Abstracts
Résumé
Objectifs Cet article vise à contextualiser et réviser les interventions auprès des patients avec un état mental à risque de psychose (EMR-P).
Méthode Il s’agit d’une synthèse des écrits portant sur l’EMR-P, plus précisément sur le développement des critères qui le définissent, l’évolution des patients qui en souffrent, les principales interventions étudiées jusqu’à maintenant et les services cliniques développés à ce jour.
Résultats Les critères qui définissent l’EMR-P ont été développés à partir des observations sur le prodrome des troubles psychotiques, pour prévenir ou retarder le début de la psychose. Ces critères permettent d’identifier 3 grands groupes de patients qui demandent de l’aide parce qu’ils sont souffrants et présentent des problèmes de fonctionnement. L’évaluation diagnostique demeure une étape cruciale qui comporte certains défis pour les cliniciens. Une proportion significative des patients avec un EMR-P ne développera pas de trouble psychotique. L’évolution peut toutefois être défavorable même lorsqu’il n’y a pas développement d’un trouble psychotique. Certaines interventions ont heureusement été étudiées pour améliorer l’état clinique des patients EMR-P. Elles se divisent principalement en 2 catégories : les approches psychosociales et la pharmacothérapie. Des initiatives cliniques visant à évaluer et offrir un soutien à ces patients ont vu le jour dans le monde, dont en Suisse, en France et au Canada. Plusieurs facteurs, notamment l’organisation du système de santé, influencent la mise en place et l’intégration de ces services au sein des structures existantes. Sachant qu’une faible proportion des patients EMR-P évoluera vers un trouble psychotique, il serait pertinent d’offrir les interventions dans des lieux non stigmatisants et adaptés pour les jeunes, possiblement distincts des cliniques pour les premiers épisodes psychotiques.
Conclusion Les interventions auprès des patients EMR-P vont bien au-delà de la prévention de la psychose. Elles répondent à des besoins cliniques légitimes. Une réflexion s’impose pour les déployer adéquatement dans les lieux les plus appropriés.
Mots-clés :
- état mental à risque,
- prodrome,
- psychose,
- schizophrénie
Abstract
Objectives This article aims to contextualize and review interventions for patients with a clinical high-risk (CHR) state for psychosis.
Method This review explores the literature on the CHR state and focuses more precisely on the development of its defining criteria, the evolution of CHR patients, the main interventions studied so far, and the clinical services implemented to date.
Results The CHR criteria were developed from observations on the prodrome of psychotic disorders to prevent or delay the onset of psychosis. These criteria help defining three distinct groups of patients who seek help because of significant distress and functional impairments. The diagnostic evaluation remains a critical step that represents a challenge for clinicians. A significant proportion of CHR patients will not develop a psychotic disorder. And the course can be unfavorable even if there is no conversion to a psychotic disorder. In order to improve the clinical conditions of CHR patients, several interventions have been developed and studied. They fall into two main categories: psychosocial approaches and pharmacotherapy. Clinical initiatives to assess and provide support to these patients have emerged around the world, including in Switzerland, in France, and in Canada. The implementation and the integration of these services within existing health care system are influenced by several factors, including the organization of health care structures. Knowing that only a small proportion of CHR patients will progress to a psychotic disorder, it is relevant to offer these interventions in non-stigmatizing and youth-friendly places. These services would possibly be distinct from first-episode psychosis programs.
Conclusion Interventions for CHR patients go well beyond the prevention of psychosis. They meet legitimate clinical needs. We must think about how to deploy them adequately in the most appropriate places.
Keywords:
- clinical high risk,
- prodrome,
- psychosis,
- schizophrenia
Article body
1. Introduction
« Un grand nombre de nos patients ont montré, pendant des années avant la cassure du début de la maladie, des signes évidents qu’un trouble s’installait (…). Je suis convaincu que plusieurs cas naissants pourraient être stoppés avant que le contact avec la réalité ne soit complètement perdu (…). L’attente n’est pas la méthode de choix pour les difficultés de la jeunesse, et de mettre à leur disposition une expérience utile est notre seul espoir (traduction libre de [Sullivan, 1927]). »
Harry Stack Sullivan soulignait dès 1927 que les psychiatres ne voyaient pas suffisamment de ces patients qu’il qualifiait de « prépsychotiques ». Il proposait déjà une forme d’intervention précoce, adaptée au stade de la maladie. Les troubles psychotiques peuvent effectivement être classifiés par stade, allant de l’état qui précède l’apparition de la condition psychotique jusqu’à la maladie sévère, persistante et résistante, en passant par la maladie débutante (P. D. McGorry, Nelson, Goldstone et Yung, 2010). Birchwood et ses collaborateurs ont aussi proposé une « période critique » de 2 à 5 ans suivant l’apparition de la psychose pendant laquelle des interventions précoces et intensives pourraient potentiellement améliorer l’évolution des troubles psychotiques émergents (Birchwood, Todd et Jackson, 1998). Plusieurs études ont en effet démontré qu’une longue durée de psychose non traitée était associée à une moins bonne évolution (Marshall et coll., 2005). C’est dans cet esprit que plusieurs ont voulu identifier le stade qui précède le début du trouble psychotique, pour intervenir et empêcher ou retarder son apparition, ou à tout le moins réduire au minimum la durée de psychose non traitée. Ce stade a été nommé de plusieurs façons : principalement, at-risk mental state (ARMS), ou état mental à risque de psychose (EMR-P) en français, ultra-high risk (UHR), et clinical high-risk (CHR). Dans les 3 dernières décennies, les patients EMR-P ont fait l’objet d’une multitude d’études visant à les caractériser. Plusieurs se sont intéressées à leur évolution, pour y découvrir des adolescents et des jeunes adultes souffrants, peu fonctionnels, qui demandent de l’aide et qui peuvent bénéficier d’interventions cliniques. Cet article propose une révision des principales études récentes sur l’EMR-P, pour contextualiser les interventions auprès des patients qui en souffrent.
2. Méthode
Pour cette synthèse des écrits, des auteurs de pays francophone ont été contactés pour leur expérience auprès des patients EMR-P. Les mots clés « at-risk mental state », « ultra-high risk », « clinical high-risk » et « psychosis » ont été recherchés sur les bases de données Pubmed, Medline et Google Scholar. De notre revue initiale, en date du 28 mars 2021, 2 431 articles ont émergé. Étant donné l’exploration de notre sujet sous différents angles (nosologie, traitements, évolution, etc.) et la vastitude de la littérature, nous avons donc également révisé des articles bien connus des auteurs du manuscrit, dont certains, avant les années 2000. Certains de ces articles nous ont menés à d’autres publications, qui avaient selon nous une pertinence historique, entre autres les écrits d’H.S. Sullivan cités au tout début du manuscrit. Les autres articles retenus dans le manuscrit final n’ont pas été le fruit d’une révision systématique de l’ensemble des articles qui avaient émergé des recherches documentaires initiales ; ils ont plutôt été sélectionnés de façon pragmatique (pour leur capacité à répondre aux questions abordées dans le manuscrit) et après révision des auteurs. Les auteurs ont privilégié les revues systématiques et les publications portant sur un grand nombre de participants. Au total, plus de 100 articles ont été révisés pour décrire le développement des critères de l’EMR-P, l’évolution des patients EMR-P, les interventions pharmacologiques et psychosociales et les principaux programmes existants ou en développement en Suisse, en France et au Canada.
3. Résultats
3.1 Le développement des critères de l’EMR-P
Le prodrome de la psychose correspond à une période continue de symptômes non psychotiques qui précède l’apparition d’un premier épisode psychotique (PEP) (Shah et coll., 2017 ; Yung et McGorry, 1996). Au fil des ans, l’étude du prodrome a permis d’identifier des changements annonciateurs d’un PEP. Ces changements ne sont toutefois pas pathognomoniques à la psychose, et il n’est possible de confirmer le prodrome qu’une fois le PEP survenu. Ainsi, alors que les premières études sur cette période ont été basées sur des descriptions rétrospectives par les patients ayant vécu un PEP ou par leurs proches, il a fallu, pour étudier le stade qui précède le début du trouble psychotique de façon prospective, définir des critères précis permettant la recherche clinique au sein de la communauté scientifique. Dans ce contexte, Yung et coll. ont utilisé les critères prodromiques du DSM-III-R pour développer un instrument permettant d’identifier l’EMR-P : l’échelle CAARMS (Comprehensive Assessment of At-Risk Mental States) (Yung et coll., 2005). En parallèle, la clinique Personal Assessment and Crisis Evaluation (PACE) a été créée à Melbourne, en Australie, pour identifier et soutenir les patients EMR-P (Phillips et coll., 2002). Des instruments, comme la SIPS (Structured Interview for Prodromal Syndromes) (Miller et coll., 1999), ont été développés. Des programmes dédiés à l’EMR-P et offrant des soins habituellement intégrés à la recherche clinique ont vu le jour en Europe et en Amérique du Nord, puis dans le reste du monde (Kotlicka-Antczak et coll., 2020).
En résumé, la CAARMS et la SIPS sont les 2 instruments les plus couramment utilisés pour identifier les individus qui correspondent à une ou plusieurs des trois catégories considérées à risque : 1) celle des symptômes psychotiques atténués (SPA ou Attenuated Psychotic Symptoms - APS) ; 2) celle des symptômes psychotiques avérés, mais brefs (moins d’une semaine) et autorésolutifs ou symptômes psychotiques intermittents brefs (SPIB ou Brief intermittent psychotic symptoms—BIPS ou Brief limited intermittent psychotic symptoms—BLIPS) ; 3) celle d’une détérioration significative du fonctionnement avec des antécédents familiaux de psychose ou risque génétique avec détérioration (RGD ou Genetic risk and deterioration syndrome — GRD) (P. Fusar-Poli et coll., 2013). Pour être considérés comme à risque, par définition, ces individus doivent aussi être souffrants ou présenter des problèmes de fonctionnement les amenant à consulter, car ces instruments n’ont pas été élaborés pour être utilisés dans la population générale.
En 2015, l’Association européenne de Psychiatrie a proposé un critère complémentaire aux précédents. Ce critère de Cognitive Disturbances (COGDIS) est issu du concept des « symptômes de base », qui constitue une constellation de phénomènes cliniques très subtils et éminemment subjectifs, décrits dans des études européennes, notamment allemandes (Klosterkotter, Hellmich, Steinmeyer et Schultze-Lutter, 2001). Les COGDIS pourraient précéder les symptômes psychotiques positifs atténués et constitueraient un stade très précoce de l’EMR-P (Michel et coll., 2017). Ils peuvent accroître le risque de transition psychotique lorsqu’ils sont associés aux critères EMR-P (Schultze-Lutter, Klosterkotter et Ruhrmann, 2014).
Chez les patients EMR-P évalués avec la CAARMS ou la SIPS, environ 85 % appartiennent à la catégorie SPA, 10 % à la catégorie SPIB et 5 % à la catégorie RGD (Fusar-Poli, Cappucciati, Borgwardt, et coll., 2016). Au moment de l’évaluation initiale dans un programme dédié à l’EMR-P, les symptômes de l’EMR-P ont été présents pour une durée moyenne de plus de 2 ans (Polari et coll., 2018). Ils sont accompagnés de symptômes négatifs, d’une diminution du fonctionnement scolaire, social et professionnel, et d’une qualité de vie abaissée (P. Fusar-Poli et coll., 2013). Ils sont aussi associés à un risque augmenté d’idées et de gestes suicidaires (Kelleher et coll., 2012). Différents domaines de la cognition sont touchés, notamment l’apprentissage verbal, la mémoire, la vitesse de traitement de l’information et l’attention (Addington et Barbato, 2012 ; Hauser et coll., 2017). L’ensemble de ces symptômes se rapproche davantage d’un véritable syndrome clinique nécessitant des soins adaptés que d’un simple état qui ne serait qu’à risque de complications (P. D. McGorry et coll., 2020 ; Yung et coll., 2021). En d’autres mots, il ne s’agit pas seulement de prévenir une transition vers la psychose, mais aussi de traiter les symptômes et les problèmes de fonctionnement.
Les symptômes ont aussi tendance à fluctuer dans le temps : par exemple, des symptômes initialement d’allure psychotique, mais sous le seuil de la psychose, peuvent évoluer vers un trouble dépressif, un trouble anxieux ou un autre trouble psychiatrique (Addington et coll., 2011 ; Carrion et coll., 2013 ; A. E. Simon, Umbricht, Lang et Borgwardt, 2014). C’est, entre autres, pour cette raison que l’EMR-P n’est pas un diagnostic défini par le DSM-5 et que le concept de syndrome de psychose atténuée (qui peut se comparer à une douleur rétrosternale – soit une condition qui est désagréable, qui mène habituellement à une recherche d’aide, et qui peut s’avérer le symptôme d’une maladie cardiaque grave, mais aussi le symptôme d’autres conditions médicales, ou encore d’un état bénin qui rentre rapidement dans l’ordre) a plutôt été placé dans la section des affections proposées pour études supplémentaires (Zachar, First et Kendler, 2020). Il peut alors devenir ardu de sélectionner les interventions appropriées. Une approche transdiagnostique et basée sur les stades d’évolution est ainsi proposée pour offrir des traitements adaptés aux besoins de chaque patient (Hartmann et coll., 2019 ; P. McGorry et Nelson, 2016 ; P. D. McGorry, Hartmann, Spooner et Nelson, 2018). Par exemple, un patient qui présenterait des SPA légers et qui consulterait aussi pour un trouble d’anxiété sociale pourrait bénéficier d’une psychothérapie cognitive comportementale portant sur l’anxiété sociale, alors qu’un autre qui serait dérangé par des SPA plus envahissants pourrait bénéficier d’autres interventions plus spécifiques pour les SPA (qui seront décrites dans la section 3.4).
3.2 L’évolution de l’EMR-P
Une méta-analyse a montré que les taux de transition vers la psychose chez les patients EMR-P (dans laquelle le statut SPIB n’était pas considéré dans les variables étudiées) étaient de 15 à 30 % à un an (Fusar-Poli et coll., 2012). Après 48 mois, le taux de transition était plus élevé chez les SPIB (38 %) en comparaison aux SPA (24 %) et aux RGD (8 %) (Fusar-Poli, Cappucciati, Borgwardt, et coll., 2016). Ce dernier taux (celui des RGD) n’était pas significativement plus élevé que celui des patients qui avaient été évalués dans les cliniques de détection pour les EMR-P, mais chez qui il n’y avait pas d’EMR-P selon cette évaluation (Fusar-Poli, Cappucciati, Borgwardt, et coll., 2016). Les taux de transition vers la psychose des SPIB sont en effet nettement plus élevés que ceux des autres groupes, ce qui amène certains auteurs à les considérer comme un groupe à part, entre l’EMR-P et le trouble psychotique de la lignée de la schizophrénie (Fusar-Poli, Cappucciati, Borgwardt, et coll., 2016). Il est à noter que le concept de SPIB recoupe celui de trouble psychotique bref (et un patient peut donc avoir un diagnostic de trouble psychotique bref, et rencontrer aussi les critères pour un SPIB, et donc être considéré EMR-P) (Fusar-Poli, Cappucciati, Bonoldi, et coll., 2016). Des études plus récentes ont montré des taux de transition plus bas, soit 22 % à 3 ans (Fusar-Poli et coll., 2020), qui demeurent tout de même beaucoup plus élevés que ceux de la population générale (Yung, 2020). Ce déclin pourrait s’expliquer par une détection plus précoce, des interventions efficaces offertes plus tôt (au sens où le soutien offert dans les programmes dédiés à l’EMR-P pourrait potentiellement réduire le taux de transition) ou un effet de dilution — le nombre d’individus vraiment à risque étant dilué par des faux positifs, qui ne sont pas à risque de développer un trouble psychotique (van Os, Linscott, Myin-Germeys, Delespaul et Krabbendam, 2009 ; Yung, 2020 ; Yung et coll., 2007). Après un peu moins de deux ans, 35 % des individus étaient en rémission de leur EMR-P (Andor E Simon et al., 2013).
La moitié de ceux qui développent un trouble psychotique le font à l’intérieur des 8 premiers mois de suivi dans un programme spécialisé (Kempton, Bonoldi, Valmaggia, McGuire et Fusar-Poli, 2015). Des SPA plus sévères, des symptômes négatifs plus sévères et un niveau de fonctionnement global plus pauvre sont des facteurs prédicteurs de transition vers la psychose (Oliver et coll., 2020). Les patients développent plus souvent des troubles de la lignée de la schizophrénie comme le trouble schizophréniforme, la schizophrénie et le trouble schizoaffectif (73 %) ; d’autres évoluent plutôt vers un trouble bipolaire ou une dépression psychotique (11 %) ou encore vers un trouble psychotique bref, un trouble délirant ou trouble psychotique non spécifié (16 %) (Paolo Fusar-Poli et coll., 2013).
Jusqu’à 10 ans après leur détection, la majorité des patients EMR-P ne développe pas de trouble psychotique (Nelson et coll., 2013). Cependant, plusieurs de ces patients demeurent symptomatiques et dysfonctionnels (Addington et coll., 2011 ; Cotter et coll., 2014 ; Lin et coll., 2015 ; Schlosser et coll., 2012 ; Yung, Nelson, Thompson et Wood, 2010), et les déficits fonctionnels semblent indépendants des symptômes positifs atténués (Carrion et coll., 2013 ; Cotter et coll., 2014 ; Meyer et coll., 2014). Il existe un haut pourcentage (60 à 80 %) de troubles non psychotiques (troubles affectifs et anxieux) et de troubles de la personnalité (jusqu’à 75 %) — principalement dépressive (tel que défini par la Millon Clinical Multiaxial Inventory), limite et schizotypique — dans la population EMR-P (Fusar-Poli, Nelson, Valmaggia, Yung et McGuire, 2014 ; Lim et coll., 2015 ; Phillips et coll., 2009 ; Rutigliano et coll., 2016 ; Sevilla-Llewellyn-Jones et coll., 2018 ; Wigman et coll., 2012). Il n’est pas possible de conclure que les traits ou les troubles de la personnalité sont des marqueurs de risque de la transition quoiqu’ils contribuent certainement à la morbidité associée à l’EMR-P (Sevilla-Llewellyn-Jones et coll., 2018). Quant aux déficits cognitifs, ils demeurent relativement stables dans le temps (Fioravanti, Bianchi et Cinti, 2012 ; Seidman et coll., 2016).
3.3 L’enjeu du trouble du spectre de l’autisme chez les patients EMR-P
Chez les patients avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA), l’apparition d’un trouble psychotique comorbide est relativement rare, autour de 2 à 4 % au cours de l’âge adulte (Howlin et Magiati, 2017). Chez les patients EMR-P, c’est près de 12 % qui ont aussi un diagnostic de TSA (Vaquerizo-Serrano, Salazar de Pablo, Singh et Santosh, 2021). Par ailleurs, certains patients, qui ont un TSA, mais qui n’a pas encore été diagnostiqué, sont amenés à consulter à l’adolescence ou au début de l’âge adulte lorsqu’ils expérimentent des difficultés à s’intégrer dans un environnement différent, comme l’entrée à l’université ou le début de vie professionnelle. Les codes et les attentes sociales changeant, les difficultés de cognition sociale gênent l’adaptation socioprofessionnelle et induisent une tristesse et un sentiment d’exclusion, voire de persécution. Les symptômes dépressifs paraissent atypiques, avec des troubles pouvant répondre aux critères de l’EMR-P. Le risque de transition pourrait ne pas être augmenté par la présence de TSA (Foss-Feig et coll., 2019), mais cette comorbidité a un effet plus marqué sur l’évolution fonctionnelle, en raison de l’importance du fonctionnement social dans la qualité de vie et le rétablissement.
Les patients EMR-P avec TSA présentent davantage de déficits des compétences langagières structurales et pragmatiques, des domaines du fonctionnement social, de la reconnaissance émotionnelle faciale ainsi qu’une réponse plus lente aux stimuli faciaux que les patients EMR-P sans TSA (Maat, Therman, Swaab et Ziermans, 2020 ; Solomon et coll., 2011). De plus, les patients TSA avec EMR-P ont un fonctionnement global et une cognition sociale appauvrie ainsi qu’une anhédonie sociale plus marquée que les patients TSA sans EMR-P (Foss-Feig et coll., 2019). En pratique, il est donc nécessaire d’identifier d’éventuelles comorbidités développementales et d’évaluer la cognition « froide » (ou neurocognition, p. ex. attention, mémoire, fonctions exécutives, etc.) et la cognition « chaude » (ou cognition sociale, p. ex. théorie de l’esprit et perception émotionnelle) comme potentiels leviers pour optimiser un programme de soins intégrés et personnalisés, en incluant par exemple les groupes d’habiletés sociales.
3.4 Les interventions étudiées auprès des patients avec EMR-P
3.4.1 Les interventions psychosociales
Malgré les critiques du concept d’EMR-P, il existe des preuves que ces patients bénéficient de traitements psychosociaux standards, sans le risque d’effets indésirables associés aux antipsychotiques (Fusar-Poli et coll., 2019 ; Nelson et coll., 2020 ; Woods et coll., 2021). Ces traitements réunissent l’éducation à la famille, la thérapie cognitive comportementale (TCC), l’entraînement aux habiletés sociales et la remédiation cognitive (RC) (Addington, Piskulic, Devoe, Santesteban-Echarri et Stowkowy, 2020). Un programme de traitement basé sur des modules pourrait d’ailleurs être efficace chez ces patients qui, selon un modèle de décision partagée, peuvent sélectionner parmi les modalités de traitement suivantes : la gestion de la médication, l’éducation à la famille, un entraînement à la résilience individuelle incluant la TCC et/ou un soutien à l’éducation et à l’emploi (Kane et coll., 2015). En général, ce genre de traitement s’échelonne sur 18 à 26 séances sur une période de 6 mois. D’autres options de traitement psychosocial plus spécifiques ont aussi été explorées. Ce qui suit vise à résumer les principales données sur le sujet.
3.4.1.1 La thérapie cognitive comportementale
Pour les jeunes EMR-P, des modifications ont été apportées à la TCC de la psychose. Par exemple, l’approche développée par French et Morrison conçoit les délires et les hallucinations sur un continuum avec les croyances de base et privilégie la normalisation de l’expérience comme objectif premier (French, 2004). Les expériences comportementales servent à tester, générer et évaluer différentes explications ou interprétations. Différents modèles de TCC peuvent aussi être préférés si d’autres types de symptômes tels que l’anxiété et la dépression sont plus manifestes (Clarke et coll., 1995 ; Salkovskis, 1998).
Les composantes communes à ces approches incluent : 1) évaluation, expérimentation et génération d’alternatives aux comportements de sécurité qui sont, par exemple, les stratégies utilisées pour éviter des symptômes ou des situations redoutés ; 2) reconnaissance et évaluation des croyances et des métacognitions ; 3) identification et modification des croyances fondamentales ; 4) amélioration du fonctionnement social, communautaire et vocationnel ; 5) gestion du stress ; 6) augmentation de l’autocritique des croyances et expériences inhabituelles ; 7) discussion de la prévention de la psychose (French, 2004).
La psychothérapie doit être offerte par des cliniciens expérimentés ayant reçu un entraînement spécialisé en TCC. Le nombre de séances de thérapie varie entre 9 et 30, dépendant des études ou des programmes de traitement manualisé, et la question de l’observance peut devenir un enjeu important dans la mise en place du traitement (Addington, Piskulic, et coll., 2020).
En résumé, la TCC pourrait avoir un effet positif en réduisant les SPA et en retardant la transition psychotique. Par contre, d’autres problèmes comme les symptômes négatifs, la détresse et la perte de fonctionnement ne semblent pas autant améliorés par cette approche (Addington, Piskulic et coll., 2020).
3.4.1.2 Les interventions familiales
Les interventions impliquant la famille sont généralement associées à une diminution de l’intensité des SPA (Addington, Piskulic et coll., 2020). Par exemple, dans une étude se déroulant sur plusieurs sites, les patients et leurs familles ayant reçu 18 séances de thérapie familiale au lieu de 3 sessions de psychoéducation ont présenté une plus grande amélioration de leurs SPA (Miklowitz et coll., 2014). La thérapie familiale visait à développer un plan personnalisé de prévention des crises, des stratégies d’adaptation, une communication plus constructive, et une meilleure résolution de problèmes.
3.4.1.3 La remédiation cognitive
La RC se fonde sur 3 principes : l’entraînement, le monitoring de stratégie et la généralisation (Best et Bowie, 2017). Il est difficile de tirer des conclusions des études sur la RC dans les EMR-P en raison d’un faible nombre de participants, d’un taux élevé de sujets perdus au suivi et de l’hétérogénéité des déficits cognitifs. Pour un effet bénéfique, le clinicien doit cibler un déficit cognitif et l’impact sur le fonctionnement (p. ex. une baisse des résultats scolaires) qui pourront orienter le choix de la modalité : l’entraînement sur un logiciel, les approches psychothérapeutiques intensives, ou les deux combinés (Addington, Piskulic, et coll., 2020). L’étude FOCUS, utilisant un protocole de traitement de 20 séances dans un groupe de patients EMR-P, n’a pas démontré d’amélioration du fonctionnement cognitif global (Glenthoj et coll., 2020). Cependant, les auteurs avancent que si les patients s’engagent à pratiquer suffisamment leurs habiletés, des améliorations ciblées de la neurocognition et de la cognition sociale laissent présager une potentielle malléabilité cognitive (Glenthoj et coll., 2020).
3.4.1.4 L’entraînement cognitif social
Dans la population EMR-P, des déficits se retrouvent dans tous les domaines de la cognition sociale (Green et coll., 2012 ; Thompson, Bartholomeusz et Yung, 2011) ; le biais d’attribution et la théorie de l’esprit sont plus atteints alors que les perceptions émotionnelle et sociale le sont moins (Lee, Hong, Shin et Kwon, 2015 ; van Donkersgoed, Wunderink, Nieboer, Aleman et Pijnenborg, 2015). L’entraînement cognitif social (ECS) est une approche relativement nouvelle qui se distingue des autres traitements en misant sur l’interprétation des indices de cognition sociale chez autrui, comme les pensées et les émotions. Cette approche partage des caractéristiques d’interventions déjà établies comme la RC, l’entraînement aux habiletés sociales et la TCC (Fiszdon et Reddy, 2012). Ces interventions d’ECS affectent les processus de cognition sociale basique ou proximale, comme la perception de l’émotion, et ont un effet minimal sur les processus plus distaux, comme les biais d’attribution ou la perception sociale. Il serait nécessaire que les déficits cognitifs soient abordés avant d’entreprendre l’ECS. Une étude randomisée contrôlée a récemment été initiée pour mesurer l’efficacité d’une combinaison de RC et ECS adaptée à l’EMR-P (en mettant l’accent, entre autres, sur la normalisation et la déstigmatisation des SPA) sur le fonctionnement social (Addington et coll., 2021).
3.4.2 Les interventions pharmacologiques
La plupart des guides de pratique clinique déconseillent l’utilisation d’antipsychotique chez les patients EMR-P, étant donné leur efficacité limitée à prévenir la transition vers la psychose, l’absence d’impact sur le fonctionnement et le risque d’effets indésirables. Certains auteurs proposent tout de même de considérer un antipsychotique à faible dose lorsqu’il y a détresse persistante, automutilation ou agressivité, associées aux SPA ou SPIB, tout particulièrement si les approches psychosociales n’ont pas été efficaces (Galletly et coll., 2016 ; NICE, 2014 ; Orygen, 2016). Ils recommandent alors d’en discuter avec la personne ; il faut aborder les effets indésirables des antipsychotiques et choisir la molécule selon les préférences du patient, en rappelant qu’il n’existe pas d’indication claire ni de recommandation pour un antipsychotique en particulier (Burkhardt, 2020). Ce traitement antipsychotique devrait par la suite être réévalué régulièrement, et cessé s’il n’est plus indiqué. Concernant la neuroprotection, les omega-3 pourraient retarder ou prévenir le début de la psychose selon des lignes directrices australiennes (Orygen, 2016), mais les données de deux études sont contradictoires. La première étude concluait à un taux de transition à 12 mois de 5 % dans le groupe de patients EMR-P avec prise de 1,2 g d’omega-3 sur 12 semaines versus 28 % pour le groupe placebo. De plus, une amélioration des symptômes positifs, négatifs et généraux ainsi que du fonctionnement psychosocial était observée dans le groupe traitement (Amminger et coll., 2010). La deuxième étude incluant un groupe avec 1,4 g d’omega-3 sur 26 semaines avec des interventions cognitivo-comportementales manualisées n’a pu démontrer de différence du taux de transition avec le groupe placebo et n’offrait pas de bénéfices supplémentaires aux interventions psychosociales (P. D. McGorry et coll., 2017). Les études qui se penchent sur les effets des antidépresseurs, du lithium ou d’autres agents neuroprotecteurs dans les EMR-P sont peu concluantes (Burkhardt, 2020). Il faut par ailleurs offrir des approches pharmacologiques et non pharmacologiques pour traiter les diagnostics comorbides aux EMR-P selon les guides de pratique clinique pour chacune de ces conditions (par exemple, considérer une médication antidépressive pour un trouble dépressif caractérisé ou pour un trouble anxieux).
3.5 Programmes dédiés à l’EMR-P
Depuis les années 90, bien que les programmes d’intervention précoce auprès des PEP aient connu une expansion croissante dans le monde, les caractéristiques des centres dédiés aux patients EMR-P, comme leurs modalités de référence, leurs critères d’inclusion et d’exclusion, et les services qui y sont offerts, demeurent peu connus. En 2019, l’International Early Psychosis Association (IEPA) a sondé 47 programmes dédiés à l’EMR-P (rejoignant 22 248 personnes) à travers le monde (Kotlicka-Antczak et coll., 2020). Ces programmes se situent surtout en Europe occidentale (51,1 % en Europe occidentale, 17 % en Amérique du Nord, 17 % en Asie de l’Est, 6,4 % en Australie, 6,4 % en Amérique du Sud et 2,1 % en Afrique) (IEPA, 2021). Leurs activités de détection, de recrutement et de traitement sont très hétérogènes. Dans la francophonie, le niveau d’implantation des centres dédiés à l’EMR-P reste inexploré. En 2018, une branche francophone de l’IEPA (IEPAf) a d’ailleurs été créée pour coordonner les pays membres et répondre à ce genre de questions (Conus, 2019). Hors de la francophonie, certains centres pionniers du Royaume-Uni et de l’Australie, propulsés par une politique sanitaire dans laquelle l’intervention précoce est intégrée dans la planification nationale des soins en santé mentale, ont fait l’objet de plusieurs publications qui témoignent de leurs modalités de fonctionnement.
3.5.1 Royaume-Uni et Australie
Au Royaume-Uni, le National Health System (NHS) a introduit l’Access and Waiting Times standard for Early Intervention in psychosis, définissant ainsi un délai standard à respecter à l’échelle nationale pour l’intervention précoce, incluant la détection et la prise en charge des jeunes EMR-P (Kendall, 2016). En Australie, l’organisation des soins pour cette population EMR-P a récemment évolué vers un autre paradigme : la prévention à plus large spectre des problèmes de santé chez les jeunes. De ce changement est née l’initiative Headspace, avec la mise en place de centres d’intervention précoce non stigmatisants et indépendants du système de soins psychiatriques. Ces centres accueillent les jeunes entre 12 et 25 ans qui présentent des problèmes psychologiques, somatiques, scolaires ou professionnels et offrent une formule polyvalente de type « one stop shop » (Fusar-Poli, 2019).
3.5.2 Suisse
En Suisse, l’implantation et la coordination des centres d’intervention précoce dans le système de santé sont loin d’être bien établies malgré des expériences pionnières dans les cantons francophones, dont les programmes Jeunes adultes avec troubles débutants (JADE) à Genève, en 2001 et Traitement et intervention précoce dans les troubles psychotiques (TIPP) à Lausanne, en 2004. Ces programmes se caractérisent par l’articulation d’un volet pour les PEP ainsi qu’un volet de détection et d’intervention pour les patients EMR-P, couvrant ainsi l’entier de l’éventail de la psychose débutante. La caractéristique principale de ces organisations réside donc dans l’étroite intégration de 2 volets d’intervention précoce dans un même programme, avec la visée de la réduction des délais du traitement approprié au moment de la transition psychotique. Plus récemment, grâce à l’impulsion donnée par des intervenants suisses de l’intervention précoce, les institutions psychiatriques publiques et universitaires de 3 grands cantons suisses — 2 francophones (Genève pour le canton de Genève et Lausanne pour le Canton de Vaud) et 1 germanophone (Bâle) — se coordonnent dans un nouveau projet transcantonal (PsyYoung) afin de développer une plateforme standardisée d’intervention précoce pour les patients EMR-P de 14 à 25 ans. Le projet est financé pour une période de 4 ans (2020-2023). Le projet PsyYoung, première initiative suisse pour promouvoir la standardisation entre centres experts, a l’ambition de diffuser des recommandations et des lignes de développement au niveau national. Les institutions psychiatriques publiques des cantons francophones s’organisent également en association avec le Groupement romand intervention précoce (GRIP) pour se doter plus uniformément de programmes d’intervention précoce.
3.5.3 France
L’intervention précoce en France a débuté en retard par rapport aux autres pays francophones et européens, en particulier en ce qui concerne la prise en charge des EMR-P, en raison d’un manque d’outils et de formation des acteurs de soins primaires ainsi que la fragmentation du parcours de soins et l’organisation complexe entre psychiatrie adulte, pédopsychiatrie et le domaine « médicosocial ». Après les premières initiatives pilotes à Paris (Oppetit et coll., 2018), Nancy, Brest, Caen, ou encore à Lille, le champ s’est dynamisé grâce aux actions de formation et de diffusion des connaissances, notamment au sein du réseau Transition (Krebs, 2019). La dernière enquête nationale fait état de 35 initiatives « opérationnelles » et 34 initiatives « en préparation » pour monter une équipe d’intervention précoce (Lecardeur et coll., 2020). Sur ces 34 services, seule la moitié accueille des EMR-P en plus des PEP, 62 % prennent aussi en charge les troubles psychotiques chroniques, et un tiers mélange tous les stades. À ce jour, 12 centres proposent une prise en charge spécialisée pour les EMR-P.
La connaissance et le dépistage des situations d’EMR-P restent limités au sein de la première ligne, contrairement aux PEP, qui sont rencontrés dans le système de soins dit classique. La situation actuelle représente une étape cruciale à partir de laquelle il faudra implanter les pratiques et les recommandations nécessaires à la prise en charge d’EMR-P grâce à la création de ressources complémentaires et la mise en oeuvre d’un référentiel national.
3.5.4 Canada
De l’autre côté de l’Atlantique, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) et la Fondation privée Graham Boeckh financent le projet ACCESS Open minds/Esprits ouverts, qui rassemble des jeunes, des proches, des membres des communautés autochtones, des chercheurs et des décideurs de partout au Canada, pour offrir de nouveaux services, ou coordonner des services déjà existants, pour les jeunes de 11 à 25 ans, sur 12 sites à travers le pays (Boeckh, 2019 ; Iyer et coll., 2019 ; Malla et coll., 2019 ; Malla et coll., 2018 ; MSSS, 2018). Ces sites se veulent représentatifs de la diversité canadienne : ils intègrent les communautés autochtones et les milieux urbains et ruraux. L’objectif du projet n’est pas uniquement d’offrir et coordonner des services, mais aussi de les évaluer, entre autres, en obtenant le point de vue des utilisateurs de ces services, pour les rendre plus accessibles et efficaces. L’approche ne vise pas seulement l’EMR-P et/ou la psychose ; elle est ainsi transdiagnostique, sans évaluation standardisée de l’EMR-P. Les patients qui développent des signes ou des symptômes évocateurs de psychose devraient être rapidement redirigés vers les programmes spécialisés d’intervention pour les PEP. Dans plusieurs communautés, ces programmes PEP ne sont pas situés au même endroit que les points de service ACCESS, car il s’agit de deux entités distinctes.
Le Canada étant organisé en provinces et territoires, et chacune étant responsable de la gestion et de l’organisation des services de soins de santé, ce projet a donné lieu à des initiatives provinciales. Au Québec, le cadre de référence sur les programmes d’interventions pour PEP publié en 2017 stipule que ces programmes doivent offrir une évaluation et des recommandations aux patients EMR-P. À l’été 2018, le ministère de la Santé et des Services sociaux a lancé le projet Aires ouvertes, avec la mise en place de 3 premiers points de service, à Laval (en milieu semi-urbain), à Montréal-Nord (en milieu urbain) et sur la Côte-Nord (en région rurale, éloignée des centres urbains). Ces points de service sont situés dans des lieux facilement accessibles pour les jeunes de 12 à 25 ans, et ils offrent des services en ce qui a trait à la santé mentale, la santé sexuelle, aux études et au marché de l’emploi, à l’image des centres Headspace en Australie. Il y a un volet évolutif, c’est-à-dire qu’il sera appelé à s’ajuster aux besoins des jeunes, en vue d’une généralisation de la démarche à l’ensemble du Québec, avec déjà des projets en Montérégie, en Estrie, au Saguenay et en Gaspésie. Des initiatives similaires émergent dans les autres provinces canadiennes.
4. Discussion et conclusion
En somme, le concept d’EMR-P vise à identifier les jeunes susceptibles de développer un PEP pour idéalement empêcher ou repousser la transition psychotique. L’identification de ces patients a reposé sur des évaluations psychométriques spécialisées offertes dans les centres tertiaires. Malgré des résultats initiaux prometteurs, le concept de EMR-P s’est finalement révélé plus complexe qu’attendu : il existe une grande variabilité clinique des populations EMR-P qui ne permettrait pas de déterminer l’efficacité de traitements spécifiques (Fusar-Poli et coll., 2020). De plus, le taux de transition psychotique des patients EMR-P est moins élevé que celui révélé par les premières études et la majorité de ces patients ne développent pas un PEP. Les patients EMR-P présentent néanmoins un risque significatif de transition psychotique aiguë et un état caractérisé par de la détresse et des problèmes de fonctionnement qui peuvent être durables et évoluer vers d’autres tableaux psychopathologiques.
Des projets de recherche plus récents se sont intéressés au développement d’interventions thérapeutiques ciblées pour la population EMR-P (Fusar-Poli et coll., 2020). Plusieurs de ces interventions visaient plus spécifiquement les SPA, mais les symptômes négatifs, les problèmes de fonctionnement, dont le fonctionnement social qui se démarque comme un paramètre clinique à favoriser (Woods et coll., 2021), et la qualité de vie s’imposent comme d’autres cibles de traitement incontournables (Raballo et Poletti, 2019). Les patients EMR-P traités ont toutefois des réponses très variables à ces interventions le plus souvent multimodales, et il devient difficile d’établir l’impact différentiel de chaque mode de traitement, ce qui pose la question fondamentale de repenser les méthodologies de recherche et d’analyse (P. D. McGorry et Nelson, 2020). Une approche thérapeutique basée sur les problèmes psychologiques actifs (c.-à-d. des interventions basées sur les besoins) apparaît actuellement comme un compromis acceptable pour la population EMR-P (Albert, Tomassi, Maina et Tosato, 2018 ; Conrad et coll., 2017). Dans ce contexte, pour éviter la stigmatisation, certains auteurs proposent d’éviter les mots qui rappellent la psychose et la schizophrénie lorsque vient le temps de nommer les programmes dédiés à l’EMR-P (Moritz, Gaweda, Heinz et Gallinat, 2019).
De surcroît, bien que le développement des centres de détection de ces patients ait aussi connu un essor dans les pays francophones, leur fonctionnement et leurs modalités de coordination au sein des diverses organisations de soins et avec les autres volets de l’intervention précoce (comme les programmes pour les PEP) ne sont pas bien connus ni standardisés. On ne peut pas exclure que ces éléments jouent à la défaveur de l’efficacité de ces centres, si on considère que la majorité (voire 95 %) des patients avec un PEP ne sont pas détectés par les programmes pour les patients EMR-P (Ajnakina et coll., 2017), et qu’un tiers des patients avec un PEP n’ont possiblement pas d’EMR-P détectable avant le PEP (Shah et coll., 2017). Pour certains centres dédiés à l’EMR-P autonomes et indépendants, leur efficacité devient subordonnée à la bonne coordination avec des programmes de prévention tertiaire (soit les programmes pour les PEP), toujours si ces derniers existent dans le même système de soins.
Il est important de considérer l’impact d’un diagnostic d’EMR-P, qui peut être à la fois positif (entre autres, via le soulagement de mettre des mots sur une expérience troublante), mais aussi très négatif (Colizzi, Ruggeri et Lasalvia, 2020). Pour la population EMR-P, la perspective de développer une psychose peut être associée à la peur, au désespoir, à l’autostigmatisation, à la démoralisation, et à l’impression d’être endommagé (Albert et coll., 2018 ; Corcoran, Malaspina et Hercher, 2005), ce qui peut mener à une grande détresse (qui peut parfois exacerber les SPA) et à des comportements suicidaires (Moritz et coll., 2019). C’est dans ce contexte que des initiatives comme Headspace ont vu le jour en Australie, pour accueillir des jeunes en crise, incluant des jeunes qui présentent un EMR-P, mais en ne mettant pas l’accent sur la psychose (Moritz et coll., 2019). D’autres auteurs ont plutôt proposé des interventions auprès de la population générale, comme des activités de sensibilisation sur les liens entre la consommation de cannabis et la psychose (Murray, David et Ajnakina, 2021).
Au Québec, la mise en place de services pour les jeunes de 12 à 25 ans dans la communauté, distincts des programmes pour les PEP et complémentaires à ceux déjà offerts dans le système de santé, s’avère une piste de solution intéressante pour le futur. Par des approches transdiagnostiques, ces services peuvent potentiellement venir en aide à un plus grand nombre d’adolescents et jeunes adultes, qui sont à une période charnière de leur vie, durant laquelle plusieurs troubles mentaux trouvent racine (Murray et coll., 2021). Selon l’évaluation des besoins, ces services pourraient ainsi offrir un vaste éventail de soins : de l’autotraitement aux interventions virtuelles en passant par des suivis plus intensifs et par la pharmacothérapie (Moritz et coll., 2019). Un enjeu majeur demeure l’affinage des systèmes de détection des précurseurs cliniques de ces troubles. Ceux avec un EMR-P pourront potentiellement bénéficier d’interventions spécifiques adaptées à leurs besoins (Addington, Farris, Devoe et Metzak, 2020) et certains futurs patients avec un PEP se retrouveront aussi dans cette population. Si ces services sont bien intégrés au reste du système de soins, les patients qui développeront un PEP pourront être référés rapidement aux programmes d’intervention précoce et intensive spécialisés pour les PEP, et l’ensemble de ces services formeront un tout plus cohérent, plus efficace, et plus humain.
Appendices
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