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À l’urgence psychiatrique, tous les jours entrent et sortent des gens qui parlent trop fort, trop vite, qui se rebaptisent chanteurs célèbres ou qui combattent des démons invisibles. Tous les jours, on côtoie la maladie sous toutes ses formes. On la reconnaît dans un ensemble de symptômes qui évoquent pour nous un diagnostic. On questionne des patients, on temporise des crises. On perçoit la souffrance même quand elle se déguise. Ultimement, on veut aider. Et on sait un peu comment s’y prendre. On a un plan, on suit des étapes. Même si le parcours n’est pas le même pour chacun, on entrevoit un peu la suite. C’est notre travail, notre quotidien. En naviguant dans la turbulence, on s’habitue à manier la barre. Mais sur le bateau en détresse, il y a aussi le reste de l’équipage. Des proches, ceux qui sont là depuis le début, témoins impuissants de la tempête qu’ils n’ont pas vue venir et dont on sous-estime trop souvent l’impact sur eux.

Nos patients nous arrivent les bagages pleins de leurs expériences, riches de leur vie bien entamée. Ils sont des pères, des mères, des frères, des enfants, des amis, des gens qui comptent pour d’autres. Parce qu’il y a bien un « avant » la maladie. Avant l’hôpital, avant nous. Mais cette partie de leur histoire, nous ne l’avons pas connue. Nous ne vivons pas le changement, la transition. Seuls les proches traversent cette étape, en saisissent toutes les subtilités et l’ampleur des pertes. Ils cheminent dans l’incompréhension, sans savoir où la route les mènera, ni même si le brouillard, un jour, se lèvera.

Mon récit, basé sur des faits vécus, témoigne du parcours d’un fils et de sa mère, avant, pendant et après le virage fatidique.

* * *

La vie a tendance à se dérouler sous nos yeux comme un flot continu, sans début ni fin, sans pause ni recul. Mais je me souviendrai toujours d’un moment, sans doute très bref, vers mes huit ou neuf ans, où j’ai senti que ma vie devenait une photo. Je vivais un moment qui deviendrait un souvenir, et comme de fait, je ne l’ai jamais oublié. Un moment de pur bonheur.

Au parc en face de mon école primaire, mon équipe de baseball jouait un match sans grande importance. J’étais assis sur le long banc en bois chauffé par le soleil du midi, où les chandails vert et jaune s’alignaient en attendant leur tour au bâton. Mon père, le grand gourou, se tenait accroupi à côté d’un des nôtres, lui tendant une fiche gribouillée de X et de flèches. Sa voix grave portait jusqu’à mes oreilles, se mêlant aux cris des spectateurs entassés dans l’estrade de l’autre côté du terrain. Au pied du monticule métallique, étendue dans l’herbe verte, ma petite soeur avait disposé ses poupées autour d’un pique-nique en pâte à modeler. Et tout juste derrière, assise au premier rang, il y avait ma mère. Celle qui affichait fièrement les couleurs de notre équipe. Celle qui avait préparé une collation de galettes et de fruits pour sustenter notre appétit de vainqueurs, qu’on gagne ou qu’on perde. Celle dont la chevelure rousse bouclée reflétait de chauds éclats de cuivre, comme une couronne autour de son visage souriant. Elle discutait avec une femme à côté d’elle, sans détourner le regard du jeu.

Je ne saurais dire ce qui est arrivé d’autre cette journée-là, ni même si mon équipe a remporté ou non cette partie. Mais chaque fois que j’y pense, je ressens, comme si j’y étais, la sérénité de ce moment précis, le sentiment de bonheur, de sécurité, qui semblait vouloir dire : « Tout ira bien. »

Quand je pense à ma mère, je me souviens d’une femme forte, déterminée. Celle qui prenait les choses en charge. Celle qui réglait les problèmes. Elle a fait le choix de rester à la maison pour ma soeur et moi, ce qui ne l’a tout de même pas empêchée de s’impliquer dans mille et un projets. Elle siégeait au comité d’administration de l’école et était de toutes nos activités, de l’expo-sciences au voyage scolaire dans le Grand Nord. À la maison, c’était les leçons de piano. Combien de fois me suis-je assis à ses côtés dans le salon, les doigts recherchant maladroitement les touches qui produiraient le son d’une ballade enfantine, parce qu’enfin, c’est tout ce que je n’ai jamais réussi à jouer. Et ma pauvre mère qui aurait tellement voulu que je persiste… Mais non ! J’étais loin du prodige, d’autant plus que j’en ai bavé avec le solfège, je lui faisais aussi la vie dure. Puis à 13 ans, c’en était fini de la musique. J’ai mis mon pied à terre. J’ai remisé mes partitions. Je me suis élevé fièrement contre la tyrannie des pratiques obligatoires ! N’empêche… Il y avait bien quelque chose de réconfortant à sentir sa présence à mes côtés. Son doux parfum imprimé dans ma mémoire. Il y avait bien quelque chose de rassurant dans le fait de se laisser guider, de jouer son rôle d’enfant sans même le savoir.

Ma mère voulait qu’on trouve notre passion dans la vie. Qu’on touche à tout, que toutes les portes nous soient ouvertes. J’ai donc été un enfant occupé. Et surtout : pas de stéréotypes ! Ma soeur a joué au hockey et moi… j’ai fait ma part en gymnastique. Ma mère avait ce petit côté féministe qui allait de pair avec son penchant revendicateur. Elle avait ses principes, c’est vrai, mais c’était une femme douce. Tout le monde l’appréciait. Et elle aimait les gens. Elle aimait sa famille, par-dessus tout. C’était la huitième d’une famille de dix enfants. Je me suis toujours trouvé chanceux d’avoir une grosse famille. Les fêtes se donnaient toujours chez nous, dans notre maison à Montréal. La troupe débarquait de Trois-Rivières, pour la plupart, et tout le monde restait à coucher un jour ou deux pour étirer le plaisir. Ma mère cuisinait pour une armée, et Dieu sait qu’elle savait faire à manger. Je m’ennuie de ses tartes, de celle au citron en particulier, avec la meringue bien croquante sur le dessus, comme elle seule savait la faire. Alors pendant que les adultes veillaient autour de la table, repus, mes cousins et moi regardions le hockey à la télé en pariant pour la forme sur le score final, terrés dans le sous-sol en espérant que les vieux nous oublient, notre couvre-feu du même coup.

J’adorais notre maison. Elle n’était pas immense, mais c’était un havre de lumière. La salle à manger donnait sur la cour arrière, séparée par de grandes portes vitrées. Je m’y installais pour faire mes devoirs, et mon regard pouvait, à sa guise, aller plonger dans la piscine quand cela devenait trop ennuyant. La table était grande et on pouvait y étaler toute notre paperasse, ma soeur, moi, et même ma mère, quand elle est retournée aux études. Je me souviens que sa décision nous avait un peu surpris au départ. J’avais beau être devenu un adolescent bien assumé, je ne l’avais connue que comme ma mère, dans son unique rôle de mère, le seul rôle qu’il soit entendu qu’elle assume et qu’elle assumerait toujours. Elle avait déjà un bac en administration, mais comme tout cela s’était terminé avant que je ne sois au monde et que la vie l’avait définitivement éloignée de cette trajectoire, l’idée qu’elle puisse travailler ne m’avait jamais vraiment traversé l’esprit. Mais les choses avaient changé. Son rôle de mère n’était plus ce qu’il avait été. Je passais le plus clair de mon temps au sous-sol, les écouteurs sur la tête alors que je découvrais comment pirater des chansons sur internet. Je faisais encore du sport, mais je n’avais plus besoin de personne pour m’y conduire, encore moins pour venir m’encourager avec des pancartes en carton. Ma soeur réussissait très bien à l’école et elle n’en avait que pour ses amis, de toute façon. Mon père, lui, il travaillait. Et il rentrait tard. Je ne peux pas en dire davantage. Je n’ai pas eu de crise d’adolescence à proprement parler, je n’ai jamais été vraiment rebelle, mais j’ai le vague souvenir d’un sentiment d’indifférence… J’avais ma vie, aussi ordinaire fût-elle, et j’étais bien plongé dedans. Le reste, la famille, c’était la trame de fond, les figurants. Peut-être est-ce un processus normal, un passage acceptable, voire nécessaire, puisqu’on doit devenir indépendant au bout du compte, mais je reste avec cette pointe d’amertume, ce regret de ne pas avoir prêté davantage attention.

Ainsi, ma mère avait entrepris des études en botanique. Ça lui ressemblait, en réalité. Elle aimait prendre soin, s’appliquer, faire avec délicatesse. Elle avait le sens de l’esthétisme. Et elle était « grano » à ses heures. Je l’aurais très bien vue devenir fleuriste. Avec son bagage en administration, elle aurait pu s’ouvrir une boutique, passer ses journées à faire des arrangements floraux qu’elle aurait exposés dans la vitrine à la vue des passants pressés. Elle, elle aurait pris son temps. Et le temps se serait égrainé tranquillement, au gré des petits bonheurs de la vie, avec les hauts et les bas auxquels on s’attend sur le chemin qui mène à la sagesse des vieux jours. Bientôt, des petits-enfants auraient poussé et elle se serait occupée d’eux avec le plus grand naturel, de retour aux sources, à sa passion première. Et moi, j’aurais trouvé en elle un soutien, un filet de sécurité sur lequel compter quand ma vie d’adulte m’aurait mis des bâtons dans les roues. On aurait pu se retrouver, elle et moi, quand la maturité m’aurait donné cette nouvelle perspective, ce nouveau regard sur l’essence de sa personne, tout en me comprenant mieux moi-même. On aurait appris à se dire « je t’aime », ou peut-être que les gestes auraient continué de parler pour nous, et ça aurait été correct aussi.

Mais on ne choisit pas toujours son destin.

Si j’avais à situer le début du reste de l’histoire, je dirais que ça a commencé un soir de semaine, quand j’avais seize ans. Je me souviens très bien de ce souper où ma mère nous avait servi son pâté chinois comme s’il s’était agi de notre dernier repas. Le repas du condamné. Le silence autour de la table, quoique familier, était plus lourd qu’à l’habitude. Le malheur imminent s’annonçait, mais personne n’osait encore l’avouer. Inévitablement, toutefois, le nuage noir au-dessus de nos têtes éclaterait en averse. Et cette averse, même si personne ne s’en doutait à ce moment-là, ne serait qu’un préambule à l’ouragan qui déferlerait par la suite brutalement, sans nous allouer le moindre répit.

Ainsi, mes parents se séparaient. J’aurais dû le voir venir. Pourtant, il n’y avait pas eu de cris, pas de scènes, pas de vaisselle cassée. L’amour était mort de froid, de silence et d’absence. Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps mes parents n’étaient-ils plus que le fantôme d’un couple errant parmi nous à notre insu ? Et quel mal était parvenu à tuer quelque chose qui paraissait pourtant indestructible ? Aurait-on pu l’empêcher ? Je me questionnais, mais je savais bien en même temps que c’était quelque chose qui leur appartenait à eux. Simplement, je pense que jusque-là, rien n’avait autant ébranlé mes convictions. L’idée que les bases sur lesquelles on repose puissent faillir… Jamais je n’y avais songé. Il y a des choses que l’on tient pour acquises, inévitablement. Tant que les poutres ne cèdent pas sous nos pieds, on ne peut s’imaginer le sentiment de chute libre qui suit, qui coupe le souffle dans un instant d’effroi.

Pour moi, la peur est venue puis s’est dissolue rapidement. Par cette épreuve, je découvrais en moi un système de survie à déclenchement automatique qui fonctionnait par recherche de solutions. Qui s’orientait vers la prochaine étape. Le changement allait ainsi s’opérer, disséqué en une série de variables qui entreraient dans une suite d’équations, remodelé au final en un produit cohérent et tolérable. Une protection anti-panique. J’avais donc cela en moi… La douleur est universelle, mais chacun la reçoit et la transforme à sa façon, il n’y a pas de lois à cette chimie, que personne n’enseigne de toute façon.

Les jours suivants se sont déroulés comme on pouvait s’y attendre. Le climat à la maison n’était pas réjouissant. Même si en réalité tout se passait comme avant, plus rien n’était pareil. Tout semblait faux, dénaturé. Tout était de trop, plus rien n’avait réellement sa place dans cette maison qui avait appartenu à notre famille, cette entité qui n’existait plus. Et puis la situation est devenue plus concrète quand mon père a quitté la maison. J’ai appris éventuellement qu’il n’était pas parti en solitaire, qu’il y avait quelqu’un d’autre quelque part qui faisait déjà partie de sa vie. Comme quoi plusieurs éléments m’avaient échappé. J’ai tout de suite pensé à ma mère. Je me disais qu’elle devait bouillir de rage. Pourtant non… pas de colère apparente. Je m’imaginais sans trop de peine qu’elle jouait la femme forte. C’était ma mère après tout, je la connaissais comme ça. Elle continuait de tenir le fort du mieux qu’elle pouvait, s’efforçant de rendre la situation le plus vivable possible pour tout le monde. Ses encouragements plus ou moins sentis au départ se sont rapidement empreints de conviction, jusqu’à devenir, même, résolument optimistes. D’un jour à l’autre, ma mère a décidé qu’il fallait saisir l’opportunité et se lancer dans une nouvelle vie, meilleure. Elle enfilait ses gants et passait à l’action. C’était sa façon à elle de gérer le problème, une approche qui me paraissait fort valable a priori.

Elle s’est d’abord mise à cuisiner, un domaine connu qu’elle maîtrisait déjà bien. Les tartes sortaient du four les unes après les autres, de toutes les sortes, promettant de satisfaire la dent sucrée de plus d’un voisin. À qui elle assurait aussi la livraison ! Ma mère avait toujours été très sociable, sans doute sentait-elle le besoin de se rapprocher des gens, de briser la solitude qu’on lui avait imposée et qu’elle ne tolérait pas bien. Et les gens la recevaient gentiment, avec compassion, apprenant tour à tour les récents événements.

Puis elle a eu besoin de changement. Mais d’un changement qu’elle avait elle-même décidé. Sans nous en parler, elle était devenue blonde. Blond platine. C’était pour le moins radical. Vraiment, ça ne lui allait pas bien. Ce n’était pas elle, mais pas du tout. Je ne comprenais pas trop l’idée, mais ma mère me répétait que je ne connaissais rien à la coiffure et que de toute façon, c’était une affaire de filles, les cheveux.

Ma mère s’activait dans la maison comme une abeille dans une ruche et parlait constamment qu’il allait falloir changer ceci et cela. On avait soudainement besoin d’un tas de choses, on apprenait qu’elle avait toujours voulu posséder tel et tel bien matériel. Puis elle s’est mise à nous dire comment mon père l’avait toujours empêchée de faire ce qu’elle voulait. Qu’elle s’était sacrifiée pour nous, qu’elle avait abandonné ses rêves et qu’il fallait maintenant qu’elle rattrape le temps perdu. Il fallait se faire plaisir, tous les jours, il fallait prendre soin de soi-même. C’était devenu sa devise, voire son cheval de bataille. Elle rebattait les oreilles de tout le monde avec ça, pas seulement ma soeur et moi, mais des gens qu’elle connaissait à peine, de l’emballeur à l’épicerie aux parents de nos amis qu’elle croisait par hasard ! Je me suis senti mal à l’aise. J’avais honte, certainement, mais je me sentais aussi coupable. Jamais ma mère ne s’était exprimée ainsi sur ses sentiments. J’avais l’impression qu’elle déchargeait sur nous une souffrance qui était peut-être là depuis bien longtemps et à laquelle j’avais dû participer indirectement. Qui ne dit mot consent, dit-on.

J’ai compris que les choses n’allaient vraiment pas quand je suis rentré de l’école, un après-midi, et que le salon était vide. Littéralement. Plus de divan, plus de télé, plus de tapis, plus rien. Ma mère avait une explication, semble-t-il, logique. Il fallait faire de la place pour les nouveaux meubles qu’elle avait commandés d’Italie et qui arriveraient par bateau d’ici quelques mois. Tout simplement. Elle semblait trouver comique que je remette en question cette décision. Et ce n’était vraisemblablement que la première d’une série de bonnes décisions qu’elle allait prendre ainsi, au nom de sa nouvelle vie. Deux jours plus tard, nous étions propriétaires d’une voiture de luxe. Je me suis fâché. Ça allait beaucoup trop loin. Mais ma mère ne voulait rien entendre. Je n’avais aucun droit de regard sur ses finances, et puis il fallait que j’arrête de m’inquiéter. Je ne comprenais plus rien. La colère, cette fois, m’avait gagné.

Le mois de juin était à nos portes et je me préparais comme je le pouvais pour mes examens finaux. C’était un jeudi soir. Le téléphone sonnait. Je m’étais endormi devant l’ordinateur. Au bout du fil, c’était ma tante. Elle était inquiète. Ma mère s’était rendue chez elle à l’improviste, à Trois-Rivières, et lui avait tenu un long monologue en accéléré sur comment mon père était un tyran, un voleur d’identité, et qu’il avait abusé d’elle toutes ces années. Elle m’épargnait les détails, mais l’histoire n’en était pas dépourvue. Ma mère était apparemment agitée et ma tante s’en voulait de l’avoir laissée partir avec sa voiture dans cet état. Elle n’avait pas pu la retenir. Non, ma mère n’était pas rentrée à la maison, il faisait déjà noir.

Ça y est, je paniquais. Défaillance du système de survie.

« Qu’est-ce qui se passe ? » « Qu’est-ce que je fais ? » « Où est-elle allée ? » « Et si elle avait eu un accident ? » « Et si elle essayait de ?… Non, elle ne ferait jamais ça. » « Mais elle était agitée… est-ce qu’elle aurait pu boire ? » « Il faut que j’appelle mon père. » « C’est quoi ces histoires-là d’abus ?… » « Pourquoi raconte-t-elle n’importe quoi ? » « Est-ce que ça pourrait être vrai ? » « Est-ce que mon père… Voyons donc ! C’est impossible ! » « Est-ce que j’appelle mon père ? » « Mais pourquoi être allée à Trois-Rivières ? Sans prévenir ! » « Elle est repartie. En auto. Elle n’est pas rentrée. » « Est-ce que je devrais appeler la police ? » « Merde ! Qu’est-ce que je fais ? » « Qu’est-ce qui se passe ? »

Mon père m’a téléphoné. Ma tante l’avait joint tout de suite après m’avoir parlé. Il avait l’air surpris et inquiet lui aussi. Il avait alerté les policiers. Ça me rassurait. J’ai passé cette nuit-là sur le plancher du salon dans son trois et demie, installé sur un matelas de camping. Je n’avais pas fermé l’oeil. Le lendemain, vers midi, mon père nous apprenait que ma mère était entrée à l’hôpital. J’ai cru que mon coeur allait s’arrêter de battre. Mais elle n’était pas blessée, il n’y avait pas eu d’accident. On l’avait amenée à l’hôpital psychiatrique.

Je me souviens d’avoir franchi la porte barrée, celle qui marque la limite entre le monde du normal et celui de l’inconnu, de l’effrayant. De l’autre côté, je me souviens de cris, de longs cris de lamentations mêlés de pleurs, je me souviens de regards fixes et froids, de gens qui marchent de long en large, tout ça mêlé et flou dans ma mémoire. Mais je me souviens clairement du moment où je l’ai vue, couchée sur une civière en « jaquette » bleue d’hôpital. Les cheveux en bataille. Le regard vaseux et les mots coulant de sa bouche à demi prononcés, comme si elle était saoule. Elle marmonnait mon nom, mais parlait sans s’adresser à moi. Elle lançait une insulte, puis se mettait à rire d’un rire qui n’était pas le sien, un rire plein de sournoiserie et de non-sens.

Comme elle criait trop fort, qu’elle était « agressive », on a dû la piquer. Ma mère. Celle qui avait plus de plaisir que nous à regarder les films de Walt Disney. Celle qui capturait les araignées dans un bocal pour pouvoir les relâcher par la fenêtre au lieu de les écraser du bout du soulier. Elle était « agitée ». Je voulais la prendre par la main et lui dire que j’étais là, que tout irait bien, mais elle me regardait sans comprendre le sens ni l’émotion rattachés à ma présence. J’avais une boule dans la gorge si énorme que je peinais à respirer. C’était irréel. C’était un cauchemar. Ma mère qui n’était pas ma mère, son corps devant moi habité par un je-ne-sais-quoi d’incongru, dans ce lieu lourd de non-sens où chacun marche seul. Un cauchemar.

Le psychiatre nous a rencontrés dans une petite pièce en retrait du chaos, comme une ambassade du normal en ce pays étranger. Comme si ce n’était pas suffisant, il y avait pour nous de nouveaux éléments à l’histoire, à savoir que ma mère s’était fait arrêter pour avoir conduit sa voiture à 150 km/h sur l’autoroute et qu’elle s’était opposée au travail des policiers, clamant être Marilyn Monroe. Des images se formaient dans ma tête à mesure qu’on nous transmettait l’information, toutes plus déstabilisantes les unes que les autres. Je savais depuis plusieurs jours déjà que les choses ne tournaient pas rond, mais jamais je n’aurais osé imaginer qu’elles puissent déraper à ce point. Au lieu de revenir tranquillement dans le droit chemin, au bout du sentier cahoteux, ma mère avait raté le virage et capoté jusqu’à en perdre la tête. Puis le diagnostic est tombé. Ma mère était donc malade. Ma mère était « bipolaire ».

Durant son hospitalisation, des démarches avaient été entamées pour mettre la maison en vente. C’était à la fin de mon année scolaire. Il n’y avait pas de place pour ma soeur et moi dans le petit logement de mon père, mais de toute façon, ma décision était déjà prise : j’allais habiter avec ma mère. Durant les années qui ont suivi, j’ai regretté par moments mon chez-moi aux puits de lumière, à la grande piscine entourée de verdure et au terrain tout près où j’ai frappé mon premier coup de circuit. Mais ce qui m’a manqué le plus en réalité, c’était d’avoir un chez-moi, tout court.

L’appartement que ma mère louait n’était que partiellement meublé. Même si on avait pu rendre en partie ce qu’elle avait acheté, les comptes étaient à sec. Au début, on se débrouillait bien, mais dans les derniers temps, ça s’est gâté. Les dépenses déraisonnables sont revenues à la charge à quelques reprises, avec tout le reste du tableau, à différents degrés. Ma mère n’a jamais aimé les médicaments. J’imagine que je tiens cela d’elle aussi : le mal, on l’endure. On le surmonte. Mais pour ma mère, de toute façon, il n’y en avait pas de mal. Elle n’était pas malade. Elle n’avait que faire de l’avis d’un médecin à ce sujet, elle était sûre d’elle comme aucune personne saine d’esprit ne peut l’être. Ça m’a pris du temps avant de comprendre ça. Combien de fois j’ai tenté de la raisonner, de lui présenter des faits, des chiffres, des arguments inébranlables… Mais même dans les moments d’accalmie, quand les traits de son visage me semblaient plus familiers, quand le ton de sa voix se posait pour parler de la pluie et du beau temps, même dans ces courtes périodes-là, son refus demeurait catégorique : elle n’était pas malade. Elle n’avait besoin de l’aide de personne. Elle ne prendrait pas de médicaments. Et moi je souffrais. Moi je rageais. Comment pouvait-elle être si aveugle ? Pire encore, comment pouvait-elle être si sourde à mon cri du coeur, à mes supplications ? J’étais le seul à ne pas être mort au combat dans cette guerre qu’elle allait gagner, si l’on peut appeler cela une victoire. Du revers de la main, elle avait balayé tous ceux qui l’avaient un tant soit peu confrontée, même le plus doucement du monde. Tous ceux qui l’aimaient, tous ceux qui se faisaient du souci pour elle, rayés de la liste les uns après les autres. Mon père, bien sûr, ses amis, ses frères et soeurs, même ses parents. Le déni était plus fort que tout, plus puissant que les valeurs familiales qu’elle chérissait et qu’elle m’avait transmises. À force de s’enfuir, elle s’était retrouvée toute seule. Toute seule devant, avec moi haletant à quelques pas derrière, donnant tout ce que j’avais pour garder le rythme, pour ne pas la perdre de vue. Je la voyais s’enfoncer dans un chemin sombre, et je savais qu’elle risquait de ne pas en sortir indemne. Mais je ne pouvais rien y faire. Je ne pouvais pas l’atteindre et il ne semblait y avoir rien ni personne autour pour me venir en aide.

L’hôpital, elle y est retournée à quelques reprises. Chaque fois, c’était un soulagement. Du moins en partie. Au moins, là-bas, elle ne pouvait pas se mettre en danger. J’avais une lueur d’espoir qu’un changement s’opère. Qu’un déclic se fasse. Je ne savais pas ce qui se passait entre les quatre murs de cet établissement, mais je me disais que s’il y avait un endroit au monde où on pouvait l’aider, ça devait être là. Je me disais « enfin, une emprise », et j’espérais qu’ils la gardent comme un oiseau en cage le temps de lui réparer les ailes. Mais ce n’était jamais suffisant. Elle prenait du mieux, elle paraissait bien, alors on lui ouvrait la porte et elle s’empressait de disparaître dans la nature. Jusqu’à ce qu’elle percute un mur à nouveau. Mais combien de fois peut-on se briser ainsi les os ? J’appréhendais le jour où l’on ne pourrait plus recoller les morceaux.

Quand elle rentrait à l’hôpital, je remplissais mon sac de vêtements et je débarquais chez mon père qui m’attendait à bras ouverts, le matelas de camping déployé pour moi sur le plancher du salon. Je ne savais jamais combien de temps je resterais, on jonglait tous avec l’incertitude. Mon père aurait voulu que je range mes valises pour de bon, qu’on se relocalise quelque part où chacun aurait son intimité, mais pour moi ce n’était pas une option. Quand elle sortait, je repartais. Mon père a vécu lui aussi son lot de misère à travers cette histoire, mais je sentais qu’il pouvait s’en sortir sans moi. Ou plutôt, je sentais que j’étais plus utile à tout le monde en restant auprès de ma mère.

Je jouais mon rôle de protecteur avec le plus grand sérieux, je montais la garde, à l’affût des signes de rechute. Pour ceux qui n’avaient pas connu ma mère, elle pouvait paraître par moments « normale », voire quelqu’un de plutôt agréable. Elle savait faire la conversation, et malgré que son discours soit souvent coloré, il restait dans le domaine du possible. Mais à mes oreilles, tout sonnait faux, accordé au son de la maladie. Rapidement, j’ai développé ce que j’ai baptisé « le malaise chronique » : un état de tension constante, un mal de ventre comme une succion à l’intérieur de moi, irréductible par la logique. Plus j’essayais de le faire disparaître, plus il m’envahissait au point de me faire perdre la sensation de contrôle sur moi-même. J’avais l’impression de déraper à mon tour, mes pensées s’enchaînaient et partaient dans tous les sens, empruntant le plus souvent une direction totalement opposée à ma volonté. Je me mettais à douter de ce qui était depuis longtemps acquis dans mon bagage identitaire, et j’en étais terrifié. Je perdais mes repères. Je me sentais devenir fou. Ma mère était malade, mais la folie, c’était moi.

L’épisode qui a tout chamboulé, qui est venu à bout de mon plan, s’est produit dans une phase où ma mère broyait du noir. Depuis quelques jours, elle s’enfermait dans sa chambre, peinait à sortir de son lit. Il fallait que je l’aide à s’habiller, que je la force à manger, elle ne s’occupait plus de rien, ni de moi ni d’elle. Je ne l’avais jamais vue comme ça. C’était comme si, à force de carburer à la vitesse grand V, elle était parvenue à épuiser toutes ses ressources. Elle atteignait le fond du baril. Je l’entendais pleurer par moments, ou se parler toute seule. Des bouffées de colère émergeaient parfois de son apathie, et alors elle vociférait contre mon père, contre sa famille, contre l’hôpital, contre le système, contre tout ce qu’elle jugeait de pourri, de manipulateur. Et puis un soir, alors que je la tenais dans mes bras, tentant de contenir sa détresse, ses paroles ont creusé un abîme autour de nous. Elle avait prononcé des mots si sombres, si douloureux, si destructeurs en eux-mêmes que j’en avais eu le vertige. Ma mère voulait mourir. Elle voulait s’enlever la vie, brutalement. Elle parlait de couteaux, de se tailler les veines. Elle pleurait sur mon épaule, et me décrivait sa mort. Je suis resté des heures immobile à la tenir serrée contre moi, de peur qu’on bascule. J’étais figé, gelé par la peur, incapable de penser à quoi que ce soit. Je ne pouvais pas voir en avant, je ne savais pas où j’allais faire mon prochain pas, il n’y avait pas d’issue, pas de lendemain à ce moment de profonde affliction.

Puis j’ai pleuré. Ça a émergé du fond de mon malaise, un torrent de larmes secoué de sanglots qui n’en finissait plus de se vider. C’est sorti comme un vomissement, pour évacuer le toxique qui me brûlait l’intérieur. Je me suis laissé aller, parce que je n’y pouvais rien de toute façon, et après, j’ai senti que je n’étais plus le même. Il y avait un grand vide, moins lourd que ce qui m’habitait avant, mais aussi difficile à porter. Un grand trou tapissé de résignation.

Je suis allé chercher l’ordonnance d’évaluation psychiatrique et les policiers ont escorté ma mère jusqu’à l’hôpital, où elle est restée un bon bout de temps. Plus longtemps qu’à l’habitude. J’ai rassemblé mes quelques affaires et j’ai quitté l’appartement de ma mère en sachant cette fois qu’il s’agissait de mon dernier départ. J’avais décidé de ne plus y revenir. Je ne voyais pas comment j’aurais pu continuer autrement. Pour tout le reste du monde, la vie suivait son cours normal et je sentais que le moment était venu pour moi de choisir si j’allais prendre ou non le bateau. Mon père, ma soeur et moi sommes déménagés dans un espace où j’avais aussi ma place. J’y suis resté quelque temps avant de repartir par moi-même cette fois, prêt à faire face aux aléas de mon propre parcours.

Quant à ma mère, il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps après son congé de l’hôpital avant qu’elle ne me rejette moi aussi. Finalement, j’étais « comme les autres ». J’étais le fils de mon père, mais pas le sien. Ça a été très dur pour moi. Très dur. J’ai senti que je l’avais abandonnée. Que j’avais échoué. J’avais perdu ma mère depuis plusieurs mois déjà, mais à ce moment-là, c’était comme si je l’enterrais vivante. Sans avoir pu lui dire au revoir. Faire le deuil de ma mère a été la chose la plus difficile que j’aie eu à faire dans ma vie.

J’ignore si mon instinct de sauveur me vient de là, comme un acte de réparation, comme une dette éternelle envers celle qui m’a mis au monde et que je n’ai pas pu protéger. Ou peut-être qu’il fallait que je choisisse le chemin le plus ardu pour me prouver à moi-même ce dont j’étais capable. Quoi qu’il en soit, je suis devenu médecin. Urgentologue intensiviste. Et j’adore ce que je fais. J’apprends à apprécier les réussites et à me relever des échecs. Je profite des petits bonheurs de la vie en les accueillant au jour le jour et je ne faillis pas d’optimisme pour ce que l’avenir me réserve. Mais de temps en temps, au tournant d’une rue ou au milieu d’une foule, j’ai l’impression de revoir ma mère. Et derrière l’image qui s’évanouit, un sillon de culpabilité me hante brièvement. Les soucis de mon passé sont bien enfouis quelque part, loin du script de mes tracas quotidiens, mais il m’arrive néanmoins de me demander ce qu’il advient d’elle aujourd’hui. Et en parcourant mon journal le matin, la crainte me vient parfois de tomber sur son visage parmi les portraits des disparus. J’ignore comment je réagirais… Aujourd’hui, j’ai trouvé un équilibre, mais je sais trop bien que le vent peut se lever à tout moment et me faire basculer. Il en va de même pour tout le monde, nous sommes tous acrobates. Mais même si la vie ne tient qu’à un fil, il faut bien avancer. Du haut de la corde raide, avancer, et admirer la vue au passage.