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Introduction

Comment une si petite question, posée localement, formulée dans la particularité d’un cas et impliquant un petit nombre d’individus dans sa configuration initiale à Creil en 1989, devient-elle une « affaire » aussi importante pour la vie politique et sociale d’un pays ? Telle est la question de départ de cet article, qui revient sur les différents aspects de cette inadéquation entre un terme (affaire) et les réalités qu’on aspire à lui faire décrire. Si « l’affaire du foulard », puisque c’est ainsi que les observateurs l’ont désignée, peut être invoquée en référence au dévoilement puis au déploiement sur la scène médiatique dans un sens journalistique (une enquête à mener), quasiment policier (une énigme à élucider) d’« affaire à résoudre », la signification est éminemment différente dans une perspective sociologique. L’inadéquation du terme est directement liée à ce changement de registre (du sens commun au vocabulaire des sciences sociales), opéré sans discernement par l’ensemble des auteurs. Il nous semble pourtant, et c’est la ligne directrice de ce texte, que ladite « affaire du foulard » n’en est pas encore tout à fait une. On tentera donc ici d’expliquer comment, depuis vingt ans, la désignation de l’affaire du foulard comme telle procède moins d’une analyse du « processus événementiel prenant appui sur le dévoilement d’une souffrance, lorsqu’il se déploie dans un espace public » (Boltanski, 1993 : 95), que de la mise en récit par un ensemble d’acteurs non directement concernés par l’événement d’un désaccord, d’un conflit entre deux personnes, puis entre une institution et un groupe de personnes conduisant à l’expulsion du collège Havez à Creil en 1989 et ouvrant à d’autres configurations jusqu’au vote de la loi de mars 2004[2].

Ces vingt dernières années, les discussions sur le port du foulard sont davantage demeurées de l’ordre d’une restitution narrative de conflits, de disputes quant à l’interprétation de gestes, de conversations qui tournent mal, d’interactions qui échouent, de désaccords profonds à partir desquels vont s’exposer des mises en récit variées du rapport à la notion de citoyenneté, d’identité, d’égalité, d’intégration, de laïcité. Pour les uns, ces histoires sont l’occasion de se raconter. Pour ceux qui les vivent, elles peuvent incarner, selon les cas, une épopée ou une croisade. Sur ce plan, elles s’apparentent à la forme scandale, test sur des valeurs transgressées qui « permet à la communauté concernée de déterminer si elles lui sont devenues indifférentes », instituant soit la réaffirmation collective de celles-ci, soit la démonstration collective de leur obsolescence (de Blic, Lemieux, 2005 : 12). Le scandale se constitue comme fait public, troublant la croyance collective et semant la dissension. Claverie propose de considérer l’affaire comme l’étape successive : le moment où le scandale devient affaire tient dans la réversibilité des positions, dans la prise de parole distanciée et réflexive, portée par une indignation éclairée (Claverie, 1994). Le port du foulard dans les écoles publiques, s’il n’est pas à proprement parler un scandale, fait néanmoins scandale, en tout cas pour la communauté de celles qui le portent, comme pour une partie de ceux et celles qui ne le portent pas. Et c’est bien le passage au public et l’apport, sur quinze années, d’une réponse de type législative, qui orchestre progressivement la genèse d’une indignation unanime.

Les différents épisodes et les types de conflits qui émaillent les vingt dernières années inviteraient, sociologiquement, davantage à parler de controverse que d’affaire. La controverse est une matrice de conflit qui sépare au moins deux acteurs, éventuellement associés entre eux, et qui prolonge cette division en la publicisant[3]. Les controverses sont de fait un « enjeu culturel de premier ordre, elles permettent de préciser la nature des déplacements à l’oeuvre dans les systèmes de représentations et de pratiques » (Despoix, 2005, 13). Entre 1989 et 2004, la controverse est avant tout une épreuve (Boltanski et Thévenot, 1991) : à partir des discussions qui se font jour, l’attachement collectif à des normes (en l’espèce la laïcité, l’égalité) est réévalué. C’est pourtant l’expression « affaire » qui est privilégiée, tant par la presse que par le discours des sciences sociales[4]. Il y a là un usage relativement mou d’un terme pourtant affiné par plusieurs approches sociologiques, qui illustre aussi la très grande popularité du sujet et l’effet du sens commun sur la circulation des catégories du débat, notamment à partir de sa médiatisation (Boltanski et Thévenot, 1987 ; Claverie, 1993 ; Raynaud, 2003)[5].

S’enchaînent dans les histoires de foulard en France des séquences d’action au cours desquelles les expériences des différents acteurs se modifient au long du récit, en lien avec des contextes et des situations spécifiques, eux-mêmes sujets à changement[6]. Dans ces histoires interviennent effectivement des épreuves, au cours desquelles sont proposées des réponses, susceptibles de clore la narration ou d’en ouvrir un nouvel épisode[7]. Depuis 1989, les débats sur le port du foulard islamique dans les écoles publiques voient se croiser des acteurs, des enjeux et des processus qui interagissent et évoluent tout en faisant évoluer l’histoire de ce conflit en problème public. C’est sur cette histoire et sur la trajectoire et les changements de registre de « l’affaire du foulard » que s’ouvre donc ce texte[8]. Au vu de l’abondante littérature qui entoure le sujet depuis le milieu des années 1990, le lecteur pourra s’étonner : que dire de nouveau ? Le propos consiste ici moins à apporter de nouveaux éléments factuels aux discussions qu’à dresser la synthèse de ce qui s’est dit en regardant la scène en train de se jouer[9]. La première section est ainsi consacrée à la périodisation, aux positions et aux récits qui ont contribué à construire la trame de la narration, depuis 1989 jusqu’au vote de la loi de mars 2004. La deuxième section prend la forme d’une réflexion sur ce que l’irruption du droit peut permettre de proposer à une réflexion sociologique qui peine à prendre au sérieux le religieux dans l’analyse des faits relatifs au port du foulard. Il s’agit de revenir sur ce qui leur fait défaut pour accéder au statut d’affaires et en particulier de lier les mises en récit à leurs propres apories. Cet article invite donc à l’écoute des multiples récits entremêlés dans les plis de ce que nous appellerons à ce stade le « drame du foulard islamique », dans un souci de réflexivité favorisé par l’éloignement géographique de l’auteur de la scène où il se joue.

Premier temps : Écouter des histoires

Quelles histoires écouter, raconter, transmettre ?

Le déroulement chronologique des discussions se découpe en trois séquences relativement nettes et distinctes les unes des autres sur le plan des événements et du ressort narratif de l’intrigue (1989, 1994-1995, 2003-2004). Le premier acte (1989) est une surprise, une rupture scénographique de taille dans une dramaturgie républicaine centrée sur des thématiques migratoires, y compris lorsqu’il est question de religion (Césari, 1994 ; Amiraux, 2002 et 2004a), qui n’a pas anticipé le surgissement d’une telle problématique au coeur du sanctuaire scolaire. En France, la politique de l’intégration se définit en effet dans les années 1980 par l’indifférence de la République aux origines et aux appartenances de ses citoyens (Schnapper, 1991 et 1999 ; Weil, 2002), tandis que la fin des années 1990 sera davantage caractérisée par le déploiement d’une politique publique de lutte contre toutes les formes de discrimination face à une diversité à laquelle il faut faire droit (Fassin D., 2002). Le début de l’histoire est donc un événement, une rupture d’intelligibilité intervenant entre un chef d’établissement et trois élèves du secondaire, qui renvoie « à un rapport de pouvoir dont elle manifeste le basculement » (Fassin É., 2002 : 23). En ce sens, le conflit intervenu à Creil marque la limite entre ce qui avait jusque-là cours en la matière et ce qui, dorénavant, après Creil, donnera le ton et tendra vers une dénonciation consensuelle (Amiraux, 2004b). Le deuxième acte, 1994-1995, voit s’amorcer l’annonce d’une sanction en devenir, à partir de la publication de ladite circulaire Bayrou[10] qui relance la discussion politique et continue de construire l’événement « débat sur le port du foulard ». L’intelligibilité des enjeux se trouble à mesure que les voix discordantes s’enchevêtrent, à plusieurs échelles, de sorte que l’« évidence habituelle de la compréhension est soudain suspendue : à un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus, on ne s’entend plus » (Bensa et Fassin, 2002 : 7). Enfin, le troisième acte est l’occasion d’une effervescence sociale qui semble s’éteindre avec le vote de la loi de mars 2004. Ce dernier ressort dans le drame du foulard signe le caractère inattendu du vote d’une loi que Lionel Jospin, ministre de l’Éducation en 1989 et acteur central du 1er acte, jugeait lui-même en 1994 « probablement anticonstitutionnelle »[11].

Les ressorts dramatiques de la scène sur laquelle se joue le « drame du foulard » mobilisent une terminologie (l’école en crise, la République défiée, le besoin de revenir à une école sanctuaire), des scènes de déploiement du drame variées (les écoles publiques, les assemblées générales de conseil d’école, les plateaux de télévision, la presse, les locaux associatifs, la rue, différentes localités) et des séquences temporelles qui correspondent à des moments d’intensification des discussions et de reformulation des conditions de la régulation d’un problème (le port du foulard islamique par des jeunes élèves). La référence à la littérature, par l’évocation du « drame » plus que de « l’affaire », n’est pas anodine : « il faut de puissants ressorts pour émouvoir les hommes occupés de leurs propres intérêts » (Claverie, 1994 : 83). Cette référence littéraire permet de pousser plus avant l’analogie avec la scénographie des interactions sociales chères à Goffman et aux sociologues de l’urbain, qui analysent le « dramatisme » plus que la dramaturgie du social à partir de la multitude de niches qui composent une écologie urbaine (Joseph, 1984 ; Cefaï, 2009)[12]. Précisons toutefois que l’histoire des jeunes filles qui portent le foulard ne se répète pas à l’identique : chacune des micro-scènes locales qui voient éclore un conflit se révèle dans sa spécificité, à l’instar des trajectoires des jeunes filles qui, entre elles et au cours des vingt dernières années, ne constituent pas véritablement de chaînes de transmission ni des savoirs ni de la mémoire. Il n’y a pas, à proprement parler, d’intertextualité des histoires de foulard, qui serait rendue possible par les jeux d’écriture et de récits des actrices principales et rendrait faisable une micro-sociologie historicisée. C’est d’ailleurs ce que pointent les premiers travaux s’appuyant sur le récit fait par les jeunes filles voilées de leur propre histoire (Khosrokhavar et Gaspard, 1995 ; Venel, 1999 ; Boubekeur, 2004) : des itinéraires uniques, proches mais non réductibles les uns aux autres, d’où se détachent avec force un principe casuistique et une polysémie des significations quant au port du foulard. La trame du récit est soutenue par une réflexion sur la citoyenneté conçue comme principe rationnel d’union des individus à un projet politique commun, qui, en France après 1989, ne peut plus nier que la part du religieux dans ce projet reste à travailler, en tout cas à définir tant sa signification reste primordiale pour certains de ses acteurs. La scénographie du dernier acte s’appuie d’ailleurs sur l’intervention de commissions de sages ou de responsables politiques, fonctionnant à partir d’auditions de représentants de la société civile concernée par le port du foulard, chargées de recueillir puis de mettre en forme une version nationale de l’histoire[13]. Si les mises en récit divergent en fonction des points de vue et des positions des auteurs/acteurs, l’ensemble de ces publications compose un faisceau d’informations qui établissent une forme de vérité des faits. Le récit qui est ainsi fait des événements aide à saisir le lien entre le narratif et le social. Dans le cas français, le pouvoir narratif de la laïcité s’impose comme manière de rapprocher évolution sociale et projet politique[14].

Depuis 1989, le foulard est perçu comme un objet social inadéquat, une source de risques et de maux, en tant qu’il est simultanément lu comme obstacle à l’intégration (du groupe d’appartenance et de l’individu)[15], à l’émancipation (des femmes), au dialogue (entre musulmans et non-musulmans, entre voilées et non-voilées[16], hommes et femmes), à l’autorité publique (entre agents et usagers). Enfin, il participe d’une forme de pixellisation du jeu des frontières dont il a fini par constituer l’un des maillons[17]. Le foulard islamique serait le problème symbolique de l’intégration de l’islam en France (Laurence et Vaisse, 2006 : 163). Incarnant de manière quasiment exhaustive l’entrelacement complexe de toutes les tensions présentes dans le projet républicain d’intégration tel que produit par une tradition à la fois politique (Hazareesingh, 1994), philosophique (Laborde, 2008), puis sociologique (Schnapper, 1991), l’opinion publique a, en France, pratiquement célébré son non-anniversaire quotidien autour d’une présence médiatique stable permettant de manifester désamour et détestation (Bowen, 2006). La trajectoire historique du principe de laïcité étant elle-même fondamentalement conflictuelle dans sa mise en oeuvre (Baubérot, 2004), la sensibilité et la stabilité des constellations conflictuelles autour du port du foulard n’a en soi rien d’étonnant, notamment sur les questions d’habillement (Conseil d’État, 2004). Le point le plus nouveau à partir de 1989 provient, non pas des éléments en eux-mêmes, mais de leur mise ensemble à la faveur d’une histoire spécifique (Claverie, 2005). Quels sont les ingrédients de cette coïncidence ? Où doit se poser le regard du sociologue pour dire autre chose que l’évidence de la manifestation de l’événement ?

Quel objet construire ?

La série des controverses du port du foulard de 1989 à 2004 illustre la dimension normative qui lie, en France, citoyenneté et identité. Le consensus final de 2004, en total décalage avec l’amorce des échanges politiques sur le sujet en 1989, résulte de la conviction de tous que le foulard nuit doublement à la République et à l’individu qui le porte (Amiraux, 2007). Il contrevient aux principes d’égalité, de neutralité et de discrétion requises en matière de présentation de soi dans l’espace public. Dans le contexte scolaire, il est une rupture de l’égalité entre les élèves, disent les promoteurs de la loi de 2004 et en particulier les trois députés à l’origine des propositions de loi antérieures à la création de la Commission Stasi dont l’omniprésence de certains dans les trois actes du drame les apparente à des figures de donneurs d’alerte[18]. Le foulard nuit en tant qu’il distingue et porte préjudice aux missions civiques de l’école, rapatriant au sein de l’enceinte scolaire des autorités religieuses que les différents moments de la sécularisation ont progressivement permis de tenir à l’écart. Enfin, le port du foulard à l’école publique contrevient à la liberté religieuse des autres enfants.

Dans ce contexte politique, deux traditions de connaissance se partagent les terrains scientifiques, sans véritablement qu’une discipline ne prenne le pas sur l’autre. On peut les distinguer de plusieurs manières. Une première façon « axiologique » d’envisager la distinction entre les auteurs insistera sur les différences marquées entre, d’un côté les défenseurs d’une citoyenneté républicaine « classique » versus des avocats d’une citoyenneté d’inspiration plus multiculturelle. Une seconde façon de départager les auteurs et leurs analyses nous semble être la distinction de type épistémologique qui sépare des approches inductives et déductives sur ce sujet. Les adeptes du type déductif raisonnent sur le problème du foulard à partir de l’idée de modèle produit par la matrice républicaine et laïque, de norme de citoyenneté posée dans l’histoire. On y trouve des historiens de la laïcité (Gauchet, 1998 ; Cabanel, 2007 ; Weil, 2007), des philosophes (Haarscher, 2004 ; Kintzler, 2007), des politistes (Barbier, 1995) et des hauts fonctionnaires (Schwartz, 2007). En contrepoint, les auteurs de l’approche inductive privilégient le fait sur la forme, et insistent sur le travail social qui se joue autour des controverses sur le port du foulard. On citera ceux qui rattachent leur analyse à une réflexion sur la citoyenneté (Venel, 2004), l’égalité (Laborde, 2005), le genre (Rochefort, 2007 ; Guénif et Macé, 2004), l’ethnicité (Lorcerie, 2005). De fait, l’intérêt pour le foulard se présente dans un premier moment comme sujet dérivé des problématiques migratoires, qui peine à se faire une place noble dans la littérature de sociologie générale et qui emprunte la voie journalistique pour raconter les différents épisodes. Le regard des chercheurs s’apparente d’ailleurs à une démarche journalistique[19], où se jouent « dilution du témoin, (et) narcissisme des petites situations » (Joseph, 1984 : 33). La porosité de la frontière entre discours journalistiques et médiatiques est particulièrement visible dans la circulation des expressions du sens commun de l’un à l’autre des espaces et leur validation par la communauté des chercheurs. La qualification des débats comme « affaires du foulard/du voile » ou « controverses du port du foulard » illustre une forme de soumission des catégories de l’analyse au sens commun. En un sens, l’adoption du label « affaire » a permis de troubler l’image et les contours de l’objet décrié (le foulard islamique), d’estomper le motif religieux au fondement du geste de se voiler, in fine de ne pas entendre les plaintes des jeunes femmes dans leur intégralité, mais juste pour ce qu’elles permettaient d’apporter de parole « authentique » aux logiques de dénonciation portées par l’opinion favorable à l’interdiction et par leurs opposants, que ces voix soient issues de la communauté croyante ou de la société dans son ensemble (Amiraux, 2006). À vouloir élucider l’affaire du foulard comme fait social, on en occulte aussi l’une des significations.

La véritable distinction française, si on compare la France avec d’autres États de l’Union européenne où les discussions sur le port du foulard dans les écoles publiques sont présentes, tient à la longévité de la publicité du débat. Le désaccord se manifeste durablement de 1989 à 2004[20]. La tradition républicaine représente le paroxysme d’une difficile articulation entre des idéaux politiques désincarnés, des horizons politiques fantasmés plus qu’actés, et des problèmes sociaux déclinés dans des configurations pratiques porteuses de conflits. L’émergence d’un débat sur le port du foulard islamique dans les écoles publiques en Europe relativise la supposée exception française que constituerait un régime de sécularité spécifique et complexe (Mc Goldrick, 2006). L’ensemble des contextes européens confrontés aux discussions sur le foulard ont réagi (Kilic etal., 2008), quoique s’inscrivant dans des traditions discursives et des historicités variables (Gresh et al., 2008), les seuls à avoir légiféré contre le port de celui-ci étant à ce jour l’Allemagne (Amir-Moazami, 2006 ; Joppke, 2009) et la France (Sauer, 2009).

Le débat français illustre de manière paroxystique la concurrence des principes constitutionnels qui structurent la vie publique (neutralité, égalité) et organisent le régime des libertés. L’oscillation permanente entre une laïcité de reconnaissance et une séparation absolue est tangible dans la controverse sur le port du foulard, qui révèle aussi l’indocilité des comportements croyants en contextes sécularisés. La stigmatisation du foulard islamique dans le cas français illustre aussi une forme de gouvernance des corps et des comportements corporels dont l’ancrage dans la tradition républicaine de contrôle des espaces et des pratiques privées est antérieure à 1989. La gouvernance des moeurs et manières privées, de la pudeur est au centre de la dynamique de sécularisation du droit civil, rappelle M. Iacub. Au xixe siècle, l’érection d’un « mur de la pudeur », de la décence séparant espaces privé et public amène progressivement l’État à poser le regard sur des questions intimes de sexualité et de moeurs, hors intervention des autorités religieuses (Iacub, 2008). L’intimité de fait, quel que soit l’angle sous lequel on l’approche, interroge le rôle du pouvoir (ici de l’État) dans sa fonction de maîtrise d’une sphère de l’intime (Amiraux, 2008), « au plus près de l’individu » (Laé, 2003 : 140). D’une certaine façon, l’intervention du législateur en 2004 à l’initiative du président de la République poursuit cette tradition à partir d’un objet ni tout à fait religieux, ni tout à fait politique, ni tout à fait intime, ni tout à fait public. La vertu de la loi de 2004 serait donc de restituer l’autorité publique en fixant une pénalité (l’exclusion) et réaffirmer un principe normatif (la laïcité) qui fonctionne aussi grâce à des institutions qui en permettent et stabilisent l’efficacité.

Acquis et problématiques de la recherche

Porter un regard rétrospectif sur vingt ans de discussions publiques et sur la production de savoir qui les ont accompagnées, parfois alimentées, fait immédiatement ressortir l’insularité de la littérature développée en France sur le plan de ses appuis théoriques. La trame de la recherche sur le port du foulard islamique dans les écoles publiques est, à ses débuts, aux mains des spécialistes de la migration, de l’intégration, de l’islam. L’irruption d’une question sociale sensible dont la politisation va croissant de 1989 à 2003 est elle-même structurante de prises de position citoyennes et d’adoption de postures de recherche. La littérature qui s’en saisit se trouve globalement prise au piège d’un double impératif descriptif et prescriptif. Beaucoup des textes produits sur la question depuis 1989 engagent leurs auteurs (Tévanian, 2005). Les publications faisant valoir un point de vue sur les autres (pour ou contre le port du foulard à l’école publique) ou affichant une position tranchée de l’auteur (pour ou contre le projet de loi) sont nombreuses. Elles produisent parfois un discours éclairé, informé, empirique et analytique, lorsque les auteurs assument leur prise de position (Guénif, 2007 ; Baubérot et al., 2004). On sait qui est pour ou « plutôt pour », et qui est contre ou « plutôt contre ». Plus proche de nous, l’usage d’Asad, du postcolonialisme est aussi un usage militant, en défense des acteurs étudiés, et dénonciateur des analyses essentialistes ou culturalistes. Dans l’analyse des mobilisations pour ou contre le port du foulard à l’école publique, on voit nettement la littérature peiner à s’émanciper d’une lecture politique des enjeux, dénonciatrice ou posée au ras des textes et des événements, ce que nous avons appelé plus haut la tension entre description et prescription. Comme s’il était impossible (illégitime) de concevoir autrement le déroulement de la controverse. Ce qui s’observe tient donc souvent davantage de la prise de position civique engagée, qu’elle soit prohibitionniste ou non (Collectif, 2004). Le port du foulard est de fait une mise à l’épreuve, une source de trouble et de malaise qui saisit donc aussi le chercheur dans sa pratique, jusqu’à occulter les voix des actrices principales.

Globalement, la recherche est surtout qualitative, qui établit des profils types, des typologies et des hiérarchies (Gaspard et Khosrokhavar, 1995 ; Venel, 2004 ; Weibel, 2007). Au tournant des années 1990, dans le prolongement des travaux notamment conduits sur le monde arabo-musulman (Mernissi, 1987 ; Ahmed, 1993), iranien (Adelkhah, 2001) et turc (Göle, 1993), la lecture du foulard comme fait social moderne prend un nouvel élan, d’une part à l’appui de la réflexion engagée par les disciples de Talal Asad dans une application empirique sur les terrains égyptiens (Mahmood, 2005), d’autre part du courant dit postcolonial (Amiraux, 2008 ; Guénif, 2007 ; Fassin et Fassin, 2008 ; Amir Moazami, 2006), voire plus rarement à l’intersection des deux (Becci, 2004). L’approche par le genre se saisit aussi de la question du foulard pour caractériser la situation d’inégalité et d’injustice faite aux musulmanes en France et en Europe (Göle, 2003 ; Scott, 2005 ; Kilic et al., 2008) avec parfois un retour réflexif sur les enjeux conceptuels des théoriciens du féminisme (Tarraud, 2005). Dans l’étude de Mahmood sur les réseaux de femmes dans les mosquées du Caire, on retrouve les questions auxquelles les féministes sont confrontées dans le débat sur le port du foulard dans les écoles publiques françaises : comment travailler le concept d’agentivité dans un contexte de religiosité explicite et de société patriarcale (des femmes pieuses), comment comprendre avec les outils de la littérature sur le genre, les styles de vie adoptés par des femmes modernes et voilées, au-delà de la « téléologie de l’émancipation » (Mahmood, 2001 : 210) ? Les approches de type intersectionnel peinent par exemple à prendre appui sur les populations féminines musulmanes majoritairement perçues à travers le prisme de leur vulnérabilité[21]. Récemment, l’analyse des enjeux liés à la régulation du culte musulman s’est appuyée sur le concept de gouvernance comme moyen de pousser la réflexion au-delà des interventions des acteurs étatiques, au-delà des mécanismes de régulation strictement juridiques. Cette approche par la gouvernance est notamment actée par les spécialistes de sciences politiques dans la plupart des contextes européens concernés par les histoires de foulard islamique (Maussen, 2007 ; Sauer, 2009). On a, dans ce contexte, beaucoup parlé de cadrage, de culture politique et de traditions nationales, de controverses ou d’affaires, de problèmes publics, plus récemment de judiciarisation entendue comme accroissement du rôle de la justice par rapport à celui du politique dans la résolution de conflits[22].

Vingt ans après Creil, trois lignes directrices semblent se détacher comme des acquis de l’accumulation de connaissances en sciences sociales sur le sujet : tout d’abord l’idée que le port du foulard relève d’une construction variable et contingente des identités (les identités hybrides et mouvantes) qui impose, deuxième point, la déconstruction des représentations (le port du foulard comme choix conscient de femmes modernes) et dont l’effet principal a permis de « désislamiser » le foulard pour l’associer aux expériences de discrimination, racisme, sexisme, et s’appuie, troisième point, sur une lecture contextualisée des cas pris dans leur singularité. La polysémie de la signification du port du foulard pour les individus qui le portent est indéniablement l’acquis majeur de vingt ans de recherches et de publications, consacrant aussi l’inscription contemporaine des analyses dans les approches dites post-coloniales et de genre[23]. Ces acquis, hétéroclites dans leur origine disciplinaire et leur rattachement théorique, ont contribué à diffuser une certaine forme de conformisme compréhensif, dont la meilleure illustration est peut-être celle que nous reproduisons ci-dessous, issue d’un corpus non scientifique. Cette saisie de la posture du choix individuel comme seule alternative à la disposition des femmes musulmanes voilées pour donner sens à leur conduite dans un environnement sécularisé, si elle a contribué à désessentialiser et déculturaliser les analyses du port du foulard en contexte sécularisé, n’en présente pas moins un certain nombre de limites si on la replace dans le contexte français. M. Fernando explique ainsi comment voir le port du foulard comme choix personnel, non médiatisé par une autorité religieuse, rend impossible l’articulation de cette pratique individuelle « choisie » avec sa dimension religieuse, dans un espace public laïque français où la religiosité est prioritairement conçue comme choix individuel non subi (Fernando, à paraître). La perspective du choix est difficilement conciliable avec la notion de prescription (coranique) ou d’obligation. En matière religieuse, l’obligation rituelle ne peut donc être conçue comme un engagement personnel. En somme, en voulant éradiquer un mal supposé (le risque lié au port du foulard, pour les femmes musulmanes elles-mêmes et pour la République), on a amputé les actrices principales de leur liberté religieuse : si la polysémie du port du foulard est attestée, elle ne débouche pas sur une reconnaissance de la place du religieux dans le choix de faire ce geste.

Figure

« L’affaire du voile » de René Pétillon. © Éditions Glénat, 2006.

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Les ondes des débats interrogeant la légitimité du port du foulard islamique dans les institutions publiques, même lorsqu’elles ont pu atteindre d’autres pays européens, ont toujours conservé pour épicentre le contexte français, notamment dans le déploiement de cette dialectique choix personnel/obligation, dont les effets sont lisibles dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette exemplarité, exceptionnalité, du cas français a dans un même mouvement contribué à dessiner les contours de la mise en récit de l’affaire du foulard, à établir les principes et les concepts centraux à la compréhension des conflits au point de s’imposer comme parangon de la narration, et à imprimer, en négatif, sa dimension incomparable. Celle-ci s’appuie sur la combinaison d’éléments particuliers, nous l’avons déjà mentionné, faite de culture politique, de tradition nationale, de représentation de soi. En cela, le républicanisme, colonne vertébrale de la culture politique française et principe encadrant les règles de la publicisation, est certes une doctrine, mais recouvre aussi un bouquet d’attitudes sociales et politiques, de croyances et de valeurs (Hazareesingh, 1994 : 99) qui a pu produire une forme d’insularité de la littérature en sciences sociales et soulève des questionnements d’ordre méthodologique. Dans le cas du foulard islamique, les traditions de connaissance se développent en suivant des historicités propres, souvent construites dans l’antinomie, rarement pour mettre à jour les invariances et les spécificités. La difficile, sinon impossible comparaison, au motif que les modèles normatifs sont d’une extrême diversité en Europe, voire au sein d’une même nation, reste le discours dominant dans les approches européennes du pluralisme confessionnel dont le port du foulard dans les écoles islamiques est la manifestation la plus fréquemment rappelée (Fetzer et Soper, 2006 ; Maussen, 2007)[24]. L’impossibilité de comparer n’altère cependant pas l’air de famille qui lie les sociétés civiles dans l’expérience qu’elles font de la difficulté à être un lieu pacifié de coexistence de toutes les libertés (individuelles et collectives, privées et publiques, de conscience et d’expression). Ainsi, des « philosophies de l’intégration » (Favell, 1998) nationales, construites selon des trajectoires spécifiques et souvent représentées comme irréductiblement antithétiques[25], se prennent-elles à converger dans une approche du politique et de la citoyenneté à partir de l’articulation entre culture (comme énoncé et comme pratique) et droits (de l’individu en matière de liberté de conscience, de pratique et d’expression).

Second temps : Écrire et instruire la réalité sociale

Que manque-t-il ?

Regardons la scène du drame telle qu’elle est dressée par les sciences sociales : la voix des jeunes femmes est la grande absente de la tradition du rapport public et des consultations qui s’est, uniformément et unanimement, mise en place dans quelques-uns des contextes (France, Québec, Belgique). Leur absence contraste avec l’essor de la littérature de type témoignage, dont l’omniprésence médiatique n’est pas exclusive à la France, jusqu’à provoquer une sorte de fatigue du témoignage et du cas par cas. Il s’agit dans la plupart des cas de récits à la première personne ou de dialogue dont la publication s’est intensifiée à partir de 2003 (Bouzar et Kada, 2003 ; Larabi Hendaz, 2005 ; Chouder et al., 2008). « Depuis leur exclusion très médiatisée du lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers à l’automne 2003, tout le monde ou presque a entendu parler de Lila et Alma Lévy. Mais qui les connaît vraiment ? » s’interrogent les auteurs (Lévy L. et A. avec Giraud et Sintomer, 2004 : 3). La spécificité de la variable religieuse dans les récits individuels des épreuves de discrimination se manifeste en lien avec un vocabulaire de la souffrance et des émotions qui fait de la qualification d’expériences de stigmatisation ou d’exclusion un réflexe diffus des minorités musulmanes (Amiraux, 2007). Ce lexique des émotions et de la souffrance paraît plus explicitement dans les publications témoignages. Peu de femmes s’étendent pourtant sur leur rapport au voile lui-même, et sur la signification religieuse qu’elles lui donnent. L’omniprésence d’une explication rationnelle et autonome (« C’est mon choix ») en 2003-2004 pour expliquer leurs motivations vide pratiquement le port du foulard, comme geste, de sa part religieuse qui le constitue aussi comme obligation pour ces croyantes. Ce point permet de comprendre comment l’expérience intime et soufferte de la stigmatisation peine à être relayée auprès du public lorsqu’elle concerne des musulmanes en France.

Il manque aux acteurs embarqués dans les histoires de foulard l’appui de deux stratégies complémentaires pour que le drame se mue en affaire : d’une part, la capacité d’établir sur le plan éthique, politique et juridique ce que serait une cause capable de concerner des gens éclairés pouvant relier l’événement spécifique à l’universel ; d’autre part, la capacité à toucher le public (Claverie, 1994 : 83). Sur ce point, la littérature de sciences sociales a surtout traité l’événement vécu (l’articulation faisant pivoter événement et contexte autour d’individus particuliers traversés par des forces qui les dépassent) qui échappe au regard du sociologue, davantage concentré sur l’événement construit, singeant encore l’approche journalistique (Bensa et Fassin, 2002 : 9 et suiv.). Ainsi, les souffrances, la honte, l’humiliation sont-elles disqualifiées du statut d’émotions recevables[26]. Si le port du foulard est une source de désagrément, il n’est pas seulement la transgression d’un principe normatif mais aussi une expérience sensible[27]. On peut aussi l’inscrire dans un chapelet d’indices qui, ponctuellement, organisent le dégoût pour cette pratique, sa non-pertinence au regard du contexte, déclencheur d’inimitié et de fureur dans l’écologie urbaine du quartier, de l’école, et révèlent « au plus proche » les troubles et les malaises qui animent l’espace civique. Dans son étrangeté radicale mêlant exotisme et proximité, le foulard met à l’épreuve nos mondes familiers. Les typifications qui se mettent en place pour faire sens de ce geste par des jeunes filles (elles l’ont choisi) engagent les actrices malgré elles dans une véritable joute iconographique. La typification des femmes musulmanes comme acceptables ou non acceptables devient le moyen cognitif de l’interaction (Dupret et Ferrié, 2004). Ces typifications opèrent comme des contraintes sur les musulmanes elles-mêmes, voilées ou non, entre elles, contribuant à créer des attentes normatives, à limiter l’éventail des rôles qui leur sont finalement accessibles[28]. La souffrance qui circule par voie de témoignage pose par procuration la question de l’oppression dans les pays musulmans, avec des variations chronologiques liées à l’actualité internationale.

Souffrances inaudibles et intervention par le droit

Pourquoi la qualification du drame du foulard islamique comme « affaire » est-elle inadéquate ? Le terme « affaire » dans son usage commun, notamment journalistique, fait écran et ne devient jamais réellement opératoire. Le débat sur le foulard est en fait un événement qui, pour se constituer en affaire, devrait « disposer d’un malheureux dont la défense constitue la cause pour laquelle des personnes s’engagent et, par conséquent, autour de laquelle se noue et se dénoue le lien social » (Boltanski, 1993 : 95). Or le cheminement de ces controverses ne s’appuie jamais sur le malheur ou la souffrance morale des jeunes filles. Globalement, il l’ignore, comme si l’espace public demeurait clos à certaines formes de vie non reconnues car non institutionnalisées (Warner, 2002). La floraison d’une littérature de type témoignage, sous forme autobiographique ou non, n’enlève rien à l’idée que, dans le débat public, les voix et le ressenti des jeunes musulmanes voilées ont été ignorés, en tout cas laissés de côté. Certains pourront trouver cette remarque contradictoire. Il n’en est rien. Pour le dire simplement, si les émotions des jeunes musulmanes voilées sont laissées à distance, c’est qu’elles ne sont pas recevables au même titre que celles des jeunes musulmanes non voilées. La pitié (au sens de la sympathie exprimée vis-à-vis de l’affliction d’autrui) est rendue difficile, quasiment inconcevable : le spectacle de la souffrance qui pourrait l’inspirer est irrecevable, tout comme l’est l’articulation entre choix personnel de se voiler/respect d’une obligation religieuse. L’indignation unanime semble réellement impossible : une pratique choisie librement par des femmes « musulmanes et modernes » (Göle, 1993) ne peut fournir le prétexte à reconnaître des souffrances causées par l’application de la loi dans l’enceinte scolaire. Il n’y a pas d’évidence partagée, pas de mobilisation possible autre que dans le contexte d’une orientation contre ou en défense du projet de loi[29]. Une indignation unanime est impossible, qui incarnerait « de façon réflexive et maîtrisée l’indignation comme genre politique par le lien qu’il fait d’une émotion intime avec une action et le choix d’un objet » (Claverie, 1994 : 84).

Cette absence de la souffrance pourrait expliquer l’incapacité à formuler une cause qui, pour l’instant, caractérise les modes d’engagement des défenseurs des droits des musulmanes[30]. Plus d’affects, davantage d’émotions auraient pu, par exemple, encourager l’enrôlement de plus de soutiens dans la mobilisation contre le projet de loi. Le dispositif de sensibilisation à la cause et la prise en compte des affects dans la constitution de celle-ci sont des éléments centraux des logiques de soutien et d’engagement auprès d’acteurs vulnérables (Peroni et Roux, 2006). Il permet aux acteurs militants, d’une part de « rendre sensible, c’est-à-dire perceptible, visible, digne de préoccupations morales ou politiques, un problème qui ne l’était préalablement pas. D’autre part, (de) rendre sensibles les individus interpellés afin qu’ils deviennent attentifs, réceptifs, portés à s’émouvoir et prompts à réagir » (Traïni et Siméant, 2009 : 20). Dans le contexte de l’ordre moral laïque, la sensibilisation à certaines causes est envisageable, celle qui pourrait se faire pour d’autres causes ne l’est pas. Si l’indignation provoquée par la condition des femmes en Afghanistan est ainsi possible, c’est par cette procuration que l’aversion des femmes voilées est légitimée ici (en France) et maintenant. Les femmes musulmanes voilées ne peuvent être sujets de sollicitude : elles ne sont pas des êtres en souffrance par effet de leur stigmatisation ou de leur exclusion puisqu’elles ont fait le choix d’un voile dont les sociologues ne sont pas parvenus (pour partie) à convaincre l’opinion qu’elles l’avaient fait sans contrainte[31]. Leur autonomie valorisée, car répondant aux canons de l’exercice autonome de la liberté de choix, rend invisible la dimension religieuse pourtant présente, aussi mais pas seulement au fondement de ce choix. C’est en partie pour cette raison qu’un processus d’alignement est exclu, puisque les indignations et les accusations qui doivent être façonnées pour être recevables dans l’espace public ne peuvent l’être (Cefaï, 2009)[32]. Si la proximité spatiale et temporelle et la similitude sont les conditions de possibilité de la compassion des uns pour les autres (Audi, 2008), l’incapacité à recevoir et reconnaître l’épreuve de souffrance tient à une incapacité à concevoir que ce qui leur arrive pourrait nous arriver aussi. Pour l’engagement de justice, ce qui freine la reconnaissance de ces mêmes symptômes, c’est-à-dire empêche toute bienveillance vis-à-vis des femmes voilées, ressemble à une orientation morale laissée hors champ. Or le pluralisme, rappelle Geertz, est avant tout un défi moral (dans Available light) qui impose de rester froid, mais concerné, tout jugement hâtif étant criminel[33]. L’hostilité publique aux manifestations religieuses pose du même coup un problème moral (Paperman, 2008 : 417-418). Si l’on considère l’articulation entre l’un et le multiple comme l’enjeu central de la démocratie, il faut, dans une démarche sociologique qui a aussi une vocation morale, « interroger le raisonnement moral de la justice et la façon dont il traite la différence comme particularité » (Paperman, 2008 : 429). Face aux questions religieuses incarnées dans les situations de litige à propos du port du foulard, la justice atteint en quelque sorte ses limites car elle généralise à partir d’une description en l’espèce pour parvenir à une abstraction normative erronée qui ne s’appuie pas sur une mise à jour des souffrances personnelles.

Les trois jeunes Sikhs, exclus des écoles par effet de l’application de la loi de mars 2004, offrent un point de comparaison intéressant. Au cours d’un groupe de discussion organisé à l’automne 2005 et rassemblant différents acteurs des multiples épisodes des histoires de foulard, ils se présentent à trois, accompagnés d’un de leurs avocats et au cours de la discussion mobiliseront un vocabulaire soulignant leur « incompréhension » de ce qui leur arrive, la « déprime » et la « tristesse » qui les affectent, alors qu’ils sont de « très bons élèves[34] ». Ils ne traversent d’ailleurs pas tout à fait les mêmes épreuves que les jeunes femmes musulmanes : depuis 1989, ils ont été relativement préservés du scandale et du drame. Les accords dont ils bénéficient (droit de porter un turban plus étroit, de couleur foncée, situation négociée dans l’enceinte des établissements concernés[35]) n’ont d’autre public que celui de la microscène locale où se vit le quotidien scolaire (professeurs, camarades de classe, personnel administratif). Leur histoire reste cachée et, dans une certaine mesure, a continué de l’être une fois votée la loi qui les a pourtant exclus au même titre que les musulmanes. Si la loi les a rendus visibles et donc sujets à exclusion, ils n’ont pas pour autant trouvé de public (Thireau et Linshan, 2005) : ils ne sont pas emblématiques, n’ont pas de capacité de réunir un vaste collectif de victimes potentielles, peinent à se situer dans la qualification juridique de leur exclusion et à dénoncer clairement l’injustice dont ils sont victimes[36].

Le droit comme moyen d’un retour sur les définitions et possibilité d’un travail sur le religieux

La mise en mots juridique de l’affaire du foulard n’est pas consécutive à la loi de mars 2004 : la « gouvernance » par l’avis du Conseil d’État de 1989 dure jusqu’en 2004 et finit par constituer une forme de régularité sociale à partir d’une lecture libérale et contextuelle des affaires juridiques qui lui parviennent (Conseil d’État, 2004). L’investissement par les acteurs musulmans dans le répertoire du droit et dans une défense de leurs intérêts nourrie par une culture juridique des manières de promouvoir l’égalité en contexte libéral, voilà ce qui reste marginal. Le droit et le projet de justice se révèlent pourtant les ressorts principaux de la régulation du pluralisme religieux en Europe (Bribosia et Rorive, 2004 ; Hoffman, Ringelheim, 2004)[37].

Le regard sociologique sur l’accroissement du recours au droit par les États et par les acteurs n’est pas propre aux affaires de foulards mais s’inscrit dans des traditions de recherche sur des acteurs minoritaires, et, plus largement, sur les politiques publiques en matière de promotion de l’égalité et de lutte contre les discriminations, dont la médiation passe par le discours juridique et l’application des droits (Conant, 2006 ; Cichowski, 2006 ; Sabbagh, 2003 ; Geddes et Guiraudon, 2007). Les musulmans ne font pas exception même s’ils restent des acteurs marginaux de ce mouvement général d’appui et de recours juridique (Amiraux, 2007). Il n’y a pas de causelawyering en la matière. Ce qui ressort de ces analyses souligne à la fois de nouveaux usages du droit dans la justice[38], en même temps que le modelage d’un nouveau statut du juridique dans l’exercice du pouvoir politique. La double dimension de recours au droit et de judiciarisation des discours de l’égalité, à propos des questions de droits religieux, permet de mettre en relief les différences de compétences entre acteurs minoritaires (on pense par exemple aux Sikhs et aux musulmans, inégalement mobilisés devant les juridictions européennes).

Cette nouvelle présence au droit des enjeux culturels recoupe un mouvement plus vaste de réflexion sur la protection des droits culturels individuels par la justice (Sashar, 2001 ; Song, 2007). Elle peut créer l’occasion de repenser les histoires du foulard dans une perspective de sortie de cette aporie du contexte français, due à l’impossibilité de reconnaître simultanément la possibilité d’un choix et la revendication d‘une obligation religieuse. Il ne s’agit pas d’adopter une approche rhétorique du droit, mais bien d’opérer un retour sur les enjeux de définitions. Ainsi, dans les travaux sur la lutte contre les discriminations en France comme au Royaume-Uni, la variable religieuse est marginale au regard de l’identité ethnique ou raciale. Elle ne cesse pourtant d’intervenir et de produire des formes d’inégalité complexes (ou intersectionnelles) (Malik, 2009). Une culture juridique de l’égalité suffit-elle à mettre en place les moyens efficaces d’une égalité entre croyants ? Un premier élément de réponse, négatif, provient de la lecture des dispositifs juridiques comme intriqués à ce point dans les cultures politiques qui les ont historiquement produits qu’ils rendent impossibles la reconnaissance d’une autonomie morale et la constitution de sujets du droit incarnant des valeurs dites « illibérales » (Brown, 2006). Certains membres de groupes minoritaires, poursuit-elle, sont une culture, tandis que « nous » avons la culture. D’une certaine façon, le droit assigne des positions identitaires tout aussi subjectivement que n’importe quelle autre source normative d’autorité.

C’est sur la possibilité d’une attention aux définitions que l’entrée du droit dans la constitution du port du foulard comme fait social peut être la plus bénéfique pour la sociologie. Définir la religion est probablement un des exercices les plus périlleux auxquels les juridictions nationales sont progressivement confrontées dans l’espace européen, engagées comme elles le sont dans quelques demandes de réparation pour entrave à la liberté de conscience et de pratique religieuse[39]. Peut-on (et si oui, comment) déterminer si des pratiques religieuses et des convictions sont authentiquement parties d’une religion ? Que devient l’argument de la « sincérité » des croyants dans la saisie des questions soulevées par le port du foulard dans le droit ? Le port du foulard ressortit-il d’une pratique mue par une croyance sincère ? Quelle est la pertinence de la double exigence de discrétion et de respect des espaces cultuels concédés par les dispositifs de régulation du religieux faite à des groupes religieux minoritaires en contexte pluraliste ? Centrale et irréversible condition des réalités modernes globalisées, le pluralisme religieux n’a toutefois rien de « naturel » et on conçoit l’intérêt de regarder la façon dont l’expérience de la différence religieuse est formulée par les acteurs qui l’incarnent (Bender, 2008). De cette définition du religieux découlent des implications juridiques qui touchent aussi à l’évaluation de la sincérité des manifestations croyantes. De fait, les débats à propos des croyances et pratiques religieuses sont inextricablement liés à des questions de sincérité qui, dans leur dimension la plus basique et émotionnelle, souvent émergent comme des accusations d’un groupe contre un autre, lui reprochant de ne pas être de « vrais » croyants (Beaman, 2008). La culture, rappelle Claverie à propos des apparitions de la Vierge, ne devient « problème » que lorsqu’elle est rendue manifeste par des pratiques, par des manifestations sensibles (Claverie, 2003)[40]. Pour définir ce qu’est une religion (un culte, une confession), certains États européens procèdent par liste de caractéristiques et de critères à respecter, d’autres insistent sur la dimension de « croyance en une divinité » comme ressort principal de la définition de ce qu’est une association cultuelle par exemple (Conseil d’État, 2004). Dans la majorité des cas, il reste que c’est la matrice religieuse majoritaire (chrétienne dans les États-membres de l’Union européenne) qui détermine ce qu’est une religion dans un contexte donné, et à quoi elle doit ressembler (Beaman, 2008).

Prendre au sérieux la parole des acteurs[41] et ce qu’ils disent sur ce en quoi ils croient revient à ne pas les disqualifier et à prôner une réflexion plus consciente de la dimension religieuse des comportements étudiés, avec les conséquences que cela comporte pour l’ensemble des phénomènes de manifestations sociales du croire, au-delà du foulard et à propos d’autres groupes religieux. Le religieux est ici regardé comme vécu et ordinaire (Ammerman, 2006 ; Orsi, 2004). À l’instar des approches pragmatistes pour lesquelles le monde social se donne à lire comme un accomplissement pratique, la religion existe dans les pratiques qui la rendent visible au sein d’une communauté et aux autres. Le symbole inscrit dans la pratique quotidienne du croyant n’est pas extraordinaire. « Prendre le religieux au sérieux » invite à prendre les convictions des acteurs au sérieux, c’est-à-dire à accepter que celles-ci contribuent à donner du sens à leur manière d’agir. Ainsi le port du foulard a-t-il aussi une signification religieuse dont il faut mesurer le sens parmi les motifs qui lui confèrent son importance et son sens. Le foulard est un indicateur sur lequel revenir en ce qu’il a de religieux pour les acteurs, c’est-à-dire qu’il faut parvenir à conduire de front une approche du contenu « textuel » du port du foulard en même temps que de son existence sociale pragmatique, à l’interstice entre vérité et signification (Claverie, 2003). On retrouve ici les étapes proposées par Mahmood dans son approche des femmes pieuses du Caire et sa préoccupation de lier ces phénomènes d’engagement féminins à des approches féministes plus classiques. Elle insiste par exemple sur la nécessité de prêter attention aux catégories utilisées par les femmes qu’elle rencontre pour exposer les motifs de leur action dans les réseaux religieux féminins cairotes : modestie, pudeur, piété, vertu, divinité ou morale sont des références récurrentes pour ces femmes, en lieu et place des catégories d’analyse que l’on superpose à leur discours (protestation sociale, anomie, stratégie utilitariste). Le foulard des femmes pieuses dont elle suit les parcours est d’abord et avant tout pour elles un commandement divin, pas un symbole identitaire ou culturel (Mahmood, 2001 : 215).

Conclusion... « Refaire de la sociologie » des religions

Voilà vingt ans que le « non-anniversaire » du port du foulard islamique dans les écoles publiques est célébré quotidiennement en France. Au cours de ces deux décennies, on aura relevé la grande stabilité du sujet comme problème social, comme thème de recherche et sa dispersion entre différentes approches des sciences sociales. Les modes de régulation du religieux n’ont pas été bousculés par les discussions sur la légitimité du port du foulard dans les écoles publiques. Les analyses n’ont pas véritablement pris le temps d’observer le produit pratique de l’activité des acteurs, préférant se rallier à la commodité de l’idée d’affaire avant de dénouer les ressorts de la mise en intrigue, d’être capables de la condenser en récit épuré de scories anecdotiques et superflues. L’obsession pour les détails, la révélation spécifique, le récit de l’exclusif accès obtenu auprès de tel ou tel acteur ayant pris part aux discussions[42] ont contribué à créer un processus de capitalisation exponentielle d’informations échappant rarement à la contingence des situations, comme si le fait ne pouvait suffire seul à constituer l’objet.

L’affaire du foulard ne fait, à mon sens, que commencer. Les recours juridiques semblent même se multiplier et confirmer un mouvement d’appui sur les ressources du droit pour obtenir réparation[43]. S’il est une « leçon de sociologie » à tirer de vingt années de débats récurrents sur le port du foulard dans les écoles publiques en France, elle porte sur deux aspects. Le premier s’incarne dans ce que j’appellerais l’indocilité des comportements croyants en contextes sécularisés. Le second, plus directement centré sur le trouble que provoquent les pratiques et les objets religieux revendiqués par les croyants, part des questions ouvertes par le port du foulard dans l’enceinte scolaire, mais ne s’y restreint pas. Plusieurs difficultés s’entrecroisent : quoi/qui regarder ? Où regarder, comment regarder les faits religieux ? Retourner « sérieusement » sur les gestes et les émotions que la croyance rend présents en société serait alors aussi une manière de faire justice à, de prendre au sérieux le sujet et son attachement subjectif et consenti à une croyance.

Le passage par le droit serait en fait une manière de prendre sociologiquement au sérieux le sens que les acteurs donnent à leurs gestes et qui, pour la majorité des femmes voilées, intègre une motivation religieuse[44]. Il pourrait permettre de ne pas réduire, limiter ou amalgamer le port du foulard à d’autres gestes, ne pas le confondre avec d’autres signes. Le droit permet un travail sur les définitions en tant qu’il est un dispositif de mise en équivalence, de catégorisation, qui dénude les dynamiques de justification et de qualification. On peut alors explorer ce que l’enjeu de la définition du religieux ouvre comme possibilité de connaissance et de reconnaissance, sans négliger le fait que le droit semble, dans ces règlements de conflits, porté par une double tension entre deux principes que sont d’un côté une aspiration à l’égalité, de l’autre une aspiration à la liberté[45].