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Le 6 juillet 1997, le PRD remporte les élections municipales à Mexico, victoire qui marque un tournant historique dans la démocratisation du pays et la fin de l’hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI)[1], lequel, depuis son installation au pouvoir en 1929, a, par un mélange de « clientélisme », de corporatisme et de forte politisation des milieux populaires, maintenu le Mexique sous sa coupe (Meyer, 1992). Cette date marque aussi l’élection de nombreux dirigeants venant de mouvements sociaux comme députés locaux ou fédéraux sous l’étiquette du PRD. Depuis, des syndicalistes étudiants et enseignants occupent des postes de fonctionnaires de premier plan ou conseillent le maire. Les fervents défenseurs des zapatistes n’organisent plus de concerts de soutien mais se chargent de la politique culturelle. Les féministes s’occupent des politiques sociales.

Assiste-t-on à la prise de pouvoir de cette « société civile » magnifiée dans le discours du sous-commandant Marcos ? De quelle manière ces militants prennent-ils, en partie, les commandes d’une des plus grandes villes du monde ? Comment expliquer cette « politisation » (Lagroye, 2003 : 361-362) de militants venus des mouvements sociaux ? Telles sont les questions que l’on pouvait se poser au lendemain de l’élection de 1997. Ceux qui, au Chiapas, étaient apparus comme de simples militants ou dirigeants associatifs sont en fait des dirigeants multipositionnés, également membres du PRD, parti de centre gauche créé en 1989. C’est à travers eux que nous allons analyser les relations entre partis et mouvements sociaux et réfléchir aux modalités de ces dernières.

Le Parti de la révolution démocratique émerge au Mexique, à la fin des années 1980, d’un processus de convergence entre plusieurs petits partis de gauche, des mouvements sociaux[2], des organisations sociales nées de la cristallisation de ces derniers[3] et du Courant démocratique (CD) du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). La campagne présidentielle de 1988 crée un contexte favorable à la rencontre de ces quatre types d’acteurs (López Leyva, 2007), qui, sous des formes certes différentes, partagent certaines préoccupations et les mêmes objectifs de lutte pour la démocratie et pour un corpus d’idéaux de gauche (Carr, 1996 : 229). Ainsi naît le Front démocratique national (FDN), dirigé par Cuauhtémoc Cárdenas (Leyva : 2007). Lors du dépouillement de l’élection présidentielle, alors que Cuauhtémoc Cárdenas est en tête, le système informatique tombe en panne. Une fois celui-ci réparé, c’est le candidat du PRI, Carlos Salinas de Gortari, qui est donné vainqueur. La « fraude » qui essaie de détourner le succès électoral de Cuauhtémoc Cárdenas provoque par réaction une résistance civique de grande envergure. Cette dernière et le processus de rapprochement de la gauche mexicaine déjà amorcé contribuent à donner naissance en 1989 au PRD (Combes, 2004 ; Bruhn, 1997 ; Viveros, 2006). Au cours des années qui suivent, le PRD s’impose comme l’un des principaux partis d’opposition (premier ou deuxième selon les élections) et en 1997, il s’empare de la mairie de Mexico qu’il conserve depuis. Certains des militants multipositionnés présents au Chiapas en 1996, et d’autres encore, bien plus nombreux, possédant une double casquette, accèdent donc à des fonctions partisanes, électives ou administratives. Les deux séquences de la vie militante des pérédistes (membres du PRD) présentées en début d’article illustrent les imbrications entre partis et mouvements sociaux. Notre hypothèse est donc que les interdépendances entre le PRD et les organisations sociales nées de la cristallisation de mouvements sociaux reposent sur le multi-engagement de certains dirigeants[4] et que de ce fait celui-ci est une porte d’entrée clé pour comprendre les relations entre partis et mouvements sociaux. Pour ce faire, nous nous référerons à deux écoles dont nous articulerons les analyses : d’une part les travaux qui mettent l’accent sur l’environnement social et militant des partis (approche sociétale) (Sawicki, 1977) et qui, de ce fait, accordent une attention particulière à la lutte pour la frontière partisane (Offerlé, 2004), d’autre part l’école de processus politique (Tarrow, 1997), et plus exactement sa reformulation récente de la politique contestataire (McAdam, Tarrow, Tilly, 2001) qui s’attache à analyser les épisodes de la contestation.

De notre hypothèse principale découle une série de questionnements adjacents. Quelles sont les modalités du remodelage du militantisme et des complémentarités de l’engagement en fonction des contextes politiques ? S’intéresser au multi-engagement implique de porter notre regard sur les modalités de passage entre « politique conventionnelle » et politique « non conventionnelle » (McAdam, Tarrow, Tilly, 2001) et sur les épisodes[5] de l’action collective ; notre hypothèse secondaire étant que le multi-engagement se forge au cours des cycles de mobilisation, c’est-à-dire dans « une phase d’intensification des conflits et de confrontation dans le système social, qui inclut une rapide diffusion de l’action collective des secteurs mobilisés aux moins mobilisés » (Tarrow, 1997 : 263-264 ; traduction de l’auteur). Par ailleurs, comprendre pleinement la nature des liens entre partis et mouvements sociaux nous permettra de comprendre comment ces relations façonnent, in fine, le fonctionnement interne du parti.

Nous précisons que cet article se présente comme une synthèse d’une partie d’un ouvrage à paraître, tiré d’une thèse. Il ne nous sera donc pas toujours possible de donner des détails aussi précis que nous l’aurions souhaité[6]. Toutefois, il mobilise une partie du travail empirique réalisé durant ce travail de recherche, ce dernier couvrant la fondation du PRD et les années 1990[7]. Le premier type de matériaux est constitué d’entretiens avec des dirigeants multipositionnés ainsi que des responsables des instances dirigeantes (80 au total). Nous avons par ailleurs suivi certaines des activités du parti (réunions des instances de direction, élections internes, meetings, etc.) et de plusieurs organisations sociales sur une période de deux ans. Par exemple, nous avons, début 1999, observé pendant quatre mois deux groupes d’Asambleas de barrios dans deux zones différentes de Mexico, nous rendant à leurs réunions et suivant les activités de leurs dirigeants. Un important travail d’archives a aussi été effectué pour comprendre, entre autres choses, les débats portant sur les évolutions internes du parti en termes d’organisation (travail sur les procès verbaux du comité exécutif national et sur les textes des conseils et des congrès nationaux). Enfin, plusieurs enquêtes quantitatives ont été réalisées. Dans cet article, nous présentons une partie des résultats de l’une d’entre elles, effectuée lors du congrès de Zacatecas (2001), durant lequel 310 congressistes ont répondu à notre questionnaire axé sur leurs trajectoires sociales, militantes et partisanes. Sur la base de cette enquête quantitative, nous avons sélectionné des trajectoires militantes significatives. Certaines d’entre elles sont présentées dans cet article. C’est aussi sur la base de cette enquête que nous avons reconstitué les réseaux du PRD sous forme de tableau, identifiant pour chaque cycle militant l’engagement des dirigeants du PRD et le passage éventuel d’un militantisme à un autre dans les phases de démobilisation.

Dans une première partie, nous reviendrons sur les clivages de l’analyse du militantisme. Dans une deuxième partie, notre attention se portera sur les logiques du multi-engagement en fonction des épisodes contestataires et des dynamiques de la protestation. Enfin, dans une dernière partie, nous chercherons à comprendre comment les relations entre parti et mouvements ont des effets sur l’ensemble des échanges partisans.

Les (faux) clivages de l’analyse du militantisme

À travers le monde, de nombreux partis sont nés de syndicats ou de mouvements sociaux (Lee Van Cott, 2005 : 6-15) ; de nombreux mouvements sociaux et des associations tissent des liens complexes avec des partis (Scarrow, 2000 : 132-133). L’Amérique latine offre en cela de multiples exemples, qu’il s’agisse des mouvements indigènes qui se transforment en partis en Équateur (Ramírez Franklin, 2008) et en Bolivie (Lee Van Cott, 2005) ou des syndicats ou des associations qui jouent un rôle très important dans la fondation de partis, comme celle du Parti des travailleurs (PT) au Brésil (Meneguello, 1989 ; Rocha, 2007) ou du Frente amplio en Uruguay (Lanzaro, 1996). Dans le cas de la Bolivie, Hervé Do Alto montre, par exemple, comment le MAS s’est très fortement appuyé sur la logistique du Mouvement des cocaleros, pour développer ses activités (Do Alto, Stefanoni, 2008). Le cas des partis écologistes européens est aussi exemplaire de la transformation de mouvements sociaux en partis politiques (Kitschelt, 1989).

Malgré la richesse de leurs interactions, peu de travaux universitaires se sont attachés à la question des relations entre partis politiques et mouvements sociaux en tant que telles (Fillieule, 1997 ; Maguire, 1995). Nombreux en revanche sont ceux qui, traitant de l’un ou de l’autre de ces acteurs, évoquent ponctuellement leurs interactions. Cette absence d’analyse globale s’explique, en partie, par le cloisonnement des disciplines. Les partis constituent en effet un objet canonique de la science politique, alors que, jusqu’aux années 1990, l’analyse des mouvements sociaux relevait exclusivement de la sociologie. Ces deux acteurs ont donc été étudiés de manière séparée et ont donné lieu à de multiples approches au sein de chacune de ces disciplines. Si bien qu’en introduction d’un ouvrage sur les interactions entre mouvements sociaux, partis politiques et États, Jack Goldstone n’hésite pas à écrire que ces dernières n’ont été que très peu étudiées en tant que telles, alors même que « les partis politiques et les mouvements sociaux ne peuvent être appréciés en dehors de leur intime relation » (Goldstone, 2003 : 2).

Pour un décloisonnement de l’étude des relations entre partis et mouvements sociaux

Au-delà de la division disciplinaire, la relative rareté des analyses qui s’attachent aux relations entre un parti et des mouvements sociaux est sans doute à attribuer à la façon dont sont appréhendées ces relations, généralement pensées de structure à structure[8], ce qui débouche le plus souvent sur des analyses en termes d’instrumentalisation et de cooptation[9]. Selon de nombreux auteurs, les partis considèrent les mouvements comme un vivier de militants où l’on peut puiser : « Les partis de gauche appuient les demandes des mouvements, voyant en eux un indicateur de la bonne santé de la force des milieux populaires. Et peut-être cela explique pourquoi les partis de gauche tentent d’encarter de leaders des militants populaires, créant un double militantisme » (Corrêa, 1992 : 297). Pour Calderón, « presque tous les mouvements, de différentes manières et avec des intensités variables expriment une position critique quant à leur dépendance à l’égard des partis politiques (...) » (Calderón etal., 1992 : 27). L’instrumentalisation des mouvements sociaux par les partis ne fait, pour ces auteurs, point de doute.

De notre point de vue, pour comprendre ces relations et en fournir une analyse heuristique, il faut au contraire dépasser l’approche en termes d’interactions entre partis d’un côté, mouvements sociaux de l’autre. L’enjeu est aussi de s’émanciper d’une vision normative, assez courante dans la littérature sur les mouvements sociaux, qui présente les partis comme de « méchants coopteurs » qui contribuent à démobiliser les mouvements sociaux. Il s’agit donc bien d’appréhender les trajectoires militantes (RFSP, 2001) des dirigeants multi-engagés dans leur transversalité, dans le passage d’une « cause » à une autre, d’une forme organisationnelle à une autre, et de penser l’unité du militantisme individuel dans sa diversité temporelle et spatiale, thématique et organisationnelle. L’importance des dirigeants multi-engagés impose donc de réfléchir à la façon dont il convient d’appréhender les diverses modalités et le caractère multiple du militantisme. Ce qui permet alors d’appréhender l’action collective dans un continuum.

Pour les spécialistes des partis, mettre l’accent sur les interactions entre mouvements sociaux et partis, insister sur l’importance des acteurs multipositionnés, va en partie contre l’air du temps. À une époque où certains auteurs ne jurent plus que par la déconnexion des partis de la « société civile »[10], la tentation est grande de mener l’étude des partis indépendamment de celle de l’environnement social. L’origine militante plurielle des dirigeants du PRD montre au contraire « la nécessité de désenclaver l’objet parti politique » (Offerlé, 2002 : 4). Prendre conscience des multiples ramifications partisanes implique de s’interroger sur la définition même du parti et de revenir sur les combats constants à sa frontière. Dans cette perspective, un des enjeux majeurs de l’interaction entre le PRD et les mouvements sociaux porte sur la question de leurs frontières respectives : où s’arrête le PRD ? Qui est, quand est-on, dirigeant du PRD ou d’une association ? Quelle est la place des dirigeants multipositionnés dans le parti ? Comme le note Michel Offerlé, les partis sont « les résultats de multiples bricolages aléatoires par lesquels des entrepreneurs politiques se trouvant là pour des raisons sans doute très diverses se produisent comme hommes politiques, tout en produisant les groupes qu’ils réunissent » (Offerlé, 2004 : 40).

En découle la nécessité d’élargir le champ de vision et de s’intéresser non seulement au « parti tout court », mais à l’ensemble des interactions que le parti ou ses dirigeants entretiennent, tissent, activent ou réactivent avec des mouvements sociaux, des organisations sociales, des syndicats, des ONG, etc. La notion de « milieu partisan » proposée par Frédéric Sawicki s’avère pour ce faire une contribution précieuse. Le milieu partisan correspond à « l’ensemble des relations consolidées entre des groupes dont les membres n’ont pas forcément comme finalité principale de participer à la construction du parti, quoiqu’ils y contribuent en fait par leurs activités » (Sawicki, 1997 : 24).

Appréhender le militantisme dans son continuum

Dans le cas du PRD, les organisations non partisanes représentent la première filière de recrutement, devant le militantisme partisan (dans un autre parti que le PRD). Les militants et dirigeants multipositionnés présents au Chiapas lors de la « rencontre intergalactique » ne constituent donc pas une exception au sein du PRD. En effet, 39 % des dirigeants de ce parti affirment y être entrés par le biais de leur militantisme dans une organisation contestataire (organisation sociale, mouvement social, syndicat et/ou ONG) contre 30 % par l’intermédiaire d’un autre parti (tableau 1).

De plus, cette différence entre origine associative et origine partisane est à relativiser : seuls 12 % des cadres, toutes origines confondues, n’ont jamais milité en dehors d’un parti politique ; 64 % ont milité pour une à cinq « causes » (lutte pour le logement, droits de l’homme ou droits indigènes, syndicalisme, etc.) durant leur parcours militant ; et 19 % pour six à dix causes. Les cadres du PRD, quelle que soit leur origine militante déclarée, se caractérisent pour la plupart par leur multi-engagement (tableau 2).

Tableau 1

Origines militantes des dirigeants locaux et régionaux du PRD

Origines militantes des dirigeants locaux et régionaux du PRD
Source : enquête réalisée par l’auteur lors du congrès de Zacatecas, 2001. Le total des pourcentages est supérieur à 100, les personnes interrogées ayant pu donner plusieurs réponses.

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Tableau 2

Nombre d’engagements non partisans au cours de la trajectoire militante

Nombre d’engagements non partisans au cours de la trajectoire militante
Source : enquête réalisée par l’auteur lors du congrès de Zacatecas, 2001.

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Il nous faut maintenant chercher à comprendre les logiques du multi-engagement dans le cas du PRD. Mettre l’accent sur le continuum de l’engagement nous permet d’éclairer la construction du milieu partisan et, finalement, certains aspects du fonctionnement interne des partis.

Mouvements sociaux et construction du milieu partisan

D’après l’analyse événementielle réalisée par Joe Foweaker et Todd Landman pour la période début des années 1960 — fin des années 1980, le Mexique connaît plusieurs épisodes contestataires (Foweaker, Landeman, 2000 : 12). Quatre cycles sont identifiables : un long cycle démarrant au début des années 1970 et se terminant en 1978, dont les principaux protagonistes sont les paysans, et trois autres cycles plus courts, entre 1981 et 1984, 1985 et 1986 et en 1988, où les participants sont d’origines plus diverses (travailleurs, paysans, pauvres et étudiants)[11]. Nous avons reconstitué des trajectoires militantes collectives en fonction de ces cycles, cherchant, à travers un travail statistique et de reconstitution de trajectoires individuelles, à identifier les variations des thématiques et des espaces de l’engagement. À n’en pas douter, la relation avec l’État joue un rôle décisif dans les variations des formes d’engagement, selon que des réponses sont apportées à certaines revendications ou que la « répression » s’impose, que certains acteurs se voient légalisés ou au contraire interdits. Cette relation avec l’État et son impact sur les épisodes de la contestation (Cadena Roa, 2003) pèsent indéniablement sur les modalités du multi-engagement, favorisant selon les moments l’engagement dans la sphère institutionnelle ou non institutionnelle. C’est là une question que nous ne pouvons développer dans le cadre de cet article, car cela impliquerait de revenir en détail sur le contexte de chaque mouvement[12]. Notre attention se porte de manière plus limitée sur les effets des cycles de mobilisation sur le multi-engagement. À travers quelques exemples, nous retracerons la trajectoire des dirigeants entrés dans le PRD à la suite de leur militantisme dans des mouvements sociaux, des organisations sociales ou des syndicats.

Des guérillas au mouvement urbain populaire

Au Mexique comme un peu partout dans le monde, 1968 est une année charnière. Au moment même où le pays s’apprête à accueillir les Jeux olympiques, la contestation étudiante, alors très active, apparaît comme une menace pour le parti au pouvoir. Le 2 octobre 1968, plus de 200 étudiants sont tués par l’armée sur la place de Tlatelolco à Mexico. D’autres manifestions étudiantes sont réprimées dans le sang au début des années 1970. En réponse à la décomposition et à l’atomisation du mouvement de 1968, des groupes de guérilla fleurissent un peu partout sur le territoire national (Okión Solano, García Ugarte, 2007), soit dans les communautés rurales, soit dans les quartiers périphériques des mégalopoles (Castañeda, 1996 : 78-81). Plus généralement, les militants réfugiés dans la clandestinité accomplissent au quotidien un travail de terrain auprès des populations défavorisées : cours d’alphabétisation, soins, occupation de terres et revendication des services de base (eau, électricité, tout-à-l’égout...), qui leur permet de constituer un vaste réseau associatif contestataire. Progressivement, l’action propre aux guérillas perd de son intensité au profit de ce travail d’aide et de politisation. Avec la légalisation de la gauche et l’amnistie de la fin des années 1970, de nombreux groupes choisissent alors de sortir de la clandestinité, voire de s’intégrer au jeu électoral.

C’est après le tremblement de terre de Mexico, en 1985, que le processus de « transition » s’accélère. En effet, face à l’incapacité du gouvernement à assumer ses responsabilités dans une situation d’urgence, la demande d’aide immédiate des victimes se transforme rapidement en un vaste mouvement de contestation (Haber, 2006 ; Bennett, 1994 ; Sánchez Estévez, 2004 ; Tamayo, 1999 ; Craig et Foweraker, 1990). Les anciens militants des guérillas mobilisent alors les réseaux associatifs qu’ils ont tissés pendant leurs années de clandestinité et deviennent les principaux acteurs de ce que l’on appelle le Mouvement urbain populaire (MUP). Grâce à eux, celui-ci passe du stade des revendications matérielles au stade de la lutte contre le régime de parti unique.

Le mouvement étudiant de 1986

En 1986, pour la première fois depuis les massacres de 1968, les étudiants descendent dans la rue pour protester contre des mesures gouvernementales visant à mettre en place des droits d’inscription et des examens d’entrée à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), vivier des élites et des hommes de pouvoir. Le mouvement du Conseil universitaire étudiant (CEU) est né. Très largement suivi au sein de l’UNAM aussi bien par les étudiants des classes moyennes que par ceux des classes populaires, le CEU contribue à ébranler un peu plus la légitimité du PRI. Quand Cárdenas annonce sa candidature à l’élection de 1988, les leaders les plus importants du CEU se rallient à sa cause et entraînent avec eux une armée de militants.

Les débuts timides de la transition démocratique à la fin des années 1970 et la politisation des luttes sociales dans les années 1980 contribuent donc à créer les conditions favorables à l’engagement partisan de certains dirigeants de mouvements sociaux lors de la création du PRD.

Va-et-vient entre parti et mouvements

Plusieurs mouvements postérieurs à la création du PRD donnent également lieu à des va-et-vient entre parti et mouvements, comme l’illustre la trajectoire de Gerardo Fernández Noroña.

Cet exemple de trajectoire prouve qu’il existe aussi des va-et-vient entre le PRD et les mouvements sociaux, et pas seulement des reconversions de dirigeants sociaux au sein du parti ou des multipositionnements. Ces va-et-vient ne sont cependant viables que dans la mesure où la frontière du parti reste poreuse, comme nous le verrons plus avant. Plus largement, ces trajectoires montrent aussi que les interactions entre organisations sociales et partis dépendent de la conjonction d’une multitude de facteurs : de variables propres aux trajectoires militantes des acteurs (en l’espèce, des difficultés dans la carrière partisane) et de variables conjoncturelles globales, comme l’émergence d’un mouvement social de grande ampleur ou, comme nous l’avons vu plus haut, la réaction de l’État. La mobilisation ou la réactivation des réseaux que l’on observe alors ne se fait pas de manière mécanique, mais dépend de la convergence de ces facteurs conjoncturels.

Les réseaux du milieu partisan

Le passage des dirigeants du PRD par de multiples entreprises de contestation permet de comprendre la formation d’un milieu partisan. Grâce à la reconstitution de ces trajectoires à travers l’étude du militantisme par périodes (tableau 3)[20], il est désormais possible de matérialiser, sous forme d’un schéma chronologique, les réseaux (Lemieux, 1999 ; Diani, McAdam, 2003) du milieu partisan et la formation progressive de ce dernier en fonction de la dynamique de la contestation (McAdam, Tarrow, Tilly) (schéma 1, p. 174-175).

Tableau 3

Engagements non partisans des dirigeants nationaux, régionaux et locaux du PRD entre 1968 et 1997[21]

Engagements non partisans des dirigeants nationaux, régionaux et locaux du PRD entre 1968 et 199721
Source : base de données élaborée à partir des CV des pré-candidats à la députation (part de proportionnelle) et de l’enquête réalisée lors du congrès de Zacatecas, avril 2001.

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À la lecture de ce tableau, on remarque non seulement que le militantisme des dirigeants actuels du PRD s’est, pour beaucoup, manifesté dans les différents épisodes de contestation qui ont suivi 1968 (nous n’en avons évoqué ici que quelques-uns), mais aussi que l’engagement militant de certains d’entre eux a précédé les mouvements phares de certains cycles de mobilisation. Sur chaque période, l’activité militante en faveur de la cause qui sera au coeur du cycle suivant apparaît en forte augmentation chez les futurs dirigeants du PRD : par exemple, l’engagement dans la lutte pour le logement augmente nettement sur les périodes antérieures à son cycle (1979-1987) (de 9,5 % entre 1968 et 1977, il passe à 14,5 % entre 1978 et 1984) (voir le tableau 3). L’engagement des dirigeants dans les causes qui sont au coeur de chacun des cycles ne s’inscrit donc pas seulement dans un phénomène général de politisation de la société et de désectorisation (Dobry, 1986 : 141-150). Chez certains, il le précède, preuve de leur caractère d’« entrepreneurs de mobilisation », dans le sens développé par MacAdam. Valentín González Bautista, dirigeant de Movidig (Mouvement pour une vie digne, Movimiento vida digna) qui, au moment de l’entretien, était maire de Nezahualcóyotl, ville mitoyenne de Mexico de près d’un million d’habitants ayant abrité dans les années 1970 le plus grand bidonville du Mexique, n’hésite pas à dire : « Je suis un spécialiste de l’organisation. Je peux tout organiser : un syndicat, un ejido, une organisation sociale, un mouvement, etc.[22] » Certains dirigeants du PRD ont consacré plusieurs années au « travail d’organisation » de certains secteurs sociaux et ont ainsi contribué à créer un terreau favorable à la mobilisation (qui prend ensuite de l’ampleur en fonction du contexte politique et des interactions entre les acteurs contestataires et le régime). Pour reprendre les termes de Sidney Tarrow, ils ont été des « réveils » de la mobilisation. C’est le cas, par exemple, de Marco Rascón pour le logement.

Les dirigeants du PRD aux engagements militants pluriels sont donc des « entrepreneurs de mobilisation » : ils ont soit contribué à la faire naître, avec parfois un développement en cycle de protestation, soit l’ont rejointe une fois le cycle entamé (exemple de Fernando Noroña). Si pour certains le PRD s’avère être une organisation dans laquelle ils s’ancrent durablement, pour d’autres il constitue, à côté de mouvements sociaux, d’organisations sociales, etc., une entreprise politique qu’ils investissent à un moment donné de leur carrière militante. Le passage d’un engagement au sein d’un mouvement social à un engagement partisan ne résulte à l’évidence pas d’une simple cooptation d’individus[23], mais de l’achèvement d’un cycle militant qui se traduit par la démobilisation des membres du mouvement et, par conséquent, par la « migration » d’une génération d’entrepreneurs de mouvements sociaux vers une nouvelle structure (ici, un parti). Bien souvent néanmoins, les dirigeants ou les militants continuent à militer, bien que moins activement, dans une organisation née de la cristallisation du mouvement — et sont donc multi-engagés — ou bien conservent des liens avec ces organisations. Le cas du PRD, présenté ici rapidement, appelle donc à la vigilance vis-à-vis d’une vision normative de la relation parti/mouvements sociaux en termes de cooptation. Même si le cas du PRD conserve son exemplarité du fait à la fois de la spécificité de son histoire et du contexte mexicain des années 1990, il nous semble qu’il incite à réfléchir à la démarche à adopter pour l’analyse de cette relation. La démobilisation, phénomène bien souvent délaissé dans l’étude des mouvements sociaux et que les spécialistes présentent parfois comme le résultat de la « cooptation » de membres de mouvements par des partis, est bien souvent plutôt le produit de l’achèvement d’un cycle. Cet achèvement favorise les migrations militantes vers d’autres mouvements ou vers un parti. Pour saisir ce phénomène, il est nécessaire de porter son regard non pas sur tel ou tel mouvement pris isolément[24], mais sur plusieurs épisodes de long terme, afin de comprendre comment s’est fait le passage de générations entières de militants d’un mouvement à l’autre, d’une « cause » à une autre. Reste désormais à comprendre les effets sur le parti de la présence de ces « entrepreneurs de mobilisation ».

Schéma 1

Les réseaux du milieu partisan du PRD

Les réseaux du milieu partisan du PRD

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Un parti façonné par les mouvements sociaux ?

Lutte de courants et définition des frontières entre partis et mouvements sociaux

Quatre ans après sa naissance, en 1993, le PRD organise des élections internes « ouvertes » pour désigner les dirigeants du parti (de l’échelon municipal à l’échelon national) et les candidats à des mandats représentatifs. Tous les membres du PRD peuvent participer à ces élections, qui se déroulent non pas dans les locaux du parti mais dans l’espace public (place, jardin, rue). En 1996, la procédure est élargie à tout citoyen mexicain muni d’une carte d’électeur. Le votant est alors automatiquement considéré comme étant affilié au PRD. À titre d’exemple, les élections pour la direction nationale ont réuni 358 244 militants/électeurs en 1996, 650 000 en 1999, 900 000 en 2002. Les élections internes locales peuvent aussi être très courues : 161 000 pour la pré-candidature au poste de gouverneur de l’État du Guerrero en 1998[25], par exemple. En filigrane des débats qui ont accompagné la mise en oeuvre de ces élections[26], il apparaît que les dirigeants du PRD multipositionnés ont perçu les élections internes comme une façon de maintenir une porosité entre le PRD et les organisations du milieu partisan. En effet, le fonctionnement interne des « organisations sociales » rend mobilisables des ressources qui peuvent être réinvesties dans le jeu interne du parti. La majorité des associations prestataires de services possèdent des moyens assez contraignants pour inciter leurs membres à aller voter. Par exemple, celles qui reçoivent des crédits de l’État pour construire des logements sociaux utilisent un système de points pour établir un ordre de priorité dans l’accès à ces biens très convoités, et l’attribution de ces points est conditionnée par la participation des membres à des événements partisans, comme des manifestations mais aussi des meetings et certaines élections internes du PRD — nous y reviendrons.

En période électorale, les associations deviennent une « source » de votants, qu’ils soient sympathisants du PRD ou non. L’enjeu principal est d’amener des votants à « bon port » et ainsi d’honorer les alliances passées. À l’échelle des dirigeants, les ressources associatives se monnaient, s’échangent et se négocient. Sans les votants, il est difficile de nouer des alliances. Le militantisme présent et le militantisme passé, l’implantation des diverses organisations du milieu partisan, garantissent l’existence d’un réservoir de votes utilisables pour soi mais aussi pour ses alliés. Lors des négociations pour la constitution des listes, qu’elles soient nationales ou locales, le critère principal pour juger de l’intérêt d’un candidat n’est point ses positionnements politiques ou idéologiques, mais son militantisme dans des organisations et des mouvements sociaux, son multipositionnement donc. Et, à travers lui, le nombre de votants susceptibles d’être mobilisés. « Cela m’est égal si tu me demandes de voter pour une vache, tant que tu m’apportes des votes en échange », s’entendra dire un jeune pré-candidat à la députation d’une organisation étudiante (le CEU)[27]. Autour des réseaux du milieu partisan du PRD se développe toute une économie du vote.

Ce mode de désignation a favorisé les dirigeants multipositionnés dans la course aux candidatures à des mandats populaires : face à un dirigeant d’une association de lutte pour le logement bien implanté dans sa circonscription, capable de mobiliser ses militants, même un intellectuel d’envergure nationale ayant joué un rôle fondamental dans le débat sur la démocratisation n’a aucune chance de remporter l’élection interne. Ainsi, en 1997 à Mexico, 90 % des députés locaux du PRD étaient issus d’organisations sociales.

La mise en place d’élections internes ouvertes a-t-elle modifié la structure du recrutement social ? On observe clairement une évolution du niveau d’études des membres de la direction nationale. En effet, si entre 1990 et 1996 tous les membres de la direction nationale étaient passés par l’université, à partir de 1996 on voit accéder à la direction nationale des dirigeants n’ayant fait que des études secondaires. Leur proportion passe ainsi de 0 % entre 1990 et 1996 à 17 % entre 1996 et 1999 et s’élève à 25 % entre 1999 et 2002. Pour les moins dotés scolairement, les organisations sociales ont d’ailleurs été la principale voie d’entrée dans la sphère dirigeante du parti : 26,3 % des dirigeants n’ayant pas fait d’études universitaires sont rentrés au PRD à la suite de leur militantisme dans une organisation sociale, contre 23,3 % à la suite d’un militantisme dans un autre parti. Le multipositionnement, et donc la mobilisation de ressources associatives, tempèrent les logiques sociales du recrutement[28].

La bataille sur la frontière du parti s’est aussi jouée autour des règles d’accès aux candidatures. Au Mexique, le cumul des mandats n’a pas cours, ni la réélection. Des pré-candidats différents doivent donc être trouvés pour les élections municipales, législatives régionales, de gouverneurs, législatives nationales et pour les sénatoriales, qui ont lieu au suffrage universel direct. Le nombre de mandats représentatifs s’élève donc à plus de 42 000. Pour l’appareil du PRD, le nombre de candidatures à pourvoir dépasse 40 000. Comment un jeune parti a-t-il pu rassembler autant de candidats ? En garantissant un large accès aux candidatures. De même que quiconque peut participer aux élections internes du PRD, jusqu’à la fin des années 1990, quiconque pouvait être candidat à condition de remplir un minimum de critères. Selon les statuts du PRD de 1996, il fallait recueillir 100 signatures d’adhérents du PRD de sa circonscription ou d’un comité exécutif pour être pré-candidat à la députation et 50 signatures d’adhérents pour être pré-candidat à la fonction de maire. Vu le nombre d’adhérents électeurs (officiellement 6 millions actuellement), l’exigence était minimale. Si le règlement des élections internes de 1993 fixait comme condition sine qua non d’appartenir au PRD, ce critère disparaît dans le règlement de 1996, sauf pour la pré-candidature à la présidence de la République.

Par ailleurs, jusqu’en 2000, le PRD a réservé une partie de ses candidatures à des personnalités de la « société civile », moyen pour lui de les pourvoir dans les États du Nord où il est très mal implanté. Ce fut aussi bien souvent l’occasion de proposer des candidatures à des dirigeants de mouvements sociaux : leaders indigènes proches des zapatistes, féministes reconnues, dirigeants de mouvements étudiants. Autour des candidatures se sont faites aussi de multiples tractations : certains, marginalisés des instances dirigeantes du parti, ont retrouvé une candidature comme « candidat de la société civile », forts de la légitimité acquise dans leur militantisme social, tel Gerardo Fernandez Noroña, dont la trajectoire a été présentée plus haut. Si bien que le conseil national s’est trouvé obligé de préciser que « les candidats externes ne peuvent pas être membres du parti » (Consejo nacional, 1997).

Finalement, au Mexique où un candidat doit obligatoirement se présenter sous la bannière d’un parti, le PRD apparaît comme un moyen légal pour des professionnels du militantisme de participer à des élections. Cette tendance s’est renforcée avec l’entrée d’anciens membres du PRI dans le PRD par le biais des élections internes. En effet, à partir de 1996, le Comité exécutif national (CEN) du PRD opte pour des alliances avec des cadres politiques du PRI bénéficiant d’une assise régionale importante mais se voyant refuser l’investiture de leur parti. Les primaires deviennent un moyen de légitimer leur candidature au sein du PRD. Cette stratégie a été impulsée par Amalia García, ex-membre du Parti communiste mexicain et secrétaire des relations politiques. Cela a de quoi surprendre. L’une des raisons de ce choix est à chercher dans la tentative de juguler la montée en puissance des dirigeants liés aux mouvements sociaux, qu’ils soient multipositionnés ou issus de la « société civile ». Les anciens membres de la gauche politique ne disposent que de peu de réseaux externes au parti et mobilisables durant les élections internes. Promouvoir l’entrée de priistes importants et donc passer une alliance avec eux leur permettait de s’assurer des appuis conséquents lors des élections internes. Cette intégration d’ex-priistes ne provoque pas de débats idéologiques de fond. Ceux qui rejoignent le PRD sont généralement ceux qui ont été réservés vis-à-vis du tournant néo-libéral de leur parti et qui se retrouvent — au moins dans la rhétorique — dans les discours du PRD exigeant un retour à la lettre de la Constitution mexicaine et des droits sociaux qu’elle énonce. Sans l’appui de plusieurs ex-priistes (notamment du gouverneur de Zacatecas, Ricardo Monreal) et des militants qu’ils ont amenés avec eux, Amalia García n’aurait sans doute pas remporté les élections internes de la présidence du PRD en 1999.

Dans cette ouverture des candidatures, trois logiques distinctes s’entrecroisent et entrent en concurrence. La première relève d’une surenchère démocratique visant à afficher une rupture avec le modèle du parti priiste où chaque candidature, chaque poste de responsabilité étaient minutieusement attribués selon un savant équilibre entre groupes et corporations. La deuxième renvoie à une nécessité pratique, le PRD étant d’emblée devenu un acteur fondamental de la vie politique, oscillant entre la deuxième et la troisième place à l’échelle nationale. La troisième répond à la tentative de dirigeants multipositionnés de garantir une certaine porosité entre le PRD et son milieu partisan. En réponse à quoi les cadres n’ayant pas de ressources associatives ont favorisé l’entrée dans le parti d’anciens priistes[29].

Les différents courants ont ainsi usé des élections internes pour tenter de consolider leurs positions de pouvoir au sein du PRD, faisant entrer dans la course des organisations du milieu partisan et même des membres d’un parti adverse, et façonnant par là un parti à géométrie variable et à la frontière mouvante. Dans le cadre de cet article, nous souhaitions montrer comment la présence de dirigeants multipositionnés et les ressources qu’ils mobilisent dans le parti ont pesé sur l’ensemble de l’économie du parti. Reste une dimension : le rôle fondamental que jouent les organisations sociales dans l’encadrement des militants.

L’encadrement des militants partisans via les organisations sociales

Au gré des conjonctures, les activités promues par les organisations sociales se déclinent soit sous l’étiquette associative, soit sous le label partisan. Les militants associatifs ne participent pas aux activités des comités locaux du parti, mais leurs réunions sont, en revanche, largement consacrées aux activités du PRD. Le déroulement des réunions des Asambleas de barrios illustre bien cette intrication entre vie associative et vie partisane, comme l’indique la description ethnographique suivante de l’une d’entre elles[30].

Les organisations sociales assurent ainsi, durant leurs réunions internes, des tâches qui incombent traditionnellement aux comités de base des partis. L’appareil du PRD peut ainsi mener ses activités les plus routinières avec un nombre réduit de cadres et faire appel aux militants pérédistes d’organisations sociales — tenus au courant de l’agenda du parti — lorsque les besoins sont plus importants : « sans une forte participation des militants des organisations sociales aux manifestations [organisées par le PRD], nous n’aurions pas pu maintenir ce rythme de mobilisation », déclare par exemple Augustín Guerrero[31]. Comme le notent Russell Dalton et Martin Wattenberg, « la tâche de l’organisation du parti ne requiert pas que chaque membre ait une forte activité, et l’activité de ceux qui restent [actifs] a augmenté significativement. Les partis politiques se sont visiblement adaptés à une plus grande volatilité de leur environnement en élargissant leurs organisations de base, même si les fondations de leur base de membres se sont rétrécies » (Dalton, Wattenberg, 2000 : 266). Les organisations contestataires du milieu partisan du PRD offrent une « base élargie » et élastique. Ce mode de fonctionnement permet de s’adapter rapidement aux changements de conjoncture. Les organisations sociales mobilisent en peu de temps, et avec des moyens très persuasifs — nous le verrons plus avant —, des centaines de militants. Dix ans après la création du PRD, la consolidation de la structure partisane reste une priorité, et celle-ci est loin d’être atteinte, les comités des organisations sociales ayant souvent servi, dans les faits, de structures au parti.

Les organisations sociales jouent aussi un rôle fondamental dans la rétribution du militantisme (Gaxie, 1977), comme on a déjà pu l’entrevoir dans la section précédente. La première vague d’adhésions partisanes correspond au moment de formation du PRD. Le parti bénéficie, en 1989, de l’engouement suscité par la figure de Cárdenas. Il capitalise donc largement sur le « mouvement contre les fraudes », même si le nombre d’adhérents n’est en rien comparable aux foules qui l’ont soutenu un an auparavant. Cette vague d’adhésions s’accompagne, deux ans après, d’une stagnation, suivie de piètres résultats électoraux. Les conflits internes, l’essoufflement de « l’effet 1988 », mais aussi la campagne de discrédit et de « répression » (Combes, 2006) contre le PRD dans un certain nombre d’États fédérés sont autant d’éléments contextuels à prendre en compte dans l’étude de la construction de l’appareil partisan. Dans les années 1990, la capacité des appareils locaux du PRI à « contrôler » le vote (en amont et en aval) est variable mais, dans certaines zones, toujours bien réelle. Dans ces conditions, comment un parti d’opposition peut-il arriver à s’implanter ?

Jusqu’à la réforme du financement public, en 1994, les ressources financières du PRD sont très réduites. De plus, certains dirigeants du PRD refusent par principe de toucher les financements publics octroyés par le gouvernement de Salinas[32]. Face au manque de moyens, à l’absence de locaux, de logistique, mais aussi de possibilités de fidélisation des militants par l’octroi de salaires ou d’indemnités, les organisations sociales jouent un rôle clé. Elles « fixent » les militants à travers des modes de rétributions symboliques et matériels (logement, nourriture, emploi). Il est important donc d’interroger non seulement la relation entre mobilisations contestataires et rétribution du militantisme, mais aussi celle entre mobilisations contestataires et réseaux clientélaires (Bennani-Chrabi, Fillieule, 2003 : 114). Cet aspect a quasiment toujours été laissé de côté par les analystes des mouvements sociaux. Or, comme le note Javier Auyero,

Le clientélisme politique a été traditionnellement appréhendé comme séparé et antagoniste d’une grande partie des formes de l’action collective. La plus grande partie de la littérature s’accorde sur le fait que le patronage inhibe l’organisation collective et démobilise l’action contestataire. Les relations verticales et asymétriques qui définissent les arrangements clientélaires ont été conceptualisées comme opposées aux liens sociaux horizontaux qui sont la pré-condition des formes épisodiques et durables de l’action collective. [Dans mon travail, je défends l’idée] que la politique clientélaire routinière et l’action collective non routinière doivent être examinées non comme des phénomènes politiques nécessairement opposés et conflictuels mais comme des processus dynamiques qui, très souvent, se rétro-alimentent.

Auyero, 2008

En abandonnant une vision normative de la relation clientélaire (Briquet, 1998), et en insistant au contraire sur son importance pour l’action collective (Auyero, 1997), il devient possible d’éclairer le rôle des organisations sociales dans le fonctionnement routinier du parti. Il s’agit ici de comprendre, dans un premier temps, comment les ressources mobilisées par les organisations sociales constituent un levier, et non pas un obstacle, pour le militantisme pérédiste.

Le militantisme dans les organisations sociales dépend donc largement de la possibilité d’obtenir des biens matériels, comme nous l’explique un dirigeant de AB, également député local du PRD :

Obtenir des financements pour construire des logements est essentiel pour conserver nos militants. (...) La procédure est longue. Cela prend plusieurs années. Alors, quand [les militants] voient que des camarades de leur comité de AB reçoivent un logement, cela les encourage à persister, à continuer à militer. (...) Plus on obtient de financements, plus on garde nos bases (...)[33].

L’existence des organisations sociales participe donc de l’accès aux crédits pour la construction de logements. De plus, comme nous l’avons vu, sans militants « mobilisables », il est difficile de tisser des alliances, d’être élu lors des scrutins internes et d’obtenir un poste de cadre partisan ou une investiture. Du côté des militants, les activités partisanes s’inscrivent dans une économie complexe de rétributions de leur engagement associatif. Les organisations sociales utilisent un système de points pour fixer un ordre de priorité dans l’attribution des logements. Chaque activité militante donne lieu à l’obtention de points : participation aux activités routinières de l’organisation, aux manifestations, aux élections internes du PRD, aux meetings ou aux campagnes électorales.

La nécessité impérieuse d’obtenir un logement ou l’accès à des services (eau, électricité, etc.) n’empêche pas l’attachement à la cause, au leader et au parti. Comme l’ont montré de nombreux travaux, le « clientélisme » ou les formes de patronage sont non seulement compatibles avec la loyauté partisane (Randall, Svåsand, 2002 : 24), mais peuvent aussi en être constitutifs (Briquet, 1998 : 18). Des militants d’Asamblea de barrios interrogés pendant une manifestation[34] affirment dans leur grande majorité que leur sympathie pour le PRD est antérieure à leur engagement dans AB. En outre, ils signalent que l’imbrication de AB et du PRD leur permet d’avoir un engagement politique tout en privilégiant un militantisme qui leur apporte une rétribution matérielle :

Je suis sympathisante du PRD depuis sa création. J’ai toujours voté pour lui. (...) En 1993, je suis arrivée à Asamblea de barrios. (...) Je suis pauvre et femme au foyer. Lutter pour avoir une maison pour ma famille, c’est important pour moi. C’est pour ça que je suis à AB. (...) C’est bien que AB soit du PRD. (...) Je participe à beaucoup d’événements du PRD avec AB (...), des meetings, des campagnes. (...) Je n’aurais pas le temps de venir à AB et au PRD en même temps. (...) Je participe pour ma maison et aussi pour Cárdenas. (...) Je suis d’accord aussi quand (...) AB est critique avec le secrétaire du logement [du gouvernement local du PRD]. (...) Leur politique de logement est mauvaise. Moi, j’attends depuis 1993. (...) Si des dirigeants PRD font des mauvais choix pour le logement, c’est normal que AB le leur dise et se défende, mais (...) je suis quand même avec Cárdenas et le PRD[35]. »

De fait, ainsi que le précise Daniel Gaxie, « l’investissement dans la cause est une condition de rétribution du militantisme » (Gaxie, 2005 : 157). Au cours des nombreuses réunions auxquelles nous avons assisté, nous avons pu observer par ailleurs que les militants eux-mêmes considèrent le système des points comme le moyen de rétribution du militantisme le plus juste. Face à la montée des accusations de clientélisme, à la fin des années 1990, les dirigeants des organisations sociales du milieu partisan du PRD hésitent à maintenir ce système, mais les militants, eux, revendiquent haut et fort le respect de ce qu’ils considèrent comme un droit à voir leur militantisme pris en compte et récompensé.

Les luttes de courant au sein du PRD conduisent à la mise en place de règles qui favorisent la mobilisation de ressources externes dans le jeu interne et donc le maintien ou l’arrivée de nouveaux dirigeants multipositionnés. Ces luttes sont à l’origine d’une ouverture de plus en plus grande du parti sur son environnement. Dans un premier temps, cette ouverture, principalement impulsée par des dirigeants multipositionnés, se traduit par la possibilité de valoriser et d’échanger des ressources associatives, faisant des dirigeants multipositionnés des arbitres du jeu interne. Cependant, ces ressources ne sont pas données et dépendent de bricolages divers dans les processus multiples et parfois contradictoires du fonctionnement partisan. En effet, les courants ne bénéficiant pas de ressources associatives retournent les règles du jeu à leur avantage. À travers l’ouverture de l’accès aux candidatures, ils font entrer dans le parti des anciens membres du PRI qui, forts des militants qui les accompagnent, s’avèrent des appuis efficaces dans le jeu interne. L’analyse des élections internes montre que la bataille autour de la frontière entre le parti et les organisations sociales, voire les mouvements, façonne l’ensemble des échanges partisans et peut mener à une organisation de plus en plus ouverte sur l’environnement.

Conclusion

Dans cet article, nous avons souhaité proposer une démarche pour penser la relation parti-mouvements sociaux dans son continuum (Goldstone, 2003 ; McAdam, Tarrow, Tilly, 2001), en nous appuyant sur les apports de l’approche du processus politique et de l’approche sociétale des partis politiques. Rompre avec la démarche qui consiste à mettre l’accent sur les organisations (de mouvement social ou partisanes) et porter notre attention sur les dirigeants multipositionnés en étudiant leurs trajectoires sur le long terme, contrairement aux études monographiques portant sur un seul mouvement, nous permet, nous semble-t-il, de dévoiler la complexité et les logiques des multiples échanges qui s’instaurent et ce, en fonction des épisodes de la contestation. Une telle démarche permet de comprendre que, dans le cas étudié, l’engagement dans une nouvelle organisation ou pour une nouvelle cause intervient à la fin du cycle de mobilisation, l’importance de l’activité contestataire et donc des cycles de mobilisation favorisant le multi-engagement. On a alors affaire à des « entrepreneurs de mobilisation » qui recyclent leurs savoir-faire militants une fois que s’amorce la démobilisation ou qui attendent un nouveau cycle afin de se réengager (Taylor, 1989). Pourquoi le choix de l’investissement partisan ? Dans le cas mexicain, les raisons en sont diverses. La création du PRD intervient à la fin du cycle de mobilisation des années 1980, favorisant dans un premier temps l’investissement « d’entrepreneurs sociaux » formés au cours des cycles des années 1970, alors que les options partisanes étaient réduites (absence de registre légal pour certains partis, structures très hiérarchisées, etc.). Après la création du PRD, les règles du jeu interne (notamment le mode de désignation) favorisent l’investissement de dirigeants du PRD dans des organisations sociales et l’intégration de dirigeants et de militants des mobilisations des années 1990 (mobilisations indigènes, paysannes, étudiantes, féministes, etc.). Pour certains dirigeants, le parti — ici le PRD — n’est qu’une étape de leur trajectoire militante. D’autres s’y implantent plus durablement et, par leur présence même, façonnent profondément le parti et ses règles du jeu.

Cet article ne prétend pas à une généralisation à partir du cas mexicain mais plaide pour une démarche d’analyse qui nous semble pouvoir être appliquée de manière stimulante aux cycles de vie des partis politiques. À notre sens, une telle approche centrée sur les multi-engagements pourrait, au-delà de notre cas d’étude, nourrir la réflexion sur la relation entre parti et mouvements dans de multiples contextes. Dans les pays latino-américains, les cycles de mobilisation liés aux luttes contre les dictatures (Hipsher, 1998) ou, postérieurement, pour le respect des droits indigènes (Lee Van Cott, 2005) ont redessiné le paysage partisan latino-américain. Dans une étude portant sur les partis en Amérique latine, Manuel Alcántara montre que 46 % des partis ayant aujourd’hui une représentation parlementaire sont nés après 1975, autrement dit soit dans un contexte de lutte contre la dictature, soit dans la période post-dictature (Alcántara, 2004 : 77). Dans les pays européens, de nombreux militants des « nouveaux mouvements sociaux » ont rejoint, au cours des années 1970, les rangs de partis de gauche (Tarrow, 1997) ; les mouvements écologistes se sont transformés en partis politiques (Fauchet, 1999 ; Rihoux, 2001[36]). Poser un regard plus fin sur ces phénomènes permet de penser différemment l’émergence de nouvelles machines partisanes, d’y voir le produit d’un cycle de mobilisation ou de la transformation de certains partis sous l’effet de l’entrée massive de militants formés dans des mouvements sociaux. Bien sûr cette situation est variable en fonction du contexte. Dans bien des cas, ces militants restent minoritaires et sont loin d’infléchir le fonctionnement interne global des partis, même s’ils en modifient parfois certains aspects (cf. les mouvements féministes). Cependant, on devine par là ce qu’une approche en termes de processus politique, liant cycles de mobilisation et cycle de vie des partis, peut apporter à la sociologie des partis. Ainsi, la théorie du parti-cartel (Katz, Mair, 1995), qui présuppose la déconnexion des partis de la « société civile »[37], présentée comme un processus historique inéluctable (Mair, 1997), mériterait-elle d’être réinterrogée à l’aune d’une approche en termes de cycles.