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1. Introduction

Un patient met ses lunettes de réalité virtuelle afin de se transposer dans une salle de thérapie. Un personnage virtuel automatisé agissant à titre de clinicienne apparaît devant lui et enregistre plusieurs informations biométriques en direct telles que le rythme cardiaque et la respiration. Le programme donne plusieurs informations sur l’état affectif du patient, puis la « clinicienne » virtuelle introduit la séance : « Bonjour M. X. Bienvenue à votre séance de thérapie contrôlée par ordinateur. »

Cette interaction fictive entre un humain et une clinicienne virtuelle est un exemple de scénarios anticipés où les personnages virtuels, c’est-à-dire des personnages représentés numériquement d’apparence humaine ou non, pourraient réaliser plusieurs actes professionnels en santé mentale (p. ex. certains éléments du processus d’évaluation ou d’intervention). L’interaction humain-machine se situe à la croisée de multiples disciplines (p. ex. génies, psychologie, psychiatrie, ergonomie et communication) et elle se définit comme la conception, l’évaluation et l’implémentation de systèmes informatiques interactifs avec l’humain (Kim, 2015). Quatre composantes caractérisent ce type d’interaction, soit l’entrée d’informations provenant de l’utilisateur, le traitement de ces informations par l’ordinateur, le médium de communication (p. ex. écran d’ordinateur) et la sortie d’informations vers l’utilisateur qui peut être effectuée par l’entremise de personnages virtuels (figure 1).

Même si le réalisme graphique et d’animation de ces personnages virtuels est de plus en plus évolué (p. ex. au cinéma, dans les jeux vidéo), leur capacité à agir de façon autonome demeure rudimentaire et se retrouve presque exclusivement en recherche expérimentale. En effet, l’utilisation de ces personnages vise principalement à renforcer l’efficacité des suivis psychothérapeutiques existants. Dans un contexte clinique, 4 formes d’utilisation se distinguent selon leur fréquence d’utilisation et leur complexité croissante d’implémentation (adapté de Rehm et coll., 2016) : 1) l’usage d’un environnement virtuel afin d’y accueillir, par exemple, les membres d’un groupe de soutien par les pairs ou un psychothérapeute et son patient ; 2) l’élaboration de jeux sérieux (c.-à-d. jeux dont les éléments sont inclus dans des psychothérapies informatisées pour atteindre un objectif lié à la santé) ; 3) la création d’une version augmentée d’une psychothérapie virtuelle où le thérapeute peut avoir un certain contrôle sur le monde et les personnages virtuels, et où des mesures biométriques lui sont disponibles ; 4) la présence d’un psychothérapeute virtuel autonome, avec ou sans superviseur.

Il existe donc une discordance entre ce que certains s’imaginent être l’utilisation future des personnages virtuels (p. ex. réalisant certains actes professionnels) et la manière dont les personnages virtuels sont présentement développés et utilisés. D’ailleurs, selon un récent sondage réalisé en Angleterre auprès de 154 professionnels en santé mentale spécialisés en pédiatrie, près de 61 % d’entre eux rapportaient manquer de connaissances quant aux différentes technologies disponibles (p. ex. l’utilisation de la réalité virtuelle et d’avatars lors de thérapies) et 42 % d’entre eux ne se sentaient pas compétents ou confiants dans ce domaine (Cliffe et coll., 2020). Ce manque de connaissances quant aux technologies disponibles peut également nuire à la compréhension des enjeux et préoccupations liés à leur utilisation en santé mentale. En raison du rythme rapide des progrès informatiques, les utilisateurs ont de plus en plus accès aux technologies impliquant des personnages virtuels, avant même que ces derniers aient pu être préalablement validés par la recherche. Ce transfert direct des technologies en développement vers les futurs utilisateurs, sans impliquer la recherche et parfois même les cliniciens en amont, peut conduire à de multiples enjeux et préoccupations quant à leur utilisation en santé mentale, notamment en lien avec la sécurité et l’efficacité des nouvelles technologies.

Figure 1

Représentation visuelle de l’interaction humain-machine et de ses composantes

Représentation visuelle de l’interaction humain-machine et de ses composantes

Note. Les 4 composantes de l’interaction humain-machine sont identifiées en gris. Les divers aspects liés à la recherche fondamentale (encadré en mauve), à la recherche clinique (encadrés en vert) et au point de vue sociétal (encadrés en bleus) sont associés soit à la principale composante de l’interaction humain-machine impliquée, soit à l’interaction humain-machine globale.

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L’objectif général de cet article est donc d’informer tous les acteurs impliqués (c.-à-d. chercheurs, concepteurs, cliniciens, décideurs et patients) quant au potentiel des personnages virtuels en santé mentale et de les sensibiliser aux enjeux associés à leur usage plus accru. Trois sous-objectifs en découlent, chacun étant associé à une perspective distincte, soit la recherche fondamentale, la recherche clinique ou les considérations sociétales. Premièrement, cet article vise à dégager les différentes caractéristiques associées aux personnages virtuels qui ont le potentiel d’influencer leurs interactions avec les utilisateurs humains. Deuxièmement, cet article a pour but d’offrir un aperçu des données probantes disponibles concernant l’utilisation des personnages virtuels en santé mentale. Troisièmement, cet article a pour objectif de susciter la réflexion en vue d’un développement et d’une utilisation future qui soient responsables et éthiques.

2. Méthode

Une recension narrative de la littérature a été réalisée dans les bases de données associées aux domaines des sciences de la santé, de la psychologie et de l’ingénierie incluant PsycINFO, CINAHL, MEDLINE, Embase et Google Scholar. Les mots-clés suivants : virtual characters, virtual agents, avatars, therapy, therapeutic relationship et mental health ont été utilisés en français et en anglais, puis combinés lors des recherches dans les bases de données qui se sont déroulées du 15 avril 2020 au 15 janvier 2021. Par la suite, les auteurs ont identifié les articles pertinents associés aux objectifs du projet. Concernant l’efficacité d’évaluations et d’interventions en santé mentale utilisant des personnages virtuels, les articles ont été sélectionnés selon les critères d’inclusion suivants : 1) article rédigé en anglais ou en français ; 2) représente une recension des écrits ; 3) aborde l’usage de personnages virtuels ; 4) s’inscrit en contexte clinique de santé mentale. Les études ont été exclues si les 4 critères d’inclusion n’étaient pas remplis. Puis, les informations ont été synthétisées en thématiques et les résultats obtenus ont été discutés.

3. Résultats

Les personnages virtuels se doivent d’être abordés selon 3 perspectives distinctes afin de saisir la complexité quant à leur usage en santé mentale. Du point de vue de la recherche fondamentale, il convient d’abord de dégager les différentes caractéristiques qui peuvent influencer l’interaction entre les personnages virtuels et les utilisateurs humains (voir l’encadré mauve dans la figure 1). Certaines de ces caractéristiques sont davantage liées à la perception comme le réalisme alors que d’autres sont plutôt associées à la manière dont l’humain attribue diverses catégories sociales comme le sexe et l’origine ethnique. Ces caractéristiques issues de la recherche fondamentale sont aussi applicables aux interactions entre les personnages virtuels et les patients, et sont susceptibles d’influencer leur usage en clinique. Cet état des connaissances permettra ensuite de s’attarder au point de vue clinique en effectuant d’abord un survol des quelques données probantes disponibles quant à l’efficacité des personnages virtuels en santé mentale. Puis, certains aspects relationnels inhérents à leur usage auprès de patients seront traités (voir les encadrés verts dans la figure 1). Ce sommaire de la recherche fondamentale et clinique permettra, par la suite, d’amorcer la réflexion quant à divers enjeux sociétaux en vue d’un développement et d’une utilisation future qui soient responsables et éthiques. Pour ce faire, l’accessibilité et la disponibilité des personnages virtuels, l’accumulation de données biométriques, la prise de décision et l’attribution de la responsabilité seront abordées, suivies de quelques pistes de recommandations qui sont actuellement envisagées (voir les encadrés bleus dans la figure 1).

3.1 Caractéristiques des personnages virtuels selon la recherche fondamentale. Lors d’une interaction sociale, chaque individu tend à percevoir puis catégoriser diverses caractéristiques chez l’autre afin de guider sa manière d’agir. Plusieurs caractéristiques propres aux personnages virtuels ont ainsi le potentiel d’affecter l’interprétation des échanges, la satisfaction vis-à-vis de la communication, le degré d’influence sociale des personnages et la performance à des tâches (Nowak et Fox, 2018). Parmi ces caractéristiques, certaines sont liées à la perception et d’autres à la catégorisation sociale (p. ex. attribution d’une catégorie sociale à un individu ; voir figure 2).

Figure 2

Organigramme des principales caractéristiques des personnages virtuels

Organigramme des principales caractéristiques des personnages virtuels

Note. Cet organigramme présente les principales caractéristiques des personnages virtuels, divisées en 2 catégories : les caractéristiques liées à la perception et celles liées à la catégorisation sociale attribuée à ces personnages.

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3.1.1 Perception. Lorsqu’un individu interagit avec un personnage virtuel, il reçoit une variété d’informations qu’il décode, organise puis se représente selon divers principes comme l’agentivité, le réalisme, l’immersion et la présence.

3.1.1.1 Agentivité. La perception que le personnage virtuel est contrôlé par un humain (c.-à-d. avatars) ou un algorithme (c.-à-d. agent virtuel) pourrait influencer l’interaction entre ce personnage et l’utilisateur. Certains auteurs proposent que les avatars aient par défaut une influence sociale plus importante que les agents virtuels en raison d’une manière d’agir qui est naturellement plus humaine (Blascovich, 2002 ; Blascovich et coll., 2002). En effet, les résultats de la méta-analyse de Fox et coll. (2015) montrent que les avatars qui sont perçus comme étant contrôlés par des humains, peu importe s’ils le sont vraiment, ont une plus grande influence sociale que les agents virtuels qui sont perçus comme contrôlés par un algorithme lorsque mesurée par le niveau de présence, d’affect, de distance interpersonnelle ou par des mesures physiologiques. Toutefois, d’autres auteurs soulignent qu’il est difficile de distinguer un humain d’un ordinateur sur la base de certains comportements perceptibles dans un environnement virtuel et qu’ainsi, les mêmes intentions et règles sociales utilisées envers d’autres humains peuvent être appliquées aux ordinateurs (Nass et Moon, 2000). Entre autres, les résultats d’une étude ont montré que ce n’était pas nécessairement la croyance d’interagir avec un avatar ou un agent virtuel qui influençait la perception et les comportements d’un individu envers un personnage virtuel, mais bien le niveau de réalisme comportemental présenté par le personnage virtuel (p. ex. réagir ou non face au comportement d’un utilisateur ; von Der Pütten et coll., 2010). Ainsi, malgré l’absence de consensus quant à l’influence de l’agentivité sur l’interaction humain-machine, cet aspect doit être considéré lors de la conception et l’utilisation des personnages virtuels, par exemple, en s’assurant d’informer les utilisateurs du réel degré d’agentivité des personnages.

3.1.1.2 Réalisme. Il serait logique de penser que plus un personnage virtuel est réaliste, plus un observateur perçoit une affinité avec lui. Par contre, cette relation s’inverse lorsqu’un personnage virtuel ressemble fortement à un être humain, mais sans y être identique (Mori et coll., 2012). Ce point de chute est décrit par l’appellation Uncanny Valley ou « Vallée Dérangeante/de l’Étrange » (voir l’illustration de MacDorman, 2019 ; http://journals.openedition.org/ephaistos/docannexe/image/5333/img-4.png). Ce phénomène est présent pour tout objet possédant certaines caractéristiques humaines, dont les androïdes (Mathur et Reichling, 2016) et les visages de personnages virtuels (Seyama et Nagayama, 2007 ; Tinwell et coll., 2011). Selon cette théorie, un personnage virtuel qui atteint un haut degré de ressemblance avec l’apparence d’un corps humain sans reproduire l’ensemble des propriétés humaines (p. ex. la texture de la peau et les mouvements de la bouche) se retrouve dans le creux de l’Uncanny Valley en raison de l’impression étrange suscitée chez l’utilisateur. Les mécanismes psychologiques derrière ce malaise doivent encore être élucidés, mais une hypothèse soulevée serait qu’un objet qui partage irrégulièrement des caractéristiques humaines et artificielles suscitera une réaction négative contrairement à un objet qui partage systématiquement des caractéristiques humaines ou artificielles (Kätsyri et coll., 2015). Bien que l’ajout de mouvements accentue le réalisme et la qualité de l’interaction virtuelle (Guadagno et coll., 2007 ; von Der Pütten et coll., 2010), ceux-ci doivent être perçus comme réalistes, sinon la chute dans l’Uncanny Valley sera plus importante (Groom, Nass, et coll., 2009 ; Herrera et coll., 2020). Par conséquent, l’harmonisation des différentes formes de réalisme (p. ex. l’apparence et le mouvement) semble une meilleure piste dans la conception et l’utilisation des personnages virtuels que de favoriser le développement de l’une ou l’autre.

3.1.1.3 Immersion et présence. Le niveau d’engagement vécu lors d’une interaction dans un environnement virtuel peut grandement influencer notre perception de cette interaction. Cet engagement peut dépendre de deux facteurs : l’immersion et la présence. D’une part, l’immersion physique est définie comme la propriété d’un système informatique à remplacer ou à amplifier la perception de stimuli sensoriels tels que la vision, l’audition et le toucher (Bohil et coll., 2011 ; Riva et coll., 2014 ; Sherman et Craig, 2018, 2018b). L’immersion physique dépend, entre autres, de la fidélité des stimuli qui sont représentés dans l’environnement virtuel à ceux normalement retrouvés in vivo. La présence consiste plutôt en l’oubli d’être immergé dans un environnement virtuel (Lombard et Ditton, 1997). Le concept de présence inclut également la sensation de présence d’autres individus dans l’environnement virtuel (appelée la présence sociale). Une augmentation de la présence sociale est associée à plusieurs retombées positives dans la communication comme un plus grand niveau de persuasion et d’attraction (Oh et coll., 2018). Par ailleurs, l’utilisation de technologies plus sophistiquées comme un casque ou une salle de réalité virtuelle tend à accroître le degré d’immersion et, par le fait même, le sentiment de présence comparativement à un simple écran d’ordinateur (Ochs et coll., 2019). Ainsi, de la conception à l’implémentation, le choix de la technologie immersive doit viser un sentiment de présence satisfaisant avec le personnage virtuel.

3.1.2 Catégorisation sociale. Comme en face à face, les individus tendent spontanément à attribuer une catégorie sociale lorsqu’ils observent un personnage virtuel (p. ex. le sexe, le genre et l’origine ethnique), et à évaluer leur similarité physique et psychologique avec celui-ci.

3.1.2.1 Sexe et genre. Le sexe réfère à un ensemble d’attributs biologiques d’un individu, soit principalement aux caractéristiques physiques et physiologiques (p. ex. hormones, anatomie), tandis que le genre réfère aux rôles, comportements, expressions et identités établis par la société pour les filles, les femmes, les garçons, les hommes et les personnes de divers genres (Instituts de recherche en santé du Canada, 2020). Ces catégorisations et les stéréotypes qui en découlent s’appliquent également aux personnages virtuels. Par exemple, une étude a montré que la distance physique est plus importante lors de dyades homme-homme comparativement à des dyades femme-femme, comme il est observé en contexte face-à-face (Yee et coll., 2007). De plus, les personnages virtuels féminins plus stéréotypés (c.-à-d. vêtus de manière plus suggestive) évoquent davantage de sexisme de la part des observateurs que ceux non stéréotypés (c.-à-d. vêtus de manière plus conservatrice ; Fox et Bailenson, 2009). Les personnages féminins sont d’ailleurs plus susceptibles de recevoir de l’aide que ceux masculins dans un contexte d’un jeu en ligne multijoueurs (Lehdonvirta et coll., 2012), bien que cette tendance puisse être modulée selon le sexe de l’observateur ou le degré d’attraction du personnage virtuel (Waddell et Ivory, 2015). Afin de réduire les biais sociétaux liés au genre, certains auteurs suggèrent l’usage de personnages virtuels androgynes, puisqu’ils représenteraient un juste milieu des effets positifs et négatifs du genre féminin et masculin (Nag et Yalçln, 2020). Cependant, cette piste de recommandation demeure peu explorée et mitigée, puisque d’autres auteurs soulignent que de tels personnages androgynes seraient associés à un degré moindre de crédibilité (Nowak et Rauh, 2008), de similarité entre le personnage virtuel et l’utilisateur (Nowak et coll., 2009) ainsi qu’un état d’incertitude indésirable chez les observateurs (Nowak et Fox, 2018).

3.1.2.2 Origine ethnique. Comme le sexe et le genre, les individus ont d’ailleurs tendance à catégoriser l’origine ethnique des personnages virtuels. Cette catégorisation a le potentiel d’influencer la manière dont ils perçoivent les informations transmises (Spence et coll., 2013) et le partenaire avec lequel ils interagissent (Vang et Fox, 2014), notamment en incitant la divulgation de leur propre origine ethnique (Lee et Park, 2011). Les stéréotypes qui proviennent d’interactions en face à face tendent également à s’appliquer aux personnages virtuels (Groom, Bailenson, et coll., 2009 ; Nowak et Fox, 2018), d’autant plus si les personnages virtuels sont stéréotypés (Burgess et coll., 2011 ; Cicchirillo, 2015). Par exemple, des participants néerlandais maintiendraient plus de distance interpersonnelle et montreraient une augmentation du niveau de conductance de la peau à l’approche de personnages virtuels ayant une apparence et un nom marocains plutôt que typiquement néerlandais (Dotsch et Wigboldus, 2008). De plus, en situation d’urgence, les comportements d’aide de sujets blancs envers des personnages à la peau noire tendent à être moins fréquents qu’envers ceux à la peau blanche (Gamberini et coll., 2015). Toutefois, le fait que des participants créent et utilisent des avatars d’autres ethnies que la leur a le potentiel de faciliter la prise de perspective, accentuer l’empathie et par conséquent, de diminuer leurs préjugés raciaux (Behm-Morawitz et Schipper, 2016 ; Peck et coll., 2013).

3.1.2.3 Similarité. La similarité correspond au degré auquel un individu perçoit que le personnage virtuel lui ressemble (adapté de Aljaroodi et coll., 2019). Elle peut être physique, comme le sexe représenté par le personnage virtuel, ou psychologique, comme les attitudes manifestées par le personnage virtuel ; Ferchaud et Sanders, 2018 ; Nowak et Rauh, 2005 ; Suh et coll., 2011 ; Wrzesien et coll., 2015). La similarité psychologique est étroitement liée au fait d’appartenir au même groupe social (Aljaroodi et coll., 2019), soit en considérant les personnages virtuels comme coéquipiers plutôt qu’adversaires (Lee, 2007 ; Midha et Nandedkar, 2012). Comme en face à face, les individus préfèrent interagir avec des personnages virtuels qui leur ressemblent (Nowak et Rauh, 2005), ceux-ci étant dès lors considérés comme plus crédibles (Nowak et coll., 2009) et persuasifs notamment lorsqu’un changement d’attitude est visé (Guadagno et coll., 2007). D’ailleurs, la similitude psychologique tend à augmenter le sentiment de présence (Aljaroodi et coll., 2020). En conséquence, le plaisir de l’interaction, la crédibilité des informations, la convivialité et la confiance entre les partenaires d’interaction sont accentués (Aljaroodi et coll., 2019). En outre, plus le personnage virtuel est similaire à son observateur, plus celui-ci s’identifie au personnage et ressent un attachement émotionnel élevé (Kim et Kim, 2016). Cette similarité accroît le degré d’engagement du sujet si le personnage virtuel est perçu comme utile (c.-à-d. offre de bons conseils à l’utilisateur ; Van Vugt et coll., 2010) et diminue l’adoption de comportements trompeurs (Hooi et Cho, 2013).

En somme, l’ensemble de ces caractéristiques contribue à la personnalisation des personnages virtuels et, de ce fait, permet d’optimiser les possibles bénéfices dans de nombreux contextes, dont celui de la santé mentale.

3.2 Pertinence clinique des personnages virtuels en santé mentale. En pratique clinique, le professionnel cherche à offrir des soins qui soient des plus actuels, efficaces et adaptés aux patients requérant leurs services en santé mentale. Pour ce faire, ce clinicien doit s’appuyer sur les preuves empiriques disponibles afin de guider sa pratique. Ainsi, bien que les personnages virtuels offrent un avantage prometteur quant à leur personnalisation, il convient d’examiner leur réel apport quant aux processus d’évaluation et d’intervention, et leur capacité à mettre en oeuvre certains aspects relationnels comme l’alliance thérapeutique qui sont centraux dans la pratique clinique.

3.2.1 Aperçu des données probantes quant à l’efficacité. Les personnages virtuels seuls ou intégrés dans un environnement virtuel peuvent être utilisés lors d’évaluations et de traitements. Ils semblent également efficaces à divers degrés pour une multitude de problèmes de santé mentale et de populations cliniques, par exemple lorsqu’utilisés en contexte de réalité virtuelle (Dellazizzo et coll., 2020) ou de jeux sérieux (Lau et coll., 2017). Le tableau 1 résume 6 recensions des écrits qui ont été réalisées dans les dernières années sur l’efficacité d’évaluations et d’interventions en santé mentale utilisant des personnages virtuels.

3.2.1.1 Résumé des recensions des écrits concernant l’efficacité. Une méta-analyse de Ma et coll. (2019) a évalué l’efficacité d’interventions en santé physique et psychologique utilisant des personnages virtuels d’apparence humaine. Dix-neuf essais contrôlés randomisés ont été inclus pour un total de 1 525 sujets (dont 742 appartenaient au groupe d’intervention ou expérimental). Ces essais cliniques varient selon 2 types d’objectifs : interventions cliniques et bien-être général (p. ex. changements de style de vie). La plupart des études recensées avaient comme objectif d’intervenir sur des conditions psychologiques, telles que l’humeur et l’anxiété. Les résultats suggèrent que les interventions utilisant des personnages virtuels visant les conditions cliniques (effet modéré) et le bien-être (effet faible) sont plus efficaces que les interventions traditionnelles sans personnage virtuel. De même, une seconde méta-analyse a montré que les interventions avec des agents conversationnels (c.-à-d. systèmes informatiques qui imitent la conversation humaine en utilisant le texte ou la langue parlée) d’apparence humaine, seuls ou accompagnés de mesures biométriques (p. ex. la respiration et le rythme cardiaque) sont significativement plus efficaces (effet faible) par rapport aux autres méthodes traditionnelles sans de tels agents pour améliorer une multitude d’indices en santé mentale (p. ex. humeur, hallucinations verbales auditives, anxiété, symptômes de stress posttraumatique ; Chattopadhyay et coll., 2020).

Parallèlement, une recension exploratoire systématique (scoping review) visait à fournir un aperçu des possibilités technologiques et cliniques d’agents conversationnels animés en psychologie clinique (Provoost et coll., 2017). Selon cette recension de 49 études, environ la moitié des études représentent des interventions pour le TSA, suivies notamment d’interventions ciblant la dépression et les troubles anxieux. En raison de la prépondérance d’études ayant pour cible le TSA, la plupart des études visent principalement à améliorer les habiletés sociales comme l’attention conjointe et la reconnaissance d’émotions. Toutefois, les agents conversationnels animés qui agissent à titre de complément optionnel à une intervention traditionnelle sont principalement utilisés lors d’interventions basées sur la thérapie cognitivo-comportementale, d’aides pédagogiques et d’interventions d’autogestion. Par ailleurs, une revue systématique mixte (Gaffney et coll., 2019) suggère une réduction de la détresse psychologique après des interventions en santé mentale utilisant des agents conversationnels (effet faible à modéré), notamment en comparant avec des groupes témoins inactifs. De telles interventions sont généralement acceptables par les sujets qui rapportent apprécier l’accessibilité des interventions, et la personnalisation de la durée et du contenu des sessions. Selon une deuxième revue systématique (Laranjo et coll., 2018), la moitié des agents conversationnels en santé physique et mentale visent à soutenir les patients et cliniciens. Ils sont surtout conçus de manière à réaliser des tâches spécifiques, comme le diagnostic de troubles dépressifs. Pour ce faire, ces agents sont configurés pour soutenir de courtes conversations de manière à obtenir toutes les informations nécessaires afin d’y arriver. D’ailleurs, 2 études comparant les performances diagnostiques d’agents conversationnels animés et des cliniciens montrent une sensibilité et une spécificité acceptables, de même qu’un très bon degré d’acceptabilité (p. ex. Philip et coll., 2017). Une troisième revue systématique (Vaidyam et coll., 2019) suggère que la satisfaction et le potentiel d’utilisation d’agents conversationnels étaient élevés dans toutes les études incluses. Ces agents seraient particulièrement bénéfiques pour la psychoéducation de même que l’adhérence aux traitements, et l’anonymat conduirait certains patients à divulguer davantage d’informations sensibles qu’ils ne le feraient face à un clinicien humain. Enfin, en 2017, très peu d’études dépassaient le stade de développement ou le stade « pilote » (Provoost et coll., 2017), alors que les derniers écrits indiquent que plusieurs interventions sont dorénavant rendues au stade d’évaluation ou le seront bientôt à l’aide d’études contrôlées randomisées. De plus amples études s’intéressent d’ailleurs à l’expérience des futurs utilisateurs en documentant notamment l’acceptabilité et leur satisfaction.

Tableau 1

Résumé de recensions des écrits sur l’efficacité d’évaluations et d’interventions en santé mentale utilisant des personnages virtuels

Résumé de recensions des écrits sur l’efficacité d’évaluations et d’interventions en santé mentale utilisant des personnages virtuels

Tableau 1 (continuation)

Résumé de recensions des écrits sur l’efficacité d’évaluations et d’interventions en santé mentale utilisant des personnages virtuels

Tableau 1 (continuation)

Résumé de recensions des écrits sur l’efficacité d’évaluations et d’interventions en santé mentale utilisant des personnages virtuels

Note. Agents conversationnels (AC) : systèmes informatiques qui imitent la conversation humaine en utilisant le texte ou la langue parlée ; Agents conversationnels animés (ACA) : personnage virtuel généré par ordinateur simulant une conversation en face-à-face avec des comportements verbaux et non verbaux ; Essai contrôlé randomisé (ECR) ; Beck Depression Inventory-II (BDI-2) ; Thérapie cognitivo-comportementale.

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3.2.1.2 Limites des écrits portant sur l’efficacité. Malgré cet avantage prometteur des personnages virtuels en santé mentale, d’importantes limites demeurent. En effet, la variabilité inhérente au plan expérimental (c.-à-d. essais contrôlés randomisés, études de faisabilité, essais pilotes, études quasi expérimentales), à la qualité méthodologique, aux outils de mesures utilisés, aux problèmes de santé mentale visés et aux orientations thérapeutiques prises limite la généralisation des résultats. La nature des personnages virtuels utilisés varie grandement d’une étude à une autre, par exemple en ce qui concerne l’agentivité, l’apparence (p. ex. humaine ou non), la manière dont le dialogue est initié et géré, et les modalités d’entrée et de sortie des informations (p. ex. échanges à voix haute ou à l’écrit, prise en compte ou non d’informations non verbales). De plus, le rythme rapide des progrès technologiques limite la reproductibilité des résultats (p. ex. la technologie sous-jacente devient inaccessible ; Vaidyam et coll., 2019). De surcroît, il y a un manque d’études longitudinales, plusieurs études sont réalisées avec peu de sujets, et la majorité des résultats cliniques comportementaux demeurent limités aux mesures pré/post. Il est aussi difficile d’identifier les ingrédients actifs des interventions et plusieurs éléments essentiels demeurent encore rarement étudiés comme la prise en compte de la comorbidité et la sécurité des patients, limitant leur usage actuel dans de réels contextes cliniques. Par conséquent, malgré ces résultats prometteurs, la pauvreté des données probantes disponibles empêche de conclure avec certitude que certains aspects de l’évaluations ou du traitement impliquant des personnages virtuels sont réellement efficaces. De plus amples recherches sont ainsi nécessaires avant qu’ils puissent être intégrés de manière plus systématique à la clinique.

3.2.2 Interactivité et aspects relationnels. Idéalement, un patient devrait facilement créer un lien solide et stable avec le personnage virtuel pour pouvoir profiter au maximum de l’intervention à laquelle il souscrit. En psychothérapie, l’alliance est définie comme la relation de collaboration entre le patient et le clinicien incluant la qualité du lien émotionnel ainsi que les niveaux d’accord sur les tâches et sur les buts du traitement (Horvath et Greenberg, 1989). Selon une récente méta-analyse, l’alliance représente un prédicteur important des gains en thérapie (Flückiger et coll., 2018), et cela semble être aussi le cas lorsque le traitement est mené par un personnage virtuel autonome (Miloff et coll., 2020).

Une bonne alliance thérapeutique implique habituellement un climat de partage entre le clinicien et le patient. Lors d’une thérapie automatisée, l’utilisation d’un agent virtuel peut être efficace si les attentes du patient sont respectées (p. ex. Heim et coll., 2018). Par exemple, des patients rapportaient de forts niveaux d’alliance thérapeutique avec une infirmière virtuelle expliquant des recommandations cliniques et usant fréquemment de remarques empathiques, en particulier ceux ayant reçu un diagnostic de dépression majeure (Bickmore et coll., 2010). Une autre étude a montré qu’une forte alliance thérapeutique avec le personnage virtuel est rapidement développée et maintenue durant un traitement sur l’insomnie, bien que certains sujets aient progressivement rapporté manquer de contacts humains (Heim et coll., 2018). Les résultats montrent également que le lien affectif avec le personnage virtuel (association positive) et le manque de contact humain (association négative) sont les indices les plus fortement liés à l’amélioration des symptômes d’insomnie. Il est possible que, dans ces cas où le patient rapporte le besoin d’un contact humain, l’utilisation d’avatars contrôlés par un clinicien représente potentiellement une solution plus adaptée qu’un agent virtuel. Les personnages virtuels semblent donc être en mesure d’établir une alliance thérapeutique de qualité avec les patients, en particulier lorsqu’une attention particulière est accordée à l’empathie transmise envers les patients (Bickmore et Gruber, 2010). Ainsi, il convient de penser, dès la conception, à une manière adéquate de recadrer leur usage dans les cas où un patient s’attacherait fortement aux personnages virtuels utilisés dans la thérapie. Par exemple, une relation de dépendance avec la représentation numérique pourrait mener un patient à négliger ses relations humaines significatives et à s’isoler davantage (Bickmore et Gruber, 2010). En somme, la relation thérapeutique avec les personnages virtuels fait partie intégrante du traitement et ainsi, plus amples projets de recherche devraient s’y intéresser.

3.3 Enjeux socioéconomiques et éthiques liés à l’usage des personnages virtuels en santé mentale. L’état des connaissances en recherche fondamentale et clinique permet de saisir les retombées associées aux personnages virtuels en santé mentale. Toutefois, afin d’orienter de façon responsable et éthique le développement des personnages virtuels et leur utilisation future, plusieurs enjeux sociétaux doivent être préalablement discutés (Luxton, 2014, 2020).

3.3.1 Accessibilité et disponibilité. De nombreux obstacles nuisent à l’accessibilité aux soins de santé mentale, dont les longs délais d’attente, les inégalités liées à la géographie ou à la démographie (p. ex. les communautés rurales) et le coût des services non couverts par les régimes d’assurance privés (Moroz et coll., 2020). Ainsi, les inégalités socioéconomiques et culturelles par rapport aux soins de santé mentale demeurent (Commissaire à la santé et au bien-être, 2016). D’abord, les agents virtuels ont le potentiel d’améliorer l’accès aux services de soins en santé mentale pour les patients résidant dans les régions éloignées ou non desservies (Kendzor et Hébert, 2017 ; Miller et Polson, 2019). Puis, l’avantage financier peut devenir considérable si cette technologie est reproduite dans l’ensemble du système de la santé (Luxton, 2014), considérant les coûts associés aux problèmes de santé mentale non traités (p. ex. coûts annuels en soins de santé, baisse de la productivité et de la qualité de vie ; Mental Health Commission of Canada, 2017 ; Moroz et coll., 2020 ; Smetanin et coll., 2011). D’ailleurs, une récente étude européenne a montré qu’une thérapie cognitivo-comportementale en réalité virtuelle en contexte de psychose est économiquement viable à court terme pour améliorer la santé des patients de manière rentable (Pot-Kolder et coll., 2020). Toutefois, une offre accrue des psychothérapies employant des personnages virtuels ne permettrait pas de résoudre en totalité ces inégalités, car elles émergent plutôt de facteurs sociaux (p. ex. statut socioéconomique, sexe, culture ; Villatoro et coll., 2018). En effet, tout comme avec les psychothérapies en personne, seuls les patients ayant, par exemple, les moyens financiers ou un plan d’assurances couvrant les soins en santé mentale pourraient en bénéficier (Archibald et Putnam Rankin, 2013), rendant cette alternative potentiellement inéquitable.

Parallèlement, avec l’émergence possible de thérapies par des agents virtuels complètement autonomes, le patient pourrait avoir accès à des soins en tout temps et en tout lieu, sans devoir arrimer son horaire avec celui d’un thérapeute, et pourrait réaliser sa thérapie à son propre rythme (Lee et coll., 2019). L’agent virtuel pourrait d’ailleurs apporter un soutien instantané au patient lors d’urgences ou d’exacerbation des symptômes (Easton et coll., 2019). Toutefois, cette liberté peut conduire à une baisse de motivation et d’engagement à suivre le traitement de manière régulière, potentiellement auprès d’une clientèle dont le manque de motivation est central au trouble psychologique (p. ex. schizophrénie ; Butcher et coll., 2020).

De plus, plusieurs défis technologiques sont susceptibles d’entraver le processus thérapeutique. D’abord, certains individus comme les enfants de 2 à 12 ans, les femmes et les personnes présentant certaines conditions (p. ex. fatigue, migraines, grippes) sont plus à risque de ressentir des symptômes de nausée, de fatigue oculaire et d’étourdissements associés à l’utilisation de nouvelles technologies dont les casques de réalité virtuelle (appelés les cybermalaises ; Davis et coll., 2014). D’ailleurs, il est actuellement suggéré de développer et de valider par la recherche une mesure objective des cybermalaises afin de mieux cibler les individus à risque et d’améliorer les technologies (Davis et coll., 2014). Les autres défis sont le niveau d’aisance avec la technologie et l’accès à la technologie en soi (p. ex. avoir le logiciel et l’équipement adéquat comme un téléphone mobile, un ordinateur ou un casque de réalité virtuelle, avoir une connexion Internet stable ; Cashen et coll., 2004). Il existe cependant des accommodations qui peuvent réduire certaines iniquités telles que prêter une tablette ou un ordinateur, offrir des crédits sur les services Internet, développer des applications compatibles avec les appareils mobiles pour les patients n’ayant pas d’ordinateur (Kendzor et Hébert, 2017) et offrir des formations adaptées à la clientèle ciblée.

3.3.2 Accumulation de données biométriques. Les personnages virtuels ont le potentiel de favoriser l’accès pour les cliniciens à une importante quantité de nouvelles informations (Big Data) afin d’améliorer le diagnostic et le traitement des patients. En effet, un système d’intelligence artificielle représentée par un personnage virtuel a le potentiel d’excéder les capacités humaines de traitement de l’information s’il intègre différents capteurs permettant d’analyser le comportement verbal et non verbal de patients, et s’il réplique ces comportements réalistement dans un environnement virtuel. Ce type de système est appelé le « Super clinicien » (Luxton, 2014).

Au plan non verbal, des capteurs mesurant les mouvements d’un individu et des algorithmes de traitement automatique des images ont été développés afin de représenter les comportements non verbaux dans un contexte de psychothérapie en réalité virtuelle (Delaherche et coll., 2012). Au plan verbal, des algorithmes de reconnaissance et de synthèse vocale commencent à être appliqués à la psychothérapie et pourraient éventuellement s’exporter aux personnages virtuels. Par exemple, un algorithme de reconnaissance vocale a pu en partie prédire l’alliance thérapeutique perçue de patients par le biais du contenu linguistique de leurs séances de psychothérapie (Goldberg et coll., 2020). En outre, les mesures neurophysiologiques comme la fréquence cardiaque et respiratoire, la pression artérielle, la température du corps, l’activité électrodermale (niveau de sudation de la peau) et l’électroencéphalographie (mesure de l’activité électrique du cerveau) sont des outils peu invasifs pour estimer objectivement l’état interne d’un individu. Lorsqu’elles sont synchronisées entre 2 personnes, elles pourraient d’ailleurs être le reflet d’une interaction sociale réussie dans une variété de contextes (Palumbo et coll., 2017), dont la psychothérapie (Tschacher et Meier, 2020).

Toutes ces données biométriques pourraient être interprétées par un clinicien formé ou un agent virtuel autonome. Toutefois, le programme informatique permettant le traitement des données pourrait occasionner des erreurs systématiques qui induiraient des inégalités dans le diagnostic et le traitement (p. ex. plus de données obtenues de jeunes hommes blancs, ce qui accroît la reconnaissance de leurs expressions, mais pas celles des femmes et d’autres ethnies ; Li et Deng, 2020). Ainsi, divers biais doivent être considérés en lien avec cette accumulation de données (Luxton, 2020). Ces biais peuvent provenir à la fois des données (p. ex. données non représentatives de la population visée, données manquantes, erreurs de mesures et mauvaises classifications) et des créateurs des algorithmes (c.-à-d. biais implicite dans le choix et l’utilisation des données ; Gianfrancesco et coll., 2018. Il s’avère ainsi important que les développeurs de personnages virtuels prennent conscience de ces biais et essaient de les réduire en conceptualisant des programmes informatiques sur la base de données qui représentent adéquatement l’ensemble des utilisateurs cibles.

Un autre enjeu éthique à considérer avec l’accumulation des données est le respect de la vie privée (p. ex. Ienca et coll., 2018). Ce type de système peut mener à la perte réelle ou perçue de données sensibles des patients, ce qui peut mener à une utilisation inappropriée des données et compromettre leur sécurité. La responsabilité de répondre aux exigences gouvernementales et d’informer les utilisateurs des mesures en place pour assurer la protection des données doit être tenue par les administrateurs de ces personnages virtuels (Luxton, 2020).

3.3.3 Prise de décision et attribution de la responsabilité. Par une analyse prédictive de toutes ces nouvelles données, un agent virtuel serait en mesure d’émettre un diagnostic et de créer un plan d’intervention personnalisé (Miller et Polson, 2019). Actuellement, seules quelques plateformes autonomes de thérapie utilisant des personnages virtuels sont en développement et semblent prometteuses (voir section 3.2.1 Aperçu des données probantes quant à l’efficacité). En effet, la majorité des outils proposés ont plutôt comme objectif de soutenir le clinicien dans la prise de décisions (p. ex. détection de la présence d’une démence basée sur des indices oraux et visuels, des questions basées sur un questionnaire de dépistage, une échelle de mémoire et diverses questions neuropsychologiques ; Tanaka et coll., 2017). Toutefois, certains auteurs doutent de la capacité décisionnelle d’un tel système et de sa capacité à garantir la sécurité des patients (Garner et coll., 2016). Si un système est implanté trop rapidement en milieu clinique, il peut omettre certaines données relatives aux patients dans son plan de traitement, dont les particularités culturelles (Hall, 2001). De plus, si un patient révèle des idées suicidaires ou homicidaires, la responsabilité de l’agent virtuel et de l’individu ayant conçu ou supervisant les décisions et les recommandations faites par l’agent virtuel demeurent indéfinies (Bickmore et Gruber, 2010 ; Miner et coll., 2019). D’autres systèmes visant à persuader les patients d’adopter des comportements sains (p. ex. dans un contexte d’abus de substances ; Lisetti, 2009), notamment par des conseils au quotidien, peuvent limiter l’autonomie des patients. En effet, par ce mode de surveillance constante, le patient perd la responsabilité de surveiller lui-même sa santé et son bien-être (Garner et coll., 2016). En l’absence de lignes directrices, certains personnages virtuels persuasifs peuvent d’ailleurs désinformer les patients afin d’atteindre des objectifs thérapeutiques (Lewis, 2014). Ainsi, il est nécessaire d’élaborer des lignes directrices permettant de guider les thérapeutes dans l’utilisation de personnages virtuels dans leur pratique et d’en discuter préalablement avec le patient avant d’en faire usage (Clough et Casey, 2011).

3.3.4 Pistes de recommandations. Plusieurs recommandations ont été émises par divers auteurs quant au développement et l’usage de personnages virtuels en santé (Garner et coll., 2016 ; Jefee-Bahloul, 2014 ; Lewis, 2014 ; Luxton, 2014, 2020 ; Yellowlees et coll., 2012). D’abord, il est suggéré aux cliniciens de divulguer aux patients la nature des services fournis par les personnages virtuels et leurs limites en vue d’assurer un consentement éclairé. Pour ce faire, les concepteurs de tels personnages doivent fournir et identifier clairement ces indications sur leur produit. Par exemple, un tel consentement permettrait aux patients de connaître le degré d’agentivité du personnage virtuel utilisé, de réduire le risque d’un attachement trop fort avec celui-ci et d’ajuster leurs attentes quant aux capacités des personnages virtuels utilisés. Ce consentement permettrait aussi d’informer les patients quant aux données réellement collectées sur eux et celles conservées pour l’amélioration d’algorithmes, et d’offrir la possibilité de mettre fin en tout temps à leur utilisation tout en retirant, si désiré, toutes les données collectées qui sont non anonymisées (p. ex. nom, adresse).

Par ailleurs, il est suggéré que les personnages soient conçus et utilisés pour répondre aux besoins et préférences personnelles des patients (p. ex. apparence changeante du personnage représentant le thérapeute ou le patient, diversité culturelle) et aux attentes de rôles appropriés (p. ex. personnage perçu comme un allié professionnel fiable et empathique ; Pagliari et coll., 2012). En modifiant l’apparence du personnage virtuel (p. ex. le sexe ou le genre représenté, l’origine ethnique et la similarité avec le patient), il est possible que les échanges avec le patient, ainsi que le degré de satisfaction, d’acceptabilité et d’efficacité en santé mentale soient optimisées.

Enfin, certaines suggestions visent les organisations professionnelles (p. ex. Ordre des psychologues du Québec, Collège des médecins du Québec), les conseils de réglementation et les concepteurs afin d’assurer la surveillance des nouvelles technologies et l’orientation vers les meilleures pratiques (Luxton, 2014). L’élaboration éventuelle de lignes directrices permettrait d’ailleurs d’établir lorsqu’il est approprié ou non d’utiliser les personnages virtuels en santé mentale selon les données probantes sur l’efficacité. De telles lignes directrices permettraient aussi de guider les cliniciens dans leur pratique, de mieux encadrer la prise de décision et l’attribution de la responsabilité en cas d’erreurs médicales et ainsi, de garantir la sécurité des patients et la qualité des soins.

4. Discussion

Au cours des dernières années, le réalisme des personnages virtuels et leur accessibilité se sont fortement développés. Par conséquent, il est davantage anticipé que certains actes professionnels en santé mentale soient éventuellement réalisés par des personnages virtuels. Toutefois, leur capacité actuelle à agir de façon autonome demeure très rudimentaire, et ce type de développement en est encore au stade de la recherche. Ainsi, il existe une discordance entre ce qui est attendu des personnages virtuels et leur capacité actuelle. Cette discordance s’explique notamment par un manque de connaissances quant aux technologies actuellement disponibles et quant aux enjeux et préoccupations liés à leur utilisation en santé mentale. Ces enjeux et préoccupations sont d’ailleurs accentués par le transfert direct des nouvelles technologies vers les futurs utilisateurs sans impliquer de manière systématique les chercheurs et les cliniciens dès le développement de ces technologies.

Une recension narrative de la littérature a été réalisée afin de renseigner les différents acteurs impliqués, comme les cliniciens, du potentiel des personnages virtuels en santé mentale et de les sensibiliser aux enjeux découlant de leur utilisation. Premièrement, les résultats en recherche fondamentale montrent que l’agentivité, le réalisme, l’immersion et la présence sont des caractéristiques associées à la perception des personnages virtuels qui modulent les comportements des utilisateurs (p. ex. Fox et coll., 2015 ; Oh et coll., 2018 ; Tinwell et coll., 2011). Plus précisément, le fait qu’un individu perçoive le personnage virtuel comme étant contrôlé par un humain ou non, l’équilibre entre le réalisme graphique et celui de l’animation du personnage virtuel, de même qu’un certain degré de présence et d’immersion doivent être considérés afin d’orienter ou d’optimiser les interactions avec les personnages. Les résultats montrent aussi que l’attribution spontanée d’une catégorie sociale comme le sexe, le genre et l’origine ethnique aux personnages virtuels, de même que la similarité physique entre le personnage et l’individu influenceront leurs interactions, de la même façon qu’en face à face (p. ex. Fox et Bailenson, 2009 ; Lee et Park, 2011 ; Wrzesien et coll., 2015). Cependant, bien que la personnalisation des personnages virtuels représente une avenue des plus pertinentes afin d’optimiser les interactions humain-machine, il demeure difficile de réaliser cette personnalisation dans la pratique clinique de manière rapide, peu coûteuse et optimale pour chaque patient.

Deuxièmement, les résultats en recherche clinique semblent prometteurs pour certains troubles en particulier, notamment le trouble du spectre de l’autisme, visant plus fréquemment à améliorer les habiletés sociales (p. ex. Provoost et coll., 2017). Toutefois, la rareté d’études contrôlées randomisées et d’études longitudinales conjuguée à la myriade de limites méthodologiques ne permettent pas de conclure que les personnages virtuels sont suffisamment efficaces, validés et sécuritaires pour être utilisés en clinique actuellement. Par ailleurs, les résultats montrent que les personnages virtuels semblent être en mesure d’établir les différents aspects relationnels qui sont essentiels aux interventions cliniques comme l’alliance thérapeutique et l’empathie (p. ex. Bickmore et coll., 2010). Toutefois, malgré ces résultats prometteurs, de plus amples projets de recherche s’intéressant aux interactions cliniques dans le contexte humain-machine sont nécessaires afin qu’un personnage virtuel parvienne à établir ces aspects relationnels de façon satisfaisante pour les patients.

Troisièmement, selon un point de vue sociétal, le développement rapide des nouvelles technologies tend à réduire certaines iniquités liées, par exemple, à l’accessibilité aux soins en régions éloignées (p. ex. Miller et Polson, 2019), alors que d’autres disparités sont susceptibles d’être accentuées, notamment pour les individus à faible revenu. L’ensemble de ces inégalités doivent être considérées afin de rendre accessibles ces technologies au plus grand nombre d’individus possibles de façon équitable. De plus, l’accumulation importante de données, notamment biométriques, accompagne inévitablement le développement des personnages virtuels autonomes. Toutefois, cette accumulation doit s’effectuer dans le respect du droit à la vie privée des utilisateurs (p. ex. Ienca et coll., 2018). Par le fait même, il est impératif de préciser le degré de responsabilité attribuée à tous les acteurs impliqués, de la conception à l’utilisation, afin de garantir la sécurité des patients en cas d’erreurs décisionnelles (p. ex. Garner et coll., 2016). L’élaboration et l’adoption de lignes directrices permettraient d’ailleurs d’étudier ces différents enjeux sociétaux (p. ex. Luxton, 2020).

Le présent article est novateur notamment de par le caractère transversal de l’objectif qui aborde l’utilisation des personnages virtuels en santé mentale selon la recherche fondamentale, la recherche clinique et les enjeux sociétaux. Néanmoins, des limites doivent être discutées. D’abord, il s’agit d’une recension narrative, plutôt qu’une revue systématique. La méthode (c.-à-d. sélection, analyse et synthèse des articles) est ainsi moins approfondie. Certains biais notamment quant aux recherches bibliographiques sont donc susceptibles d’être présents, ce qui peut nuire à la portée des résultats présentés. Bien qu’il s’avère nécessaire de réaliser une recension quantitative des écrits, particulièrement en lien avec l’efficacité de l’usage des personnages virtuels en clinique, il importe actuellement d’accroître le nombre d’études primaires comme des essais contrôlés randomisés. Une augmentation de ce type d’études permettrait d’enrichir les conclusions pouvant être tirées d’une telle recension et, par conséquent, les discussions entre les acteurs impliqués. Parallèlement, les enjeux socioéconomiques et éthiques liés aux personnages virtuels sont majoritairement abordés sous l’angle de la recherche en psychologie et pourraient être bonifiés par l’avis de cliniciens et de développeurs.

5. Conclusion

Le développement et l’usage de personnages virtuels en santé mentale soulèvent une myriade d’enjeux éthiques et socioéconomiques, particulièrement lors d’interventions automatisées ou de décisions cliniques par de tels personnages. Toutefois, leurs avantages sont prometteurs, en raison notamment des diverses caractéristiques qui permettent leur personnalisation. Ils constituent également une avenue inévitable afin d’améliorer la précision ainsi que l’accessibilité du diagnostic et du traitement. L’utilisation des personnages virtuels occasionnera donc indéniablement des changements structurels au sein du milieu de la santé (p. ex. rôles institutionnels et professionnels, relations de travail ; Kaplan et Litewka, 2008). Parmi les perspectives de développement et d’utilisation, l’objectif des personnages virtuels devrait actuellement être de soutenir les cliniciens dans leur pratique et non nécessairement de les remplacer. Il est aussi primordial d’encourager le partage des connaissances entre les diverses disciplines impliquées et de valoriser la coconstruction de telles technologies afin de guider leur développement et leur adoption progressive en santé mentale. De ce fait, tous les acteurs (c.-à-d. chercheurs, concepteurs, cliniciens, décideurs et patients) doivent : 1) s’informer quant aux plus récentes avancées liées aux personnages virtuels en santé mentale ; 2) se sensibiliser aux enjeux liés aux personnages virtuels ; 3) participer activement aux discussions quant à leur développement ; 4) adopter des recommandations uniformes en vue d’un usage éventuel qui soit sécuritaire et éthique en santé mentale.