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Les années 90 ont été soutenues par le fort courant de la mondialisation des marchés et de la rationalisation des économies (Askenazy et Gianella, 2000). Au sein des entreprises, elles ont aussi été marquées par l’émergence de moyens de communication instantanée et par l’introduction de toute une gamme de technologies qui ont profondément modifié les modes de gestion et les rapports entre les travailleurs (David, 2001 ; Flottès, 1998 ; Kumar, 2000). Ces phénomènes ont aussi remis en question les pratiques managériales traditionnelles et le type de relations entre les travailleurs et les différents niveaux de l’organisation du travail (Vallery et Caron, 2001). Toutes ces transformations ont été instaurées pour entre autres répondre à un accroissement marqué de la concurrence et permettre l’atteinte de niveaux de performance et de production optimaux. Ces bouleversements ont cependant des effets directs sur la santé des travailleurs les exposant ainsi à des situations de plus en plus contraignantes au niveau mental (David, 2001).

La plupart du temps lors des transformations, les travailleurs n’ont d’autres choix que de subir les changements organisationnels et technologiques décidés par la direction. Pourtant, plusieurs travaux de recherche soulignent que les changements provoquent des perturbations importantes dans les modes opératoires, dans les rapports avec autrui et dans les réactions individuelles et collectives face à l’organisation (Roche et Grange, 1999 ; Spérandio, 1996). Le but du présent article est de comprendre les effets des transformations organisationnelles et technologiques sur la santé mentale de machinistes dans une usine du secteur aéronautique.

Une étude multianalyses comportant, d’une part, une enquête en psychodynamique du travail menée auprès des machinistes et, d’autre part, une analyse de contenu systématique, a été réalisée. Cet article traite spécifiquement des résultats obtenus suite à l’analyse de contenu. Après avoir situé la problématique, la méthodologie et résumé certains aspects de l’enquête en psychodynamique du travail, les résultats de l’analyse de contenu sont présentés. Ces derniers mettent en lumière une organisation du travail qui soumet les travailleurs à un système paradoxal ayant des effets néfastes sur les rapports sociaux. Enfin, l’effet des situations paradoxales sur la santé mentale des travailleurs est abordé.

Problématique

Il est reconnu que les modes de gestion utilisés par les organisations actuelles représentent un facteur pouvant être étroitement lié à l’apparition de problèmes de santé mentale (Aubert et Pagès, 1989 ; Cren et al., 1996 ; Sylvain, 2001 ; Vézina, 1999). D’autres travaux ont aussi démontré que les transformations technologiques dans les entreprises ont des répercussions au niveau du contenu des tâches à réaliser et transforment les rapports sociaux dans l’organisation (Gollac et al., 2001 ; Laflamme, 1995 ; Lemelin et al., 1992 ; Wilkin et Karnas, 1987).

Les transformations des milieux de travail, les principes de rationalité économique et de mondialisation des marchés, les changements technologiques, influencent directement le choix des pratiques managériales des entreprises. Ces choix de pratiques amènent, entre autres, les organisations à exiger des travailleurs de plus en plus de polyvalence dans l’exécution de leurs tâches. Pourtant, des études ont démontré qu’au-delà de ses effets bénéfiques à court terme (par exemple, une diminution des problèmes musculo-squelettiques reliés à des tâches répétitives), la polyvalence perturbe le métier chez les travailleurs qualifiés et ne valorise pas, de manière générale, le travailleur non qualifié (Carpentier-Roy, 1995a). Dans un contexte de polyvalence, les représentations que le travailleur a de lui-même, des autres et de son travail deviennent perturbées. Plus encore, la polyvalence banalise la valeur de l’expérience et du métier et attaque la fierté qui est essentielle à l’estime de soi (Carpentier-Roy, 1995b).

Karasek et Theorell (1990), qui ont développé le modèle « Demande-Autonomie au travail », soulignent qu’une organisation du travail caractérisée, d’une part, par des demandes excessives accompagnées d’un pauvre contrôle des travailleurs sur la tâche et, d’autre part, par le manque de soutien social de la hiérarchie, est directement liée à l’apparition de problèmes de santé mentale. En ce sens, Laurent et al. (1995) soulignent qu’une organisation du travail conçue par un service spécialisé de l’entreprise, étranger aux travailleurs, heurte de front la vie mentale et plus précisément la sphère des aspirations, des motivations et des désirs.

D’autres travaux estiment qu’il est possible de considérer que certains problèmes de santé mentale peuvent être abordés sous l’angle de l’organisation du travail, notamment en regard de la demande faite aux travailleurs et du besoin d’autonomie décisionnelle, de reconnaissance et de soutien social au travail (Johnson et Hall, 1988 ; Siegrist, 1996). Enfin, Cren et al. (1996) soulignent que le vécu du travail est la variable qui a le plus de poids lors de l’analyse des problèmes de santé mentale. Le vécu réfère ici à la souffrance des travailleurs face à des facteurs psychosociaux influençant directement le travail ; par exemple la monotonie, les possibilités réduites de perfectionnement, les faibles perspectives de promotion au sein de l’entreprise, l’écart entre l’activité et la formation ou l’expérience professionnelle.

Dans un contexte de mondialisation, les entreprises ont plus que jamais besoin de travailleurs compétents et motivés et cherchent des modes de management qui forcent l’adhésion (Aubert, 1992 ; Aubert et al., 1989 ; Aubert et de Gaulejac, 1991). De ce fait, la culture de l’exploit et de l’excellence, la quête du dépassement de soi et des autres sont considérées comme des moyens d’atteindre les objectifs de production. Ces moyens deviennent souvent des contraintes, des obligations impossibles à atteindre et ne sont pas sans effets sur la santé mentale des travailleurs ; ils ne donnent que peu d’options aux travailleurs, soit l’adhésion aux valeurs prônées, soit la non-adhésion. Vézina et al. (2000) soulignent que l’organisation ne peut s’attendre à un développement de la participation des travailleurs si le travail ne permet pas de développer les capacités de créativité.

Actuellement, plusieurs industries de fabrication font le choix de réorganiser la production à partir des principes liés au contrôle de la qualité. Ce mouvement correspond à un modèle qui est orienté vers la recherche de la plus grande qualité possible à tous les niveaux de l’organisation. Cette recherche d’amélioration constante et continue, touche tous les aspects de l’organisation et, en plus de l’atteinte d’une efficacité maximale, est orientée principalement vers la satisfaction des besoins des clients (Bibeau, 1994).

Les principaux outils de gestion utilisés dans ce modèle d’organisation du travail correspondent à une approche systémique de l’entreprise et à une approche statistique pour le diagnostic de son fonctionnement. En ce sens, l’organisation est conçue comme un système complexe et intégré de relations dont il est possible d’analyser le fonctionnement et les résultats en utilisant certaines méthodes statistiques (Kélada, 1991 ; Lechasseur, 1995).

Dans cette perspective, le contrôle de qualité peut se définir comme un ensemble de techniques permettant de produire dans des conditions économiques satisfaisantes des biens et des services répondant aux exigences des clients. Essentiellement, le modèle repose sur quatorze grands critères proposés par Deming (1991), un des pères de cette école de pensée [1]. Pour Deming (1991), ces critères ne constituent pas une recette magique, ils sont tous interdépendants et doivent être utilisés en conjonction avec ce qu’il nomme un système de connaissances profondes de l’entreprise. De même, il souligne qu’il doute de la réussite d’un projet de transformation organisationnelle si ces critères ne sont pas tous appliqués.

Ce modèle implique une conception de l’entreprise comme un tout organisé et complexe dont les divers éléments sont en interaction les uns par rapport aux autres et avec l’environnement externe. Ce courant a donné naissance aux cercles de qualité qui représentent, en fait, des petits groupes d’un même lieu de travail fonctionnant de façon autonome et mènant des activités de contrôle de la qualité (Lechasseur, 1995 ; Ozeki et Asaka, 1992).

Dans ce type d’organisation du travail, dans le réel du travail, les travailleurs font généralement face à une injonction contradictoire. Aubert et al. (1991), suite à une recherche approfondie de type psychosociologique sur l’univers managérial de grandes entreprises, soulignent comment ces dernières, par les choix et les messages qu’elles transmettent aux travailleurs, ne sont pas seulement pourvoyeuses de succès et de carrière, mais aussi parfois de mal-être et d’angoisse. À partir des travaux de l’École de Palo Alto, ces auteurs insistent sur les sollicitations psychiques constantes de comportements ou de sentiments de nature opposée ou qui, pour s’accomplir, impliquent la négation de l’un des termes mêmes qui les sous-tendent. Ils présentent comment les valeurs de l’entreprise sont progressivement introduites dans la pensée des travailleurs, souvent à leur insu, et comment ce système de valeurs devient progressivement celui du travailleur. Aubert et al. (1991) indiquent que les paradoxes génèrent chez les travailleurs des tensions très fortes en les obligeant à gérer en permanence un double mouvement de refoulement et de sublimation.

Pour leur part, à partir d’observations de terrain auprès d’aides-soignantes, Torrente et Bauer-Torrente (1998) présentent deux illustrations qui expliquent comment les paradoxes interdisent l’accès à l’intelligence pratique qui, elle, est à l’origine des ficelles de métier dont tout travailleur a besoin pour exécuter son travail. Les auteurs soulignent que les paradoxes, au sein des organisations, bloquent la mise en oeuvre de la sagesse pratique qui est nécessaire à la poursuite de l’activité. Ils insistent sur le fait que les paradoxes agissent directement sur le collectif de travail en plaçant les travailleurs devant un impossible choix et en les conduisant vers la souffrance.

Ces données illustrent comment les paradoxes pragmatiques peuvent avoir des conséquences sur la santé mentale des travailleurs. Watzlawick et al. (1972) de même que d’autres chercheurs de l’École de Palo Alto avaient constaté un phénomène semblable au niveau de la clinique [2]. En logique, le paradoxe est défini comme une proposition qui est à la fois vraie et fausse. Il a donné naissance à une théorisation qui permet de distinguer plusieurs types de paradoxes [3] qui n’ont pas le même effet de gêne pour l’esprit. Ainsi, plus le paradoxe est profond, plus la question du comment y faire face est sujette à de nombreuses controverses, puisqu’il constitue un indice de la présence de déficiences dans la théorie sous-jacente.

Pour comprendre les liens entre les pratiques managériales et la santé mentale des travailleurs, peu d’études ont utilisé la « Théorie de la double contrainte ». Les travaux de Aubert et al. (1991) et de Torrente et al. (1998) en sont deux exemples récents.

La théorie de la double contrainte décrit les injonctions contradictoires et paradoxales comme étant des contradictions logiques qui viennent au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses « consistantes » (Watzlawick et al., 1972). Cette théorie indique que pour qu’une situation soit considérée comme étant de double contrainte elle doit répondre à trois principales caractéristiques : 1) deux ou plusieurs personnes sont engagées dans une relation intense qui a une grande valeur vitale, physique et/ou psychologique pour l’une d’elles, pour plusieurs ou pour toutes, 2) dans ce contexte, un message est émis et est structuré de telle manière que a) il affirme quelque chose, b) il affirme quelque chose sur sa propre affirmation et c) les deux affirmations s’excluent et enfin 3) le récepteur du message est mis dans l’impossibilité de sortir du cadre fixé par ce message, soit par une métacommunication [4] ou une critique de la situation, soit par le repli.

À partir de la théorie de la double contrainte, le but de cette étude est d’analyser les effets des changements organisationnels basés sur la polyvalence et sur le contrôle de la qualité, sur la santé mentale de machinistes.

Méthodologie

Le cadre général de cette recherche repose sur une démarche qualitative en deux volets : une enquête en psychodynamique du travail suivie d’une analyse de contenu.

Premier volet

La psychodynamique du travail se définit comme l’analyse dynamique des processus psychiques mobilisés par la confrontation du sujet à la réalité du travail (Dejours, 1993). Selon Vézina (2000), trois prémisses théoriques sous-tendent cette approche : 1) l’équilibre entre le sujet, l’univers du travail et le champ social est essentiel à la santé mentale, 2) l’absence d’équilibre peut générer chez le travailleur de la souffrance mentale et, 3) face à la souffrance, la personne ne reste pas passive, mais va au contraire construire des stratégies défensives pour s’en protéger. En psychodynamique du travail, le travail n’est jamais considéré comme une simple exécution technique. Il y a toujours une différence entre le travail prescrit et le travail réel (Dejours, 1993). L’« organisation du travail, prescrite » réfère, entre autres, à la division formelle du travail, le contenu de la tâche, les rapports hiérarchiques, les directives et les consignes, alors que l’« organisation du travail réelle » correspond à ce que les travailleurs inventent et déploient quotidiennement pour faire face aux lacunes de l’organisation formelle du travail ou pour faire face à l’imprévu. En psychodynamique du travail, « la construction de l’identité s’inscrit aussi dans le champ social en référence au nécessaire regard de l’autre » (Vézina, 2000, 33).

À partir de ce cadre théorique, Dejours (1993) a développé une méthodologie spécifique comprenant deux grandes étapes.

Pré-enquête

Dans cette recherche, la demande provient du syndicat des travailleurs de l’usine. Dans le respect des principes de la psychodynamique du travail, les chercheurs ont d’abord rencontré l’ensemble des machinistes du département. Lors de ces rencontres, les exigences, le sens, les risques et les limites d’une telle enquête de même que les mesures prises pour assurer la confidentialité ont été expliqués [5]. Le but de ces rencontres est de s’assurer que la démarche se réalise de la façon la plus éclairée possible pour les participants afin de permettre un travail intersubjectif le plus fécond possible.

Un collectif d’enquête est constitué de travailleurs qui acceptent de participer aux entretiens volontairement. De même, quatre chercheurs, dont un participe à toutes les rencontres, sont regroupés en équipe de trois pour l’animation des entretiens collectifs.

Enquête

Prenant en compte la distribution des machinistes selon les quarts de travail (jour, soir, nuit), trois groupes différents, composés d’environ une dizaine de machinistes, sont formés. Chacun des groupes est rencontré quatre fois au cours de séances de trois à quatre heures. Les deux premiers entretiens collectifs, rapprochés dans le temps, ont pour objectif de constituer un espace de parole sur le vécu du travail. Le travail intersubjectif fait lors de ces deux premières rencontres est enrichi par l’analyse collective des chercheurs. Le troisième entretien consiste en une restitution orale de l’analyse et en une discussion sur les interprétations faites par les chercheurs. Enfin, le dernier entretien concerne la présentation du rapport final. Avec la permission des machinistes, chaque entrevue collective a été enregistrée sur cassette audio et une transcription intégrale, mot à mot, en a été produite.

La première étape de cette recherche a, entre autres, fait ressortir une insistance des travailleurs à obtenir de la formation et un fort sentiment d’impuissance [6]. Cette demande est apparue comme une stratégie défensive individuelle pour contrer la peur et l’anxiété liées à l’organisation du travail. Pour comprendre davantage les mécanismes en cause, il a été décidé de soumettre à nouveau les données de l’enquête à une analyse de contenu systématique.

Deuxième volet

Bardin (1998) définit l’analyse de contenu comme un instrument qui vise, par des procédures systématiques et objectives de description, à obtenir des indicateurs permettant l’inférence de connaissances relatives aux conditions de production d’un phénomène.

Les données de l’enquête, enregistrement audio des entretiens collectifs et verbatim, ont été soumises à une procédure de codification en trois étapes : semi-ouverte, axiale et sélective. Bien que présentées sur un mode séquentiel, les étapes de la démarche d’analyse sont non exclusives c’est-à-dire qu’un chevauchement important et des aller-retour fréquents d’une étape à l’autre sont effectués (Paillé, 1994).

Dans un premier temps, deux grandes catégories thématiques ont été identifiées : la technologie et la communication dans l’organisation du travail. Par la suite, une codification semi-ouverte a été réalisée par l’écoute et la lecture attentive des verbatim pour chacun des groupes. Ainsi, les propos rapportés par les travailleurs se sont vus attribuer un ou plusieurs codes. L’analyse des différents codes a favorisé l’émergence de catégories conceptuelles portant ainsi l’analyse à un niveau supérieur de catégorisation.

L’étape suivante a permis d’élaborer une grille d’analyse en organisant autour des deux grands thèmes les catégories identifiées : 1) organisation du travail ; 2) injonction paradoxale ; 3) rapport hiérarchique ; 4) rapport avec les pairs ; 5) sentiment de compétence ; 6) peurs ; 7) sanctions et enfin, 8) rapport aux machines. Dans cette étape, la codification axiale a favorisé la mise en relation avec les grandes catégories.

Enfin, la codification sélective a permis, par un travail de va-et-vient avec la théorie et les données empiriques, de construire une représentation cohérente de l’ensemble des résultats.

Description des sujets, du milieu et du travail des machinistes

Les personnes qui ont participé à l’enquête sont toutes des machinistes, de sexe masculin, travaillant pour la compagnie depuis plus de cinq ans. Bien que ces travailleurs occupent tous un poste de machiniste au sein du département étudié, certains possèdent un diplôme d’études secondaires (11 années de scolarité) alors que d’autres un diplôme d’études collégiales (14 années de scolarité). Au total, 33 machinistes sur 55 ont participé volontairement à l’enquête.

L’usine produit des pièces de moteurs de véhicule de transport public. Cette usine, caractéristique du secteur industriel des hautes technologies, compte environ trois milles travailleurs. Le département qui sert de contexte à l’étude est issu du regroupement dans un même lieu physique de la plupart des étapes de production des pièces d’un moteur, autrefois réparties dans l’ensemble de l’usine. Il est soumis à une méthode d’organisation du travail qui met de l’avant les principes liés au contrôle de la qualité. Les travailleurs sont affectés à plus de 20 catégories différentes de postes de travail, tous relativement indépendants les uns des autres. Ce département sert aussi de laboratoire pour le service de recherche et développement de l’entreprise. Ainsi, régulièrement, les machinistes doivent s’adapter à de nouveaux modèles de pièces et d’équipements technologiques.

Le mode d’organisation du travail est influencé par les principes de la qualité totale qui implique que chaque machiniste se mobilise afin que le département puisse optimiser la production. La récente transformation organisationnelle a aussi introduit la polyvalence des machinistes d’un poste de travail à l’autre. Depuis les transformations, chaque machiniste est maintenant défini comme un « opérateur multimachines ». Il n’y a pas de cadence de production officielle, mais la technique « juste-à-temps » est utilisée ; cette dernière implique une détermination serrée du temps d’usinage de chaque pièce. La production à réaliser [7] ainsi que l’ordre de priorité sont assignés quotidiennement à chaque machiniste par les contremaîtres.

Les travailleurs du département produisent plus d’une soixantaine de pièces. En moyenne, chaque pièce requiert la réalisation d’une trentaine d’opérations, chacune composée de plusieurs séquences spécifiques [8]. Ces opérations et séquences sont inscrites sur des feuilles de procédé qui stipulent, entre autres, les tâches à réaliser, les outils à utiliser et les temps requis. Ces pièces sont considérées comme des éléments-clés dans la constitution du moteur d’un véhicule de transport public. Le coût des pièces est élevé et peut atteindre jusqu’à plusieurs milliers de dollars.

Les équipements technologiques utilisés pour la fabrication des différentes pièces sont imposants et témoignent de l’évolution de la technologie au cours des années. Ainsi, il y a à proximité l’une de l’autre, des machines-outils à contrôle numérique de très haute technologie et des machines-outils classiques, moins propres et moins silencieuses. Les plus vieilles machines datent des années 50 (par exemple, rectifieuse d’engrenages, machine à tailler et à ébarber), les plus récentes, des années 90, basées sur les systèmes de fabrication assistée par ordinateur (par exemple, machine à commande numérique par calculateur isolé ou à qualité assistée par ordinateur). Afin de soutenir ses objectifs d’amélioration du travail, régulièrement, l’organisation introduit de nouveaux équipements automatisés. Cependant, ces transformations ne sont pas toujours accompagnées d’un programme de formation spécifique.

Trois contremaîtres supervisent le travail, deux de jour (un responsable et un adjoint) et un de soir (un adjoint). Ils sont chargés de diriger l’ensemble des opérations et de faire des rapports de la production.

Le contrôle de qualité en vigueur implique des appareils de mesures informatisés et des vérifications visuelles par les machinistes eux-mêmes. La pièce quitte le département inspectée, numérotée, signée par le machiniste et emballée, prête à être acheminée au client. Tout au long de la production, elle est soumise à trois différentes étapes d’inspection qui sont effectuées par les machinistes. La première correspond à la vérification visuelle lors de sa réception afin de déterminer si elle est conforme à la feuille de route. La deuxième, à la fin de l’usinage, culmine avec l’inscription du code personnalisé du machiniste sur la pièce indiquant ainsi que la séquence prévue a été réalisée selon les normes prescrites. Enfin, la troisième se réalise après qu’un machiniste a complété un lot complet (entre 10 et 15 pièces), une vérification est effectuée par un autre machiniste sur une seule des pièces produites.

Résultats

Les résultats indiquent que les travailleurs sont soumis à un système paradoxal. Effectivement, les machinistes sont exposés à une injonction qui oblige d’une part, à la perfection et, d’autre part, à l’efficacité à tout prix. L’analyse a permis de démontrer que cette contradiction est renforcée par un discours centré sur l’erreur ou le blâme et à un mécanisme de verrouillage par lequel tous les moyens de se sortir du paradoxe sont enlevés. Ce système place ainsi les machinistes devant une impasse, à savoir, une situation sans issue.

1) Injonction paradoxale : sollicitation et obligation à la perfection et à la productivité

L’injonction avec laquelle les machinistes doivent composer impose deux commandements très précis : la perfection et la productivité.

La perfection

Lors de la réorganisation, la direction a choisi un mode de gestion axé sur la qualité totale. Cette méthode prévoit l’imposition de temps standard pour réaliser les tâches et la réintroduction des tâches de contrôle de la qualité au sein de la fabrication.

Ce changement a entraîné la planification et l’aménagement du département dans lequel sont regroupés les meilleures machines et les machinistes les plus expérimentés de l’entreprise. Le département représente maintenant un élément central des relations publiques de l’entreprise. Ainsi, lorsque des visiteurs s’annoncent, la haute direction, le secteur des ventes, les services techniques n’hésitent pas à les y amener. Le département correspond maintenant à une « vitrine » du savoir-faire technologique et du prestige de l’entreprise.

Lors des visites, rarement annoncées, il est courant que le discours des représentants de l’entreprise fasse ressortir le haut niveau des machinistes et la technologie de pointe qu’ils peuvent utiliser dans la réalisation de leurs tâches. Les machinistes en éprouvent un sentiment de fierté et d’importance. Ils sont les meilleurs, ils oeuvrent dans le secteur névralgique de l’entreprise, ils réalisent des pièces de grande qualité. En parlant de la position du département par rapport aux autres de l’usine, des machinistes soulignent : « Au département, au point de vue du travail, nous avons plus de facilité car notre outillage est le meilleur. Nous n’avons pas à nous stresser par rapport aux ressources [9]  » ou « Le budget de développement de l’usine est tout dépensé dans le département, parce que c’est la vitrine ».

Une des caractéristiques du travail est de produire des objets « parfaits ». Parfait, car les machinistes possèdent un sens moral du travail bien fait, mais surtout parfait, car cet objet correspond à une pièce centrale du moteur d’un véhicule de transport public. Chaque machiniste est conscient que la pièce qu’il signe, peut être identifiée en tout temps suite à un accident. En posant sa signature, le machiniste contribue à l’identification de ses erreurs potentielles. Un machiniste indique que « lorsqu’un accident de transport survient, je m’empresse de parcourir les journaux à la recherche d’informations me permettant d’identifier la provenance du moteur du véhicule ». Il faut ici prendre en compte qu’étant donné le mode de contrôle externe, seulement une pièce d’un lot est inspectée. La gestion de la production est planifiée de façon à ce que le machiniste soit le seul responsable de la qualité. En retombée, le machiniste doit, en tout temps, porter seul le poids de l’objet parfait.

La pièce en tant que telle possède un contenu très chargé qui a une résonance au niveau de la responsabilité professionnelle du machiniste. Une fois la pièce chez le client, même s’il en est éloigné, il éprouve un lien de responsabilité avec l’objet fabriqué, lien qui est maintenu et amplifié par le discours de la perfection véhiculé par la direction. Au-delà de la réalité du travail quotidien, cette responsabilité induit chez les machinistes une pression hors de l’ordinaire qui, dans la situation, les oblige à tenter de négocier la pression découlant directement de la tâche.

Le discours de perfection est cependant constamment animé par le doute. Les machinistes ont toujours en tête la conscience précise du produit final, de la nature névralgique de la pièce, l’une des plus exposées dans le fonctionnement du moteur et de la nécessité de sa haute qualité et fiabilité.

Ces éléments font que les machinistes sont très fiers de faire partie du département vitrine qui est associé à l’élite des machinistes, au secteur que la direction de l’entreprise fait volontiers voir à ses visiteurs, au département où des investissements majeurs ont été réalisés au cours des dernières années. Le plaisir dans le travail découle aussi de l’obligation de produire des pièces parfaites, des pièces qui sont décrites comme de beaux objets, difficiles à usiner, mais très satisfaisantes à travailler et qui représentent un produit final dont le coût d’achat pour le client est important. Ces pièces sont fabriquées avec des équipements technologiques variés, sur des machines-outils et des équipements automatisés de plus en plus gros et beaux, modernes et évolués, que seuls eux, dans l’usine, peuvent faire fonctionner. Ils sont stimulés par la responsabilité du bel ouvrage ; la vie des usagers des véhicules de transport public sur lesquels leurs pièces seront ultérieurement installées dépend de la qualité de leur travail. Ces éléments concourent à poser l’une des obligations de l’injonction qui se traduit par celle d’être les machinistes les plus compétents de l’usine. Les principes de la qualité totale viennent ici renforcer le message de perfection. C’est ce message qui a guidé la création du département étudié.

La productivité

L’autre volet de l’injonction, l’obligation à la productivité, repose principalement sur les exigences de rapidité et de quantité induites par les contremaîtres.

« Parfois, il [le contremaître] s’assoit sur notre siège pour nous attendre. Il nous demande où nous étions. Nous ne pouvons même pas prendre de pause, sans se le faire dire ».

Dans une perspective d’efficacité et d’augmentation de la productivité, avec les services de recherche de l’usine, les machinistes sont amenés à contribuer au développement des pièces et au réglage des machines. Ils sont ainsi impliqués dans le développement de procédures et dans la standardisation des temps de production. Par contre, une fois les temps d’usinage établis, les machinistes sont soumis à ces temps d’usinage sur lesquels leur productivité sera par la suite évaluée. Les machinistes parlent avec difficulté de la mesure du travail en fonction des temps d’usinage. « Souvent les pièces à produire demandent le double du temps prévu. Nous n’arrivons jamais dans les temps et, en plus, nous en perdons à remplir des rapports ». Les machinistes se sentent pris et à la merci des temps imposés. Ils ont l’impression que ces derniers ne reflètent pas leur travail réel.

Dans la dernière année, à quelques reprises, suite à des demandes de clients, il a été nécessaire d’augmenter la rapidité de fabrication des pièces. Cette augmentation impliquait qu’il fallait produire plus de pièces en moins de temps pour répondre à des commandes urgentes. Dans la foulée, durant ces périodes d’intense production, la direction a décidé de servir des beignes et du café directement dans le département. « Un vendredi, ils ont commencé à nous récompenser suite à une bonne production que nous avions faite. Dorénavant, si vous faites une bonne production, le vendredi, nous vous payons les beignes. C’est le grand patron qui avait commencé cela parce que nous avions eu un court délai pour faire les pièces ». Ils ne sont pas naïfs face à ce moyen mis en place pour les inciter à une meilleure production. Pour les machinistes des trois groupes, cet épisode est marquant : « Tant que tu produis, ça fait leur affaire. Ils ne te tannent pas. Ils te donnent des beignes ».

Toutes les règles sont perçues dans une perspective de contrôle et d’augmentation de la production. Elles placent les machinistes dans une situation qui propose que pour être un bon machiniste, il faut produire le plus vite possible le plus grand nombre de pièces et ce, dans un temps prescrit des plus rigides, en suivant une séquence prévue.

Intériorisation de l’injonction paradoxale

Dans la situation, comment être à la fois le meilleur et le plus efficace ? C’est le choix paradoxal, à savoir, choisir entre le fait 1) d’être un bon machiniste (niveau de la compétence) qui prend le temps nécessaire et qui fabrique des pièces parfaites ou, 2) d’être un bon machiniste (niveau de l’efficacité) qui sera récompensé parce qu’il produit vite et en quantité. La première demande repose sur les conditions de la perfection. Le désir du machiniste de faire des pièces parfaites est renforcé tant par la direction que par la position du machiniste au sein de l’usine, à savoir : avoir été choisi et faire partie du meilleur département. La seconde demande découle directement du choix organisationnel et réfère à l’efficacité et la rapidité des machinistes. Il est cependant constaté une forte adhésion du travailleur à l’importance de la perfection.

Système de sanction

L’injonction « sollicitation et obligation à la perfection et à la productivité » représente dans ce contexte une contradiction logique. Cette injonction est renforcée par des sanctions qui se matérialisent, soit autour de l’erreur, soit autour du blâme. Ces deux niveaux créent la situation paradoxale telle que décrite par Watzlawick et al. (1972).

L’action du machiniste, par exemple une coupe très précise, est réalisée avec des équipements de différentes générations technologiques. Ces actions forcent bien souvent les machinistes à compenser les limites de la machine semi-automatisée par la mise en oeuvre du savoir-faire pratique acquis à travers le temps lors de l’utilisation des machines. Un machiniste affirme : « Lors d’une erreur, la provenance de la déviation aussi peut jouer sur comment tu te sens. Nous sommes tous pareils, souvent nous sommes gênés d’avouer notre faute, mais ça ne sert à rien de nous cacher, parce que c’est pire d’essayer de faire passer ça sur un autre ».

Considérant les machinistes comme des opérateurs multimachines, lors de l’assignation aux machines, la gestion ne permet pas le développement et la stabilisation du savoir-faire pratique. Effectivement, les contremaîtres peuvent affecter les machinistes sans considérer leurs qualités professionnelles et les exigences de la tâche. Le sentiment de responsabilité, qui découle de la fabrication de pièces parfaites, additionné à l’impression de ne pas utiliser les machines et les outils en respectant les consignes du fabricant ou du service technique de l’usine par manque de formation, amène les machinistes à vivre constamment dans un climat d’anxiété flottante et dans la peur de se tromper.

Même s’ils sont considérés comme des machinistes compétents et expérimentés, les travailleurs ne se sentent pas à l’abri d’une erreur. Lorsqu’elle survient, les machinistes considèrent l’erreur comme une blessure narcissique car elle atteint leur image de machiniste au sein du « meilleur » département de l’usine, mais aussi parce qu’elle est médiatisée par les contremaîtres auprès des autres travailleurs du département et de l’usine. L’accentuation de la peur chez les machinistes devient ainsi un facteur de risque important de santé mentale au travail.

Dans la fabrication de la pièce, le machiniste est constamment exposé à l’erreur. « Ils [les contremaîtres] n’acceptent pas l’erreur. Assis dans un bureau à ne rien toucher, tu ne peux pas manquer une pièce. Nous autres, les gars sur la machine, pouvons nous tromper car une erreur, c’est humain ». Le machiniste le sait et s’il fait une erreur, par exemple un manque à la perfection du produit, le contremaître affichera son erreur. En même temps, s’il se donne les moyens de ne pas faire une erreur, s’il prend le temps de bien faire son travail, selon le cahier de procédure, la direction lui rappelle qu’il a dépassé le temps standard prévu et lui souligne qu’il n’est pas efficace. Les messages envoyés au machiniste nient alors la situation et verrouillent le système.

Les machinistes ne peuvent plus s’en sortir. Faire partie de l’élite du métier ou quitter la position privilégiée sont les seules postures à tenir pour s’en sortir. Ils soulignent que les contremaîtres ne reconnaissent pas les exigences liées à leur travail et à la qualité du résultat final. Ce qui tient le machiniste en fonction, c’est le fait de ne pas faire d’erreur et de contrôler sa capacité à produire d’une façon régulière et stable, mais cette situation l’expose à deux conséquences : s’il ne va pas assez vite, il est déqualifié et s’il fait des erreurs, c’est soit l’accident et la mort possible de passagers du véhicule, soit l’affichage public de ses erreurs.

Dès qu’une erreur est déclarée par un machiniste, elle est inscrite dans un cahier de production, affichée sur un tableau de performance, rappelée en réunion. « Quand tu rentres au travail, ton erreur est affichée au milieu du tableau, un endroit où tous les employés de l’usine peuvent la voir. Ils le font par exprès, ils devraient mettre des lumières autour pour être certains que la nouvelle qu’un tel a fait une erreur se transmet. C’est comme à l’école, tu fais une erreur, t’es puni, un petit coup de règle sur les doigts et tu vas dans le coin ».

Lorsqu’une erreur survient, l’organisation du travail considère aussi qu’il ne peut s’agir que d’une erreur humaine, la technologie étant jugée infaillible. Bien que la haute direction reconnaisse qu’elle a affaire à ses meilleurs machinistes, les contremaîtres les traitent en adoptant une gestion axée essentiellement sur la surveillance de l’erreur.

Les machinistes vivent ce mode de gestion par l’erreur comme une forme d’injustice à ce qu’ils sont, l’élite, et à ce qu’ils produisent, des pièces parfaites. Ils éprouvent ainsi une grande souffrance face à la peur de l’erreur possible et sont anxieux face à toute sorte de suites désagréables quand celle-ci se produit. Certains vont jusqu’à « rester chez eux une journée » pour absorber le choc, d’autres font état de malaises, par exemple, une plus grande nervosité et anxiété.

Le mode de gestion mis en place par les contremaîtres s’accompagne aussi de sanctions en regard des erreurs et du non-respect des temps standard. Sauf pour un problème majeur, par exemple, vol, bris de machine, pour lequel des sanctions officielles sont prévues par l’organisation, les sanctions utilisées par les contremaîtres sont de plusieurs types, du simple avertissement verbal aux menaces de congédiement ou non-accès à une formation ou à une promotion. Comme l’affirme un machiniste, « Disons que je suis seul, il m’arrive de quoi et j’ai absolument besoin de faire un ajustement sur ma machine, je suis bloqué, je ne peux rien faire sans le contremaître car je suis certain que ce ne sera pas bon ».

Obstacles à la résolution du paradoxe

Les machinistes pris dans ce paradoxe font aussi face à des obstacles qui sont liés au mode de gestion. Ces obstacles bloquent les voies de résolution permettant de sortir de celui-ci. Les trois principaux obstacles identifiés sont : 1) la formation inadéquate dans un contexte de changement technologique, 2) la collaboration brimée et enfin, 3) le caractère inadéquat de la vérification externe. L’action combinée de ces obstacles place les machinistes devant une impasse.

Formation inadéquate dans un contexte de changement technologique

Les machinistes signalent d’une voix commune le fait qu’ils doivent constamment s’adapter à de nouvelles technologies et qu’ils ne reçoivent pas la formation nécessaire à la conduite des nouveaux équipements. « Maintenant, depuis les changements, nous sommes tous des opérateurs multimachines. Au niveau de la formation, ça implique que s’il y a de nouvelles machines à connaître, ce sont toujours les mêmes gars qui ont l’honneur. Nous autres aussi nous aimerions ça, connaître les machines. Il nous faudrait de la formation afin que tout le monde puisse utiliser les machines ».

Cette affirmation traduit bien le désarroi vécu. Les machinistes, encouragés par les promesses attachées au choix organisationnel, n’arrêtent pas de demander de la formation pour opérer les machines avec la meilleure efficacité possible. Cette formation représente, à leurs yeux, un autre nécessaire filet de sécurité pour produire des pièces de qualité.

L’organisation offre des formations, mais, aux yeux des machinistes, ces dernières sont peu accessibles et efficaces. Différents commentaires attestent ce constat : « Le nécessaire nous est dit et nous devons faire avec. Par exemple, si tu prends un cours de conduite, ils vont te dire : le frein est là, l’accélérateur est là, tu tournes à gauche ou à droite. Nous autres, on embarque sur la machine avec des vraies pièces et, même si on sait à quoi servent toutes les commandes, nous ne sommes pas familiers avec, alors ça nous prend plus de temps. Nous avons moins de dextérité, les risques d’erreur sont plus grands et là, nous nous faisons dire que la production n’est pas assez grande, que nous avons fait des erreurs bref, que le travail n’est pas satisfaisant, mais on ne nous indique pas comment ils veulent qu’il soit fait avec ce qu’il nous donne ».

Confrontés à l’absence de formation et aux changements technologiques fréquents les machinistes vivent dans l’incertitude et la peur et l’anxiété s’installent rapidement. Comment arriver à réaliser une pièce parfaite dans ce contexte ?

Collaboration brimée

Dans un souci de contrôle, les contremaîtres empêchent les machinistes de discuter entre eux lorsqu’ils exécutent les tâches. Les machinistes mentionnent qu’étant donné qu’ils doivent souvent apprendre de façon autodidacte le fonctionnement des machines, cette possibilité de se parler représente à leurs yeux un autre nécessaire filet de sécurité. En les empêchant de pouvoir partager avec les pairs et apprendre les savoir-faire pratiques, la gestion vient bloquer leur action. Cet empêchement est souligné entre autres à travers le commentaire suivant : « Moi, depuis que je suis ici, je trouve qu’ils ont réussi à faire bien du changement, jusqu’à nous empêcher de parler ». ll agit directement sur la compétence des machinistes car ils ne peuvent pas établir de collaboration pour mieux maîtriser le travail. Ainsi, ils deviennent moins productifs et, par le fait même, ne peuvent pas répondre aux objectifs de productivité exigés par l’organisation du travail.

Caractère inadéquat de la vérification externe

Enfin, un des derniers facteurs qui crée l’impasse est le fait que l’inspection des pièces repose en grande partie sur les épaules des machinistes. « L’inspection a été coupée et toute la responsabilité est maintenant à la charge du machiniste. Cette tâche nous a été ajoutée, nous sommes, à l’origine, des machinistes, pas des inspecteurs. Auparavant, avant de livrer la pièce, il y avait des étapes d’inspection à passer, maintenant, nous faisons la grosse partie de l’inspection et après cela, c’est chez le client ».

Progressivement, en enlevant des filets de sécurité et des voies de solution aux machinistes, par exemple, l’accès à la formation, un bon contrôle externe, la possibilité de se parler durant le travail, l’organisation du travail verrouille le système paradoxal. Les machinistes se retrouvent ainsi seuls et bloqués devant une situation sans issue. Cette situation se manifeste dans ce commentaire : « Il y a eu des changements depuis le début et ça arrive de tous les bords, tu ne sais pas d’où ».

Comment est-il possible de produire si les équipements et les machines sont constamment transformés et que la formation est absente ? Effectivement, le filet de sécurité que représente la formation amène à réfléchir sur les possibilités à produire de façon efficace si les machinistes sont placés dans une situation d’incompétence.

Effets de la situation paradoxale : retrait ou impasse

À partir de ces éléments, il est possible de mieux comprendre les réactions de retrait et d’impuissance identifiées dans le rapport d’enquête en psychodynamique du travail et surtout de déterminer pourquoi elles prenaient tant d’importance aux yeux des machinistes.

Selon Watzlawick et al. (1972), la personne confrontée à une situation paradoxale peut critiquer la situation pour s’en sortir (métacommuniquer). Elle peut avoir recours à des conceptualisations qui ne sont pas une partie de la communication, mais un discours sur cette dernière. Dans la situation étudiée, l’organisation du travail bloque la plupart des voies de solution possibles. Comme il a été rapporté, ils ne peuvent pas se parler pour se soutenir dans leurs efforts ; ils ne peuvent pas faire équipe ; ils ne sont pas formés adéquatement en fonction des machines qui sont constamment transformées ; il n’y a pas de vérification externe suffisante pour soutenir leur production. Même si quelques tentatives de stratégies défensives collectives persistent, devant cette situation des plus contraignantes au niveau de la santé mentale, les machinistes n’ont d’autre choix que les stratégies individuelles comme le repli ou l’individualisme.

Discussion

L’analyse des données démontre que les machinistes travaillant dans ce département sont placés devant une situation paradoxale. Ils sont devant une injonction qui leur rappelle constamment qu’ils sont les meilleurs machinistes de l’usine dans le meilleur département pour fabriquer le plus grand nombre de pièces de grande qualité avec les machines les plus performantes, dans le temps qui vient mettre en péril la qualité. Cette injonction est internalisée par le machiniste : je veux être le meilleur machiniste qui produit le plus grand nombre de pièces complexes dans le temps le plus court possible et cela sans me tromper car la pièce a un caractère névralgique dans le moteur d’un véhicule de transport public. Cependant, cette intériorisation le place devant le paradoxe : « je veux être un machiniste compétent et je veux être un machiniste performant ».

Ce système paradoxal est accompagné par des mesures de sanctions appuyées par un discours blessant sur l’erreur. En cela, l’injonction accompagnée par ces mesures de sanction crée un paradoxe pragmatique qui n’est pas sans conséquences pour la santé mentale. Cette situation répond en tous points aux trois conditions proposées par Watzlawick et al. (1972).

Des travaux réalisés dans le domaine clinique démontrent les effets nocifs, au niveau de la santé mentale, lorsqu’une personne doit évoluer dans une situation paradoxale (Anzieu, 1975 ; 1981 ; Bateson et al., 1956 ; Watzlawick et al., 1972 ; Watzlawick et al., 1975). Ces études qui datent des années 70 indiquent que prises dans une situation paradoxale, les personnes, pour s’en sortir, n’ont d’autre choix que de critiquer la situation (métacommuniquer) ou de se replier.

Dans la situation étudiée, à l’injonction de départ qui est sanctionnée, s’ajoutent des obstacles à la résolution du paradoxe. Ces obstacles sont : 1) la formation inadéquate dans un contexte de changement technologique, 2) la collaboration brimée et enfin, 3) le caractère inadéquat de la vérification externe. Ces obstacles viennent agir comme un mécanisme de verrouillage qui enlève aux machinistes tous les moyens de sortir du paradoxe et qui bloque toutes les issues possibles. Les machinistes n’ont plus les moyens de négocier l’un ou l’autre des volets de l’injonction. Ils se retrouvent ainsi dans l’impasse et sont très vulnérables à une rupture. Devant l’impasse, le machiniste n’a d’alternative que le repli. Comme l’affirme Anzieu (1975), la personne placée devant une injonction paradoxale se trouve dans une position critique au niveau de sa santé mentale : le vrai n’est plus le contraire du faux.

Les résultats de la présente étude portent à penser qu’il peut en être de même pour un ensemble de personnes soumis à un même système paradoxal tel celui qui est présent dans le département. L’enquête en psychodynamique du travail avait permis de constater l’utilisation de stratégies défensives individuelles de repli pour faire face à la situation.

Impacts d’une mauvaise application du modèle centré sur la qualité

Dans le contexte de travail étudié, le blocage des voies de résolution semble aussi associé à un modèle d’organisation du travail imparfaitement appliqué. La présente étude met en lumière des lacunes majeures dans l’application des critères décrits par Deming (1991), nécessaire lors d’une transformation organisationnelle selon le modèle de contrôle de qualité. Par exemple, en ce qui concerne le critère : « établir un système de formation », bien qu’il en existe un, ce dernier n’est pas accessible à tous les machinistes à cause de la gestion des contremaîtres. De même, les critères : « faire disparaître les craintes », « éliminer les quotas de production et les objectifs chiffrés », « supprimer les obstacles à la fierté du travail » et « encourager l’éducation et l’amélioration de chacun » sont aussi absents dans la situation décrite. Enfin, en regard du critère : « mettre fin à la dépendance à l’égard des inspections », la direction a effectivement mis fin au processus d’inspection des pièces lors de la transformation organisationnelle. Cependant, elle n’a pas mis en place les mécanismes pour aider le machiniste à ne pas porter seul le poids de la qualité sur les épaules.

Certains résultats indiquent aussi que le premier niveau de supervision, celui des contremaîtres, adopte un mode de gestion liée à un tout autre modèle d’organisation du travail, qu’il est possible d’associer au courant du taylorisme dans lequel le travail est parcellisé, les tâches répétitives et réalisées sous contrainte de temps, la surveillance et le contrôle omniprésents et la place pour l’expression des travailleurs très restreinte. Ce mode de gestion représente probablement un vestige de l’ancien mode d’organisation du travail en vigueur avant le changement organisationnel.

Dans le contexte étudié, les transformations permettant le passage d’un modèle d’organisation du travail de type taylorien à un autre, de type centré sur la qualité, ne semblent pas avoir été harmonisées au niveau des pratiques de gestion. De ce fait, le type de gestion utilisé a enlevé les voies de résolution. Les modes de gestion prônés par l’organisation entravent ainsi la possibilité de construire et d’entretenir un collectif de travail, de donner accès aux moyens nécessaires pour effectuer la tâche (par exemple : formation, outillage), de réintroduire des fonctions connexes à la tâche telle l’inspection des pièces. Les machinistes se retrouvent ainsi devant un état de grande souffrance psychique liée directement à la situation de travail.

Dans les usines d’aujourd’hui, ce paradoxe, que vivent les machinistes, est relativement courant (Aubert, 1992 ; David, 2001). Cependant, les conséquences de retrait et d’impuissance constatées chez les machinistes ne sont pas habituelles car, normalement, un mode de gestion de contrôle de la qualité appliqué correctement offre des voies de solution du paradoxe. Dans le département étudié, l’adhésion à des formes de gestion de type taylorienne, représente un obstacle qui empêche les machinistes de sortir du paradoxe.

Conclusion

Cet article aborde les effets négatifs des transformations organisationnelles sur la santé mentale à partir de l’analyse de contenu des données d’une enquête en psychodynamique du travail menée dans une usine. L’analyse de contenu a permis de constater que les machinistes doivent évoluer dans une organisation du travail qui les soumet en même temps à une injonction d’obligation à la perfection et à la productivité. Le désengagement et l’individualisme se sont installés dans le département et un fort sentiment d’impuissance collective est omniprésent. Les effets de la double contrainte sur la santé mentale des machinistes sont discutés et montrent comment les modes d’organisation mal appliqués bloquent toute tentative d’émancipation des travailleurs. Même si plusieurs des éléments abordés dans cet article peuvent se retrouver aussi dans d’autres contextes industriels, la généralisation des résultats est limitée à cause de la méthodologie initiale de recueil de données, basée sur le vécu subjectif. De plus, les résultats obtenus sont spécifiques à un département donné d’une entreprise spécifique.