […] STOP ! Dans l’urgence d’intervenir face à la pression immobilière et la gentrification, des artistes habitants de la cité et autres, ont créé une association sans but lucratif nommée « Ateliers Mommen ». Cette association développe un projet de sauvegarde pour le développement durable de la cité Mommen, le maintien de ses conditions d’existence. C’est un projet de vie, de ville, de société.

ASBL, 2005 : 3[6]

Cet argumentaire plus citoyen des artistes servit peu d’ancrage à la presse et, en conséquence, les propriétaires des Ateliers, grands du monde marchand, furent dépeints comme les petits du monde de l’inspiration. Les artistes qui ne cherchaient qu’à créer et qui voulaient protéger leurs conditions et styles de création devinrent, dans les journaux, les grands de ce monde inspiré. L’Art était menacé, bien davantage que des valeurs de collectif ou de solidarité. Un possible sacrifice qui aurait donné naissance à des martyrs. Cela rappelle le scénario décrit par N. Heinich (1991) dans son livre sur Van Gogh et la constitution de l’artiste maudit. Les médias devaient résister contre le mal de la culpabilité ; il fallait agir ou faire réagir en stigmatisant des propriétaires qui, répondant à l’ethos de l’argent, risquaient de détruire un îlot d’art. Aveuglés par des intérêts pécuniaires, ils en avaient oublié la valeur supérieure de l’inspiration. Ainsi, Le Jeudi, peu conciliant, titrait son article « Les Ateliers Mommen ou le combat de l’esprit contre l’argent » (22/04/04). Il importait, pour la presse, d’éviter que les artistes ne fussent les victimes de l’argent :

Cette unique « cité d’artistes bruxelloise » [est] […] en péril […]. Motif : ce propriétaire, un agent immobilier, veut rénover les lieux, mais dans une optique allant à l’encontre des lieux, celle de logements de haut standing radicalement hors de portée des occupants actuels. Pour éviter ce saccage

La Capitale, 17/02/05, souligné par nous

La dénonciation des pratiques des propriétaires, à l’origine d’un possible « saccage », exprimait une volonté de conserver la magie des lieux soumise à la menace marchande.

Ne se distanciant pas de cette approche, les artistes, à cheval sur les deux mondes civique et inspiré, se décrivirent eux-mêmes en potentiels martyrs : « Les ateliers Mommen sont un lieu irremplaçable et nécessaire aux artistes qui ne peut être sacrifié sur l’autel de la spéculation immobilière » (ASBL, 2005 : 12). La référence au sacré est claire dans cette phrase, qui n’est pas sans rappeler celle de l’article dans Le Jeudi (voir plus haut).

2. De la preuve de l’inspiration

Cette grille de déchiffrement choisie par la presse mais également par l’association (qui, elle, avait également des revendications civiques plus prononcées) nécessitait de confirmer le caractère artistique des lieux et de leurs occupants. Il fallait, outre accorder une légitimité à la revendication de sauvegarde, proposer une interprétation aux lecteurs de la presse et, plus généralement, à l’opinion publique. L’argumentaire fut construit sur des justifications propres à la cité de l’inspiration. Il s’agissait de prouver que la valeur de l’Art était en danger.

Nathalie Heinich (1998a, 1998b) nous offre, au travers de ses « registres », un outil conceptuel intéressant pour mettre à jour les différents arguments. Cet instrument découle, lui-même, de la démarche de Boltanski et Thévenot mais a été développé dans un souci de correspondre aux réactions face à l’art. C’est cette adéquation avec la thématique qui en justifie son usage. Heinich a montré, par exemple, qu’un des registres importants de rejets de l’art contemporain se rapporte à la mise en question de l’authenticité du geste artistique et des motivations qui en sont l’origine. Autrement dit, ce registre « purificatoire » cherche à savoir si les artistes sont bien ce qu’ils prétendent être. Et que garantit le plus le caractère artiste dans l’imagerie populaire ? Les traits bohèmes : le génie, la création, l’originalité, la révolte, la pauvreté… Les occupants et la presse s’attachèrent à montrer que ces traits caractérisaient bien l’histoire Mommen. La croyance commune veut, notamment, que les artistes vivent dans un autre monde, dans une autre réalité. « Au 37 rue de la Charité à Saint-Josse, une lourde porte rouge s’ouvre sur un autre univers : celui de la création artistique » (La Libre Belgique, 28/09/05). Hors normes, ils n’ont pas les mêmes besoins que nous. Ils ne peuvent vivre selon un schéma homogène et nécessitent, naturellement, des espaces personnels, originaux :

À deux pas de la place Madou, la porte cochère est bordée de sonnettes. Toutes pareilles, géométriques, comme la rangée des boîtes aux lettres. ‘‘Avant elles étaient toutes personnalisées, raconte Virginie Schoëff, architecte urbaniste. Aujourd’hui, elles traduisent la volonté des propriétaires de tout homogénéiser.

La Libre Belgique, 22/04/04, souligné par nous

Une de revendications fortes des habitants était d’empêcher une rénovation qui aurait anéanti une nécessaire diversité et autonomie d’espace. Voulant une transformation minimale, ils soutinrent cette conception d’artistes marginaux et non classables. Les médias embrassèrent l’argument, il démontrait l’appartenance des locataires à la sphère artistique. « On ne pourrait quand même pas rénover une colonie d’artistes selon un schéma standard ? » (De Morgen, 22/09/04, traduction).

Confirmation de leur caractère bohème : ils étaient pauvres. Ce trait hérité du romantisme remplit son rôle de marqueur artistique et agit comme une condition nécessaire mais non suffisante. Boltanski et Thévenot l’ont dit, « les plus grands selon l’inspiration sont souvent méprisés du monde, pauvres, dépendants, inutiles » (1991 : 201). La pauvreté des occupants attestait de leur état de grands selon l’inspiration. L’idée fut fréquemment mentionnée par les médias :

Dès lors, que risquent de devenir les Ateliers Mommen ? Des lieux de haut standing, peuplés de pseudo-artistes qui auront les moyens de s’offrir un ‘‘loft’’, à deux pas du quartier européen ?

Le Jeudi, 22/04/04, souligné par nous

Attention donc à ne pas confondre les vrais artistes et les faux. La pauvreté semble asseoir l’authenticité artistique, élément de poids pour faire adhérer à la cause. « Cela fait pile 130 ans que les Ateliers Mommen accueillent des artistes aux poches vides » (La Libre Belgique, 22/04/04, souligné par nous). Les artistes insistèrent logiquement sur ce point et demandaient « des espaces adaptés à leur esprit et à leur réalité économique » (ASBL, 2005 : 3).

La pauvreté garantissait la noblesse de leurs motivations. Heinich a souvent souligné le fait que les artistes, pour être considérés comme tels, ne doivent pas être mus par des quêtes indignes, comme la recherche de l’argent ou de la gloire. Dans le second cas, le registre purificatoire est couplé au registre « réputationnel ». La volonté de célébrité est signe d’un manque d’authenticité. Les revendications des artistes étaient, en conséquence, présentées dans la presse uniquement comme animées par le désir de pouvoir créer. « Seulement créer », comme le sous-titrait Brussel Deze Week (07/04/05, traduction).

En outre, la presse devait présenter les artistes comme sympathiques, populaires, loin d’un monde de l’art parfois trop élitiste, mondain et hautain. En effet, l’élitisme et le snobisme entravent la portée universelle que l’opinion publique accorde à l’art. Heinich parle, dans ce cas, de registre « civique ». Elle reprend la terminologie de Boltanski et Thévenot. Néanmoins, dans notre cas, l’accessibilité de l’art à un grand nombre ne fut pas discutée. L’argument de proximité vint, en réalité, renforcer l’authenticité des motifs des artistes et leur potentiel caractère de martyrs. Les justifications de la presse et de l’association d’artistes convergeaient vers une ambition commune de démontrer que la réelle victime dans cette histoire était la création. Les registres argumentaires utilisés visaient, selon nous, à pouvoir lire l’histoire selon l’inspiration. Nous voulons dès lors éviter de placer l’argument sur un registre différent. Les Ateliers Mommen apparurent donc en symboles de l’art proche au sens le plus pragmatique du terme : il suffisait de pousser la porte… Cette sensation de proximité, accentuée par la création de journées portes ouvertes et d’un salon mis sur pied par l’association, rendait la situation plus préhensible et renforçait la dimension critique de la situation et de leur possible « mise en martyr » (pour paraphraser Heinich, 1991). Les artistes devaient être proches du commun des mortels pour pouvoir faire sens tout en s’en distinguant du fait de leur existence spécifique. Différents portraits des habitants actuels ont été brossés pour légitimer la défense de la cité Mommen en tant que défense de la valeur de l’Art plus généralement. Les artistes étaient originaux et créatifs et correspondaient, sur papier, au mythe de l’artiste bohème et aux principes d’individualité et de personnalité qui y sont associés.

En outre, la cité Mommen symbolisait la valeur de l’Art également à travers un passé prestigieux. À la lecture des discours de la presse, les murs en gardaient l’empreinte. Ils portaient en eux la trace de la création passée. Ce lieu qui avait été appelé le « Petit Montmartre bruxellois » semblait incarner l’esprit de la bohème du début du xxe siècle. Le Paris artiste du début du siècle avait eu son pendant dans le « “Bateau-Lavoir” de Saint-Josse » (Le Soir, 03-04/04/2004). Bruxelles n’avait rien eu à envier de l’effervescence de la capitale française, si l’on suit les journalistes : elle avait été un « véritable vivier de création » (Le Jeudi, 22/04/2004). Et bien que cette marque du passé fût en réalité totalement fictive, elle conférait toujours à l’endroit un cachet particulier : « À un jet de pierre des tunnels de la petite ceinture, entre la place Madou et la rue de la Loi, se trouve un lieu étrange, un espace que l’on dirait hors du temps. » (Le Vif L’Express, 08/07/05).

Dans les allées de la cité, les fantômes du passé continuaient à rôder et à hanter ses habitants. Sur ceux-ci, planait l’ombre des anciens, des Grands, tels que Rik Wouters et Constantin Meunier. L’endroit devait être sauvé au nom de l’esprit des lieux, de ceux qui y ont vécu et y ont contribué.

« Le Petit Montmartre bruxellois », comme on l’appelait jadis, se mourait et allait emporter avec lui l’âme de tous les occupants qui y avaient été accueillis depuis près d’un siècle, comme Félicien Rops ou Théo Van Rysselberghe.

LaLibre Belgique, 28/09/2005

La sensibilité vis-à-vis d’un patrimoine à conserver est ici encore plus aiguisée quand on met ainsi en scène l’histoire. Dénaturer cet ensemble architectural revenait à salir du même coup ces maîtres du patrimoine artistique belge. La culpabilité allait ronger les témoins passifs.

La peur de l’oubli est un trait caractéristique de notre époque, qui a un corollaire évident, une mise en patrimoine croissante. Henri-Pierre Jeudy (2008) parle de « machine patrimoniale », animée par une logique de culpabilisation. La patrimonialisation protège de l’oubli et apaise pour un temps seulement la culpabilité issue d’un devoir de mémoire non honoré. Il n’est, dès lors, pas étonnant que le souci patrimonial se retrouve dans les colonnes de la presse. Comme justification, il renvoie, dans la théorie de Boltanki et Thévenot, à la cité domestique. Néanmoins, comme l’a reconnu Heinich (1998a : 205), cette cité n’est pas très appropriée pour la question patrimoniale. S’il est vrai qu’elle inclut un devoir de mémoire, elle se concentre sur la tradition, les règles et la hiérarchie. Nous nous référons alors plutôt au « registre patrimonial », qu’à ce label de « domestique ». Ce registre patrimonial fut largement exploité par les journalistes mais il est intéressant de noter que ce registre renforçait également la portée de la valeur de la création. Pour le dire autrement, les bâtiments n’ont gardé aucune trace physique des passages des artistes du passé ; il ne s’agissait pas de sauver le bâtiment en tant que tel mais son âme. Si le Bateau-Lavoir de Saint-Josse était détruit, c’était tout un Montmartre mythique qui allait disparaître… du moins c’était l’idée que la presse véhiculait. Les artistes, eux-mêmes, mirent en avant cette filiation :

Même si, physiquement, il ne reste rien du passage de ces artistes, c’est assez grisant de savoir que des personnes comme Félicien Rops ou Émile Verhaeren ont arpenté ces lieux. Je me demande souvent quel peintre occupait mon atelier. J’imagine la naissance de certaines toiles aujourd’hui accrochées dans les musées.

propos d’artiste dans Le Vif L’Express, 08/07/05

Les occupants se posèrent, ce faisant, en garants de la mémoire de leurs prédécesseurs et de la volonté de Félix Mommen. Cette position était justifiée, selon eux, par le développement naturel de la cité (ASBL, 2005 : 10). Ils n’étaient pas propriétaires mais les bâtiments leur revenaient presque par essence. Cette argumentation peut aussi s’expliquer par le fait qu’ils bénéficiaient moins de la légitimité de leurs « ancêtres ». Y était donc associé un enjeu « réputationnel ». La plupart des habitants n’étaient pas connus de la scène artistique. Les clichés et les logiques propres à l’art contemporain servaient par ailleurs peu ceux-ci, dont le monde apparaît souvent coupé de celui des profanes. Ces inconnues alimentèrent probablement le doute émis par ce journaliste quant à la qualité d’artiste de certains habitants :

La rénovation éventuelle des lieux fait d’ailleurs craindre aux occupants de substantielles augmentations de loyers. D’un autre côté, l’état des communs et de certains ateliers, déplorable, est nuisible à l’image des lieux. Certains locataires (heureusement très minoritaires) s’arrogeraient un peu facilement le titre d’artistes pour bénéficier d’un loyer très bon marché. Il faudra bien un jour faire le tri entre les vrais artistes et les autres… Félix Mommen serait sans doute désagréablement surpris devant l’évolution de son « Bateau-Lavoir »…

Le Soir, 03-04/04/2004, souligné par nous

Cette citation, isolée dans le corpus médiatique, force tout de même à se demander si la volonté de sauver cette cité aurait été aussi forte si celle-ci n’avait pas eu cette biographie presque légendaire. Les anciens permirent clairement de protéger un minimum leur label d’artistes et la proximité des peintres belges illustres renvoyant à une culture « grand public » largement répandue leur assura la médiatisation. Qui ils étaient et ce qu’ils faisaient n’avaient au final pas beaucoup d’importance aux yeux des journalistes. Le registre patrimonial servit d’argument de consolidation dans la défense du monde de l’inspiration ; il garantissait que l’on parlait bien, d’une manière ou d’une autre, de la sauvegarde du génie artistique.

3. Mythe et réalité

Les mondes de l’art ont considérablement évolué depuis le début du xxe siècle. Ceci permet à Pierre-Michel Menger de considérer l’artiste comme « une figure exemplaire du nouveau travailleur » et les « représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste » comme dépassées (2002 : 8). Si elles n’ont plus lieu d’être, elles demeurent néanmoins très ancrées dans l’imaginaire collectif. L’artiste génial, insoumis[7], provocateur, sans le sou, à la recherche unique de la création, reste une image très prégnante et puissante.

Sauver le village Mommen, c’était sauver l’« Esprit » génial. L’argent ne s’oppose pas à n’importe quelle autre grandeur, mais bien à celle de la création artistique. Si, comme l’importance des marchés de l’Art l’atteste, ce dernier n’est plus concrètement « le dissolvant du capitalisme », pour reprendre l’expression de Menger (2002 : 19), il reste aujourd’hui encore dans l’imaginaire de beaucoup aux antipodes du monde pécuniaire. Le romantisme, principe même de la sacralisation de l’Art, baigne encore de nombreux aspects de nos conceptions de l’acte créateur. Si des courants artistiques plus contemporains ont essayé d’enrayer le phénomène, le culte de l’Art reste une des grilles de lecture centrales de la création actuelle et passée. Aux yeux des profanes, nombreux dans la société, l’Art constitue toujours une sphère autonome, un univers autre, coupé de réalités économiques et sociales. Les courants artistiques postmodernistes tendent, pourtant, à questionner son autonomie et son aura ; l’Art pour l’Art apparaît de plus en plus comme un fardeau dont il faut se débarrasser. Mais le leurre demeure toujours. Le mythe est plaisant à croire dans une société qui a perdu beaucoup de ses saints.

De l’absence de la question du droit des artistes

En 2003, la mobilisation de quelques locataires se matérialisa en la création d’une ASBL, « Ateliers Mommen ». Sans celle-ci, le mouvement n’aurait jamais eu une telle portée et la cité aurait probablement disparu, en tout cas sous la forme que nous lui connaissons. Pourtant, cette association ne reçut pas tout de suite le soutien de tous les habitants, comme on aurait pu le penser à la lecture des journaux : un fatalisme et un individualisme poussé régnaient dans le village[8]. Elle joua un rôle-clé dans la campagne de sensibilisation, au travers d’actions auprès des médias et grâce à la création ou à la réactivation de connexions dans les milieux associatifs et mécènes.

Les registres de justifications des artistes se rapprochaient, comme nous l’avons vu, de ceux mis en avant par les médias (registres purificatoire, réputationnel, patrimonial). Cependant, la place que prirent ces thématiques dans le discours des médias et dans celui des artistes ne fut pas la même. Les mêmes arguments ne desservirent pas les mêmes logiques dans les médias et chez les artistes. Plus que prévenir les habitants d’une expulsion qui allait les mettre dans une situation très précaire, les médias voulaient défendre la cause artistique en laissant intact leur lieu de création. La sauvegarde du patrimoine, de l’Art, la figure de l’artiste original aux prises avec des promoteurs avides faisaient sens pour la presse. Les artistes étaient moins inspirés : les éléments précédemment cités s’introduisirent dans un discours précis et éminemment politique, qui ne fut pas repris en tant que tel par la presse. La sauvegarde de leurs logements s’accompagnait de revendications quant aux droits des artistes. Le but de l’association était de « défendre les valeurs portées par les “cités d’artistes” = répondre aux premiers besoins des artistes = favoriser le mûrissement de l’art en mettant à disposition des espaces pas chers pour habiter/ pour créer/ pour s’exprimer et en favorisant les rencontres et échanges entre artistes[9] ». Les occupants, menacés par la sphère privée (des promoteurs), se tournèrent vers le domaine public, à commencer par la Commune de Saint-Josse. L’idée leur sembla naturelle, « compte tenu du caractère social et de l’intérêt général de la cité » (ABSL, 2005 : 17). Ils considéraient qu’il était du devoir des autorités publiques de les aider. Celles-ci avaient depuis trop longtemps délaissé les artistes. Il était temps pour elles de prendre leurs responsabilités, étant donné leur contribution à la société :

En plus de sauver la seule cité d’artistes du pays, l’ASBL « Ateliers Mommen » apporte aux Pouvoirs publics un projet pour relever un enjeu à Bruxelles : vu la pression immobilière qui accroît la précarité des artistes à Bruxelles, c’est le moment de commencer à faire quelque chose pour les artistes[10].

Le projet évoqué correspondait à la création des « premiers ateliers-logements sociaux pour artistes (en Belgique) appartenant au domaine public ». Les Ateliers Mommen voulaient servir d’exemple et leur rachat par le domaine public pouvait déclencher une réaction en chaîne. Rachat qualifié d’« éthique » par l’ASBL parce qu’il préserverait l’identité artistique et sociale du lieu.

Cependant, pour pouvoir maintenir de telles réclamations, l’association devait faire preuve d’une réelle activité. Avant sa constitution, aucun projet (artistique) commun n’existait ; chacun travaillant de son côté, l’activité de la cité restait peu visible. Comme le reconnut un des fondateurs de l’association : « Dans le passé, nous avons rarement montré aux gens ce que nous faisons, dit Jean-Louis, cela doit changer maintenant » (Het Laatse Niews, 20/04/04, traduction).

Les revendications de l’association visaient à se protéger et à développer des droits pour les artistes. Elle recherchait une reconnaissance et une protection politiques et jugeait que le politique devait encourager la disponibilité d’espaces d’habitation et de travail pour les artistes. Espaces devant être adaptés à leurs conditions d’existence et de création et de préférence urbains. « Pour beaucoup d’artistes, être en ville est nécessaire à leur création » (ASBL, 2005 : 3). Le discours des ateliers Mommen apparaît ici sous un autre jour. Loin des représentations imagées de l’artiste créateur, d’un passé à la Montmartre, des valeurs inspirées de l’Art, le projet était politique, pragmatique et tourné prioritairement vers la communauté artistique au nom de l’intérêt commun, que représente la présence d’artistes dans la société. Projet fort donc mais pourtant largement passé sous silence par les médias. Comment expliquer ce silence alors que les requêtes étaient clairement énoncées sur leur site Internet ? Une différence dans le principe de justification lance une piste de réflexion. Les journalistes furent séduits par l’imagerie poétique construite autour de la bohème et y puisèrent la légitimité nécessaire à la sauvegarde des Ateliers. Pour eux, c’était moins la conservation des ateliers que celle des valeurs symbolisées par eux qui importait. Les sollicitations concrètes et structurées des artistes venaient au contraire casser le mythe et positionnaient leur argumentation dans une autre sphère, celle de la société civile. Leur action pouvait s’apparenter à un mouvement social en quête de reconnaissance au nom du bien-être commun. En conséquence, on peut considérer que le monde de l’inspiration entrava le développement des justifications basées sur le monde civique. Différents raisonnements peuvent nous aider à comprendre pourquoi.

Tout d’abord, derrière la préservation des ateliers Mommen, il y a la protection d’un idéal. L’Art est supposé être révélateur d’une réalité suprasensible et, de ce fait, possiblement universel. Si on présente l’histoire comme une opposition entre le monde marchand et le monde de l’inspiration, il n’y a que peu de polémique possible. La cause semblera juste à un grand nombre. Autrement dit, l’Art, en tant qu’entité abstraite, est unificateur et peut insuffler du sens dans la société. Les discours des médias perçoivent l’Art comme liant supérieur, rassemblant les hommes. La sphère artistique apparaît séparée des autres sphères, et notamment politique. Le culte de l’Art persiste, inexorablement, dans l’imaginaire collectif.

Par contre, aborder la question du droit des artistes aurait transformé le débat et la nature de ce qu’il y a à défendre. Cette question politique aurait ramené le sauvetage Mommen sur des problématiques concrètes et éloignées de l’imaginaire de l’artiste maudit. Ce mythe bohème fut, à notre avis, préféré par la presse du fait de son caractère fédérateur. Sa portée significative est large au sein de la société. Le génie naît de destins singuliers ; c’est une croyance romantique encore largement répandue. Dès lors, mettre en avant des revendications propres à des mouvements sociaux organisés aurait compromis tout l’argumentaire médiatique basé sur le monde de l’inspiration. Ce monde véhicule un principe d’individualisme qui diverge de la coordination du collectif. La singularité des êtres du monde de l’inspiration, ici les artistes, ne s’objecte pas contre l’universalité des grandeurs qui y sont incarnées. « Dans ce monde, où les êtres sont appréciés pour leur singularité et où le plus général est le plus original, les grands sont à la fois uniques et universels. On passe sans transition de la singularité du je à la généralité de l’homme » (Boltanski, Thévenot, 1991 : 202).

Dans ce monde de justification, la condition misérable favorise précisément l’état de grandeur. Elle permet une situation de dépouillement qui donne accès aux voyages intérieurs vers la création. Le pragmatisme d’un mouvement social vers des meilleures conditions de production s’allie difficilement avec la spontanéité exigée par la croyance romantique. Les artistes s’identifiaient à des travailleurs qui militaient pour une meilleure situation de travail et, ce faisant, rejetaient l’idée de la misère comme utile à l’acte créatif. Par cette prise de position, ils mettaient en évidence que l’art ne devait pas être une sphère séparée des autres, telles que le politique ou l’économique. C’est ce que Lash a appelé le processus de « dé-différentiation » (1988, 1989). Néanmoins, dans le cas Mommen, ce double argumentaire de l’association basé à la fois sur l’originalité insolite des artistes et sur les droits des travailleurs qu’ils sont créa des tensions difficilement conciliables entre collectivisme et singularité, entre particularité et universalité, entre organisation et jaillissement spontané.

En outre, la tension se renforça par une définition floue du bien commun. Dans leurs discours, l’association se plaça en collectif présent dans l’espace public, offrant à celui-ci un projet de société. On pourrait imaginer que ce projet fait écho à une volonté de réimplanter l’art dans la société, de faire participer les gens au processus créatif. Plusieurs chercheurs attestent, en effet, d’un nouveau développement dans les relations entre publics et artistes : « aujourd’hui, les artistes et les diffuseurs de l’art créent de nouvelles conditions de réception » dans le but de créer « des nouveaux liens sociaux et de nouveaux rapports de proximité, différents et originaux » avec les publics (Girel, 2004 : 210-211). Les Ateliers Mommen, par leurs portes ouvertes et leur salon, contribuèrent-ils à « une nouvelle époque de l’action culturelle », pour reprendre le terme de Lextrait (2001) ? Ce dernier a étudié différents projets artistiques au coeur d’espaces intermédiaires (friches, fabriques, squats, etc.) dont un des fondements communs placerait le public comme « partenaire artistique de l’aventure » (p. 202). Si, sur bien des points, le Montmartre bruxellois ressemblait à ces expériences (nécessité de conditions de production adaptées, recherche d’une légitimité politique, critique de la société de consommation, etc.), on peut questionner la place laissée aux publics dans le projet de l’ASBL. Le fait que le village s’ouvrit aux publics lorsque la menace se fit plus importante permet d’interpréter ce regard vers l’extérieur comme la nécessité de donner une vitrine au politique et aux différents partenaires pour justifier l’intérêt général revendiqué. Les journées « portes ouvertes », par exemple, étaient l’occasion pour toute personne qui le désire de se balader dans la cité et dans les divers ateliers. La relation créée ainsi entre visiteurs et créateurs apparaissait un peu artificielle. Pas de communication autour de leur travail, juste un voile levé sur ce qu’est un atelier d’artistes. Le Salon fut, d’ailleurs, présenté « comme un outil mis à disposition des artistes (de la Cité, de Bruxelles et d’ailleurs) » et seulement « semi-public » par l’association même (Bruxelles en mouvements, 07/07/05). Le projet de l’association, prétendument « projet de société » à résonance civique, était, en fait, façonné par des artistes pour des artistes :

L’objectif général de l’association est de protéger et aider au développement de l’art à sa source. La source, c’est les artistes, leurs besoins. Avec l’augmentation de la pression immobilière à Bruxelles, la vie des artistes (aussi) devient difficile. Le besoin en espaces à prix abordables est criant. Des espaces pour vivre, pour créer, s’exprimer et se rencontrer entre artistes[11].

L’idée d’un art plus accessible, d’un rapport plus étroit avec les publics n’était pas un aspect prioritaire. Cette absence de dimension réellement interactive nous pousse à croire que le bien commun valorisé par les artistes relevait moins du monde civique que de celui de l’inspiration ; en effet, dans ce dernier, les artistes, par leur simple présence géniale dans la société, contribuent au développement de celle-ci. C’est par « leur génie propre, que [les artistes] se donnent aux autres et servent le bien commun » (Boltanski et Thévenot, 1991 : 203). Cette conception particulière du bien commun incarné par la simple existence d’artistes dans une société correspond bien à celle que l’association défendit principalement.

La thématique du droit des artistes rallie moins de monde[12] que celle de la destruction du patrimoine et de l’Art par l’argent, surtout quand cette dernière s’appuie sur des symboles populaires issus du romantisme. Les médias préférèrent dès lors consciemment ou non l’emphase poétique autour du mythe artistique. Pourtant, le cas des ateliers était une occasion de discuter du droit des artistes et de placer la question au centre du débat public. La mixité des discours des artistes témoigne d’une tentative de « compromis » entre les mondes civique et inspiré. Comme le disent Boltanski et Thévenot (1991 : 364), « […] cette façon de prendre appui sur le monde inspiré pour fonder la légitimité d’une protestation publique est une arme à double tranchant. Car c’est précisément l’apparition simultanée dans un même contexte d’êtres relevant de natures différentes, […], qui est interprétée par les autres comme un signe d’anormalité, voire de folie. » Et, justement, dans notre cas, si les artistes apparaissaient anormaux du fait de leurs ambiguïtés, cela ne venait-il pas conforter leur caractère proprement inspiré ? Face à cette évolution vers un monde de justification particulier dans les médias, les artistes laissèrent faire, « relativisèrent ». C’était une sorte d’« arrangement » tacite au nom d’un intérêt (cette fois) commun, la préservation de leur habitat.

Questions laissées en suspens ? attraits et limites du modèle de Boltanski et Thévenot

Le modèle de Boltanski et Thévenot a une portée descriptive et heuristique claire puisqu’il met en évidence les valeurs en jeu dans les discours. Pour certains, l’attrait de Boltanski et Thévenot se limite justement à cette dimension (Jacobs, 2002-2003). Ce modèle ne sert-il qu’à décrire les raisonnements au centre de débats ? Nous voudrions quand même nuancer. L’analyse proposée ici démontre que le modèle a également une force explicative. Il permet de réfléchir aux raisons pour lesquelles certaines orientations discursives s’opposent entre elles et sont entravées dans leur processus de légitimation. Nous avons vu, par exemple, que le déploiement de l’Art a, comme condition, des destins singuliers de création, favorisés par un état misérable. La spontanéité de l’inspiration s’accommode également mal de l’organisation des mouvements sociaux. Nombreux sont les paradoxes que peut entraîner un discours politique et social quand il fait écho à un bien commun d’une autre nature (à savoir une contribution à la société par le génie artistique et non par une démarche participative de l’association).

Une critique plus dommageable dans notre cas concerne la nature anhistorique de leurs concepts. Leur incorporation dans les « répertoires culturels » des membres d’une société (Swidler, 1986) et les raisons de leur survivance ne sont pas abordées. Comme le dit Jacobs, lui-même inspiré par Dodier (1993), « leur contribution ne s’occupe, néanmoins, pas de savoir comment les idées [des philosophes politiques qu’ils mentionnent] ont évolué jusqu’à présent ou pourquoi elles sont utilisées comme cadres légitimes d’argumentation dans l’Europe moderne » (2002-2003 : 210). Cette problématique prend une résonance particulière pour notre sujet d’étude. On peut, en effet, se poser la question de savoir pourquoi le carcan du romantisme continue d’être une des grilles de lecture principales des relations entre art et société, alors même qu’il est souvent présenté comme en pleine déconstruction. Chiapello (1998) a, notamment, montré dans quelle mesure la logique de l’art et celle du management se sont rapprochées, depuis une trentaine d’années, à la suite des évolutions du management et de l’économie, des transformations socioéconomiques du champ artistique et de la crise de la représentation romantique de l’art et des artistes.

Comment expliquer dès lors la permanence de cette vision ? L’idéologie romantique ne doit pas être perçue en dehors de la dynamique sociale qui la maintient. Gamson et al. (1992) ont souligné que les messages médiatiques, même ceux relevant du sens commun, sont des constructions sociales qui traduisent des rapports de domination. Pour Jacobs (2002-2003), le modèle de Boltanski et Thévenot doit s’accompagner d’une prise en compte des relations de pouvoir qui se tissent entre les groupes ou, pour le dire autrement, d’une analyse du « champ » dans lequel les arguments prennent naissance à la Bourdieu. Il n’est, dès lors, pas improbable que la conservation de l’aura représente un enjeu non négligeable pour des fractions au sein du champ culturel. Celui-ci est traversé par des luttes visant à la consécration de certains artistes et de leurs oeuvres en leur conférant une valeur symbolique, voire auratique, particulière (Bourdieu, 1992). Si la sociologie a permis une conscientisation du caractère artificiel du mana des oeuvres d’art, elle ne l’a pas aboli. Au sein même du champ artistique, la position des différents acteurs est ambiguë, à commencer par celle des artistes. Par exemple, plusieurs courants se sont attachés à détruire le principe de l’oeuvre originale et unique par l’utilisation des ready-made, des oeuvres en série ou éphémères (conceptuel, pop art, etc.). Chiapello (1998) y voit un des indices de la crise de la vision romantique. Pourtant, ces tendances artistiques, si elles annihilent la matérialité de l’oeuvre, ne portent pas réellement atteinte à la notion de génie. Comme le dit ironiquement Rosenberg, « l’artiste de l’“après-art” […] n’a pas besoin de l’art, puisque par définition l’artiste est un homme de génie et que par nature, ce qu’il fait, comme le dit Warhol, ‘‘se révélera être de l’art’’ » (1992 : 11). De même, les musées participent à cette ambivalence autour de la nature de l’art. Même s’ils ont intégré le marché du loisir en se rendant plus « spectaculaires » (Mairesse, 2002), ils continuent à « sanctifier des héros choisis » (Rosenberg, 1992). L’analyse suggérée dans cet article va également vers la même constatation puisque les artistes adhèrent eux-mêmes aux critères bohèmes qu’on leur applique, tout en revendiquant des droits de travailleurs.

La thèse proposée nécessiterait très certainement un plus long développement ; néanmoins, nous pouvons postuler que la persistance de l’idéologie romantique est en partie due à la difficulté des acteurs du champ à se structurer autour d’un nouveau et même paradigme qui viendrait la remplacer du fait des enjeux socioéconomiques ainsi qu’identitaires. Cette idéologie bénéficierait des tensions autour de la définition de l’art et de son rôle, présentes dans toute la société.

Les mondes de l’art ont donc du mal à se débarrasser des conceptions romantiques, alors que les conditions de création, voire de production, ont bien changé. La société profane, de son côté, cherche encore moins à appliquer une autre grille de lecture sur les phénomènes artistiques, comme l’a pointé l’analyse des discours des journalistes. Un esprit nostalgique, palpable dans les arguments pour la sauvegarde du patrimoine, semble également participer à la perduration de la posture romantique. Il s’avère être particulièrement prégnant dans nos sociétés occidentales où le rapport au temps et à l’espace a considérablement et rapidement changé. Ainsi, nous créons un étrange rapport au passé : vu au travers d’un prisme défigurant et stéréotypé, « nous semblons condamnés à chercher un passé historique […], qui reste pour toujours hors d’atteinte » (Jameson, 2002 : 135). Selon lui, les temps postmodernes se caractérisent par deux traits essentiels : « la transformation de la réalité en images » et « la transfiguration du temps en une série de présents perpétuels » (p. 144), qui modifient considérablement l’expérience du temps et de l’espace. Steward voit dans ces évolutions l’explication de la présence de plus en plus importante de la nostalgie comme « pratique culturelle » (1988 : 227) : les gens déroutés par un présent confus où les anciennes distinctions structurantes sont flouées — par un présent trop présent — s’accrochent à un passé qu’ils n’arrivent pas à lire mais bien à imaginer. La nostalgie est donc le symptôme d’une « décadration » de la vie présente, entraînant une réification du passé. « En mettant en relation un “Il était une fois” avec un ‘‘maintenant’’, [la nostalgie] crée un cadre pour donner du sens, un moyen de dramatiser les aspects d’une vie sociale de plus en plus fluide et anonyme » (p. 227, traduction). Le recours à des représentations à première vue dépassées apparaît comme un moyen de réinjecter des significations dans un environnement en perpétuelle mutation. Cette perte de repères, souvent qualifiée de postmoderne, favorise l’ancrage d’une conception moderniste de l’art et de ses protagonistes dans l’imaginaire collectif.

Conclusion

L’intérêt de cette chronique, qui était au départ celle d’une opération immobilière parmi d’autres, réside dans l’entrecroisement des discours de la presse écrite et des artistes, révélateurs de stéréotypes. Histoire à multiples dimensions, le scénario est pourtant simple : une cité avec une certaine valeur sociale et patrimoniale risquait de disparaître face à des promoteurs immobiliers. L’affaire fut abondamment traitée par la presse écrite. L’utilisation du modèle de Boltanski et Thévenot, complété par des modifications apportées par Heinich, nous a permis de décrire les justifications et valeurs en jeu mais aussi de comprendre pourquoi celles-ci pouvaient se confronter les unes aux autres.

Nous avons démontré que, bien qu’étant un symbole de spéculation immobilière, la presse ne s’occupa pratiquement pas des différents enjeux pour la société civile qu’il incarnait : crise du logement dans la capitale européenne, déstructuration des tissus urbains, pauvreté, atteinte aux identités collectives… Les médias ne se posèrent pas en porte-paroles d’une certaine idée de l’être-ensemble mais bien en défenseurs de la création artistique. Pour les médias, il y avait une nécessité de valider la grille d’interprétation en fonction du monde de l’inspiration. Différents registres d’arguments ont été mobilisés. Le « registre purificatoire », pour reprendre Heinich (1998a), visait à confirmer la réalité artistique des habitants. Ils devaient avoir les caractéristiques typiques des créateurs : originaux, insoumis, inspirés. L’argument de proximité, quant à lui, permettait d’éviter que la cité Mommen ne fut soupçonnée d’un snobisme, source d’inauthenticité. Le registre patrimonial nostalgique et coupable, par contre, ne se rapportait pas directement aux propriétés de l’Art et des protagonistes mais vint consolider l’idée que les bâtiments mêmes étaient empreints d’essence artistique, notamment grâce à des illustres prédécesseurs. Le registre réputationnel, quant à lui, assura la sincérité des motivations à la fois du fait qu’aucune gloire n’était recherchée et que le rayonnement passé confirmait la nature artistique des habitants.

En outre, si les propos des artistes et des médias fusionnaient sur différents points, l’association présenta des revendications politiques fortes quant aux droits de sa communauté. Mais là non plus, le monde civique ne réussit à percer la bulle médiatique. Une fois les ateliers sauvés, l’effervescence retomba et la question du droit des artistes ne fut pas mise sur le devant de la scène. La saga Mommen n’incita pas par la suite à la création d’autres cités d’artistes.

Néanmoins, le modèle de Boltanski et Thévenot a présenté des limites. Il est, en effet, inadéquat pour comprendre dans quelles dynamiques sociales les justifications s’insèrent et pour saisir pourquoi le romantisme[13] baigne encore l’imaginaire collectif, alors que les conditions socioéconomiques des artistes ont évolué. Il est vrai que l’influence de ce courant a été capitale dans le développement de la plupart des mouvements avant-gardistes du début du xxe siècle (Schaeffer, 1992) mais aussi sur le développement du « moi ». Taylor (1998) considère, notamment, que l’expressivisme romantique en est une de ses sources morales et a, pour conséquence, le sens accru des pouvoirs de l’imagination créatrice et l’affirmation de soi. Il a donc servi de terreau pour le développement de significations par lesquelles nous pouvons appréhender le monde et notre propre rapport au monde.

Inscrit au coeur d’une certaine réflexivité moderne, on peut postuler que sa disparition fait l’objet de résistances du fait d’une nostalgie qui semble caractériser un Occident qui avance trop vite et des tensions qui naissent autour de la construction de l’identité artiste. En ce contexte, il n’est pas étonnant de le voir resurgir sous des formes hybrides dans le discours de la presse et des artistes eux-mêmes.

Ceci souligne évidemment la conception particulière sur laquelle est construit le monde de l’inspiration mais aussi sur la fragilité de ces principes de justifications puisque les courants postmodernistes pourraient, dans le futur, gagner du terrain dans la manière d’aborder l’art.