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Les super-héros suscitent un engouement en résonnance avec les drames que leur saga met en scène. La vie de ces personnages héritant souvent d’une souffrance du passé, suggère l’origine psychologique de leur vocation héroïque. Iron Man n’y échappe pas. Cette bande dessinée laisse transparaître les souffrances d’un personnage en proie à des tendances mélancoliques et à un penchant manifeste pour l’alcool. Mais sa problématique se dessine plus encore dans la façon dont l’armure lui colle à la peau. La question fusion/décollement se révèle en effet être un thème récurrent dans la saga de ce personnage issu de l’univers Marvel.

Nous parcourrons chronologiquement ses épopées pour étudier le lien aussi fusionnel que conflictuel que le héros entretient avec son double de métal. Ce lien questionne aussi les effets de la proximité entre l’homme et la technologie. Ainsi, nous discuterons des répercussions de la dépendance croissante de l’Homme aux outils technologiques destinés à lui faciliter la vie en se substituant à lui. Avant cela, feuilletons les premiers épisodes de ce comics.

Naissance d’Iron Man

La guerre du Vietnam bat son plein quand Stan Lee et Jack Kirby1 créent Iron Man. Anthony (Tony) Edward Stark, le protagoniste de cette bande dessinée, est le richissime héritier de l’entreprise d’armement fondée par son père. La saga démarre quand ce play-boy se rend au Vietnam pour aller démontrer l’efficacité des transistors[i] développés par les industries Stark. À cette occasion, Tony saute sur une mine qui projette des éclats mortels près de son coeur. Capturé par les soldats Viêt-Cong, leur chef Wong-Chu contraint Stark à fabriquer une arme pour les communistes, en échange de laquelle il serait opéré du coeur pour être sauvé d’une mort imminente. Il reçoit l’aide d’un autre prisonnier, le professeur Yinsen, afin qu’ils fabriquent ensemble l’arme redoutable que les Viêt-Cong convoitent. Or, les deux codétenus mettent secrètement au point une armure dotée d’un générateur de champ magnétique destiné à ralentir la progression des éclats dans le coeur de Stark. Pour gagner du temps afin que l’armure accumule assez d’énergie pour fonctionner avant que les « rouges » (comme ils sont désignés) n’empêchent les deux alliés de mener à bien ce projet, le professeur Yinsen sacrifie sa vie en se jetant sur les soldats. Grâce à ce sacrifice, et à l’aide de sa carapace d’acier, Stark se débarrassera facilement de ses geôliers. Iron Man est né. Cette naissance s’accompagne d’une transformation : mis au contact de la mort, Stark ne sera plus jamais le même. Métamorphosé dans des conditions traumatiques en un surhomme, il endosse une nouvelle identité.

Quand il porte l’armure la première fois, Tony s’exclame : « La machine me conservera la vie. La vie ! » D’emblée, l’armure efface ainsi les repères mortels habituels. Toutefois, cette machine qui permet à l’homme de compenser ses faiblesses en devenant un surhomme a quelque chose de menaçant. Comme Frankenstein en son temps, cette créature revêt un caractère inquiétant. Iron Man est d’abord représenté sous une forme rudimentaire proche d’une boîte de conserve, rappelant plus les chevaliers moyenâgeux que le personnage high-tech que le cinéma a popularisé. Mais, dès le second épisode, la couleur de l’armure est modifiée, et de gris métallisé au départ, elle devient dorée. Cette armure évoluera régulièrement pour perdre progressivement son aspect robotique. Ces formes s’harmoniseront à celles de l’homme qui la porte. Mais plus l’apparence d’Iron Man s’humanise, plus elle semble devenir angoissante. Moins pour ses ennemis que pour l’homme qu’elle abrite.

Prisonnier de la technologie

À la différence de la plupart des super-héros, Tony Stark ne possède pas de pouvoirs surnaturels. Hormis son génie créateur, il est un humain ordinaire. C’est la technologie de son armure qui le rend surpuissant. Or, elle vient aussi compenser la défaillance cardiaque de Tony. La particularité de ce personnage tient au fait que son omnipotence se retourne comme un gant en regard des problèmes cardiaques auxquels Stark est confronté. Ce businessman courtisé, à la fois riche, beau et intelligent se voit contraint de porter constamment cet encombrant pacemaker pour rester en vie.

Ainsi, si Iron Man est un personnage avec des super-pouvoirs, ceux-ci cachent de « super problèmes ». Ils sont matérialisés par les bouts de métal qui entaillent le coeur de Stark en menaçant perpétuellement sa vie, à la façon d’une épée de Damoclès. À chaque fois qu’il sent son coeur faillir, il lui est indispensable de recharger son plastron de métal auprès d’une prise électrique. Tony est ainsi fréquemment obligé de terminer ses combats en rampant à la recherche d’une prise de courant. Ainsi, durant l’épisode six, la batterie alimentant le coeur de Tony atteint un niveau si bas qu’il réchappe de justesse à une crise cardiaque. Il parvient in extremis à brancher son armure à la prise de courant d’un motel et s’exclame : « Ah… Du courant… C’est comme de l’adrénaline qui revigore mon coeur2 ! »

Durant un épisode ultérieur, Tony parvient à recharger son armure suffisamment rapidement pour ne pas succomber à une attaque, mais demeure néanmoins prisonnier à l’intérieur. Cet être humain particulièrement vulnérable est ainsi régulièrement empêtré dans sa gangue métallique. Cette étouffante carapace censée protéger son occupant s’avère ainsi être l’objet d’une ambivalence[ii] foncière. Cette ambivalence s’exacerbe au fil des épisodes. Tandis que Tony conçoit des armures de plus en plus perfectionnées, ses fragilités personnelles semblent en effet s’accroître. Ainsi, tandis que les actions patriotiques du justicier de métal contre des ennemis communistes[iii] présentent un aspect quelque peu manichéen, il en va autrement de la relation conflictuelle que Tony entretient avec son armure.

Être ou ne pas être Iron Man ?

La dépendance vitale qui lie Stark à son armure met en scène une problématique addictive. Certes, il n’est pas ici directement question de dépendance à une substance toxique procurant du plaisir – ou une réduction des déplaisirs (oubli des difficultés et des souffrances) –, mais la dépendance de Tony vis-à-vis de cette machine capable de le maintenir en vie peut questionner plus généralement le lien que certains patients entretiennent avec le produit ou l’objet de leur addiction. En effet, tout comme eux, ce personnage de bande dessinée tire à la fois une jouissance jubilatoire de l’utilisation de cette armure capable d’accroître temporairement ses facultés, mais se montre aussi ambivalent face à cet objet dont il aimerait pouvoir se passer.

L’invincibilité de l’armure s’accompagne d’un rappel constant des faiblesses de Stark. Il doit porter en permanence l’armure ; s’il la perd, il est perdu. La fonction défensive de cette carapace s’accompagne d’une terreur face à l’emprise qu’elle a sur l’homme. Aussi cherchera-t-il à s’en séparer plus d’une fois, sans jamais y parvenir. Être ou ne pas être Iron Man, tel est le dilemme récurrent qui tourmente Tony. « Hélas, je suis Iron Man, un homme de fer… privé de coeur ? », s’exclame-t-il lors de l’épisode huit.

La vie héroïque d’Iron Man se paie du prix de celle de Tony. Sa double identité est ainsi source de tourment. Mais jusqu’à ce qu’il sombre manifestement dans l’alcoolisme (nous y reviendrons), les sentiments ambivalents du personnage cèdent toujours la place du côté du double héroïque. L’armure a l’avantage de ne pas se laisser fendre par les sentiments. Cependant, les désirs et les souffrances de son hôte passent au second plan. Les affects de Tony sont pour ainsi dire déniés. Comme si l’armure effaçait l’Homme, comme si les bénéfices tirés de sa technologie poussaient Stark à se couper de son humanité. La conclusion de l’épisode trois s’énonce d’ailleurs ainsi : « aussi douloureux que ce soit personnellement pour Tony Stark, il doit y avoir un Iron Man ».

Le conflit entre l’idéal guerrier d’Iron Man et les atermoiements de l’homme qui se cache dessous tient lieu de leitmotiv. Les actions héroïques du justicier de métal ont notamment de dramatiques incidences sur la vie de Tony. Ainsi, Janice Cord, la première fiancée de Tony, est victime d’Iron Man. Lors de l’épisode 22, à l’occasion d’un affrontement avec la Dynamo pourpre, la jeune femme est en effet tuée au cours d’échanges de tirs. Suite à cet incident pour le moins traumatique, Stark tiendra les femmes à distance de lui, de peur du danger que sa double identité fait encourir à ceux qu’il aime. Iron Man, ce double qui a été un bénéfice, représente donc aussi un terrible maléfice. Toutefois, Stark ne peut s’en passer. Au contraire, un idéal de perfection et de puissance le conduit à améliorer constamment cette machine. À l’instar des personnes qui usent et abusent de la chirurgie esthétique, Stark n’a de cesse d’améliorer son armure qui change ainsi d’aspects un nombre incalculable de fois. Malgré le fait que son pouvoir augmente constamment, Tony n’est jamais satisfait. Comme bien des êtres, sa quête consistant à augmenter ce qu’il a, ne parvient pas à lui faire accepter ce qu’il est. Pire encore, au fur et à mesure des transformations d’Iron Man, le moral de Tony semble se rabougrir.

L’évolution de ce personnage laisse penser à celle de certains patients. Cette saga offre ainsi l’occasion d’approcher le phénomène de l’addiction technologique, où nul effet des propriétés chimiques d’une substance ne peut être invoqué. À l’instar des patients souffrant de ce type d’addiction, Tony trouve dans l’armure une solution défensive pour éviter de faire face à sa mélancolie. Or, son addiction semble aller crescendo, prenant une tournure pathologique croissante. Au fur et à mesure, le lien Iron Man-Tony Starck confine à la schizophrénie. En effet, au fil des épisodes, tandis que l’armure évolue et des gadgets high-tech l’améliorent, l’idée que la créature dépasse le créateur émerge. Plus l’armure devient puissante, plus elle revêt un caractère menaçant. Au cours des évolutions les dessins d’Iron Man font apparaître une armure flexible au métal moulant les formes du corps, laissant entrevoir une distance minimale entre l’homme et sa création. L’armure s’affine pour ne faire qu’un avec son hôte. Mais alors que l’écart entre l’homme et l’armure diminue, advient parallèlement une confusion. Le collage homme-armure qui apparaît dans les dessins efface la distinction entre Stark et sa machine.

L’homme et l’armure finissent graphiquement par ne faire qu’un. Mais cette union de plus en plus ténue à un prix, celui d’un sentiment d’identité vacillant. Le héros se sent parfois contrôlé par cet autre « je », dans un vécu rappelant la dépersonnalisation. Ainsi, au moment où les autorités s’inquiètent du pouvoir acquis par l’homme de fer, Stark se range à l’idée qu’il serait plus heureux de laisser le congrès décider de « la responsabilité d’une telle création ». L’idée que Stark puisse être dépassé par sa créature apparaît en effet de façon lancinante au cours des épisodes. Alors qu’au départ, la problématique nodale soulevée par cette oeuvre de bande dessinée était celle de l’ambivalence, celle-ci va peu à peu laisser place à une autre, plus profonde et plus inquiétante, celle de l’ambiguïté. En effet, une confusion sujet/objet, moi/lui, dedans/dehors émerge chez le protagoniste. Nous allons voir que pas à pas, il perd la notion du qui est qui et du qui fait quoi.

Un double envahissant

Lors de l’épisode neuf, Iron Man brisant une vitre se dit : « Tony Stark paiera les dégâts, à moins que cette maison ne soit à moi.3 » Stark se parle à lui-même à la troisième personne en tant qu’Iron Man, tout en incluant un troisième terme à la première personne ; ce moi ne sait pas si cette maison lui appartient, soulevant la question d’un flottement identitaire. Le lien entre ces deux alter ego confine au dédoublement de personnalité.

Ce dédoublement du moi prend un caractère paroxystique avec la création d’un clone de Stark destiné à tromper l’ennemi en permettant à Iron Man et à Stark de se trouver au même endroit au même moment. Cette copie, nommée Life Model Decoy (LMD) « Simulacre de vie modélisée », donnera bien des ennuis à Stark. Celui-ci est en effet vite dépassé quand son sosie robotisé développe une personnalité autonome. Lors de l’épisode 17, il profite de l’absence de Stark pour usurper son identité. L’androïde s’approprie les biens de son infortuné créateur et dirige l’entreprise à sa place. Lors de leur rencontre, il affirme être une version améliorée de Stark : « Je suis mécaniquement parfait tandis que tu n’es qu’un homme au coeur malade. J’ai tous tes talents et aucune de tes faiblesses. Il est évident que l’intérêt du monde entier exige que je sois toi »4, conclut-il cet étonnant soliloque. L’histoire se poursuit en exploitant le scénario classique du vol d’identité. Terminant dans la rue, seul et privé de la technologie le maintenant en vie, Stark commente ainsi sa déchéance : « C’est un cauchemar, comme si j’avais cessé d’exister. » Tony réussit cependant à vaincre ultérieurement le LMD grâce à son ancienne armure, mais le combat provoque une attaque cardiaque chez lui5. Le docteur Jose Santini lui sauve la vie en lui transplantant un coeur synthétique[iv]. À la suite de cette intervention, Tony peut désormais se passer de sa plaque thoracique pour vivre. Soulagé par cette autonomie nouvelle, il décide de prendre sa retraite de super-héros pour mener une existence normale. La symbiose entre Tony et sa machine pouvait-elle néanmoins s’interrompre ?

À différentes reprises, Stark tentera de se débarrasser de cette prothèse, mais sans jamais y parvenir. À l’instar d’un sujet confronté à son objet d’addiction, Stark revient toujours inexorablement vers l’armure. « J’ai besoin de mes muscles de métal », dira-t-il, évoquant le caractère jubilatoire et addictif du mouvement consistant à se glisser dans cette enveloppe métallique porteuse d’une sensation de puissance surhumaine. À chacune de ses tentatives d’abstinence, c’est un homme fragile qui apparaît sur le devant de la scène.

Sans l’armure, Tony se sent vide et impuissant. Il est nu face aux dangers qui émanent du dehors autant que face à ses propres tourments intérieurs. Or, si son armure le protège d’un vécu d’impuissance, elle l’empêche d’être tout à fait lui-même. Vivre sans elle semble impossible, mais vivre avec demeure néanmoins complexe. Aussi le travail de différenciation6 occupe-t-il une place centrale dans la relation à l’armure, ce double agissant parfois hors de tout contrôle.

L’homme ou l’armure ?

À l’instar de Mister Hyde, Iron Man réalise bien des activités interdites. Sous cet alias, Stark devient non seulement surpuissant, mais aussi super-destructeur. Notamment quand le créateur perd la maîtrise de sa créature… Iron Man manifeste alors une agressivité dont son « propriétaire » est apparemment tout à fait dénué. Il semble être l’outil inconscient du déploiement d’une violence par ailleurs insoupçonnable chez Stark. Dans les moments où il perd la maîtrise de l’armure, la question se pose de savoir si ce ne sont pas ses propres tendances destructrices que Tony extériorise. Il se retrouve fréquemment dans la position du patient délirant qui ne se reconnaît pas dans l’acte qu’un « autre » aurait perpétré. Par exemple, lors de l’épisode 1247, Iron Man commet « involontairement » un meurtre.

Le drame se passe lors d’une soirée organisée par l’ambassadeur de la Carmélie, un pays fictif désireux d’acheter des armes à l’entreprise Stark. Tony assiste aux festivités en attendant de rejoindre les convives sous les traits du justicier. Ce qu’il ignore c’est que l’armure qu’il s’apprête à endosser est contrôlée à distance par Justin Hammer, un industriel concurrent. Au moment où la cérémonie bat son plein, ce dernier déclenche le répulseur d’un gant d’Iron Man, qui projette en retour une rafale d’énergie sur l’ambassadeur, le foudroyant sur le coup. Le choc est immense pour Stark. Moralement hanté par l’action de son double, Tony va noyer sa souffrance dans l’alcool. Le mouvement addictif visant à colmater ses fragilités psychiques se révèle dorénavant très clairement. La saga Iron Man prend une tournure beaucoup plus tragique. Tony entame une sévère dépression, et la façade du play-boy s’effondre pour céder la place à celle de l’homme défait.

Séparé de son armure, qui lui a été confisquée par les autorités après la mort de l’ambassadeur, le héros cesse temporairement les actions guerrières en 1979. En retour, la saga atteint une dimension nouvelle, avec un personnage principal gagnant en épaisseur. Alors que les numéros 120 à 124 de l’Invincible Iron Man n’avaient fait que suggérer l’alcoolisme naissant de Tony, ce problème s’accentue. N’arrivant plus à faire face, il se laisse aller à boire du matin au soir. À ce moment ce n’est plus Iron Man qui est sur le devant de la scène, mais bel est bien Stark, dans sa lutte contre lui-même. Les titres des épisodes 127 et 128 en témoignent : A man’s home is his battlefield ; Demon in a bottle[v]. Qui aurait pu s’attendre à ce qu’un comics puisse attirer des lecteurs sans proposer de scènes d’action ! En leur lieu et place, le dessinateur, John Romita Junior, présente des gros plans d’un Tony Stark au visage ravagé par la dépression et déformé par la boisson.

Tony se libérera de son alcoolisme au bout d’une dizaine d’épisodes, mais cette addiction ne cessera pas totalement. En fait, il devient évident que la dépendance à l’armure se substitue à elle. Lorsque des déboires affectent Tony, celui-ci se défend en concevant de nouvelles versions plus puissantes d’Iron Man. Ce scénario récurrent laisse percer la fonction antidépressive de l’armure. Chaque fois que l’homme se retrouve esseulé et désemparé, son réconfort lui vient des actions héroïques menées en tant qu’Iron Man. L’utilisation addictive de ce double de métal s’avère cependant perturbante, si ce n’est psychotisante.

Deux en un

Iron Man représente une malédiction pour son occupant. Un drame faustien se joue autour de l’utilisation de cet alter ego métallique. Ce drame est rendu saillant durant les épisodes où Stark confie son armure à des proches. Ceux-ci manqueront en effet de perdre la vie et l’esprit. Ainsi, après s’être lié d’amitié avec Kevin O’Brien et lui avoir révélé sa double identité, Tony lui confectionne une seconde armure. Or, dès qu’O’Brien l’enfile, un dysfonctionnement dans les connexions cybernétiques déclenche des troubles mentaux d’allure paranoïaque chez lui. Il désire éliminer Iron Man sous le prétexte que ce dernier lui voudrait du mal. Durant leur affrontement, O’Brien est tué « accidentellement ». Plus tard, pendant que Stark a sombré dans l’alcool et que son ami James Rhodes le remplace en tant qu’Iron Man, ce dernier se montre vite méfiant et agressif vis-à-vis de Tony. Les ondes cybernétiques du casque ont eu le même effet sur Rhodes que sur O’Brien.

La dualité folle entre l’homme et l’armure est aussi mise en exergue par des ennemis utilisant la technologie Iron Man. Le génie créateur de Stark se retourne alors contre lui : ses productions viennent l’assaillirent sous la forme de versions dévoyées de l’armure. Ainsi, entre 1987 et 1988, le héros se trouve dans la situation schizophrénique d’avoir à affronter ses propres copies. Cette nouvelle épopée, connue sous le nom de Guerre des armures, commence au moment où Stark, devenu abstinent, s’aperçoit que la technologie de son armure lui a été dérobée. Un espion a subtilisé les plans de l’armure et les a revendus à des criminels notoires. Découvrant qu’une armée de super-vilains a été construite à partir de sa technologie, Stark décide de traquer une à une les copies d’Iron Man. Cette croisade se transforme rapidement en vendetta. Il devient un hors-la-loi international après avoir pénétré illégalement en Russie pour détruire les armures de la Dynamo pourpre et de TitaniumMan, qui meurt brûlé vif dans le combat. Ces actions dévastatrices conduisent l’Armée américaine à fabriquer une armure dérivée de la technologie Iron Man pour le stopper. Durant l’affrontement avec Fire Power, Iron Man est détruit et Tony grièvement blessé. Cette déconvenue traumatisante le pousse à concevoir une version améliorée de l’armure. Elle permettra à Stark de vaincre son adversaire. Ainsi, cette séparation temporaire entre Tony et son double s’achève répétitivement sur la renaissance d’une symbiose semblant ne jamais pouvoir en finir.

L’ambiguïté du lien que Stark entretient avec cet objet technologique est saillante durant cette épopée où la lutte entre Iron Man et ses doubles confine en effet à la schizophrénie. Lorsque la séparation intervient entre les deux alter egos, le résultat est toujours on ne peut plus violent. L’armure que Tony Stark inventa pour résoudre ses problèmes devient la source de ses maux quand elle se met à agir « à son compte ». À l’instar des personnages imaginaires que l’enfant s’invente pour lutter contre l’angoisse qu’éveille l’obscurité, la création avec laquelle Stark comble ses faiblesses s’avère inquiétante. Quoi de plus effrayant qu’une poupée qui s’éveille à la vie ? Ceci nous amène à glisser vers une comparaison entre la fonction de l’armure et celle d’un objet transitionnel. En effet, tout comme l’armure, il fait office d’interface entre le dedans et le dehors. Tout comme l’armure, il préserve le sujet des aléas de la réalité. L’objet transitionnel pallie un manque en fournissant l’illusion d’une présence. De plus, cet objet extérieur au sujet est néanmoins perçu comme une partie de lui. Sans cet objet, l’enfant vit un sentiment de manque. À l’instar de Tony quand il se trouve privé de son armure, l’enfant peut se sentir « coupé » d’une partie de lui-même s’il est privé de cet objet. Quand un évènement traumatique empêche l’utilisation de la fonction transitionnelle des objets, ils deviennent addictifs. Ainsi, des carences affectives peuvent conduire l’enfant à se réfugier dans une utilisation pathologique de l’objet transitionnel, dès lors fétichisé ; tout comme des carences physiologiques ont conduit Tony à devenir dépendant de sa création.

Comme l’a montré D-W. Winnicott8, grâce aux satisfactions que la mère apporte aux besoins du nourrisson, celui-ci développe un sentiment de toute-puissance. Ce sentiment est vital pour l’enfant, car bien qu’illusoire, il a un aspect sécurisant. Il l’est à tel point que dans certains cas de figure défavorables, faute d’avoir affaire à un environnement secourable, l’enfant développe des attitudes visant à restaurer l’illusion d’omnipotence qui lui fait défaut. Il recourt alors à des objets ou des parties de son corps auxquels il se raccroche exagérément. Le bébé se recroqueville dans des conduites autistiques qui, si elles annulent son lien à autrui, ont néanmoins l’avantage de le rassurer. C’est ce que fait Stark en recourant à l’armure comme une seconde peau dont la puissance et la musculature le protègent d’une réalité face à laquelle il est démuni.

Le fantasme d’invincibilité qu’alimente ce double de métal se retourne comme un gant et laisse place à une angoisse de vide infini quand la puissance de l’armure vient à manquer à Stark. La création censée servir son créateur apparaît à la fois idéalisée, en tant qu’objet dont il est impossible de se passer, mais elle est aussi menaçante. En effet, à chaque fois, l’idée que Stark puisse vivre sans cette armure fait naître celle selon laquelle elle aussi pourrait exister sans lui. Ce mécanisme, similaire à celui de la jalousie paranoïaque, est métaphorisé par Iron Man, cette créature agissant contre le gré de son créateur. Les pérégrinations de ce personnage font aussi écho au processus d’adolescence, dont il semble offrir une métaphore.

Comme bien des super-héros, les déboires de Tony suite à l’acquisition de ses pouvoirs suggèrent une analogie avec la transformation adolescente. Certes, contrairement à Spider-Man ou aux jeunes X-Men, Stark est d’emblée représenté comme un adulte. Pourtant, le développement de ses pouvoirs et la nouvelle puissance associée à son changement de peau évoquent la mutation adolescente. Comme lui, l’adolescent perd le sentiment de familiarité avec soi-même. À mesure que son corps se transforme, il devient étranger à lui-même. Chez Tony comme chez les adolescents, les limites entre imaginaire et réalité peuvent céder suite à l’acquisition de ce nouveau corps, à la fois plus puissant, mais aussi plus inquiétant.

L’afflux pulsionnel pubertaire et son potentiel désorganisateur entraînent en effet un sentiment d’étrangeté. À l’adolescence, l’ennemi c’est le corps et sa nouvelle capacité de jouissance orgastique. Le cortège de sensations inédites vécues par l’adolescent génère une perte de familiarité avec ce corps devenu énigmatique. Aussi, à l’instar de Tony avec son armure, l’adolescent peut ne plus se sentir chez lui dans ce corps procurant des sensations aussi intenses qu’affolantes. Le Moi est menacé, et le sujet éprouve le sentiment d’une perte d’unité face à ce corps aux potentialités inconnues. D’angoissants fantasmes adviennent, liés notamment à la peur d’une jouissance incontrôlée et incontrôlable. Comme Tony Stark, l’adolescent doit donc se réapproprier son sentiment d’identité pour sortir de l’impasse engendrée par la désunion psyché-soma. Sinon, cette désunion touchant l’intimité de l’être affecte la capacité du sujet à se sentir réel. Ces terrifiants fantasmes s’articulent avec une angoisse plus profonde, celle d’une impuissance primitive face aux exigences du monde externe. Ces fantasmes sont omniprésents chez Stark, ce personnage toujours enclin à augmenter le pouvoir de son armure pour tenter de se défendre d’un risque d’effondrement interne. Vacillement identitaire, nouvelles capacités physiologiques ressenties comme incontrôlables, autant de thématiques qui touchent de près la problématique de notre héros. Ce personnage en constant remaniement pourrait ainsi être vu comme une figure des mouvements psychiques liés à la crise identitaire9. Ce personnage de bande dessinée est d’autant plus susceptible d’intérêt qu’il ouvre aussi un questionnement quant aux liens de dépendance qui unissent l’homme aux nouvelles technologies.

Iron Man dans la modernité

Au cours de l’épisode 223, Tony Stark fait une rencontre fatale en croisant la route de la belle Kathleen Dare, qui se révèle être une dangereuse érotomane. Obsédée par le play-boy, elle se met à le suivre partout, persuadée qu’elle et lui ont une relation. Alors qu’au départ la folie de Dare se manifestait sous la forme d’excentricités amusant Tony, elle éclate dans toute son ampleur quand la jalousie finit par la rendre dangereuse. Ainsi, dans le numéro 242, après que Tony l’ait éconduit, Dare tente de l’assassiner. La blessure par balle qu’elle lui inflige le laisse paraplégique. Pour retrouver sa mobilité perdue, Tony s’injecte un virus techno-organique l’amenant à fusionner totalement avec son armure. L’homme et la machine sont dès lors plus que jamais confondus. Mais, comme d’habitude, le pouvoir que la technique confère est au prix d’une damnation. Tony a désormais accès à tous les satellites, ordinateurs et systèmes électroniques de la planète, mais il doit faire des sauvegardes numériques de ses souvenirs et à de graves soucis de mémoires sur le long terme. Ce lien homme-machine aussi ténu qu’inquiétant semble anticiper les conséquences de l’évolution de notre rapport à la technologie. Le dilemme de Tony Stark, sans cesse conduit à délaisser son corps au profit de la fusion avec une machine, n’est-il pas en phase avec les tensions de notre époque ? La saga Iron Man préfigure sans doute le destin de notre lien au progrès à l’heure où l’intégration de la technologie dans le corps humain atteint un niveau tel que leur distinction s’estompe.

Auparavant les civilisations se sont perpétuées sur la volonté de faire évoluer les êtres humains, mais aujourd’hui c’est davantage la technologie que nous cherchons à faire progresser. Nous comptons en effet de plus en plus sur elle pour nous dépasser10. L’humanité semble désormais lier sa propre évolution au progrès de la technologie. Nous substituons par exemple quotidiennement nos smartphones à notre propre capacité de mémoire. Certains scientifiques destinent d’ailleurs internet à devenir « le disque dur externe de notre cerveau »11. Nos fonctions cognitives de mémorisation et de remémoration seront-elles remplacées par les outils numériques ? La technologie semble bien partie pour modifier nos manières d’apprendre et de raisonner. Au risque que cette dépendance aux outils numériques ait des effets profonds sur notre mémoire en la détériorant12.

À mesure que la relation entre l’homme et la machine devient plus étroite, les équipements que l’homme conçoit pour s’améliorer se substituent à lui. Dans les décennies à venir, nous développerons nos capacités physiologiques et cognitives de la même manière que nous installons aujourd’hui de nouveaux composants et logiciels dans nos ordinateurs13. Les implants électroniques et l’informatique vestimentaire intègrent progressivement notre quotidien. Désormais, l’homme crée moins des objets destinés à lui permettre de dépasser ses limites qu’à le remplacer13. La technologie, cette fille de l’humanité, ne devient-elle pas insensiblement mère de celle-ci ? Ce renversement, qu’illustre par ailleurs la saga Terminator, fait surgir l’angoisse de nature prométhéenne d’une création dont le pouvoir dépasse son créateur. Lorsqu’un homme est dépassé par son oeuvre, une rivalité persécutive s’instaure. Iron Man, en tant qu’incarnation d’un individu surcompensé, figure d’un idéal narcissique de perfection absolue venant s’opposer à un sentiment de faiblesse et de mortalité14, questionne les conséquences des progrès technologiques qui permettent à l’homme de se transformer en surhomme. Cette utopie n’est-elle pas finalement une dystopie ?

Comme en écho à la fantasmatique d’Iron Man, en 2002, la National Science Foundation (NSF) publia un rapport prescripteur sur Les Technologies convergentes visant à l’augmentation des performances humaines. Au programme, nanosciences, biologie, sciences cognitives et technologies de l’information se voyaient réunies pour la fabrication d’un… surhomme. Un concept exploité par plusieurs programmes américains, notamment Talos, une tenue de combat ultralégère conçue à base de nanomatériaux. Ses capteurs physiologiques surveillent l’état du soldat dont la force est augmentée au moyen d’un exosquelette.

En parallèle de ces recherches visant à créer une armure façon Iron Man, d’autres travaux ont pour projet d’accroître les aptitudes humaines grâce à des implants neuronaux. Ainsi, l’ingénieur et neurobiologiste Theodore Berger développe depuis plus de 20 ans des puces électroniques censées restaurer les facultés mnésiques des personnes ayant subi des lésions cérébrales. Ce rêve ultime du transhumanisme prévoit de transférer notre esprit depuis le cerveau vers une machine. Une vie éternelle enfin débarrassée de ce véhicule encombrant qu’est le corps, pour mieux dépasser sa condition de mortel. Cependant ce dépassement tant escompté ne se paiera-t-il pas d’un lourd tribut ? À l’heure où beaucoup de sujets, majoritairement adolescents, disent ne plus pouvoir vivre sans leur smartphone, cette bande dessinée semble avoir anticipé les dangers que font encourir nos dépendances sans cesse accrues aux différentes inventions destinées à nous faciliter l’existence. Iron Man donne en cela matière à réflexion. Ce personnage désireux de compenser ses faiblesses humaines a en effet dû sacrifier ses propres besoins d’humain. Il s’est finalement effacé au profit de la technologie censée le servir. N’en va-t-il pas déjà de même des personnes « choisissant » de s’extirper du réel au profit de réalités virtuelles parfois trop enivrantes ?

Conclusion

En créant Iron Man, Tony Stark ne s’est pas simplement transformé en super-héros, il est devenu plus qu’un humain. La machine destinée à lui sauver la vie l’a, certes, rendu surpuissant, mais elle a aussi modifié son rapport à soi. Il se retrouve obligé de faire appel à son armure, à la fois pour survivre sur le plan biologique, mais aussi pour exister au niveau narcissique. Il s’avère ainsi que Stark n’est pas simplement physiquement lié à cette armure qui protège et renforce son corps, il lui est aussi aliéné psychiquement. Là réside sans doute une grande partie de l’attrait que suscite cette oeuvre : elle présente un héros en proie à des failles qu’il tente coûte que coûte de combler. Finalement, la question de la vulnérabilité apparaît au coeur de cette saga, rappelant que par essence, tout humain est vulnérable et qu’un superhéros invulnérable aurait perdu cette sensibilité qui fait notre humanité. Les déboires d’Iron Man sont une parfaite illustration du fait que la vulnérabilité fait la vie. Or, ce qui participe à l’attrait de cette oeuvre, c’est que son protagoniste cherche constamment à masquer ses fragilités. Au-delà de l’aspect guerrier, l’armure se révèle être une véritable solution défensive visant à combler la précarité psychique de Tony. Or, à l’instar des mécanismes de défense psychiques, l’utilisation de l’armure indestructible révèle néanmoins ce dont Tony désire inconsciemment se protéger. L’ambivalence foncière du protagoniste vis-à-vis de cet objet rapidement devenu addictif témoigne en effet des conflits internes qui l’assaillent. Stark se bat et se débat avant tout contre lui-même. Il voit constamment ses désirs et ses bonnes intentions anéantis par son double. Tel un sujet délirant, Tony perd fréquemment le contrôle de ce second « je » qui le protège et le hante en même temps. Cette perte de maîtrise a été au centre de nos analyses, car les angoisses que le héros éprouve reflètent celles de certains patients. Mais cette oeuvre de bande dessinée questionne aussi quelque chose d’universel dans la façon dont elle préfigure notre rapport à la modernité. Si l’on place rétrospectivement les inventions des auteurs en regard des avancées de la technologie on constate qu’ils ont anticipé un futur qui est devenu notre présent, au moment de l’essor des prothèses imprimables, des organes artificiels. Ces technologies n’imitent pas seulement la nature, mais en transgressent les lois en décuplant les facultés humaines. Aussi, ce personnage de comics, qui semble toujours avoir été en phase avec son temps, donne à penser les liens de plus en plus intenses et de plus en plus « naturels » que nous tissons avec la technologie. Les dilemmes qui se posent à Stark offrent l’occasion de décrypter l’ambiguïté d’un homme devenu « accro » à elle. Peut-être qu’en observant la lutte qu’il mène pour se passer de cette armure qui en fait à la fois un super-héros et un homme « super-dépendant », nous ne faisons rien d’autre que contempler notre futur… proche ?