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« Et si le geste scripturaire est d’abord un geste de la main, un geste du corps, le moi ainsi mis en ordre est un objet construit, tracé, un objet manufacturé, semblable à un beau meuble menuisé, scrupuleusement agencé. »

Miraux, 1996, p. 34

Certains artistes chorégraphiques n’acceptent pas d’être uniquement racontés par d’autres, par les « spécialistes » de la danse, les critiques qui commentent leur parcours professionnel et leurs oeuvres. Après de longues années à dominer leur corps, ils éprouvent parfois l’envie (et la légitimité) de se narrer, ou sont sollicités pour le faire. Qu’est-ce qui peut se dire dans ce type de récit et qu’est-ce que l’on tait concernant le corps ? Comment celui-ci est-il relaté, décrit, mis en scène, dans le récit autobiographique ? Constitue-t-il le (pré-)texte ou bien le fil conducteur du texte et, dans ce cas, est-il l’élément fondateur et coordinateur de la présentation de soi ? L’hypothèse qui se dégage de ces questionnements est que le corps en mouvement (l’expérience corporelle menée par l’autobiographe) est fondateur d’une biographie ; ce corps dansant expressif est reconsidéré, par l’écriture, dans sa genèse et parfois dans ses contradictions, ses lassitudes, ses rapports aux autres plus ou moins heureux.

Aussi cet article propose-t-il une interprétation sociologique des principes de constitution de la démarche autobiographique à partir de témoignages de quelques artistes chorégraphiques : Maurice Béjart, Jean Babilée, Tony Bentley, Isadora Duncan, Georges Balanchine et Merce Cunningham, appartenant volontairement à des époques et à des genres de danse différents. Il vise à montrer comment l’autonarration rend compte d’une existence passée dans la danse, rendue quasi homogène en raison du style d’écriture autobiographique, alors que les descriptions des expériences de danse qui ont structuré la carrière de l’artiste révèlent des moments d’individualisation particuliers, hétérogènes, débutant avec la narration d’un corps « d’avant la danse » mais déjà « prêt » pour se mettre à son service, jusqu’au corps dansant vieillissant, dépositaire de ces moments passés, mais qui, dans la démarche autobiographique, sait renaître de leurs cendres.

i. Indications méthodologiques et contextualisation des artistes cités

1. Techniques d’analyse du corpus

La démarche méthodologique reprend celle que Bernard Lahire avait suivie pour travailler un corpus de documents portant sur la production sociale de l’illettrisme (1999) — analyse à laquelle nous étions associée. Les textes étaient étudiés du point de vue de leurs conditions sociales de production et dans « leur régime de discursivité propre » (Lahire, 1999, p. 18). Il s’agissait donc de les traiter de manière transversale en repérant les lieux communs (au sens où l’entend la rhétorique) thématiques, métaphoriques, argumentatifs. Une récurrence dans les discours apparaissait de cette comparaison des textes, constituant, selon Bernard Lahire, un « fonds discursif commun ». Parallèlement, il s’agissait de repérer la singularité de chaque auteur, de chaque texte, leur façon personnelle d’écrire, d’argumenter, et donc de donner sens à tel ou tel thème, à telle ou telle métaphore.

Aussi, afin de mieux faire apparaître ce qui pouvait être propre aux artistes chorégraphiques, nous avons d’abord mis en oeuvre cette méthodologie en comparant le corpus retenu à des autobiographies de sportifs (qui disparaissent évidemment dans ce texte). De cette comparaison, il a été possible de dégager les lieux communs permettant de reconstituer un genre autobiographique d’artistes chorégraphiques. L’ensemble des lieux communs analysés systématiquement lors de la recherche[2] n’apparaît pas dans cet article, mais participe totalement des choix interprétatifs que nous avons effectués.

2. Contextualisation sociohistorique des artistes cités

Les artistes chorégraphiques dont nous analysons les autobiographies témoignent de positions artistiques issues de la « modernité », qui ont fortement contribué à construire le champ chorégraphique actuel. Ces positions s’affilient à des rapports au corps spécifiques qui se veulent en rupture avec les codes académiques de leur époque et qui, pourtant, pour la plupart, donnent lieu plus tard à de nouveaux académismes. Si nous ne pouvons le démontrer dans ce texte, il est bien évident que ces prises de position sont à comprendre dans leurs interdépendances avec les contextes sociaux et culturels (qui privilégient d’ailleurs certains modèles de corps, selon les époques), et les contextes politiques et institutionnels qui donnent plus ou moins de « moyens » (économiques, mais aussi symboliques de par les modalités de reconnaissance des artistes) à la danse (Faure, 2001).

Isadora Duncan est une figure un peu à part dans notre corpus, en raison du fait qu’en tant que femme et artiste critiquant fortement les usages du corps féminin dans le ballet académique, elle va participer de l’émergence d’une nouvelle modernité et d’un nouveau corps dansant, au tournant du xxe siècle. Sa « danse libre », s’affiliant à un nouveau romantisme en danse, contribuera à ouvrir le champ des possibles à de nouvelles formes d’expression. L’avant-gardisme de Merce Cunningham, qui est toutefois totalement éloigné des orientations expressionnistes d’Isadora Duncan, apparaît dans les années 1950. Développant le courant d’abstraction en danse, il met en scène et forme un corps savant, non sentimental, un corps conscient de ses mouvements, de la place des autres sur la scène, qui se laisse guider par les choix de la composition, dont les séquences sont d’abord numérotées, puis tirées au hasard lors de la représentation scénique.

Tony Bentley a été danseuse dans la compagnie de Georges Balanchine qui lui aussi marque l’histoire du ballet classique par ses prises de distance avec les mises en scène académiques, au moins au début de sa carrière. Il est l’un des héritiers les plus fidèles d’une autre forme de modernité issue directement de la danse classique et qui s’était épanouie avec les Ballets russes au début du xxe siècle. En revanche, le corps dansant qu’il tend à mettre en scène endosse les signes de l’académisme : performance et relative androgynie.

Maurice Béjart et Jean Babilée, qui ont côtoyé un autre interprète des Ballets russes et chorégraphe classique français important — Serge Lifar —, ont participé, en tant que chorégraphe pour le premier, et danseur (en particulier de Rolland Petit) pour le second, d’un renouvellement du ballet français de l’après-guerre. Maurice Béjart a très largement créé un style propre qui tend à valoriser un corps masculin, le corps des femmes prenant les attributs de l’androgynie, en raison sans doute de l’androcentrisme du chorégraphe.

ii. La construction sociale de la posture autobiographique

L’autobiographie constitue un mode d’objectivation de soi, qui relève de conditions sociohistoriques spécifiques, qui ont conduit les individus à se penser comme des êtres autonomes et « intérieurement » séparés des autres. Dans ce sens, Jean-Philippe Miraux estime que la condition sociohistorique sine qua non à l’invention et au développement du genre autobiographique est l’extension de l’examen de soi et/ou de l’examen de la conscience (Miraux, 1996, p. 22). Cette tradition issue de l’Antiquité grecque —  Michel Foucault en présente certains aspects dans son histoire de la sexualité (Foucault, 1984) — concernait seulement quelques élites. La tradition chrétienne, avec l’exemple des Confessions de saint Augustin, a accentué cette « culture du regard sur soi » selon un terme de Philippe Lejeune (Lejeune, 1998). L’humanisme a renforcé la tendance, tandis que les Lumières instituaient l’homme comme objet de connaissance et comme être de raison, responsable de ses actes et citoyen autonome (le contrat social) (Lejeune, 1998, p. 23). Mais c’est certainement avec le romantisme que le genre s’affirme en se généralisant à différentes catégories d’individus. Les premières autobiographies de danseurs émergent à cette époque, nous pensons en particulier aux Mémoires du danseur et chorégraphe Marius Petipa (1990), publiés en 1914.

Pour la démarche sociologique, toutefois, l’autobiographie comporte des difficultés épistémologiques. En particulier se pose le problème des conditions de possibilité de faire du littéraire un objet pour la sociologie. Un tel « objet » a été traditionnellement discrédité, la sociologie positiviste se fondant sur l’idée de rupture avec la littérature (Miraux, 1996, p. 33-34). Elle a été induite, d’une part, par le fait que la littérature était pensée comme reflet du social — le référent suffisait à expliquer le texte, ce dernier étant censé reproduire la réalité (par exemple dans le roman réaliste) — et, d’autre part, par l’idée qu’il y a un danger de faire d’un texte littéraire un objet sociologique car le récit est une représentation de la réalité, non la réalité. En réponse à ces arguments, Gérard Mauger (1994) estime que la critique référentielle (premier argument), si elle est juste, ne doit pas conduire à renoncer à toute tentative d’interprétation sociologique des textes, et que la distinction entre le réel et ses représentations ne va pas de soi : le texte sociologique est aussi une représentation du réel. Nous dirons plus exactement qu’il en est une interprétation sociologique. Le texte littéraire, et plus spécialement l’autobiographie, sont également des interprétations d’une réalité (ou de plusieurs, comme nous le verrons) ; le sociologue se doit alors d’analyser les ressorts de cette construction interprétative qui dérivent d’une logique littéraire, celle du récit, et d’une logique narrative énonciatrice des motifs, souvenirs, volontés de mise en scène de soi, émanant d’un « auteur », aidé fréquemment par un « scripte » (les autobiographies sont fréquemment le produit d’une collaboration entre écrivain professionnel et narrateur)[3].

1. Les modèles-types de l’autobiographie

Peut-on proposer un modèle-type de l’autobiographie comme le propose Philippe Lejeune ? Pour lui, le genre autobiographique se dégage à partir de quatre critères principaux : l’autobiographie est une forme de langage — un récit en prose. Elle se définit par le sujet traité : une vie individuelle, l’histoire d’une personnalité, et par la situation d’auteur — il y a identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage. Enfin, le récit autobiographique est rétrospectif. Lejeune précise aussi qu’écrire son autobiographie c’est tenter de saisir la personnalité dans sa totalité, de faire une synthèse de soi (Lejeune, 1998, p. 13), à laquelle correspond l’impératif d’ordonnancement des souvenirs. Globalisant son existence, l’autobiographe laisse une part importante à la narration de son enfance et de son adolescence. Manifestant un sens (et un seul) de la vie et de la personnalité, la démarche autobiographique cherche la cohérence. Cette dernière implique des choix entre les souvenirs ; ces choix doivent paraître logiques afin de dessiner la ligne organisatrice du récit. Cependant, le ton ne doit pas être froid, ni analytique : la forme autobiographique nécessite donc de concilier l’exigence de cohérence avec la richesse et la variété des expériences relatées.

Le modèle de Philippe Lejeune pose en revanche plusieurs problèmes que nous ne développerons pas, mais qu’il s’agit de rappeler : en premier lieu, son corpus concerne des écrivains venant avec ou après le romantisme. Ce choix (à partir duquel il établit le modèle général de l’autobiographie) est largement passé sous silence, alors qu’il oriente plusieurs de ses critères d’analyse. En second lieu, l’autobiographie n’existe pour lui que lorsqu’il y a des lecteurs réels ou potentiels pour la lire. Il exclut les périodes antérieures à 1750 en raison du fait qu’implicitement, il rapproche la constitution du genre avec le développement de l’imprimerie. Cependant, nous savons, grâce aux travaux d’historiens, Roger Chartier en particulier (Chartier, 1996), qu’antérieurement à l’imprimerie, les auteurs faisaient très largement appel à la copie. Ces quelques éléments invitent, par conséquent, à assouplir les critères de reconnaissance de la forme autobiographique proposée par Philippe Lejeune. Nous pouvons donc estimer qu’il en existe différents modèles (récit de voyage, écriture subjective, mise en scène d’un triomphe sur les aléas de l’existence...).

L’élément central à retenir est qu’il s’agit d’un regard rétrospectif porté sur une trajectoire de vie peu commune (Chartier, 1996, p. 14). De fait, le style des autobiographies écrites par des écrivains est susceptible de prendre des formes différentes, de la prose commune aux vers poétiques[4]. Leur caractéristique principale reste (outre le regard rétrospectif et le récit d’une trajectoire de vie) le fait qu’un tel récit établisse le pacte autobiographique (pacte référentiel et pacte de lecture). En effet, pour paraître véridique tout en confortant les attentes des lecteurs (et ainsi nouer le pacte de lecture), la narration doit mettre en scène des états intentionnels, « intérieurs », et ainsi paraître sincère au lecteur (Bruner, 1983, p. 302). Autrement dit, le narrateur n’a pas à promettre de dire la vérité de sa vie (il peut inventer, omettre des événements, etc.), mais il se doit d’être sincère, c’est en cela qu’il y a pacte autobiographique (Lejeune, 1998 ; Miraux, 1996).

2. « L’illusion biographique » et le « récit commun »

Ce pacte autobiographique ne peut se nouer que si lecteurs et narrateurs partagent un sens commun (Bruner, 1993) selon lequel le « moi » ou le « je » est unique et achevé (Elias, 1987) et porte en lui une cohérence dont le récit rend compte.

En fait, c’est le mode narratif de l’autobiographie qui construit en grande partie la cohérence. Il n’en est pas le seul élément. Nos configurations sociales nous apprennent à nous raconter (sans toutefois en passer par l’écriture autobiographique) en réduisant la diversité des expériences à un schéma de présentation homogène. Ainsi, le curriculum vitae, la lettre de motivation, les rédactions scolaires où l’élève est invité à se décrire ou à parler d’un moment de sa vie, le journal intime, sont des écritures de soi ordinaires, apprises au cours de la socialisation familiale, scolaire et professionnelle, qui se déclinent en autant de formes de « technique de présentation de soi » qui « donnent la possibilité aux acteurs d’élaborer des synthèses partielles, de mettre de l’ordre et de la cohérence là où il n’y en avait pas nécessairement » (Lahire, 1998, p. 23).

De ces modèles sociaux de l’individu découle une illusion biographique, incorporée par une large partie de la population grâce à différentes matrices socialisatrices et activée dans les autobiographies. Dans les écritures du soi, nous la retrouvons sous la forme d’un style littéraire, lui-même largement éprouvé (le récit commun), se fondant sur une théorie psychologique (implicite dans le récit littéraire) du développement de la personnalité (univoque, cohérente ou en voie de le devenir) (Bruner, 1993).

Finalement, le récit autobiographique retraduit une catégorie du sens commun concernant la nature humaine ou ce que nous appellerons, avec Jacques Bouveresse (1976), le mythe de l’intériorité. Reposant sur l’idée d’un « moi » qui mérite d’être raconté dans sa genèse (depuis l’enfance), l’autobiographie fait donc appel à des techniques rhétoriques rendant réelle l’expérience vécue racontée tout en usant des procédures de la fiction (du roman) avec lesquelles le lecteur potentiel est familiarisé. En effet, d’après Jérôme Bruner (1993), la psychologie populaire croit que le cours des événements vécus n’est pas indépendant de nos désirs, de nos croyances, de nos sentiments, bref, que la subjectivité n’est pas tout à fait « extérieure » aux événements de l’existence. Le texte doit alors dramatiser (au sens théâtral) la vie racontée et la subjectiver ; en cela, elle est extra- ou, mieux, ultra-ordinaire. La rhétorique employée use alors de moyens qui élèvent le discours vers le « particulier » (référence à l’expression de Marx : « élever vers le particulier ») ou qui maintiennent le récit à un niveau concret et personnel (Bruner, 1983, p. 304). Cette idée rejoint le propos de Gérard Mauger (1994), pour qui l’autobiographie est une entreprise de grandissement de soi qui se fonde sur l’exemplarité d’un parcours exceptionnel.

Autrement dit, la singularité se présente comme un exemple à donner aux autres, une source de connaissances, un prétexte à fournir des préceptes que l’on a suivis et qui ont été efficaces, dont on tire une morale ou des analyses générales sur la vie (Miraux, 1996, p. 13-14).

L’autobiographe se donne une mission sociologique, celle de transmettre des savoirs ou des valeurs, tout en éludant pour lui-même le secret de sa vie. Dans ce sens, les textes des danseurs sont bien des transmetteurs, mais de valeurs morales. Ainsi, l’ouvrage de Jean Babilée est ponctué de phrases maximes ou sentences moralisatrices dont la discipline du corps et de la vie en sont les thèmes principaux (Clair et Babilée, 1995). Il en est de même pour le tome premier des mémoires de Maurice Béjart. Il s’agit ici de transmettre les préceptes fondamentaux de la danse aux lecteurs (notamment aux jeunes danseurs), à savoir la discipline, la rigueur du travail, la persévérance. Cunningham préconise quant à lui un entraînement quotidien parce qu’il est important que l’élève « ait chaque jour le sentiment d’avoir dansé, même s’il s’agit de quelque chose de fort simple. J’ai le sentiment que lors de chaque cours, et après l’échauffement qui doit durer assez longtemps, l’élève, à un moment donné, doit toucher le sommet de ses possibilités, pour chaque jour l’atteindre de nouveau et le pousser un peu plus loin » (De Gubernatis, 1990, p. 143).

Cette question de la transmission de valeurs nous conduit à traiter des possibilités de production d’un genre autobiographique propre aux artistes chorégraphiques.

iii. Les principes de construction d’un genre autobiographique pour les artistes chorégraphiques

1. La « révélation »

La volonté des autobiographies des artistes chorégraphiques de transmettre des valeurs repose sur la croyance en la singularité de l’expérience (de la danse) qui émergerait d’une révélation ou d’une transformation intérieure (Mauger, 1994). La danse comme révélation et conversion de l’existence apparaît, en effet, de manière récurrente dans les autobiographies de danseurs, dans l’enfance, réalisant un don ou une vocation qui était, jusqu’à l’expérience révélatrice, cachée, inconsciente ou en souffrance. Cette révélation se fait plutôt par « hasard » ou « accidentellement » et est objectivée dans/par la posture autobiographique.

Ainsi, l’enfance de Babilée, sujet à de multiples expériences physiques douloureuses (il a risqué la paralysie notamment), ne laissait pas prévoir une orientation professionnelle dans la danse, jusqu’à ce que la vocation se déclare et marque une renaissance à l’âge de treize ans. « En somme je me suis senti naître dans de bonnes conditions à treize ans, quand j’ai commencé la danse » (Clair et Babilée, 1995, p. 12). La pratique a été initiée par un spectacle de danse qui révèle à l’enfant sa « vocation » :

En sortant de cette soirée de Ballets mémorable j’ai dit à ma mère « Je veux faire ça ! » et dès le lendemain j’ai commencé à la tarabuster parce que je n’osais pas aborder le sujet avec mon père. [...] Il m’a demandé si j’avais vraiment envie de faire de la danse ? J’ai dit : Oui ! Il a ajouté que c’était sûrement un métier intéressant, à condition d’être doué et de réussir, mais que cela pouvait être très ingrat si les choses se passaient mal. Si tu es décidé, m’a-t-il dit, tu vas entrer à l’École de Danse de l’Opéra, la plus sérieuse. Au bout d’un an, tu passeras ton examen. Si les professeurs pensent que tu es doué et que tu le désires, tu continues. Si on nous dit que tu n’es pas doué, quand bien même tu aurais décidé de continuer, tu t’arrêtes. Est-ce que tu es d’accord ?... J’ai dit oui. Et je suis entré à l’Opéra en septembre 1935, j’allais avoir treize ans. À la fin de l’année, j’ai été classé premier à l’examen, au grand scandale des « mères » de danseurs qui, eux, travaillaient depuis au moins deux ans. Alors j’ai continué.

Clair et Babilée, 1995, p. 25

La révélation n’est pas toujours associée à une vocation relative à l’enfance. Celle d’Isadora Duncan s’énonce à travers le bouleversement de sa vie disant qu’elle a pu survivre à la mort de ses enfants uniquement par la danse (Duncan, 1932) : « Voilà douze ans que coulent mes larmes, depuis ce jour où, étendue sur une autre couche, je fus soudain éveillée par un grand cri, et où, me retrouvant, j’entendis L... qui criait comme un homme blessé : “Les enfants ont été tués !” » (Duncan, 1932, p. 14).

Toni Bentley, dans un épilogue, précise qu’elle a repris son métier après avoir connu la « transformation intérieure » que relate son journal : « Je suis revenue, la troupe n’a pas changé. Tant mieux. J’ai assez changé moi-même » (Bentley, 1990, p. 167).

Maurice Béjart se transforme un peu en écrivant ses mémoires. Il devient son propre père ou souhaiterait y parvenir, dans le premier tome de ses mémoires ; il se perd un peu lui-même dans le tome deux. L’essentiel de son « être » tient, selon lui, de son métier, mais n’est révélé (aux autres et à lui-même) que grâce à l’écriture autobiographique, tandis que par ses ballets et par l’amour (les deux étant très liés) le chorégraphe avoue sans cesse mourir et revivre, rejouer sa vie, ressusciter l’enfant qu’il était avant la mort de sa mère, alors qu’il était âgé de sept ans :

J’envoie au lecteur (sur le même papier) un faire-part de deuil et un faire-part de naissance. Je viens de naître. Tout un travail intérieur est déjà fait en moi : la gestation est terminée.

Béjart, 1979, p. 289

Enfin, Georges Balanchine avoue être venu à la danse « accidentellement » parce qu’un directeur de théâtre a demandé à sa mère (qui aimait la danse) de le présenter à une audition. Il précise qu’il a été très malheureux dans ses premiers moments au sein de cette École impériale de Russie jusqu’à ce qu’il fasse enfin l’expérience de la scène et danse dans des ballets (Balanchine, 1969).

2. La réception et la question de la sincérité

La question des conditions sociologiques de la production de l’oeuvre autobiographique engendre celle de la réception. Pour qui écrit-on ? Comment peut-on être lu ? Comment en vient-on à estimer que le récit de sa propre existence a un intérêt quelconque pour un lecteur (unique ou pluriel) ? En quoi la visée d’un type de lecteur induit-elle une forme d’écriture de soi ?

De fait, l’écriture de soi se rapporte à une objectivation de soi, dépendante du ou des lecteurs visés vis-à-vis desquels on se doit d’être sincère. Philippe Lejeune remarque à ce propos que la constitution du lectorat se fait selon deux règles : 1) l’aveu de l’inavouable (parler de choses inavouables, comme la sexualité) et 2) l’ineffable (ce qui ne peut se dire explicitement, mais que la complicité avec le lecteur permet d’insinuer). Autrement dit, l’autobiographie s’analyse dans l’interdépendance entre conditions de production et de réception, s’articulant à la problématique du « pacte autobiographique » (Lejeune, 1998) dans laquelle sont exigées la sincérité, l’authenticité mais non l’exactitude (Miraux, 1996, p. 19), comme nous l’avons souligné in supra.

Le pacte autobiographique se noue le plus fréquemment dans un préambule : dans le titre, dans une note, un avant-propos, un article qui sort en accompagnement de la parution de l’autobiographie, ou même dans une interview de l’auteur donnée au moment de la parution de l’ouvrage, précisant son intention d’être sincère et de ne pas raconter d’histoires fictives ou mensongères sur sa vie.

Ainsi, la soeur du danseur Jean Babilée, qui écrit avec lui l’autobiographie de l’artiste, justifie-t-elle son texte en disant qu’elle y pensait depuis 20 ans en entendant son frère raconter ses aventures, ses rencontres. Elle précise la manière dont le livre a été écrit : il a été fait par entretiens réguliers enregistrés puis retranscrits. L’auteure a ensuite écrit en essayant, dit-elle, de respecter la spontanéité des propos, l’esprit, et en conservant le plus possible les expressions verbales de Babilée. Des souvenirs personnels à l’écrivaine ont parfois été rajoutés, elle se présente donc aussi comme un témoin de la vie du danseur. De la sorte, elle considère ce livre comme un travail commun très près de la réalité (Clair et Babilée, 1995).

Parfois ce sera l’éditeur qui fera le lien entre le « personnage » et son lecteur, et tissera le pacte autobiographique. L’éditeur de Toni Bentley (1990) précise qu’il s’agit de publications destinées à la jeunesse. Il présente le texte et l’auteur en dos de couverture : le texte est perçu comme la « chronique attachante et très intériorisée » d’une troupe de ballet réputée à partir du « compte rendu sensible et sincère, parfois douloureux, de l’évolution psychologique et intellectuelle d’une femme vouée entièrement à l’un des arts les plus exigeants : la danse ». L’autobiographe se présente elle-même dans l’introduction, assez sobrement : « Je suis danseuse au New York City Ballet. J’ai écrit les pages qui suivent pendant une saison de danse. J’ai commencé le 21 octobre 1980 et fini le 15 février 1981. » La notion d’authenticité et celle de sincérité sont induites par le ton de la confidence : « Je me sentais seule et triste. J’avais choisi d’être seule mais je n’avais jamais décidé d’être aussi solitaire. J’ai commencé d’écrire sur un bloc jaune. J’ai écrit, j’ai fumé. Chaque page est voilée de fumée » (Bentley, 1990, p. 15).

3. Maîtriser le temps et imposer sa propre interprétation de soi

Lutte contre la mortalité (et l’oubli), la démarche autobiographique tient du désir de durer et de laisser des traces sur son passage. En cela, elle s’apparente à la démarche artistique qui transcende la réalité du monde constitué d’oublis, d’absences (Miraux, 1996, p. 57-60). La technique principale d’écriture vise donc à maîtriser le temps à travers le récit rétrospectif et chronologique, par lequel l’auteur prend le temps de la prise de conscience, de l’aveu, du souvenir que l’on choisit de conserver (et de livrer) ou de passer sous silence. Autrement dit, ce type de récit est une technique scripturale de maîtrise du temps autant qu’une maîtrise de soi particulière, une maîtrise du temps de l’existence et de la temporalité de l’individualité reconstituée — temporalité passée, actuelle et future, continuant à exister même au-delà de sa propre mort. Mais plus largement, écrire ses mémoires permet d’imposer aux lecteurs et futurs biographes une interprétation de soi jugée « véridique » :

Les biographes ont tort de se fier aux apparences. Croyant cerner la vérité historique, ils entraînent leurs lecteurs dans un dédale d’invraisemblances, dans les méandres de la fiction la plus redoutable. Je me décide à prendre la plume pour remplacer l’imaginaire par l’objectivité et livrer en ces quelques pages le récit secret de mon enfance, de mon adolescence et de ma formation.

Béjart, 1996, p. 269

L’autobiographie est, en premier lieu, le récit d’une genèse relevant d’une écriture seconde (Lejeune, 1998, p. 36), qui met en scène une expérience singulière et passée, à partir d’un état présent. Dans un sens similaire, Starobinski précise que la réflexion autobiographique marque un écart temporel (passé-présent) et un écart d’identité (cité dans Mauger, 1994, p. 40). En second lieu, en tant que « récit auto-référentiel », l’autobiographie donne une image d’un je qui est lui-même le narrateur : la narration biographique serait, finalement, un parcours entre ces deux « je », comme le commente Jean-Philippe Miraux. D’où peut-être le sentiment que beaucoup d’artistes ont d’être multiples. Parfois, ce dialogue perturbe l’image de soi que le narrateur veut livrer aux lecteurs. « Je viens de relire les pages qui précèdent. Je les ai lues comme si un autre que moi les avait rédigées, sinon vécues » (Béjart, 1979, p. 286). Il arrive aussi qu’une distance volontaire s’introduise entre ces « je » et définisse un style d’écriture (le dialogue). C’est par exemple, le « double » de Nathalie Sarraute avec lequel elle dialogue (Sarraute, 1983) ou encore la soeur de Babilée qui est à la fois l’écrivain de l’autobiographie du danseur et le témoin de sa vie qui interroge, dans le texte, la sincérité du narrateur, garantissant par cette démarche la qualité de ses souvenirs (Clair et Babilée, 1995). Ces modes de distanciation soudent un peu mieux le pacte autobiographique.

4. De l’hétérogénéité à l’homogénéité du « je »

Selon Jean-Philippe Miraux, l’écriture n’est pas le moyen le mieux adapté pour décrire un moi. Il faut donc inventer un style particulier susceptible « d’épouser les contours flous du moi que le sujet doit dire » (Miraux, 1996, p. 7). Cette difficulté de « traduction » d’une vie complexe faite d’états d’âme variables est soulignée par des autobiographes issus de la danse, tels que Jean Babilée et surtout Isadora Duncan. La posture autobiographique implique donc un fondu enchaîné entre des identités liées à des contextes particuliers, à des époques différentes, ainsi qu’à la posture de narrateur parlant de lui-même. Elle tient en grande partie d’un effacement des aspérités du passé, des hésitations, et du quotidien que l’on évite de trop décrire, pour n’en retenir que les faits exceptionnels qui soulignent, en retour, l’exception d’une vie.

La recherche d’une relative homogénéité a longtemps été, également, à l’oeuvre dans les schèmes interprétatifs des sciences sociales, soit qu’elles pensaient (et pensent encore) l’individu comme un être an-historique (on ne tient pas compte de son passé pour saisir ses pratiques actuelles, et interpréter ses interactions avec autrui), soit qu’elles prenaient la forme de la théorie de l’habitus ou d’une identité homogène. Actuellement, des auteurs s’interrogent sur ces points et créent des concepts nouveaux ainsi que des façons d’écrire inédites, pour restituer la pluralité des dispositions (Lahire, 1998), des identités, etc. Il faudrait préciser que la prise en compte de l’hétérogénéité n’est pas seulement l’objet des chercheurs en sciences sociales ou des philosophes. Elle est aussi liée, de manière plus ancienne, à l’histoire de l’identité contemporaine. Charles Taylor montre à ce propos que, dans les domaines artistiques comme dans la littérature, la postmodernité a induit un relatif effacement de l’unité, par la narration, de la fragmentation des expériences (comme chez Musil ou Proust), issu parfois d’un antisubjectivisme (Taylor, 1998, p. 576-577). En cela, et plus globalement, l’orientation de la pensée postmoderne ne cesse d’être dialectique, oscillant selon les circonstances et les champs d’étude, entre conception homogénéisante et conception pluraliste de l’individu.

Dans l’autobiographie, l’homogénéité est fréquemment reconstituée autour d’un événement majeur de l’existence qui, généralement dans la souffrance, permet de recentrer (de faire exister) le « moi » du narrateur. Mais, en fin de compte, c’est bien le destinataire (pour qui on écrit et ce qu’on perçoit de sa « réception ») qui est le facteur déclenchant d’une telle homogénéisation, d’une mise en cohérence de l’existence et/ou de la pensée, et qui institue un être « in-divisé », au moins dans sa description narrative. En ce sens, Charles Taylor estime que l’intériorité moderne et occidentale se construit dans une narration du sens de la vie, qui elle-même est mue par la recherche d’un bien, d’une éthique, est orientée vers autrui : « C’est ce que signifie : on ne peut pas être un moi par soi-même. Je ne suis un moi que par rapport à certains interlocuteurs [...] » (Taylor, 1998, p. 57).

Si, dans le monde ordinaire, se présenter sans mettre de l’ordre dans sa propre hétérogénéité, c’est risquer de ne pas être compris des autres (de faire des impairs, voire d’être pris pour un « fou »), rendre compte, inversement, de l’hétérogénéité dans les domaines intellectuels et/ou savants engage une rupture avec ce sens commun (et savant) et nécessairement l’invention d’une écriture novatrice différente de la logique du récit commun.

De ce fait, dans la préface de sa Vie, Isadora Duncan justifie son texte en précisant qu’il lui a fallu des années de « lutte » et de « travail acharné » (elle parle de « l’art d’écrire »), sa terreur étant de mal écrire. Elle recherche une certaine esthétique dans l’écriture qui se doit d’être « simple et belle », ce qui tend à confirmer qu’elle est bien l’auteure du récit. La question est bien de rendre compte de la « vérité sur soi » et de le prouver aux lecteurs (nouer ainsi le pacte autobiographique) :

Comment peut-on écrire la vérité sur soi-même ? La connaît-on seulement ? Il y a l’image que vos amis se font de vous, l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, et celle que notre amant se fait de nous. Il y a aussi l’image que nos ennemis se font de nous — et toutes ces images sont différentes.

Duncan, 1932, p. 8

Pour étayer son propos, l’artiste évoque les critiques contradictoires qu’elle a pu lire sur son travail dans les journaux. L’hétérogénéité est donc, également, le produit des regards multiples que d’autres portent sur l’individu :

Si donc, à tous les points de vue, les autres voient en nous une personne différente, comment pourrons-nous encore trouver en nous-mêmes une nouvelle personne dont nous parlions dans nos mémoires [...]. Où puis-je trouver la femme de toutes ces aventures ? J’ai l’impression qu’il n’y a pas une, mais des centaines et que mon âme demeure à l’écart, sans être réellement affectée par l’une quelconque d’entre elles.

Duncan, 1932, p. 9

Le thème centralisateur selon Duncan est l’âme. Croyance forte chez elle qui se rattache à la notion d’intériorité : la danse qu’elle pratique, en tant que précurseur de la danse moderne, est une danse qui exprime l’intériorité, l’âme de l’artiste. Elle se justifie de ne pouvoir écrire la vérité de sa vie en disant que cela est impossible, les mots manquent et celui ou celle qui y parviendrait « écrirait une grande oeuvre ». Cela anticipe aussi les critiques quant à son livre. Elle a donc un grand souci de la forme lié à celui du contenu. La « vérité de son être », elle l’exprime, dit-elle, par son art, la danse et cela lui a demandé des années de travail. « Dès le début, je n’ai fait que danser ma vie » (Duncan, 1932, p. 10). D’ailleurs, elle précise que, par écrit, elle a du mal à se rappeler des événements, alors que dans la danse c’est possible car les souvenirs sont liés aux sensations qu’elle peut mettre en oeuvre dans la danse.

Cette hétérogénéité, résolue par l’explicitation d’un lieu d’unification (le « moi », l’ « âme », etc.), on la trouve aussi dans l’autobiographie de Babilée et l’autobiographe a le souci de concilier les différents aspects du soi. En effet, selon la logique narrative chronologique propre à la démarche autobiographique, le récit de la vie de Babilée commence dans l’enfance, puis il décrit son adolescence et ses premières expériences professionnelles. Ensuite, les souvenirs devenant incertains, sa soeur (l’écrivaine) lui reproche de privilégier l’anecdotique et non plus la logique narrative ; or pour lui ce qui fait le lien c’est son « moi » (pour Duncan ce sera l’âme). « Tu peux raconter des histoires, tu ne racontes plus une histoire » ; il répond : « Peut-être. Mais l’unité dans tout cela, c’est moi. Je me sens en parfaite continuité dans la discontinuité... ou l’inverse » (Clair et Babilée, 1998, p. 74).

L’hétérogénéité est aussi présente chez Maurice Béjart dans le sens où l’artiste porte en lui des autruis significatifs auxquels il dit s’identifier (ses « amours » ou bien des êtres imaginaires qu’il s’invente). Cela le conduit à une prise de distance vis-à-vis de lui-même, génératrice d’un sentiment d’être un personnage, de se dédoubler à volonté :

Comment faire pour raconter la vie de quelqu’un que je connais et qui porte le même nom que moi, alors que je me réveille parfois en croyant que je suis un violoniste vénitien qui a rendez-vous avec Vivaldi, ou un figurant à qui Molière va donner sa chance en lui confiant quelques répliques dans sa prochaine pièce ? Je ne suis quand même pas le seul à penser que je ne suis pas qui on croit que je suis. J’ai lu diverses autobiographies où personne ne semble tourmenté par cette question. Bien sûr, parfois j’ai conscience d’être moi, mais ça ne dure pas, et il y a des moments où je ne comprends pas pourquoi cet autre, qui est censé être moi, devrait m’intéresser.

Béjart, 1996, p. 27

5. Des matrices rhétoriques

Deux grandes matrices rhétoriques sont généralement sollicitées dans l’autobiographie : celle de l’engagement (identification, engagement affectif envers l’enfant que l’on a été et que l’on raconte, nostalgie) qui implique des rhétoriques de l’émotion, et celle de la distanciation (distance vis-à-vis de soi, l’humour qui dédramatise, la critique, la répudiation de ce que l’on a été ou d’où l’on vient...) — la distanciation peut également être suscitée par l’intervention d’un tiers prenant la forme d’un interlocuteur ou par l’autodérision.

Ces matrices sont constitutives de postures autobiographiques : dédain vis-à-vis du passé, justification, enjolivement du passé, identification nostalgique avec son enfance, réhabilitation des origines déniées pendant longtemps, dérision, etc.

Les postures autobiographiques des danseurs relèvent davantage de la première matrice (tout en intégrant beaucoup d’éléments humoristiques) et mettent en jeu le thème de la vie et de la mort (ou plus exactement de la survie par la danse) lié à celui de la vocation. Autrement dit, la pratique est une vocation et elle est décrite comme une « nécessité », et se présente comme la raison pratique, corporelle (seule raison possible) de l’accomplissement du destin qui oeuvre dans le corps tout en l’instituant comme une oeuvre. Le corps dansant transcende les difficultés de l’existence, ou bien il est le moyen de dépasser ou de faire « plier » un corps douloureux ou en péril dans l’enfance ou dans la vieillesse — souffrance (ou menace) qui en elle-même est annonciatrice d’une re-naissance et/ou de la réalisation d’une vocation. La « vocation » générée dans l’enfance se construit de manière relationnelle, généralement avec un professeur qui valorise l’élève qui apprend peu à peu à se penser comme un enfant ou un adolescent « pas comme les autres » (Sorignet, 2001). Analysant l’entrée dans la profession de danseur, aujourd’hui, Pierre-Emmanuel Sorignet, rappelle l’importance de ces expériences de l’enfance où la « la relation professeur/élève est décisive dans un projet personnel qui rencontre la plupart du temps les réticences des parents » (Sorignet, 2001, p. 124). L’interrelation pédagogique est alors interprétée comme étant « rencontre » déterminante, relevant du hasard, mais grâce à laquelle le danseur se révèle à lui-même (2001, p. 124). Plus largement, la « vocation », mise en scène dans le récit autobiographique, émane d’un événement (une rencontre, une peur, une souffrance, un passage à la limite...) interprété a posteriori comme étant le facteur déclenchant de la vocation.

Isadora Duncan se dit une rescapée de la vie (elle a failli périr par le feu quand elle avait deux ou trois ans, mort qu’ont, curieusement, connue ses deux enfants). Babilée décrit sa paralysie dans l’enfance, puis ses expériences limites avec la vie dans la jeunesse et lors de la période de guerre. Toni Bentley évoque la danse comme étant la vie et s’arrêter de danser est un peu mourir ; elle écrit ses mémoires dans une période de doute, où elle a interrompu sa carrière (Bentley, 1990). Maurice Béjart danse pour la vie, c’est sa « raison de vivre » (Béjart, 1979). Achever ses mémoires est pour lui une façon de mourir en tant que « moi » ; renaît de ces cendres un second lui-même qu’il renvoie à une image paternelle :

Et maintenant il faut que je meure. Que je meure à moi-même : j’ai envie de renaître ! Je veux vivre. Je voudrais que ce chorégraphe dont je viens de beaucoup trop parler, M. Maurice Béjart, devienne mon père. Qu’il m’adopte. Je veux être mon propre fils.

Béjart, 1979, p. 286

Maurice Béjart précise encore qu’enfant il était rachitique, en mauvaise santé et sa colonne vertébrale n’était pas droite ; c’est la raison pour laquelle un médecin lui a conseillé de faire de la danse classique. « Ce n’est pas à cause de mes idées, mais à cause de mon corps que je suis devenu danseur » (Béjart, 1979, p. 27). Il ajoute : « Je suis chorégraphe parce que je ne sais rien faire d’autre. En quittant une enfance qui ne m’y avait pourtant pas préparé, je me suis retrouvé danseur » (Béjart, 1979, p. 9).

La matrice biographique qu’est le corps en mouvement s’accompagne pour des auteurs d’une éthique de l’amour. La danse est alors un acte d’amour qui relie l’interprète aux autres.

On m’a quelquefois demandé si je mettais l’amour plus haut que l’art, et j’ai répondu que je ne pouvais pas les séparer, car l’artiste seul est l’amant véritable. Lui seul a la pure vision de la beauté ; l’amour est la vision de l’âme, quand il est permis de contempler la beauté immortelle.

Duncan, 1932, p. 11

Après tout, danser est un peu comme faire l’amour. Nous donnons pour recevoir et nous recevons pour donner. C’est pourquoi nous avons tant besoin d’applaudissements. Ils sont la seule nourriture que nous recevons en retour du don de nous-mêmes.

Bentley, 1990, p. 73

Ma vie, si ces deux mots veulent dire quelque chose, est ce gant d’amour que je retourne et qui devient spectacle : mes spectacles seraient alors mes amours portées à l’envers ? Oui. Amours dont je me refuse à faire quoi que ce soit qui ressemblerait à un catalogue.

Béjart, 1979, p. 179

La thématique du « sacré » (le corps transcendé, l’amour, la vocation quasi religieuse...) et du « profane » (la vie ordinaire, les souffrances physiques...) est ainsi largement présente, même implicitement, dans les autobiographies étudiées.

La mystique du corps

Selon les rapports au corps et à soi que déploient consciemment ou inconsciemment les artistes, le corps doit être dompté, discipliné (Babilée, Bentley, Béjart, Balanchine), écouté (Duncan), décentré ou démultiplié selon les lois du hasard qui vont définir le mouvement dansé (Cunningham). Parfois, il est relié à l’esprit ou à l’âme. Dans d’autres circonstances, il semble autonome et source de révélations. Quasiment toujours, ce corps en mouvement apparaît sous une forme personnalisée, il est presque une personne, ou le maître du « je ». « Mais peut-être m’a-t-il plus appris que je ne lui ai appris » (Clair et Babilée, 1995, p. 142). « Entité intelligente », le corps dansant comprend mieux et plus rapidement que la pensée et c’est en cela qu’il marque la vocation du danseur.

Nous en étions aux « petites batteries », j’ai senti mon corps exécuter ce pas avec une évidence qui m’a surpris — je l’ai laissé faire —, Ricaux battait le rythme avec sa petite badine. Il a souri et il a dit : « Ça y est ! Ça y est ! C’est parti ! » C’était parti, je le sentais dans tout mon corps. Cela allait bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer un mois avant ou la veille, et à partir de là, je comprenais ce qu’il fallait faire pour intégrer cette autonomie dans tous mes mouvements. Le but était devenu précis. Naturellement cela passe aussi par la tête, mais pour moi les choses se sont passées ainsi, j’étais en forme, j’étais chaud, bien placé, je travaillais depuis deux ans, mais en fait, c’était la première fois que je « dansais ». Il y a eu cette musique, il y a eu ce moment, il y a eu ce pas parfait... Tsin... Tsin... Ça s’est évadé !

Clair et Babilée, 1995, p. 35

Cette intelligence du corps, qui n’est autre que l’expression d’un « sens pratique » (Bourdieu, 1980) issu de l’incorporation longue de dispositions et de savoir-faire des techniques de danse, dans des conditions d’apprentissage particulières (Faure, 2000), génère une croyance quasi mystique en un corps dansant transcendant la volonté et la conscience. « Je crois que la compréhension de n’importe quoi est toujours plus profonde quand elle passe par le corps », écrit Maurice Béjart (1979, p. 228). C’est sans doute en raison de quoi il estime que la danse est « religieuse » (1979, p. 119).

Une telle mystique du corps participe d’un certain refus de prendre de la distance avec la croyance, largement partagée dans les mondes artistiques, en un don, en un destin qui ne devrait rien aux déterminations sociales, économiques, politiques du parcours personnel et du champ professionnel chorégraphique, mais qui est au mieux révélé par les événements de l’existence. Or, il est bien évident que l’entrée dans une formation en danse ne doit rien au hasard, et ne se produit pas de la même façon selon les origines sociales et l’identité sexuée des pratiquant(e)s (Faure, 2000 ; Sorignet, 2001) ; par ailleurs, la carrière dépend de l’état du champ professionnel chorégraphique et des possibilités de chacun d’y participer en fonction du réseau relationnel qu’on a pu constituer autour de son travail, et qui est là encore largement déterminé par les propriétés sociales et sexuelles des artistes (Faure, 2001).

L’indifférence envers les déterminismes sociaux qui fondent pourtant la singularité (Elias, 1987) amène, de manière paradoxale, à privilégier des déterminismes plus irrévocables (la destinée, la révélation quasi divine, le hasard, les dons « naturels » du corps biologique pour la danse).

Je rencontrai un des maîtres les plus authentiques du yoga. Je lui expliquai mon désir de faire du yoga sans tomber dans la caricature à la mode. Il me répondit : « Yoga veut dire union. La danse aussi est union. Puisque vous dansez, que votre danse soit votre yoga. Shiva, le Seigneur du monde, le grand yogi, est appelé aussi Nataraja : “Le roi de la danse” » [...]. Après le Japon, je rencontrais à Paris quelqu’un dont je n’ai pas fini de mesurer l’importance : maître Taisen Deshimaru. [...] Plus tard, le hasard des tournées décidées au gré des engagements [...] me conduit en Iran [...]. Je me convertis à l’islam chiite. C’était une urgence sur laquelle je n’ai ni à m’expliquer ni à revenir. Peut-être est-ce la façon la plus zen d’observer le zen ; Weyergans a un jour eu cette boutade : « Tu agis avec les religions comme Don Juan avec les femmes ! » Peut-être n’ai-je qu’une religion : la danse. Mais la danse est déboussolée. Si Dieu n’intervient pas, je ne serai qu’un fabricant de ballets, un grossiste, un artiste au sens étroit des musées et de leurs catalogues.

Béjart, 1979, p. 269-270 et 273

Notre énergie physique vient d’un trop-plein de forces spirituelles. Nous vivons d’espoir, de foi, d’amour, de vitamines et de stimulants [...]. La structure de notre corps est différente de celle de la plupart des êtres humains. Notre esprit, notre âme, notre amour résident complètement dans notre corps, nos orteils, nos genoux, nos hanches, nos vertèbres, notre cou, nos coudes et jusqu’au bout de chacun de nos doigts.

Bentley, 1990, p. 24-25

Généralement, c’est dans des moments de crise ou quand le corps ne répond plus aux critères visés (il vieillit), que l’artiste chorégraphique se remet en cause, autant corporellement que psychologiquement, et se met, parfois, à écrire sa vie. Mais, plutôt qu’une psychothérapie, les artistes procèdent le plus souvent à une sorte de « somathérapie » pour pallier leurs difficultés. Cette dernière consiste à chercher de nouveaux moyens d’entraîner leur corps, en prenant conscience de ses changements et en les acceptant. Les transformations du corps provoquent des transformations de soi. De la sorte, il n’y a pas une rupture entre corps et « moi », et les difficultés physiques sont reliées à des difficultés « intérieures ». La posture autobiographique s’appuie sur cette démarche de « soin » du corps et de soi, ou l’évoque de manière détaillée. C’est donc le corps dansant « mis en danger » mais trouvant les moyens de se régénérer qui est, en fin de compte, le « pré-texte » de l’autobiographie, tandis que les expériences de danse en sont le ou les fils conducteurs.

Avec cet apport de l’Asie qui m’avait comme intériorisé, quand j’ai commencé à travailler Le jeune homme, j’ai été pris d’un très grand doute, j’ai trouvé tout cela trop « extérieur ». Il me semblait que je n’en étais plus là et que ce n’était plus cela que j’avais envie de faire. Au creux de la vague, Zapo m’a dit que finalement, Le jeune homme serait ce que j’en ferais avec ce que j’étais maintenant, et que c’était peut-être ça qui serait intéressant [...]. Une chose que j’ai eu le plus de mal à retrouver, c’est la violence. C’est fertile, la violence sur un jeune homme comme je l’étais à la création, je dansais ce ballet dans un état de violence contenue qui donnait toute sa tension dramatique au personnage. À l’époque, je la ressentais et je l’acceptais dans mon corps, mais là, en 1983, à soixante ans, même si je la ressentais, je ne l’acceptais plus dans mon corps.

Clair et Babilée, 1998, p. 138

Ainsi, pour Babilée, le corps domine sa pensée, et en apprenant à utiliser différemment son corps, notamment par des expériences de yoga, il a eu une sorte de révélation à soi-même. Cette découverte intervient alors qu’il avait arrêté de danser et qu’il commençait à être un peu âgé. Il a dansé à nouveau sur scène, passé les soixante-dix ans.

De même Toni Bentley, qui a interrompu sa carrière lorsqu’elle écrit son autobiographie, affirme terminer son texte en ayant repris le désir de danser (elle réintègre peu après sa compagnie de danse) et en étant changée intérieurement.

Le corps comme une oeuvre

Dans la démarche autobiographique, l’artiste acquiert un nouveau pouvoir sur soi, autant qu’une connaissance de lui-même, après avoir montré comment le corps et l’existence se sont faits « oeuvres » au fil du temps.

En tant qu’ergon, l’oeuvre est, selon Aristote, le résultat de l’accomplissement d’une tâche, de ce pourquoi un homme est fait. Cette tâche n’est pas une fonction sociale ni un métier, mais relève d’une vie pratique, d’une vocation à travers laquelle l’individu réalise une éthique de vie. L’oeuvre dans le sens de la poièsis est également le produit fini détaché de l’auteur, extérieur à lui. À partir de ces deux sens du mot « oeuvre », il est envisageable de penser que la démarche autobiographique institue le corps dansant comme une oeuvre (ergon) se présentant comme un accomplissement de soi susceptible aussi de servir de modèle pour autrui. Parallèlement, le texte autobiographique serait ou mettrait en scène la poièsis, telle la face externe et achevée d’une existence-oeuvre et de la vision du monde qu’elle dévoile (voir Ladière, 1990).

En fin de compte, dans l’expérience de l’artiste chorégraphique, l’on « est » parce que le corps est en mouvement et déploie une intelligence pratique à laquelle les danseurs croient et se fient. L’intimité que l’auteur des mémoires laisse percevoir aux lecteurs a alors pour domicile le corps dansant — relié ou non à une « âme », à une « intériorité » (pour les plus mystiques) —, symbolisé parfois par ses lieux de travail ordinaires (la scène, le studio de répétition) et lui-même décrit comme le dépositaire (et le témoin) du cheminement plus ou moins chaotique du « soi » au cours d’une existence passée dans la danse. Au fond, en narrant les expériences de danse, le narrateur dessine les contours des lieux propres (réels ou symboliques) d’un « Je » (re)constitué dans la démarche autobiographique.

Je passais des journées et des nuits entières dans l’atelier, à rechercher une danse qui fût, par les mouvements du corps, l’expression divine de l’esprit humain. Pendant des heures, je demeurais debout, immobile, les mains croisées entre mes seins, à la hauteur du plexus solaire. Ma mère s’alarmait souvent de me voir ainsi immobile et comme en extase. Mais je cherchais, et je finis par découvrir le ressort central de tout mouvement, le foyer de la puissance motrice, l’unité dont naissent toutes les diversités du mouvement, le miroir de vision d’où jaillit la danse, toute créée. C’est de cette découverte que naquit la théorie sur laquelle je fondai mon école. L’École du Ballet enseignait aux élèves que ce ressort se trouvait au centre du dos, à la base de la colonne vertébrale. [...] Après bien des mois d’efforts, pendant lesquels j’avais appris à concentrer toute mon attention sur ce centre unique, je m’aperçus que, quand j’écoutais de la musique, les rayons et les vibrations de cette musique se dirigeaient en flots vers cette unique source de lumière qui était en moi, où ils se reflétaient en vision spirituelle. Cette source n’était pas le miroir de l’esprit, mais le miroir de l’âme, et c’est d’après la vision qu’elle reflétait que je pouvais exprimer sous forme de danse les vibrations musicales [....].

Duncan, 1932, p. 80-81

Je suis aujourd’hui à Cassis et je pense à l’avenir. J’aime mon avenir. Je lui parle, je lui dis : « Je t’aime. » Je sais où il m’attend : dans un studio de danse. La barre et le miroir. La barre, le miroir et des danseurs. Les vrais Marseillais connaissent cette chanson : « Le cabanon, c’est toute notre vie... » Chaque Marseillais avait son cabanon. Mon cabanon, c’est mon studio, et mon studio, je l’aime.

Béjart, 1996, p. 262