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Introduction

La génération postmigratoire vit sur des références filiatives et affiliatives, des mouvements d’allers et retour, réels et imaginaires, entre générations, cultures et langues (Baubet et Moro, 2009 ; Reveyrand et Coulon, 2011). Dans ce contexte multiculturel, la transmission devient un vecteur de lien important (Daure et Reveyrand-Coulon, 2012). De manière majoritaire, les jeunes nés dans les pays d’accueil de leurs parents souhaitent rester fidèles à la transmission parentale (Skandrani, Mansouri et Moro, 2008). Cela les conduits à se structurer sur différents modèles identificatoires (Camilleri, 1998) où leur vécu devient un support à la créativité et à une identité métissée (Moro, 2004) : les redéfinitions de soi opèrent des aménagements psychiques dans l’idée d’assurer un compromis culturel entre leur filiation et les autres groupes affiliatifs tant sur le plan culturel qu’identitaire (Guerraoui et Mousset, 2012).

Très peu d’études explorent les processus psychiques mobilisés par les adultes de seconde génération en situation d’interculturalité lors de leurs choix maritaux. Pourtant, le mariage apparaît comme une préoccupation majeure chez les femmes tamoules de France qui oscillent entre des représentations multiples (Vijayaratnam et al., 2017 ; Vijayaratnam et Moro, 2018 ; Vijayaratnam et al., 2019).

Cet écrit apporte un éclairage clinique sur le positionnement des adultes dont les parents sont migrants tamouls. Il interroge l’articulation entre la continuité et le changement, la transmission parentale et les affiliations chez Renuka, née en France et d’origine tamoule sri lankaise.

Méthode de recherche, participant et analyse des données

L’étude originale est basée sur un échantillon de 15 femmes tamoules nées en France. Le profil de Renuka est ici isolé et les explorations s’étayent sur les entretiens semi-structurés approfondis, un questionnaire d’identité (selon la théorie d’Hermans, 2003) et une tâche de photo-élicitation qui ont permis la récolte des données.

Le matériel est analysé par la méthode d’analyse phénoménologique interprétative (Smith et coll., 2011), une méthode qui permet à travers une grille de lecture et une hiérarchisation thématique des données, l’exploration détaillée de l’expérience vécue par la jeune femme pour comprendre sa réalité subjective. Une méthode d’analyse complémentariste (Devereux, 1972), articulant l’approche anthropologique et l’approche psychanalytique vient compléter cette exploration. Elle permet d’aborder les dimensions collectives, subjectives et intrapsychiques de Renuka et de considérer le lien entre la jeune femme et sa culture.

Étude de cas

Renuka a 22 ans et est née en France de parents sri lankais tamouls. Elle est bilingue français/tamoul et précise qu’elle parle plutôt sa langue maternelle avec ses parents et les aînés de la famille, une compétence qu’elle juge importante. Elle déplore de voir ses cousins ne pas parler la langue : « ça se perd ». Elle s’est engagée dans un master en commerce international malgré le désir de ses parents de la voir faire médecine. Elle est en couple depuis 8 ans avec un garçon dont elle ne prononcera jamais le nom durant les entretiens. La jeune femme vit encore chez ses parents soulignant ne pas être dans la nécessité d’habiter seule ou avec son « copain ». Elle évoque une situation amoureuse « compliquée » car non acceptée par ses parents et plus généralement la communauté. La relation amoureuse est cachée, éprouvante et, malgré les sentiments, la projection concernant un mariage reste compliquée.

Le père de Renuka appartient à la première vague de migration vers la France (1983). Il est originaire du nord du Sri Lanka et est arrivé à l’âge de 21 ans à Paris après avoir fui la guerre civile. Les parents se sont mariés dans un contexte particulier : le père est retourné au pays « en cachette » pour la cérémonie matrimoniale et faire ainsi venir son épouse en France.

La migration a été à l’origine d’un important déclassement social. Renuka se souvient que ses parents partageaient parfois « un sandwich à deux » à leur arrivée en France. Ceci tranche avec leur situation au Sri Lanka, car les parents de Renuka appartiennent à la haute caste des Vellalar. La famille de Renuka est catholique et la religion occupe une place très importante dans leur vie. Le mariage représente une cérémonie religieuse où le sacrement compte plus que l’acte civil. Les parents de Renuka ont fait un mariage traditionnel qui a fait l’objet d’arrangements et qui a permis de maintenir une endogamie : le père et la mère appartiennent tous deux à la même caste.

Renuka accorde une grande importance à ses parents, véritables transmetteurs culturels. Elle respecte leurs valeurs. La mère apparaît peu dans le récit de Renuka. On sait d’elle qu’elle était professeur de tamoul au Sri Lanka. Sa condition en France se résume à « elle a suivi mon père ». Avant de rencontrer son copain, Renuka et sa mère avaient un lien fort : « c’était ma confidente. Je lui disais tout ». Maintenant, Renuka a un lien très fort avec son père : « je veux qu’il soit fier de moi ». Il a donné envie à Renuka de créer une association qui aide depuis la France, les Tamouls au Sri Lanka. Lui-même aide les membres de la communauté tamoule à s’intégrer en France. Le père de Renuka a aidé la famille du copain par le passé. Elle en a déduit qu’il n’était pas de la même caste qu’elle.

Renuka se présente comme « fiancée », car elle est amoureuse depuis 8 ans, un laps de temps qui lui suffit pour qualifier sa relation de sérieuse. Pour elle, une chose est sûre : c’est ce copain qui deviendra son mari. Ils se sont rencontrés pendant l’adolescence. Il est tamoul sri lankais comme elle. Renuka insiste sur cette préférence « la culture prime, j’ai besoin de quelqu’un avec qui la partager ». Pourtant, elle vit cette relation « en cachette », car elle a « peur » de « se faire prendre », et ce, autant par les aînés que par les pairs : « Je n’ai pas dit à mes cousins que j’étais en couple, j’ai peur qu’ils le répètent. » Elle fait donc « attention » même si elle admet qu’ils sont parfois « pas du tout discrets ». Le copain est considéré par les parents comme « un virus ». Renuka explique le fait qu’il ne soit pas de la même caste comme étant la source de ce problème. Pourtant, elle savait « d’emblée » qu’il n’était pas du même groupe d’appartenance. Elle revendique une certaine liberté et indépendance : « Si j’étais au Sri Lanka ça n’aurait pas été pareil. » Le fait d’être dans un autre territoire que celui premier de ses parents l’autorise à se dire « moins traditionnelle ».

Le mariage arrangé prend une place importante dans la famille de Renuka. Toutefois, pour la jeune femme cette pratique renvoie à une vision « ancestrale » des liens matrimoniaux. Elle émet une vision critique de ces alliances, car il y a « trop de règles et de contraintes ». Pour elle, les Sri Lankais « ne sont pas ouverts au monde actuel ». Elle insiste sur le fait d’être née en France ce qui lui donne une certaine liberté : « On a le droit de se marier avec celui qu’on aime, un Noir, un Blanc. » Pense-t-elle que ces valeurs n’ont plus lieu d’être en migration ? Cette transmission verticale est-elle désuète ? Dans le même temps, Renuka confie que le mariage fait partie de ces traditions et valeurs culturelles transmises par les parents qu’il lui importe de respecter : « Je suis Française, mais je reste Tamoule. » Alors, elle ne serait pas « contre » cette pratique non plus.

Renuka remarque que les femmes tamoules font l’objet d’une attention particulière. En effet, ses parents ne sont pas aussi stricts à l’égard du petit frère qui a connu quelques amourettes. En revanche, en ce qui la concerne, elle raconte qu’il y a quelques années, ses parents ont tout fait pour les séparer « par du chantage affectif », car ils ne voulaient pas admettre qu’elle et son copain soient ensemble, son père tout particulièrement. Renuka et son copain se sont effectivement séparés, mais pour être à nouveau ensemble « dans la discrétion ». Aujourd’hui, ce secret travaille de plus en plus Renuka qui confie avoir besoin de l’accord de ses parents pour poursuivre et officialiser sa relation. En attendant, elle ne se prive pas pour autant de vivre son amour pleinement avec ce copain.

Discussion

Au cours du processus d’analyse, les témoignages de Renuka ont permis de construire un ensemble de codes représentatifs de son expérience. Trois catégories principales se distinguent :

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Les entretiens sont analysés selon 3 axes : l’intime, le collectif et le lien entre les deux. Cela a permis d’articuler l’approche thématique et complémentariste.

Si les Tamouls représentent la première communauté sud-asiatique présente à Paris et en France, les migrants tamouls sont surtout des réfugiés, comme le père de Renuka, qui ont dû faire face à de nombreux traumatismes à cause de leur ethnicité (Goreau-Ponceaud, 2012 ; Madavan, 2015). Ce contexte particulier a un impact sur leurs enfants nés en France, car le traumatisme des parents se transmet et façonne leurs représentations (Dozio, Feldman et Moro, 2016).

Renuka met en place plusieurs mécanismes de défense pour défendre la voie métisse qu’elle s’est destinée. Ce métissage psychologique renvoie à un métissage culturel et identitaire. Elle utilise l’affirmation de soi dans son choix de partenaire même si celui-ci est dénigré en tant que « virus ». En effet, ses parents identifient en ce jeune homme un danger de mort sociale, culturelle et psychologique pour leur fille et pour eux-mêmes. Le microbe honni par les parents peut apporter la maladie sous forme de déshonneur sur la famille associé à de nombreux dysfonctionnements à la fois sociétaux et psychologiques. C’est l’ordre culturel établi qui sécurise à la fois la communauté et les parents qui est menacé par l’intrusion de ce corps étranger. Cette éventualité, même si elle est hautement improbable pour les parents, risque de provoquer chez eux un effondrement psychique. Le déclassement social que pourrait entraîner une telle relation intercaste ne pourrait que s’accompagner d’une honte profonde pour les parents de Renuka qui le vivrait comme une disqualification culturelle et la mort de leurs idéaux pour leur fille. Cette situation n’est pas sans perturber Renuka. La terminologie employée par la jeune femme pour désigner celui qu’elle aime traduit cet inconfort. Elle le nomme tantôt « copain » et tantôt « fiancé ». Or, copain peut faire référence à une relation passagère voire une amourette. Tandis que « fiancé » indique une relation solide et avalisée par le groupe familial. Les fiançailles relèvent d’un rituel avec échange d’objet symbolique tel un bijou : la bague de fiançailles. De même Renuka se dit vivre « en couple ». Que signifie ce mot dans ce contexte où la relation est cachée ?

Dans le mouvement d’affirmation de soi, Renuka s’oppose au rêve de ses parents de la voir devenir médecin et poursuit une relation sérieuse avec un jeune homme qu’ils n’apprécient pas et qu’ils ont banni symboliquement. La jeune femme va ériger des frontières entre ce que les autres souhaitent pour elle et ce qu’elle-même veut instaurer dans sa vie. Elle effectue ainsi un mouvement d’individuation au sens jungien du terme, c’est-à-dire qu’elle cherche à se différencier des projections parentales et de leur univers culturel en posant par des actes concrets son originalité, son métissage et sa vision transculturelle. Elle essaie d’avoir une maîtrise sur la situation qu’elle a créée en mettant en place des stratégies de contournement de sa vie amoureuse et en dissimulant sa relation. Mais les contours de l’édifice s’avèrent poreux puisque des proches, par leurs questions indiscrètes ou leurs soupçons, obligent aussi quelque part la jeune femme à clarifier sa situation, même si elle émet des résistances à leur répondre frontalement. En acceptant de transgresser les lois parentales, Renuka devient une héroïne en même temps que s’incarne en elle la traîtresse qui a osé défier les interdits symboliques de la famille.

Par sa détermination, Renuka apporte de bons soins au « virus » et le reconnaît dans son humanité c’est-à-dire comme une personne digne de faire partie de sa vie. Dans ce conflit intrapsychique, on peut se demander aussi ce qu’elle soigne tant dans son histoire individuelle que dans celle de ses parents. A-t-elle été discriminée ou a-t-elle entendu parler des blessures narcissiques de ses parents dans leur société d’accueil ? A-t-elle à un moment de son histoire vécu des sentiments d’étrangeté dans la société française en raison de ses origines ? Souhaiterait-elle réparer une injustice sociale ? Telles sont les autres questions que soulève cette étude de cas.

Parfois, ce n’est pas l’émigration en tant que telle qui peut constituer un trauma, mais bien son intégration dans un projet familial (Denoux, 2007). Quel est l’effet réellement désiré par Renuka à travers ce choix marital ? Cette décision peut lui permettre de montrer son allégeance à la culture parentale afin d’obtenir l’aval pour son mariage ; ce dernier représente aussi un terrain de souffrance dans la communauté tamoule qui reste trop peu exploré. Parce qu’elle est confrontée à des modèles culturels divergents, Renuka rencontre des conflits psychiques lors de ses choix maritaux. Ces derniers sont pris dans des conflits identificatoires et des problématiques de transmission, de filiation qui répondent à des questions d’appartenance (à quel monde appartient-elle ?), des choix identitaires (va-t-elle se situer dans la continuité de sa famille ?) et vont correspondre à la manière dont elle va se situer dans le monde (Moro et Amblard, 2016). S’il peut être un instrument d’unification, le mariage peut aussi devenir un facteur de séparation. Cependant, nous pouvons déceler un élément de similitude entre Renuka, son père et sa mère puisque la jeune femme entretient une relation « en cachette », comme ses parents à l’époque. Si ces derniers y ont été contraints par la situation politique sri lankaise, c’est la situation interculturelle qui contraint la jeune femme à aussi dissimuler une relation sérieuse de peur de contrarier les attentes parentales.

Se marier dans un tel contexte mobilise des processus psychiques singuliers et de nécessaires passerelles qui reposent sur des compromis. Pour s’autoriser cette relation, Renuka puise dans ce cocon familial et culturel structurant et protecteur. L’identité des enfants de migrants est à comprendre à travers l’articulation entre la culture d’origine et la culture d’accueil : les enfants de migrants s’étayent sur le système culturel pour développer une variante personnelle, se construire sur le plan personnologique et devenir adultes (Bouche-Florin, Skandrani et Moro, 2007). Le mariage n’est plus gardien de la caste chez Renuka. Il sert d’instrument pour se différencier des codes parentaux et avoir une nouvelle lecture du mariage. Il y a une redéfinition du modèle traditionnel matrimonial.

Conclusion

Ce sujet traite des choix matrimoniaux chez les descendants de migrants. Il y a une absence de données sur le mariage en contexte transculturel et son articulation avec la psychologie. Pourtant, le multiculturalisme qui fait désormais partie de notre paysage français est une invitation à mieux connaître la diversité. Les Tamouls constituent une part importante de la population de seconde génération en France. La recherche d’un conjoint, si elle s’effectue dans une exogamie familiale, reste souvent dans un espace restreint et une endogamie de groupe. L’étude de cas de Renuka précise les enjeux qui sous-tendent cette étape de la vie : chez les Tamouls du Sri Lanka, il semble y avoir une politisation de l’alliance et de l’intimité qui inscrit inévitablement les choix maritaux dans l’histoire de la seconde génération. Ce contexte est propice à des tensions intrapsychiques. Cet écrit a ainsi pour ambition de considérer en santé mentale un sujet qui reste encore peu exploré et permettre des comparaisons avec d’autres groupes d’immigrés par la suite.