Article body

Introduction

Malgré un discours annonciateur du retrait de l’État, le Canada a connu au cours des dernières décennies une intense activité politique dans le domaine de l’éducation. En effet, depuis 1990, plusieurs provinces canadiennes, constitutionnellement responsables de l’éducation sur leur territoire — il n’y a pas de politique nationale canadienne en matière d’éducation — ont participé à la grande mouvance anglo-saxonne initiée au milieu des années 1980 par le gouvernement britannique de Margaret Thatcher et par la présidence américaine de George W. Bush père, ce mouvement de réforme ayant été repris et mondialisé par les grandes organisations internationales. Au-delà des variantes spécifiques à chaque contexte provincial, les convergences des politiques canadiennes sont manifestes. En effet, les provinces ont centralisé le curriculum des écoles primaires et secondaires (du district scolaire vers le ministère provincial) ; elles ont uniformisé ou standardisé l’évaluation des apprentissages, jusqu’alors sous la responsabilité des districts, des écoles et des enseignants. Elles ont tenté de mettre en place (et réussi dans plusieurs cas) des dispositifs d’évaluation de la prestation des enseignants et des établissements ; elles ont aussi créé et institutionnalisé des mécanismes de reddition de comptes et d’imputabilité. Tout en réduisant ou stabilisant la part du PIB consacrée à l’éducation primaire et secondaire, les provinces ont centralisé le financement (surtout les provinces autres que le Québec où cette centralisation existe depuis la Révolution tranquille). En resserrant le financement de l’éducation à des fins d’efficience et non d’équité, elles ont propagé le discours du « faire plus avec moins » et valorisé une approche de l’administration inspirée du secteur privé (« New Public Management »). Comme ailleurs, ces politiques se sont matérialisées par des indicateurs de performance, d’efficacité et de réussite. Les politiques récentes ont aussi modifié la gouvernance du système en créant des conseils d’établissement avec plus ou moins de pouvoir, mais permettant dans l’ensemble aux parents d’élèves d’exercer davantage d’influence et de pouvoir qu’autrefois. Dans plusieurs provinces, ces conseils doivent produire et surveiller la réalisation de plans d’amélioration de l’école, ou plans de réussite. De plus, elles ont facilité l’exercice par les parents du choix de l’école et contribué à aiguiser la concurrence entre établissements, ce qu’a amplifié la publication annuelle de palmarès des écoles dans les provinces les plus peuplées (Ontario, Québec, Colombie-Britannique et Alberta).

Notons que la promulgation et l’implantation de ces politiques ont donné lieu à des stratégies différentes : certaines provinces, surtout l’Alberta, l’Ontario et la Colombie-Britannique, ont adopté des stratégies de changement privilégiant la confrontation, notamment avec les acteurs internes du système éducatif ; d’autres, comme le Québec et la Saskatchewan, continuent de privilégier la collaboration et la construction de larges consensus, si fragiles soient-ils.

Ces politiques provinciales sont mises en place à différents moments : l’Alberta a été la première à donner le ton à cette nouvelle forme de régulation de l’éducation, suivie de l’Ontario, puis de la Colombie-Britannique et plus récemment du Québec. Elles ont aussi été accompagnées de concertations interprovinciales (il y a un partenariat en matière de curriculum et d’évaluation pour les provinces de l’Ouest et les Territoires d’une part, pour les provinces maritimes d’autre part) et de mise sur pied d’instances pancanadiennes consultatives mandatées pour construire des indicateurs « nationaux » de performance éducative — le Conseil Canadien de l’Apprentissage (CCA) et le Conseil des Ministres de l’éducation du Canada (CEMEC).

On s’en doute, les convergences des politiques éducatives ne sont pas totales. De plus, ces politiques ne se traduisent pas de la même manière dans les fonctionnements des divers systèmes éducatifs provinciaux ; par exemple, la réforme du curriculum au Québec et ses orientations socioconstructivistes n’ont pas d’équivalent dans le reste du Canada.

Bon nombre de ces politiques tendent vers ce que l’on pourrait nommer une « externalisation » de l’éducation. Entendons par « externalisation » le processus par lequel un champ d’activité, doté d’une autonomie relative, se voit de plus en plus légitimé par des références extérieures (celles des instances supraprovinciales et internationales, des palmarès, des indicateurs de performance et d’efficience venus du « New Public Management », du pouvoir des parents et du libre choix de l’établissement, etc.)[1].

L’idéologie professionnelle

Quelle que soit la lecture savante des politiques éducatives récentes, on observe à l’intérieur des différents systèmes éducatifs des divergences de perception de ces politiques entre les acteurs internes, au premier chef les directeurs d’établissement et les enseignants. Selon nous, ces divergences relèvent de spécificités propres à l’idéologie professionnelle de chaque groupe. Mais comment celle-ci se présente-t-elle et quelle est sa pertinence ? Avant de répondre à ces questions, donnons d’abord un bref aperçu de ce que les écrits scientifiques nous apprennent à ce sujet.

Mills (1942) évoque le concept d’idéologie professionnelle dans une étude de l’idéologie des sociologues américains travaillant dans le champ de la désorganisation sociale. Il procède à une analyse de contenu de manuels représentatifs de ce champ, en dégage les idées et les croyances sur l’homme et la société, établit un lien entre ce corpus (cette doctrine sociologique) et des caractéristiques personnelles et professionnelles de ces sociologues (notamment leur origine sociale, leur ruralité et leur protestantisme). Même si formellement Mills ne définit pas le concept d’idéologie professionnelle, on peut comprendre qu’il réfère à un ensemble complexe d’idées et de croyances partagées par un groupe occupationnel. Cullen et Gendreau (2001), dans une étude sur l’évolution de l’idéologie professionnelle des criminologues nord-américains, explicitent en quelque sorte la conception de Mills. En effet, pour eux, l’idéologie professionnelle est un ensemble-noyau de croyances implicites et explicites qui orientent la pensée des chercheurs en criminologie suivant certaines voies particulières, à l’exclusion de certaines autres. Pour sa part, Dumont (1974 : 80-83) associe l’idéologie professionnelle au problème de la « construction et de la défense d’une profession », c’est-à-dire de sa légitimation, ce qui à ses yeux représente un travail constant, le « discours (professionnel) devant continuellement reconquérir sa cohérence » (1974 : 81).

Pour sa part, Elliott (1972 et 1973) reprend ce terme dans une étude de l’idéologie de médecins engagés soit dans le traitement clinique, soit dans la recherche portant sur le cancer. Son analyse empirique lui permet de dégager trois ensembles d’idées et de croyances suffisamment cohérents et répandus au sein de divers sous-groupes de médecins pour qu’il s’estime autorisé à parler d’idéologies. S’inspirant à la fois de Sorokin, de Whitehead, de Manheim et surtout de Hughes (1958), Elliot montre le lien entre l’idéologie professionnelle, la situation de travail et la nécessité pour les sous-groupes de justifier leur travail auprès d’autres groupes sociaux, dans une lutte constante pour l’attention, les ressources et le contrôle[2].

L’idéologie professionnelle est donc un ensemble complexe d’idées et de croyances à propos du travail effectué par un groupe et de la situation de ce dernier au sein du monde du travail et de la société en général. Elle est partagée par le groupe professionnel ; elle constitue un élément identitaire significatif ; elle est construite par le groupe dans ses rapports avec d’autres groupes et est transmise aux membres par un processus de socialisation ; elle a une dimension normative, véhiculant une vision idéale du travail qui sert de justification aux revendications du groupe ou de fondement à la résistance à des évolutions perçues comme contraires aux valeurs et aux intérêts du groupe. En ce sens, l’idéologie professionnelle est une référence, un outil symbolique que les acteurs peuvent utiliser en fonction de l’évolution de la situation afin d’y maintenir ou d’y améliorer leur position.

La réception des politiques par les acteurs concernés

Dans le domaine de l’éducation, il n’y a pas eu à notre connaissance d’études de grande envergure consacrées explicitement à la réception des politiques par les acteurs concernés. L’étude de King et Peart (1992) sur le personnel enseignant canadien (comportant un sous-échantillon représentatif de directions d’école) aborde le thème du travail et de la qualité de vie au travail. Elle ne contient pas de questions spécifiques sur les politiques éducatives, encore qu’elles soient implicitement présentes dans l’étude, puisqu’elles affectent le travail et la qualité de vie au travail. Aux États-Unis et en Angleterre, le champ de l’étude des politiques et de leur implantation a donné lieu à une grande quantité d’études, mais la plupart sont qualitatives et constituent des études de cas d’établissements tentant de s’approprier une politique ou une réforme (voir notre synthèse de ces écrits, Lessard et al., 2008). S’il y a dans ces pays des enquêtes d’opinion, elles s’adressent plus souvent aux parents (par exemple, l’enquête annuelle de Phi Delta Kappa). Pour la Belgique, l’étude de Maroy et al. (2002) sur l’enseignement et les enseignants au secondaire prend l’établissement et ses acteurs comme unité d’analyse : les politiques éducatives appartiennent donc au contexte et ne font pas l’objet d’une mesure de perception ou d’évaluation explicite de leurs effets. En France, l’étude de Barrère (2006) sur les chefs d’établissement repose sur 45 entrevues de directeurs. Elle révèle néanmoins leur propension à se concevoir comme un relais des politiques éducatives nationales. De son côté, van Zanten (2006) montre que les dynamiques locales et notamment ce qu’elle appelle les « interdépendances compétitives » doivent être prises en compte dans l’étude des effets des politiques.

Les résultats de l’étude longitudinale d’Osborn et al. (2000) réalisée en Angleterre donnent à penser que la manière dont les politiques sont promulguées et implantées compte presque autant que leur contenu même. Ainsi la stratégie de confrontation utilisée par le gouvernement Thatcher opposant les enseignants à la société civile a fait de ces derniers au départ de farouches opposants au curriculum national, qu’ils ont quelques années plus tard intégré à leur pratique, manifestant ainsi une capacité de ce que Osborn et al. (2000) qualifient de « médiation créatrice ».

Pour le Québec, Brassard et al. (2001), grâce à une enquête auprès des directeurs d’établissement du primaire et du secondaire portant sur les changements en éducation, affirment qu’« en moyenne, les répondants sont passablement favorables, voire même très favorables aux changements » (2001 : 7) et qu’ils se définissent comme des « facilitateurs » de la mise en oeuvre dans leur établissement de la réforme scolaire (2001 : 16). Plus récemment et dans le même ordre d’idées, Deniger et al. (2006), dans une étude quantitative sur la perception du nouveau programme de formation de l’école québécoise, qualifient les directions d’école interrogées de « partisans enthousiastes » du nouveau programme et estiment que les enseignants sont plutôt des « artisans sceptiques » faisant « contrepoids à l’enthousiasme des directions d’école » (2006 : 57).

Il semble donc émerger, lorsqu’une nouvelle politique est mise en oeuvre, des divergences de perception entre les groupes d’acteurs. Dans cet article, nous voulons associer ces divergences à des dimensions de l’idéologie professionnelle des uns et des autres.

L’idéologie professionnelle des directions et des enseignants

Comme tout autre type d’idéologie, l’idéologie professionnelle renvoie, selon nous, aux représentations et aux croyances qui caractérisent un groupe d’individus appartenant à une même profession. L’idéologie est fondée sur les intérêts d’un groupe, d’où sa pertinence dans la mise en oeuvre des politiques éducatives. Lorsque les croyances ou les représentations d’une catégorie d’acteurs professionnels sont contraires à la vision d’une politique éducative, cela peut entraîner l’échec ou, tout au moins, le retard de sa mise en oeuvre (Odden, 1991). Comme le souligne Schlechty (2001), les croyances des acteurs constituent ce que l’auteur qualifie de « conditions of willingness to act ». Ces croyances peuvent anticiper le succès si elles se déclarent sous forme d’aspirations, d’espoir, de rêves et de vision positive de l’avenir. À l’opposé, elles peuvent présager de l’échec si elles révèlent pessimisme, doute et méfiance par rapport aux résultats attendus. Voilà pourquoi, selon nous, ce concept mérite d’être approfondi par les recherches sur les politiques éducatives.

Dans cette perspective, le présent article vise à examiner dans quelle mesure la perception des politiques éducatives varie entre les enseignants et les directeurs d’école canadiens. Nous tenterons de montrer que, dans un processus de changement en éducation, la perception des chefs d’établissement apparaît guidée par une idéologie professionnelle qui met l’accent sur leur rôle d’agent de changement et de leader, notamment de leader pédagogique, alors que celle des enseignants est influencée par une conception de l’autonomie professionnelle, perçue comme élément d’efficacité et de contrôle sur un travail par ailleurs soumis à un processus d’intensification. Nombre d’écrits relatifs à l’administration scolaire (par exemple, Hargreaves et al., 1998 ; Murphy et Seashore-Louis (éd.), 1999 ; Phillips, Raham, Reniham, 2003) valorisent l’exercice du leadership par les directions, tant d’un point de vue curriculaire et pédagogique que communautaire ou encore dans la mise en valeur de l’établissement dans un environnement de plus en plus concurrentiel. Il fait sens de penser que les chefs d’établissement formés en administration scolaire sont amenés à se conformer et à adhérer à cette idéologie du manager agent de changement et leader pédagogique.

Les directions d’école, tout comme les enseignants, apparaissent soumises à un processus d’intensification de leur travail. Mais les chefs d’établissement semblent s’en accommoder un peu mieux que les enseignants, car dans les politiques éducatives à l’origine de cette intensification ils se voient reconnaître un rôle central dans l’implantation des politiques. S’ils ont un prix à payer (l’intensification de leur travail), ils sont néanmoins gagnants (la représentation de leur rôle idéal évoluant : anciennement garants de l’ordre scolaire, ils deviennent entrepreneurs du changement et leaders pédagogiques). Par contraste, les politiques prônant à la fois une plus grande reddition de comptes des établissements et des enseignants et une professionnalisation de l’enseignement sont plus mal reçues par les enseignants qui y voient un mélange ambigu de « plus d’autonomie et de plus de contrôle » (Veltz, 1999). Cela tient au fait que l’autonomie valorisée par les politiques actuelles est liée à une réorganisation du travail enseignant et à une volonté de plus grande interdépendance professionnelle entre enseignants, en même temps que les pouvoirs publics insistent sur une évaluation plus formelle de leur travail individuel.

Pour comprendre cette problématique de l’autonomie, nous référons principalement à l’ouvrage édité par Chatzis et al. (1999). L’autonomie y est définie comme « marge de manoeuvre de l’individu et du groupe vis-à-vis de la prescription et du contrôle, marge négociée ou imposée dans les faits » (Veltz, 1999 : 15). Elle est fondée sur des règles formelles et informelles admises dans une organisation. Tout en s’opposant au contrôle, elle en est indissociable. Cependant, comme le souligne Veltz (1999), on ne peut pas fixer une ligne de démarcation entre la régulation autonome et la régulation de contrôle, car les deux fonctionnent comme des vases communicants. Fait troublant et de nature à rendre perplexes les acteurs concernés, l’évolution de l’organisation du travail dans les sociétés actuelles, dites post-fordistes, se caractérise par « un déplacement des formes de l’une vers l’autre, déplacement qui peut se solder par plus d’autonomie et plus de contrôle à la fois » (Veltz, 1999 : 17).

Les travaux sur l’autonomie ont souligné l’écart pouvant exister entre la norme (prescription imposée par l’organisation) et l’action située de l’opérateur (un individu ou un groupe), entre le travail prescrit (prédéfini) et le travail réellement accompli. Selon Chatzis (1999), cet écart peut être considéré comme un acte de résistance (d’appropriation et d’affirmation de soi) contre l’ordre imposé ou comme une prise en charge des défaillances par les opérateurs ou encore comme une combinaison des deux. De ce point de vue, l’autonomie ne se réduit ni à l’indépendance — espace propre dans lequel les individus agissent librement —, ni à l’absence d’ingérence de la part de la hiérarchie. Elle a deux autres composantes principales, à savoir l’efficacité et la maîtrise de l’action.

Dans le contexte actuel, l’organisation cherche à développer de nouvelles formes d’interdépendance au travail, l’individu voyant alors une part non négligeable de son autonomie individuelle traditionnelle limitée ou transposée à l’échelle du collectif de travail, désormais responsabilisé dans l’accomplissement efficace d’un travail ainsi « professionnalisé ». Suivant cette lecture, l’autonomie professionnelle est transformée par certaines politiques. La transition d’une autonomie conçue comme caractéristique individuelle et comme absence de contrôle à une autonomie collective marquée par davantage d’interdépendance au travail ne s’effectue pas sans difficulté au sein du corps enseignant. Surtout lorsque cette transformation s’accompagne d’une intensification du travail, donc d’un moindre sentiment d’efficacité et de maîtrise au travail.

Méthodologie

Présentation des données

Les données utilisées dans le cadre de cet article proviennent de deux enquêtes par questionnaire : l’une a été menée auprès de 2 144 directeurs d’écoles primaires et secondaires, l’autre auprès de 4 569 enseignants des différentes provinces et territoires du Canada[3]. L’objectif général visé par les deux enquêtes était de recueillir des données permettant de comprendre le parcours d’insertion socioprofessionnelle des répondants, leurs conditions de travail, leur vécu professionnel et leur perception des effets qu’ont sur leur travail et sur leur milieu de travail les changements sociaux et les politiques éducatives récentes. Pour le présent article, ce sont les données sur la perception des effets des politiques sur divers aspects de leurs tâches et de l’école qui sont étudiées. Nous nous proposons donc de procéder à une analyse « secondaire » en reconnaissant les limites qu’impose ce type d’analyse, notamment en ce qui concerne la mesure des variables. En effet, en cours de route, les instruments de mesure ont évolué, le questionnaire ayant servi à recueillir les données auprès des enseignants est partiellement différent quant au contenu et à la forme de celui utilisé pour les directeurs. Toutefois, les données disponibles permettent de mesurer l’ensemble des variables importantes pour cette étude.

Par la sélection des sujets ayant répondu aux questions permettant de mesurer les variables de notre modèle, nous avons obtenu un sous-échantillon de 1 286 directeurs et de 2 802 enseignants d’écoles primaires et secondaires. Pour diverses raisons, certains sujets ont omis de répondre à l’une ou l’autre des questions posées, ce qui occasionne des données manquantes et entraîne la perte de sujets au moment des analyses. En dépit de cette réduction de l’échantillon causée par le manque de données, le sous-échantillon demeure important et représentatif de la population étudiée selon les variables sociodémographiques et professionnelles usuelles : le genre, l’ordre d’enseignement, le niveau socioéconomique, l’environnement de l’école, l’âge, l’expérience professionnelle et la région (voir annexe).

Les variables

Deux variables dépendantes ont été étudiées : 1) la perception de l’impact des politiques éducatives et 2) la perception des effets anticipés des nouvelles politiques éducatives. La perception de l’impact des politiques éducatives a été mesurée par la question suivante : « Parmi les changements suivants, si vous estimez qu’ils ont eu un impact sur votre tâche, pouvez-vous en préciser l’importance ? ». Cette question comprenait huit items portant sur les politiques éducatives nouvellement implantées dans les écoles, par exemple, de nouvelles approches éducatives (curriculums) ou l’utilisation des épreuves uniformes[4]. Après avoir fusionné les deux bases de données, nous avons effectué l’analyse factorielle qui consiste à valider la structure factorielle des items. Les résultats ont permis de distinguer deux facteurs. Le premier facteur regroupe quatre items qui, selon nous, permettent de mesurer la perception de l’impact des politiques d’enseignement : 1) les nouvelles approches éducatives ; 2) l’utilisation d’épreuves uniformes ; 3) l’évaluation formelle des enseignants ; 4) les technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement. Pour ce facteur, l’indice de saturation des items est relativement élevé, variant de 0,62 à 0,73, ce qui indique une forte corrélation entre les items et la composante principale. La proportion de la variance expliquée par ce facteur est de 23,9 %. Le coefficient Alpha de Cronbach (0,61) révèle que l’homogénéité entre les items est relativement acceptable. Le deuxième facteur permet de mesurer la perception de l’impact des politiques administratives et regroupe les quatre autres items, à savoir : 1) la diminution des ressources ; 2) les mouvements au sein du personnel ; 3) l’accroissement de la compétition entre les écoles ; 4) une nouvelle répartition des responsabilités et des pouvoirs de décision entre le ministère, la commission scolaire et les écoles. L’indice de saturation des items par rapport à la composante principale est également élevé, variant de 0,58 à 0,74, ce qui indique une forte corrélation entre les items et la composante principale. La proportion de la variance expliquée par ce facteur est de 21,3 %. Le coefficient Alpha de Cronbach (0,54) est également acceptable.

Pour mesurer la perception des effets anticipés des nouvelles politiques éducatives, nous avons repris la question portant sur la perception qu’ont les répondants des effets des changements sur l’école dans ses divers aspects. Dans les deux enquêtes, les répondants ont été invités à exprimer dans quelle mesure ils pensent que les changements de politiques observés en éducation ont eu des effets sur les aspects suivants : l’apprentissage des élèves, la socialisation des élèves, la professionnalisation des enseignants, la nature du travail des enseignants, l’efficacité du système scolaire, les relations avec les parents et la reconnaissance sociale de la mission de l’école[5]. Afin de valider la structure factorielle des items, nous avons également effectué une analyse factorielle. Les résultats révèlent l’existence d’un seul facteur. L’indice de saturation des items varie de 0,72 à 0,87 ce qui indique que les items sont fortement corrélés à la composante principale. La proportion de la variance expliquée par ce facteur est de 65,5 %. Le coefficient d’homogénéité Alpha de Cronbach est de 0,91.

Dans le cadre de ces analyses, la variable indépendante est la fonction, celle d’enseignant et celle de directeur d’école. Les variables témoins (de contrôle) prises en considération sont au nombre de six : 1) le nombre d’années d’expérience de direction dans le cas des directeurs d’école et le nombre d’années d’expérience en enseignement dans le cas des enseignants ; 2) l’âge des répondants ; 3) le genre ; 4) l’ordre d’enseignement (primaire/secondaire) ; 5) le niveau socioéconomique de l’environnement desservi par l’école[6] ; 6) la région[7].

Analyses statistiques

Nous avons d’abord procédé à une analyse descriptive pour comprendre l’association entre la fonction (directeur ou enseignant) et chacune des politiques éducatives énoncées dans les questions. Nous avons ensuite présenté les moyennes et les écarts-types des indices globaux obtenus à l’aide de l’analyse factorielle. Enfin, nous avons effectué des analyses de régression multiple afin d’estimer l’influence relative de la variable indépendante — la fonction — et des variables témoins.

Résultats

Dans l’ensemble, les résultats révèlent de notables différences entre les chefs d’établissement et les enseignants concernant les effets des politiques éducatives récentes sur le travail des uns et des autres, ainsi que sur diverses dimensions du fonctionnement et de la mission de l’école. Au total, les directeurs d’école perçoivent un impact plus fort des politiques sur leur travail et entrevoient davantage que les enseignants des effets positifs de ces politiques. Les enseignants perçoivent un impact plus faible sur leurs tâches et des effets nettement moins positifs. Nous avons comparé la perception qu’ont les enseignants et les directions de l’impact des différents changements de politiques éducatives sur leurs tâches respectives. Pour ce faire, nous avons considéré que les enseignants ayant coché 1, 2 ou 3 et les directeurs ayant coché 1 ou 2 percevaient un impact faible, tandis que les enseignants ayant coché 4, 5, ou 6 et les directeurs ayant coché 3 ou 4 percevaient un impact fort.

Qu’il s’agisse des politiques d’enseignement ou des politiques administratives, les résultats (tableau 1) révèlent que l’impact a été plus fort chez les directeurs que chez les enseignants. Même si les différences sont relativement faibles, le test du khi-deux montre qu’elles sont statistiquement significatives, et ce, pour tous les aspects examinés. Comme le montre le tableau 1, les directeurs sont plus nombreux que les enseignants à mentionner que leur fonction a été fortement affectée par les politiques d’enseignement, tant par l’évaluation formelle du travail des enseignants (68,6 % contre 44,1 %) que l’utilisation des épreuves uniformes (77,7 % contre 57,1 %), l’implantation de nouvelles approches éducatives (93,9 % contre 83,2 %) ou même l’utilisation des technologies de l’information et des communications (TIC) en enseignement (91,2 % contre 74,6 %). De plus, les directeurs sont proportionnellement plus nombreux que les enseignants à affirmer que leur fonction est affectée par les politiques administratives, plus particulièrement par la diminution des ressources humaines (92,5 % contre 85,3 %), les mouvements au sein du personnel scolaire (73,2 % contre 62,8 %), l’accroissement de la compétition entre les écoles (44,6 % contre 35,7 %), la nouvelle répartition des responsabilités et des pouvoirs de décision entre le ministère, la commission scolaire et les écoles (80,2 % contre 67,3 %). Il semble que les directeurs d’école soient les porte- étendards des politiques éducatives, premiers responsables de la mise en oeuvre et de la gestion du changement qu’elles entraînent. Par conséquent, ils sont confrontés au défi d’ajuster leurs pratiques pour maintenir l’équilibre entre, d’une part, les attentes des autorités hiérarchiques (décideurs politiques et cadres scolaires), d’autre part, la dynamique de leur établissement influencée par les relations entre les enseignants, les élèves et la communauté locale.

Tableau 1

Répartition des directeurs et des enseignants affirmant que les nouvelles politiques ont eu un impact fort sur leurs tâches

Répartition des directeurs et des enseignants affirmant que les nouvelles politiques ont eu un impact fort sur leurs tâches

Note : *** : p <,001

-> See the list of tables

Toutefois, même si l’impact des politiques est plus fortement ressenti par les directeurs que par les enseignants, il reste que les uns et les autres perçoivent le changement comme porteur de nouvelles contraintes avec lesquelles ils doivent composer. Dans l’enquête auprès des directeurs d’école, on a demandé aux répondants de préciser les effets des politiques sur leurs pratiques quotidiennes[8]. Nous constatons que la majorité des directeurs ayant répondu au questionnaire affirment avoir apporté des changements à leurs pratiques. Comme l’indique le tableau 2, selon nombre d’entre eux, leur charge de travail a augmenté (99,4 %), ils ont développé de nouvelles capacités afin de s’adapter aux changements (95,0 %), ils ont dû modifier leur approche de gestion (86,0 %), ils sont plus conscients des relations dans l’environnement de l’école (82,0 %), ils ont été amenés à préciser les règles de fonctionnement de leur école (80,0 %), ils gardent davantage le cap sur l’essentiel de la mission de l’école (78,6 %), ils ont dû suivre une formation additionnelle (75,4 %), ils ont dû apprendre à réduire les coûts humains des changements (65,7 %) et, finalement, leur maîtrise de la situation a diminué (50,2 %).

Tableau 2

Impact des changements de politiques sur la fonction de direction

Impact des changements de politiques sur la fonction de direction

-> See the list of tables

Une question semblable a été posée aux enseignants de la manière suivante : « Les changements [...] ont pu avoir un impact sur la fonction d’enseignant. Le cas échéant, quelles en ont été les conséquences pour vous ? ». La question comprenait 11 items (voir tableau 3) ayant trait au changement de pratique[9]. Les résultats de l’analyse des fréquences montrent que plusieurs enseignants ayant répondu au questionnaire ont modifié leurs pratiques pédagogiques à la suite des changements. Les enseignants ont mentionné l’augmentation de la charge de travail (94,2 %) et l’obligation de modifier leur approche de l’enseignement (90,2 %) comme impacts les plus importants sur leur fonction. Ils se sont davantage inquiétés des élèves en difficulté (83,1 %), ont centré leur enseignement sur l’essentiel du programme (71,9 %) et l’ont orienté en fonction des exigences propres aux épreuves uniformes (55,6 %). Nombre d’entre eux ont dû suivre une formation additionnelle (82,0 %), mais 66,2 % affirment ne pas avoir assez de temps pour le perfectionnement professionnel. La plupart des enseignants mentionnent être plus exigeants envers leurs élèves (63,4 %). Au sujet des rapports sociaux, les enseignants se sont davantage impliqués dans la prise de décision (57,8 %), ont davantage d’interactions avec les collègues (54,5 %) et les parents d’élèves (72,2 %).

À propos de l’augmentation de la charge de travail, le rapport d’enquête sur les enseignants (Kamanzi, Lessard et al., 2007) révèle qu’elle varie selon les tâches : 81,5 % des enseignants déclarent que la planification et la préparation de l’enseignement demandent plus de temps (probablement en lien avec les réformes curriculaires), 76,8 % pensent de même en ce qui a trait à l’évaluation des travaux des élèves, 68,6 % estiment que l’hétérogénéité dans la classe complexifie leur travail, et 62,0 % sont d’avis que les rencontres pédagogiques formelles et informelles avec les collègues sont plus fréquentes. De plus, 59,0 % pensent que les tâches administratives sont plus lourdes, 58,4 % mentionnent le soutien aux élèves en dehors des heures de classe, 54,5 % le soutien pédagogique à des collègues, 52,1 % des réunions avec le personnel non enseignant et 50,5 % la participation à des activités de formation ou de perfectionnement. On le voit, chez les enseignants, l’intensification du travail touche à la fois aux éléments centraux et traditionnels de l’enseignement (planification et préparation des cours, gestion de classes plus hétérogènes, évaluation du travail des élèves), mais aussi à des dimensions plus collectives et extérieures à la classe (rencontres, concertations, tâches administratives, perfectionnement, etc.).

Tableau 3

Impact des changements de politiques sur la fonction d’enseignant

Impact des changements de politiques sur la fonction d’enseignant

-> See the list of tables

Enfin au chapitre des effets anticipés, les analyses révèlent des points de vue très divergents entre directeurs et enseignants au sujet des résultats escomptés. Les directeurs sont beaucoup plus optimistes que les enseignants[10]. Comme l’indique le tableau 4, les directeurs sont proportionnellement plus nombreux que les enseignants à affirmer que les nouvelles politiques éducatives auront des effets positifs sur divers aspects du système éducatif : l’apprentissage des élèves (83,8 % contre 44,3 %), la socialisation des élèves (70,1 % contre 37,0 %), la professionnalisation des enseignants (67,3 % contre 39,2 %), la nature du travail des enseignants ou des directeurs selon le cas (74,8 % contre 32,5 %), l’efficacité du système scolaire (68,0 % contre 27,8 %), les relations avec les parents (69,1 % contre 32,7 %) et la reconnaissance sociale de la mission de l’école (68,4 % contre 27,9 %). Le test du khi-deux montre que toutes les différences observées sont statistiquement significatives (p < 0,001) et le V de Cramer révèle une association relativement forte entre la fonction et la perception des effets anticipés correspondant aux politiques.

Tableau 4

Répartition des directeurs et des enseignants affirmant que les nouvelles politiques auront des effets positifs sur divers aspects de l’école

Répartition des directeurs et des enseignants affirmant que les nouvelles politiques auront des effets positifs sur divers aspects de l’école

Note : *** : p < 0,001

-> See the list of tables

Lorsqu’on compare les indices obtenus à partir de l’analyse factorielle, on constate des moyennes plus élevées chez les directeurs que chez les enseignants (tableau 5). Ainsi, les résultats révèlent que les directeurs d’école ont une perception plus positive des effets anticipés (par exemple, sur l’apprentissage ou la socialisation des élèves). Sur une échelle de quatre niveaux, la moyenne de l’indice global est de 2,87 chez les directeurs d’école alors qu’elle est de 2,08 chez les enseignants. Par ailleurs, force est de constater que les écarts-types sont plus élevés chez les enseignants que chez les directeurs, révélant une plus grande divergence de perception chez les premiers que chez les seconds. Le test F montre que les différences observées sont significatives (p < 0,001).

Tableau 5

Les moyennes et les écarts-types de la perception de l’impact des nouvelles politiques éducatives sur la tâche et sur le système scolaire, selon la fonction

Les moyennes et les écarts-types de la perception de l’impact des nouvelles politiques éducatives sur la tâche et sur le système scolaire, selon la fonction

Note : *** : p < 0,001

-> See the list of tables

Les analyses multivariées (tableau 6) indiquent que cette variable — la fonction de direction ou d’enseignant — demeure déterminante, même lorsqu’on tient compte des autres facteurs associés à la perception du changement des politiques éducatives. Parmi les variables témoins du modèle, seuls le genre, l’ordre d’enseignement et la région exercent une influence statistiquement significative. D’une manière générale, l’impact des politiques d’enseignement ou des politiques administratives a été plus fort chez les femmes que chez les hommes. Les femmes sont aussi plus optimistes que les hommes au sujet des effets anticipés des politiques, mais la différence est relativement faible. Par ailleurs, les résultats révèlent une différence significative de perception entre les directeurs et enseignants du secondaire et leurs homologues du primaire. Les premiers ont tendance à minimiser l’impact des politiques d’enseignement sur leurs tâches et à anticiper leurs effets positifs avec plus d’optimisme. Par contre, ils affirment davantage que les politiques administratives (par exemple, la diminution des ressources) ont eu un impact fort sur leurs tâches. Cette différence tient peut-être au fait que les politiques d’enseignement sont souvent implantées au primaire d’abord, puis au secondaire, alors que les politiques administratives une fois promulguées touchent en même temps tous les ordres d’enseignement. Dès lors, l’appropriation de politiques d’enseignement par ceux qui doivent les mettre en oeuvre est plus tardive au secondaire et la perception des effets escomptés y est moins positive.

Notons que parmi toutes les variables témoins, la région (province ou regroupement de provinces) exerce une influence particulièrement significative, le clivage entre les directions et les enseignants étant plus accentué au Québec et en Colombie-Britannique. Les différences interprovinciales s’expliquent par deux facteurs : premièrement, au Canada, les provinces ont complète et entière juridiction en matière d’éducation, même si nous avons observé des convergences pancanadiennes en matière de politiques éducatives (Lessard et Brassard, 2006) ; deuxièmement, le mouvement de réforme éducative analysé plus haut a touché les provinces et régions à différents moments. L’Alberta d’abord, puis l’Ontario, et plus récemment la Colombie-Britannique et le Québec, ce qui explique les perceptions plus négatives dans ces deux provinces. Là, le fait que les politiques aient été mises en place plus récemment semble expliquer une réaction plus forte de la part des chefs d’établissement et des enseignants. Dans d’autres provinces ou régions du Canada, on pourrait penser que le choc initial associé aux politiques, au sens qui leur est donné, ainsi qu’à la perception de leur impact sur le travail des uns et des autres s’émousse avec le temps. Cette hypothèse de l’absorption graduelle du choc initial induit par la promulgation de politiques éducatives importantes est corroborée pour la Grande-Bretagne par l’étude de Osborn et al. (2000). La manière qu’ont les autorités de présenter les politiques joue aussi probablement : en Colombie-Britannique, le gouvernement Campbell a adopté une stratégie nettement plus conflictuelle à l’égard des enseignants et de leurs associations syndicales que le gouvernement néo-démocrate précédent. De même au Québec, l’implantation de la réforme curriculaire a été marquée par un affrontement patronal-syndical à propos de l’équité salariale en enseignement et du renouvellement de la convention collective.

Tableau 6

Résultats de régression linéaire

Résultats de régression linéaire

Note : * : p < 0,05 ; ** : p < 0,01 ; *** : p < 0,001

-> See the list of tables

Nous avons vérifié si les différences de perception des politiques éducatives observées entre directeurs d’école et enseignants se généralisaient ou non à toutes les régions. Les résultats (tableau 7)[11] montrent que, quelle que soit la région, la perception des directeurs à l’égard des politiques éducatives diffère significativement de celle des enseignants. Toutefois, les différences sont plus prononcées dans certaines régions que d’autres. Concernant l’impact des politiques d’enseignement sur les tâches de travail, les différences de perception sont plus importantes au Québec que dans les autres régions (si l’on tient compte à la fois de la valeur du coefficient de régression et de p). Pour les politiques administratives, les différences entre directeurs d’école et enseignants sont plus élevées en Ontario qu’ailleurs. Enfin, concernant la perception des effets anticipés des politiques éducatives, les différences entre directeurs et enseignants sont plus élevées au Québec, en Colombie-Britannique et dans les territoires.

Tableau 7

Coefficients de régression linéaire selon les régions

Coefficients de régression linéaire selon les régions

Note : * : p < 0,05 ; ** : p < 0,01 ; *** : p < 0,001

-> See the list of tables

Interprétation

Comment expliquer que les mêmes politiques soient associées à des perceptions aussi contrastées entre directeurs d’établissement et enseignants ? Nous pensons que joue ici comme filtre ou médiation l’idéologie professionnelle propre à chaque groupe et que cette idéologie, loin de rapprocher les deux groupes, les éloigne l’un de l’autre. En effet, il nous semble que les chefs d’établissement ont par leur fonction le devoir de soutenir les politiques éducatives ministérielles : au Canada, ils ne sont pas fonctionnaires de l’État, mais employés d’instances intermédiaires (commissions ou districts scolaires), or celles-ci n’en ont pas moins pour fonction d’assurer l’application sur leur territoire des politiques éducatives de l’État (dans ce cas-ci, le gouvernement provincial). Les chefs d’établissement ont donc pour mandat de contribuer à l’implantation réussie des politiques. Aussi, ils sont formés à exercer du leadership dans leur établissement, c’est-à-dire à mettre en mouvement leur établissement autour d’un projet éducatif construit localement, mais selon les paramètres des politiques éducatives nationales. Dès lors, loyauté oblige ! En dépit des diverses contraintes que peuvent entraîner les nouvelles politiques (par exemple, la diminution des ressources humaines ou financières) avec lesquelles ils doivent composer, les directeurs d’école sont plus disposés que les enseignants à se conformer et à adhérer à ces politiques.

En effet, lorsqu’on leur a demandé de préciser les rôles qui devraient idéalement avoir plus d’importance, les directeurs ont mis les rôles ayant trait au leadership au premier rang (Cattonar, Lessard et al., 2007). Par exemple, la majorité des directeurs estiment qu’idéalement ils devraient assumer le rôle de leader pédagogique (97,6 %), d’agent de changement des politiques et pratiques (97,1 %), de superviseur du travail des enseignants (96,7 %) ou de chef d’orchestre (96,8 %). De plus, des entrevues réalisées auprès d’une cinquantaine de directeurs d’école dans les trois grandes villes canadiennes (Montréal, Toronto et Vancouver) et analysées par Anne (2007) révèlent que les chefs d’établissement rencontrés épousent une idéologie professionnelle de nature à soutenir les politiques éducatives actuelles. S’ils se plaignent d’un surplus de travail et souhaiteraient qu’on les décharge de certaines tâches relevant de la régulation traditionnellement bureaucratique des systèmes éducatifs, c’est qu’ils désirent se consacrer à l’exercice du leadership pédagogique et à l’implantation des politiques dans leur établissement, notamment de celles qu’ils perçoivent liées à l’amélioration de l’apprentissage et de la réussite des élèves. Selon Anne, « les directeurs semblent donc très clairement percevoir l’évolution de leur fonction les faisant passer de simples gestionnaires/administrateurs d’écoles à des leaders, cogestionnaires d’ “entreprises” soucieux de leur efficacité/performance et de la satisfaction de leurs “clients” » (2007 : 20).

En France, Barrère (2006) a trouvé des traces de cette idéologie professionnelle dans le discours du mouvement (« il faut faire bouger les choses ») des chefs d’établissement français et dans la perception qu’ils ont d’eux-mêmes comme relais actifs du changement organisationnel. En Amérique du Nord, cette idéologie professionnelle a une forte composante pragmatique : il n’apparaît pas toujours requis d’adhérer « profondément » aux fondements et au contenu détaillé des politiques, notamment des politiques d’enseignement[12] ; un conformisme plus ou moins de façade peut suffire, car il importe surtout que le directeur utilise les politiques comme leviers pour « faire bouger les choses » dans le « bon sens », c’est-à-dire obtenir la mobilisation des acteurs locaux, au premier chef des enseignants, pour viser une meilleure réussite des élèves. Nous formulons cela à titre d’hypothèse, les données disponibles de l’enquête ne nous permettant pas de le prouver.

Le rapport des enseignants aux politiques éducatives diffère considérablement de celui des chefs d’établissement : ils semblent nettement plus négatifs à propos des effets anticipés des politiques. Nous croyons que les enseignants réagissent ainsi parce qu’ils perçoivent ces politiques comme des contraintes et des restrictions à leur autonomie professionnelle traditionnelle, et ce, pour deux raisons principales. D’abord parce qu’ils craignent de perdre leur marge de manoeuvre habituelle dans l’accomplissement de leurs tâches. À ce sujet, le rapport de l’enquête auprès des enseignantes et des enseignants du Canada (Kamanzi, Lessard et al., 2007) révèle que la majorité des enseignants interrogés n’aiment pas voir leur travail évalué par des acteurs externes — les conseillers pédagogiques (67,9 %), le conseil d’établissement ou d’administration (91,7 %), les cadres scolaires (79,1 %), les parents d’élèves (89,3 %) ou un corps d’inspection nommé par le ministère de l’Éducation (82,4 %). L’intervention de ces derniers est perçue comme une ingérence et, à la limite, les enseignants se montrent plus disposés à accepter l’évaluation des directeurs d’école et de leurs collègues. En outre, ils ont souvent considéré que les changements des politiques éducatives entraînent pour eux un travail supplémentaire. Selon le même rapport, 88,6 % des enseignants interrogés affirment que les changements de politiques éducatives ont contribué à augmenter leur charge de travail et 60,3 % expriment même une insatisfaction à cet égard. Or, dans la même optique, l’augmentation de la charge de travail est perçue comme une limite à leur autonomie professionnelle, dans la mesure où elle est susceptible de diminuer leur efficacité. Rappelons que selon Chatzis (1999), l’efficacité est au coeur de la régulation autonome au même titre que la marge de manoeuvre et la maîtrise de l’univers professionnel. Une augmentation significative des tâches couplée à une augmentation du contrôle sur le travail entraîne la perte d’un sentiment d’efficacité et d’une marge de manoeuvre considérée comme essentielle au travail. Les politiques de professionnalisation de l’enseignement, en véhiculant une notion plus collective et axée sur l’interdépendance professionnelle (injonction à la concertation, au travail d’équipe, aux réunions, etc.), ne sont pas perçues comme une réponse appropriée à la surcharge de travail et de contrôle. On peut les interpréter comme des détours lourds, complexes et incertains pour permettre aux enseignants de retrouver un sentiment d’efficacité et de marge de manoeuvre suffisante.

Aussi, notre analyse de l’évolution des politiques éducatives canadiennes (Lessard et Brassard, 2006) soutient cette interprétation. La centralisation du curriculum dans les provinces les plus importantes sur le plan démographique (Alberta, Ontario, Colombie-Britannique et Québec, qui ensemble regroupent 80 % de la population canadienne), la standardisation de l’évaluation des apprentissages des élèves, l’évaluation externe des établissements et la reddition de comptes, l’évaluation des enseignants, les palmarès d’établissements, la place accrue des parents dans l’établissement, l’élargissement des possibilités de choix de l’école, tout cela est perçu comme forçant les acteurs du système éducatif, au premier chef les enseignants, à faire évoluer leurs pratiques dans le corridor des politiques et des pressions externes. Et cela, même si le discours officiel des administrateurs et des instances politiques valorise la professionnalisation de l’enseignement. Les enseignants semblent percevoir cette norme de professionnalisation comme une légitimation de l’intensification du travail, une limitation de leur autonomie professionnelle traditionnelle (celle de l’enseignant individuel accomplissant son travail plus ou moins en solitaire dans sa classe).

L’autre argument qui nous pousse à associer l’optimisme des directeurs d’école et le pessimisme des enseignants à l’idéologie de la fonction tient aux divergences de perception des uns et des autres par rapport aux effets actuels et futurs des politiques éducatives. Chez les enseignants, on note un pessimisme à l’égard des effets anticipés de ces politiques à moyen ou à long terme, lequel s’explique selon nous à la fois par le fait que les politiques d’enseignement transforment considérablement leurs tâches et que les politiques administratives ont pour effet de produire « plus de contrôle et plus d’autonomie », mais une autonomie redéfinie en termes d’interdépendance et transposée à l’échelle collective. Au total, c’est beaucoup de changements à intégrer pour les enseignants !

Chez les directeurs, on observe plutôt une ambivalence entre la perception des effets actuels et les attentes. En effet, lorsqu’on a demandé aux directeurs d’évaluer les effets positifs des politiques perçus à ce jour, les résultats ont montré qu’une bonne partie d’entre eux étaient pessimistes (Cattonar, Lessard et al., 2007). Seulement la moitié des directeurs ayant répondu au questionnaire estiment que les changements ont entraîné une plus forte motivation du personnel (53,4 %), une meilleure qualification professionnelle des enseignants (57,3 %), une implication plus grande des parents dans les apprentissages et les activités éducatives (51,7 %), une amélioration de la réussite et de la persévérance scolaire (56,2 %) ou une meilleure insertion des élèves (52,4 %). Les directeurs mentionnent aussi en grande proportion que les changements ont eu des effets négatifs : climat de méfiance et résistance aux changements (66,7 %), déstabilisation et perte des points de repère habituels (62,6 %), développement d’un sentiment d’inefficacité (58,5 %), renforcement des cliques et des rivalités entre groupes et secteurs. Au sujet des ressources, la plupart des directeurs remarquent une baisse notable de la qualité des services aux élèves (60,3 %) et une augmentation des coûts imputés aux parents (57,2 %), tandis qu’ils observent une détérioration de la vie à l’école (38,0 %). Notre hypothèse est que cet écart entre les effets perçus et les effets anticipés reflète la position d’un acteur clé d’une transition. Les chefs d’établissement se perçoivent comme des leaders du changement, des intermédiaires entre les politiques et la dynamique locale de leur établissement qu’ils doivent infléchir dans le « bon sens ». Cette vision leur permet de reconnaître des problèmes plus ou moins transitoires d’implantation des politiques, sans pour autant renoncer à l’espoir de meilleurs lendemains (optimisme de fonction), lendemains qui adviendront d’autant plus facilement que les directeurs joueront pleinement leur rôle d’agent de changement et de leader.

Conclusion

Il y aurait donc une idéologie professionnelle propre à chaque catégorie d’acteurs, qui les prédispose en quelque sorte à percevoir, positivement dans le cas des directions et négativement dans le cas des enseignants, les effets des politiques éducatives sur des dimensions importantes du fonctionnement de l’institution scolaire. Dans le cas des directions, cette idéologie professionnelle apparaît liée à la définition de la fonction de direction et à son évolution récente : les recherches — Macmillan, Meyer et Sherman (2001) et Philipps, Raham et Reniham (2003) pour le Canada et plus globalement pour l’Amérique du Nord, Barrère (2006) pour la France — montrent les attentes portant sur les directions pour relayer les politiques ministérielles et la disposition des directions à assumer ce rôle qu’ils considèrent presque comme partie intégrante de leur identité professionnelle. Elles se voient aussi enjointes d’affermir leur leadership, notamment en matière de pédagogie (Leclerc, 2005).

Dans le cas des enseignants, l’idéologie professionnelle qui apparaît ici déterminante est celle de l’autonomie professionnelle traditionnelle des enseignants. Nos analyses ont permis de distinguer deux grandes catégories de politiques, celles qui modifient l’enseignement (donc les tâches des enseignants) et celles, de nature plus administrative, qui modifient le contexte et les conditions de travail (voir tableau 5). La première catégorie touche au coeur du métier d’enseignant : le curriculum, l’évaluation, les nouvelles technologies de la communication en classe, le souci des compétences, les cycles d’apprentissage et le non-redoublement au Québec, etc. Avec quelques autres éléments (l’élargissement du rôle des enseignants à l’établissement dans son ensemble, le souci de la communauté environnante, etc.), il y a là au total le « scénario d’un métier nouveau » (Meirieu, 1990). Ce scénario est vécu comme une forme d’intensification du travail, combinant à la fois une surcharge des tâches et une augmentation des contrôles directs (la supervision et l’évaluation de l’enseignement effectuées par les chefs d’établissement) et indirects (les palmarès d’établissements). Il en résulte la perte du sentiment d’efficacité et de marge de manoeuvre dans l’enseignement. Les appels à la professionnalisation et à une autonomie plus collective ne semblent pas être reçus comme une réponse satisfaisante à l’intensification du travail. Au contraire, ce que Veltz, (1999 : 17) nomme « une situation marquée à la fois par plus d’autonomie (collective, dans l’interdépendance) et plus de contrôle », semble décrire assez bien le vécu des enseignants aux prises avec les politiques éducatives actuelles. Il n’est pas surprenant que ces politiques, notamment celles sur la professionnalisation du métier, se heurtent à un profond scepticisme des enseignants, d’autant plus qu’elles sont portées non par eux (sauf une minorité), mais par des cadres scolaires, des universitaires et des politiques. Elles constituent donc davantage un ensemble d’injonctions et de prescriptions qu’un projet de professionnalisation assumé par les acteurs concernés ou une lutte pour la reconnaissance de leur travail.

Alors, les enseignants recourent à cet élément de leur idéologie qui les définit depuis longtemps et qui les rassemble, l’autonomie professionnelle, c’est-à-dire le droit (Hughes, 1958) d’exercer ce métier comme ils le jugent approprié puisqu’ils ont réussi une formation qualifiante reconnue par l’État. Cette autonomie, on le sait, est individuelle plus que collective, elle se définit davantage par une absence de contrôle extérieur (des directions et des parents) et par une marge de manoeuvre dans l’application des programmes, le choix des méthodes pédagogiques et le jugement porté sur les apprentissages réalisés par les élèves. Cette autonomie leur apparaît comme une condition de leur efficacité et comme une marge de manoeuvre inhérente à leur statut. Les politiques éducatives des dernières décennies ont heurté de front cette conception individuelle et statutaire de l’autonomie professionnelle. Elles ont accru le pouvoir d’intervention des directions en matière d’enseignement et de pédagogie (voir le discours sur le nécessaire leadership pédagogique des directions). Elles ont fait une plus grande place aux parents. Elles ont centralisé les programmes et l’évaluation des apprentissages et dans le cas des approches dites par compétences, elles ont rendu impérieuses des transformations dans les pratiques pédagogiques. Par rapport à la tâche des enseignants, tout cela n’est en rien périphérique ou secondaire : certaines de ses composantes centrales se voient modifiées, et ce de l’extérieur. D’où, il nous semble, leur nouvelle valorisation de l’autonomie professionnelle. Les syndicats d’enseignants canadiens ont bien saisi l’humeur de leurs membres et la force de l’idéologie de l’autonomie professionnelle : ils en ont fait récemment l’une des composantes centrales de leur positionnement institutionnel face à l’État (Lessard, 2006).

Il y a donc deux postures professionnelles qui se côtoient dans le milieu scolaire canadien : celle plus optimiste des directions d’établissement qui semblent assumer les politiques ministérielles et qui, en leur nom, interpellent les enseignants, puisque tel est le rôle d’un chef d’établissement ; celle nettement plus pessimiste des enseignants, moins prompts à s’engager dans un changement induit par les politiques récentes, d’autant plus que ce changement apparaît imposé par des agents extérieurs au monde de l’enseignement et tente de modifier certaines tâches centrales du travail des enseignants.

Des études de cas de la dynamique des établissements permettraient peut-être de saisir comment ces deux postures professionnelles interagissent. Autrefois, il était affirmé que les logiques d’action bureaucratique et professionnelle réussissaient à cohabiter au sein des systèmes éducatifs, parce qu’on y avait institutionnalisé un zonage des espaces d’influence et de pouvoir, les enseignants contrôlant l’enseignement et la pédagogie, les chefs d’établissement et les cadres scolaires contrôlant l’allocation des ressources et les relations avec l’environnement. Les politiques éducatives actuelles remettent clairement en cause ce zonage. Certains (Maroy, 2006) estiment que nous évoluons vers une forme de régulation post-bureaucratique. Nos résultats donnent à penser que cette transition est difficile tant pour les chefs d’établissement que pour les enseignants, ainsi qu’en témoignent les données rapportées sur l’intensification du travail. Néanmoins, tout se passe comme si les chefs d’établissement y gagnaient quelque chose alors que les enseignants ont le sentiment opposé. Dans cette évaluation des gains et pertes, les idéologies professionnelles constituent une référence significative : pour les uns, l’idéologie du chef d’établissement comme agent de changement et leader se voit confirmée, alors que l’idéologie de l’autonomie professionnelle des enseignants semble remise en cause, contribuant à une évaluation négative des politiques éducatives actuelles.