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À la mémoire de Kit

Les animaux non-humains sont nombreux à déambuler dans les textes de sagesse bibliques et à participer à l’entreprise sapientiale. Dans le cas du livre des Proverbes, on limite souvent l’importance de cette présence à une utilisation rhétorique à des fins édifiantes pour le lectorat humain[1]. Les études animales critiques, y compris dans les développements qu’elles ont connus en études bibliques dans les dernières années[2], permettent de sortir de cette appréciation trop étroite des fonctions littéraires des animaux comme étant pour les humains. Dans le cadre de cet article, je propose une exploration à partir d’un cas bien singulier, celui du mystérieux zarzîr motnayim (Pr 30,31).

Ce dernier prend place parmi d’autres animaux non-humains et humain – le lion, le bouc et le roi – dans l’aphorisme numérique de Pr 30,29-31. L’animal identifié par l’expression zarzîr motnayim (v. 31) a donné bien du fil à retordre aux interprètes du texte massorétique du livre des Proverbes. Même le célèbre commentateur Rashi a admis ne pas connaître l’identité de cet animal dont le texte souligne, comme pour ses compagnons, la démarche et l’association avec la royauté. Les versets 29 à 31 construisent en effet une représentation sapientiale de la royauté qui s’appuie fortement sur les corps d’une série d’animaux mâles non-humains. On pourrait donc concevoir l’emploi des métaphores animales genrées comme une manière de dire (et de célébrer) le roi humain, sa souveraineté, mais aussi sa masculinité. Cependant, sans nier que ce roi occupe la pointe du proverbe numérique, je propose, dans cet article, de questionner l’unidirectionnalité[3] de cette compréhension en déplaçant la focale de l’humain à l’animal.

Le présent article[4] propose donc une exploration des interprétations et des réceptions plurielles de cet animal hapaxique qu’est le zarzîr, notamment dans les versions et dans l’exégèse contemporaine[5]. Je présenterai d’abord l’aphorisme de Pr 30,29-31 de manière générale, en proposant une traduction et en portant attention aux partenaires sapientiaux du zarzîr dans le texte massorétique, en particulier le lion. Je m’intéresserai ensuite aux deux termes constitutifs de l’expression zarzîr motnayim, les différentes manières de comprendre le mot zarzîr et l’association à la partie du corps que sont les motnayim, les reins. Puis, en gardant en tête le réseau animalier dans lequel s’inscrit cette créature dans le texte à l’étude, ainsi que les apports de la zoo-archéologie du Levant méridional ancien, je me pencherai sur les identités proposées pour cet animal dans l’histoire de la réception. Je m’attarderai avant tout aux hypothèses du coq et du lévrier. Finalement, à partir de l’approche de l’indistinction en études animales[6], en particulier la systématisation qu’en propose le philosophe Matthew Calarco, je tâcherai d’offrir quelques pistes de réflexion sur cette brève vignette numérique et animalière, en particulier sur le pouvoir royal masculin que la mise en relation de quatre animaux – trois non-humains et un humain – contribuent à signifier.

1. Traduction

Voici une traduction de Pr 30,29-31 :

29. Ils sont trois marchant d’un bon pas, quatre gracieux de mouvement.
30. Un lion, héros parmi les bêtes ; il ne recule devant rien/tout ;
31. Un zarzîr motnayim ou un bouc ; et un roi, contre lequel on ne se lève pas[7]/ et un roi avec lequel le peuple est[8].

Je suspens pour le moment la traduction du zarzîr motnayim, afin de me concentrer sur les autres animaux de l’aphorisme. Nombre d’exégèses de cet aphorisme ont noté la difficulté présentée par la formule ’alqûm dans la deuxième moitié du verset 31 (ûmèlèk ’alqûm ‘immô). Au début du 20e siècle, on modifiait sans retenue le texte massorétique afin de régler les problèmes textuels dans ce passage[9]. Dans le cadre de cet article, à la suite des propositions d’Ansberry et de Rendsburg, je maintiens deux possibilités de traduction quant à l’action posée par le roi ou ses sujets. J’opterai ainsi pour la conservation du texte hébraïque – avec, tout au plus, une séparation de ’al et qûm[10] –, en maintenant le dialogue avec les versions anciennes.

2. Un aphorisme animalier

Le type d’aphorismes ou de sentences numériques que l’on retrouve en Pr 30,29-31, soit une mise en parallèle de X (3) avec X +1 (4)[11], est le plus souvent compris comme une forme de gradation ou le dernier nombre est celui déterminant la composition de la liste qui suit : quatre dans le cas qui nous intéresse. Plusieurs auteurs, incluant Steinmann, insistent sur le fait que « […] the final element in each is the climactic element »[12]. En Pr 30, 29-31, c’est au roi que revient cette position de choix. L’approche de l’indistinction en études animales mène néanmoins à une lecture différente, décentrée par rapport à cette royauté humaine dont la mention vient clore l’aphorisme. J’y reviendrai dans la suite de cet article. Les exégètes s’entendent par ailleurs sur le fait que les trois ou quatre animaux ont en commun une même démarche, qualifiée de « majestueuse » (stately), « élégante », « belle », ces adjectifs étant employés pour traduire le participe pluriel au Hiphil du verbe yātav[13] (« faire bien », « rendre beau »). Si l’on considère, à la suite notamment d’Ansberry[14], que le thème de la royauté est le fil conducteur de l’aphorisme, c’est tout le réseau des corps animaux, en particulier leurs mouvements, qui peut être compris comme partie prenante des significations royales culminant avec la figure du roi au verset 31. Selon Steinmann, les trois versets de cet aphorisme numérique formeraient d’ailleurs un chiasme ABB1A1, une correspondance s’établissant entre le lion et le roi humain dont la caractérisation est plus développée, d’une part, le zarzîr et le bouc, d’autre part[15]. Il me semble pourtant que la caractérisation générale du verset 29 permet des résonances et des réverbérations intéressantes pour ces deux autres animaux, en particulier le zarzîr qui nous occupe dans le présent article. Il ne faudrait donc pas l’isoler dans la seule alternative qu’il construit avec le bouc. D’ailleurs, comme nous le verrons dans un instant, la consultation des versions permet d’enrichir la caractérisation de ces deux créatures.

2.1 Le lion (layiš)

Puisque le zarzîr est membre d’une collectivité animale, il est utile de s’intéresser brièvement aux autres acteurs de cet aphorisme, en particulier le lion. En effet, on retrouve un layiš au verset 30. La Bible hébraïque compte des termes distincts pour désigner les lions, les lionnes, les jeunes lions et les lionceaux. L’ouvrage de Brent Strawn, What is Stronger than a Lion[16] ?, est un incontournable pour toute personne étudiant la présence (notamment métaphorique) de ces grands félins dans le corpus biblique. À propos du terme layiš, employé en Pr 30,30, Strawn et Forti précisent qu’il s’agit d’un terme rare, comptant seulement trois occurrences dans la Bible hébraïque : en plus de Pr 30,30, on note les passages en Is 30,6 et en Job 4,11[17]. Bien qu’une forme féminine (layišāh) ait pu exister[18], le terme ne se retrouve qu’au masculin dans le corpus qui nous intéresse. Il est difficile de cerner plus précisément les caractéristiques de ce grand chat, mais Strawn mentionne qu’il s’agit donc clairement de « some sort of male lion[19] ». La Septante traduit les occurrences de layiš par le terme skúmnos léontos (« petit du lion », lionceau[20]) pour Is 30,6 et Pr 30,30. Le RaDaQ (Qimḥi), rabbin du 12e-13e siècles, y cernait pour sa part les déambulations d’un vieux lion[21]. Ces différentes interprétations montrent bien qu’il n’est pas possible d’identifier le félin avec plus de précision. La masculinité de ce lion est déjà une donnée importante de l’aphorisme. Cette masculinité se précise d’ailleurs si l’on tient compte de la caractérisation du layiš comme d’un gibbôr, un guerrier, un puissant, un héros parmi les bêtes (babehēmāh). Strawn rappelle par ailleurs que le lion constitue « a trope of threat and power[22] ». Ce prédateur inspire la peur comme le confirme la suite du verset 30 : « il ne recule devant rien (kōl, « tout », « quoi que ce soit ») », ne craint rien[23]. Selon Angelini, on retrouve en Pr 30,30, « a metaphor of invincible strength[24] ». Dans la Septante, le « lionceau » de Pr 30,30 est d’ailleurs présenté comme dominant les taureaux, un des nombreux ajouts de la traduction grecque[25]. En lien avec le verset 29, on imagine le pas assuré du lion qui avance, n’hésitant d’ailleurs pas à prendre de la vitesse et à bondir sur sa proie. L’association du lion avec la royauté au Proche-Orient ancien est bien connue et résonne très clairement ici dans le contexte de cet aphorisme qui semble construire le corps idéal[26] du roi à partir des corps en mouvement d’animaux. Cependant, à la suite de Strawn et de Pyper, on doit aussi rappeler la particularité de la métaphore léonine en Israël ancien. Dans son articulation avec la royauté, à quelques exceptions près[27], elle est surtout une manière de caractériser YHWH, et donc la royauté divine dans la Bible hébraïque et non celle des rois humains d’Israël ou de Judah[28]. En gardant cette idée en tête, on peut s’interroger sur l’identification d’emblée établie, d’un point de vue structurel, entre le lion et le roi dont il est question au verset 31. Le rapprochement entre leurs démarches respectives pourrait aussi être une manière de contraster la position du félin sans pitié et celle du roi humain. Cela dépend évidemment de notre manière de traduire la fin du verset 31. Le roi en question est-il craint et/ou aimé de son peuple[29] ? La royauté non-humaine du lion pourrait être plutôt rapprochée du pouvoir divin, comme cela est suggéré dans plusieurs passages bibliques[30]. Par ailleurs, il n’est pas dit que le roi humain imaginé fasse partie du peuple de YHWH. Il pourrait s’agir d’un roi étranger. Il est nécessaire d’appréhender les autres animaux afin de mieux saisir cette royauté aux contours encore flous. Cette démarche s’inscrit déjà dans la pensée de l’indistinction[31] telle que théorisée par Matthew Calarco à partir, notamment, des travaux de Haraway, de Deleuze et de Plumwood. En effet, je suggère de lire cet aphorisme comme une occasion de « déplacement » [32] par rapport à l’anthropocentrisme qui définit habituellement la manière de penser la royauté.

2.2 Le bouc (tāyiš)

Avant de traiter du zarzîr motnayim, je souhaite dire un mot sur l’autre animal non-humain qui est présenté comme une alternative à la créature à l’étude dans le texte : le tāyiš, soit le bouc[33]. Le terme n’est employé qu’à quatre reprises dans la Bible hébraïque : deux fois dans le récit de Jacob (Gn 30,35 ; 32,15), en Pr 30,31, puis en 2 Ch 17,11. Dans le passage à l’étude, la masculinité de l’animal, un adulte, est très claire. Cette masculinité pourrait aussi être associée à une forme de puissance, alors que Forti mentionne la force des pattes du bouc[34], une caractéristique que nous pourrions aussi lier à l’élégance de la démarche soulignée au verset 29. Est-ce le pas assuré du bouc sur tout type de terrain qui est en jeu ici ? La Septante a pour sa part un ajout par rapport au texte massorétique qui rend explicite une certaine idée du pouvoir en lien avec le bouc : l’animal mène désormais un « troupeau de chèvres[35] » (aipólion) et donc une collectivité d’animaux femelles[36]. Cela permet d’insister sur des rapports de pouvoir genrés. Il semble donc que le lion et le bouc viennent exprimer une certaine idée de la masculinité et du pouvoir dans les mouvements qui sont les leurs. Il s’agit maintenant de vérifier si un constat similaire est possible dans le cas du zarzîr motnayim. À cet effet, j’analyse brièvement les deux termes désignant l’animal et considère les différentes significations proposées en exégèse, avec quelques incursions dans l’histoire de la réception, avant d’explorer les deux hypothèses du coq et du lévrier quant à l’identification de cette créature.

3. Le zarzîr motnayim, une créature hybride ?

Tel que mentionné précédemment, l’expression zarzîr motnayim constitue un hapax dans la Bible hébraïque. Dans le cas du premier terme, zarzîr, les exégètes ont proposé toutes sortes d’interprétations à partir des langues sémitiques comparées, en particulier en considérant les rapprochements avec l’araméen, le syriaque et l’arabe[37]. Le rapprochement avec l’araméen mène à retenir deux significations principales de la racine z-r-z : l’idée de rapidité, en lien avec la vitesse de l’animal, et celle de se ceindre la taille, suggérant plutôt la force[38]. On retrouve cette idée de « ceinture » dans le Targum, notamment en 1 R 18,46 : Élie « se ceint les reins » avant de prendre la fuite devant le roi Ahab[39]. Cette mention des reins (motnayim), commune à notre passage, sera abordée dans un instant. D’autres rapprochements linguistiques avec le syriaque et l’arabe ont mené certains exégètes à considérer d’emblée le filon aviaire de l’interprétation de zarzîr en Pr 30,31a. C’est d’ailleurs la principale signification retenue dans la littérature rabbinique. En effet, plusieurs exégètes rappellent que le syriaque zarzîrā’ et l’arabe zurzūr désignent le moineau ou l’étourneau[40]. D’autres identifient l’arabe ṣarṣar au coq, un nom onomatopéique formé à partir de la sonorité répétitive de son chant[41]. Bref, trois compréhensions possibles de la même racine sémitique sont articulées de diverses façons : la vitesse, l’idée de se ceindre le corps et l’oiseau. Ces filons sont difficilement réconciliables et le travail interprétatif devient encore plus ardu lorsqu’on considère l’association de cet animal hapaxique avec la partie du corps désignée par les motnayim : les reins.

Le zarzîr des reins présente le seul cas d’un animal (non-humain) pour lequel on attire l’attention du lectorat sur les motnayim. Cette section du corps que l’on traduit le plus souvent par « reins » – et qui renvoie à l’idée de la taille ceinte – désigne en fait un espace corporel plus large, soit les lombes, les hanches et le bas du dos[42]. De manière euphémistique, le duel motnayim peut aussi être employé pour désigner les organes génitaux[43]. Par exemple, en 1 R 12,10, les jeunes gens qui conseillent le roi Réhoboam l’invitent à proclamer que son « petit doigt » est plus gros que les « reins » de son père Salomon. La connotation sexuelle du terme n’est pas sans impact sur certains choix de traduction en Pr 30,31. D’ailleurs, l’idée de se ceindre les reins, omniprésente dans la Bible hébraïque, rappelle la nudité du corps en plusieurs contextes, notamment celui où la personne endeuillée se couvre d’un saq après avoir délaissé les vêtements du quotidien. Dans une étude fort intéressante sur ce geste répété par les personnages bibliques, Katherine Low rappelle la symbolique de virilité[44] associée à cette section du corps. Dans son étude des différentes occurrences, elle constate, à la suite de Marvin Pope, que ce geste annonce chaque fois « […] a preparation for physical action[45] », une mobilisation du corps pour une activité spécifique : un combat – un contexte où la ceinture protégera les organes génitaux, ou permettra le transport d’une épée –, un voyage, une course, une tâche prophétique[46], etc. À la suite de Clines, elle souligne que ces activités sont avant tout masculines. Cependant, elle note que des femmes ceignent aussi leurs reins, en contextes de deuil, d’humiliation, mais aussi de performances idéales, alors que la femme de valeur ceint ses reins de force[47] en Pr 31,17. Un survol des occurrences bibliques confirme néanmoins – ce qui n’est pas surprenant pour le corpus en question – que ce sont les motnayim des hommes qui sont mentionnés le plus souvent. Comment dès lors comprendre le cas particulier du zarzîr aux reins ? Doit-on saisir cette expression comme une manière de qualifier un animal « ceint des reins » ? Curieusement, l’animal est identifié à partir d’un geste vestimentaire[48] – se ceindre – et donc en tous points humain. Quelle est cette créature dont les reins sont mis en lumière, une situation unique dans la Bible hébraïque ? La coprésence des deux termes n’est pas sans créer une forme d’ambiguïté. En effet, dans la petite troupe de l’aphorisme de Pr 30,29-31, qui doit-on imaginer après le lion, formant une alternative avec le bouc, et suivi du mèlèk ? L’animal aux hanches bien mises en valeur ouvre un espace d’indistinction entre animaux humains et non-humain, signifiants et signifiés de part et d’autre. Dans cet aphorisme, il ne s’agirait donc pas simplement de dire le roi humain à partir des animaux non-humains, mais d’interroger ce réseau de relations[49] dans leur construction globale de royautés et de masculinités d’élite possibles, par-delà la seule distinction humain/animal[50], incluant à partir d’une créature hybride, un animal humanisé par l’attention portée à ses reins, sa « ceinture ».

Je me tourne maintenant vers les deux principales identités animales retenues pour ce zarzîr motnayim dans l’histoire de la réception, le coq et le lévrier, tout en gardant aussi en tête la question de la masculinité et du pouvoir royal.

3.1 Le coq : de la sexualité au combat

D’entrée de jeu, il faut préciser que l’identification du zarzîr motnayim au coq – le Gallus gallus domesticus – est très ancienne : elle se retrouve dans l’ensemble des versions : les codex (manuscrits) principaux de la Septante, le Targoum et la Peshitta ; bref, en grec, en araméen et en syriaque[51]. Dans la Septante, au zarzîr du texte massorétique correspond donc l’aléktôr (coq) « déambulant plein d’ardeur parmi ses femelles »[52]. À la suite de Cook, on note que la LXX développe et précise la figure du coq, tout comme elle le fait pour le bouc et le roi[53]. Cette inscription du coq dans un groupe femelle dont il se distingue permet d’insister sur sa masculinité et ce corps dont il fait la parade[54]. Certaines versions et traductions insistent par ailleurs sur l’une des principales distinctions physiques du coq par rapport aux poules : sa crête. C’est notamment le cas dans les traductions grecques d’Aquila et de Theodotion, mais aussi dans la Peshitta qui mentionne sa double crête[55]. Certaines traductions semblent par ailleurs tenter une réconciliation entre l’idée du coq et celle des « reins ceints ». Ainsi la Vulgate présente un coq avec l’appellation suivante : gallus succinctus lumbos[56]. La traduction grecque de la Quinta présente une idée similaire[57]. Plusieurs commentateurs et traducteurs modernes ont aussi proposé une traduction de zarzîr motnayim où l’identité du coq est compatible avec une insistance sur les reins. Par exemple, Michael V. Fox rapproche ce coq de son spécimen moderne. À propos de ce dernier, il rappelle : « his coloring [de ses pattes] sets off his flanks as though they were girded for battle [58] ». De même, Lavoie et Alferi optent pour la traduction « coq aux grosses bourses » dans la Nouvelle Traduction de Bayard, les reins désignant de manière euphémistique les testicules de l’oiseau[59]. Dans le cas du coq, il s’agit en fait d’organes internes[60]. Malgré l’absence de réalisme anatomique, cette traduction permet d’insister sur la symbolique sexuelle de l’animal. D’ailleurs, la Septante vient peut-être clarifier cette symbolique alors que le coq se pavane au sein d’un groupe de poules. Cette aura sexuelle du coq n’est d’ailleurs pas nécessairement positive. Comme le rappelle Cook pour la Septante, le coq est souvent perçu négativement dans la littérature grecque, présenté comme une créature sexuelle et belliqueuse[61].

Prendre au sérieux cette option de traduction suppose aussi de considérer brièvement l’histoire de ces oiseaux au Proche-Orient ancien, en particulier au Levant Sud, en puisant aux recherches en zoo-archéologie. Dans les dernières années, plusieurs travaux, notamment ceux d’Altmann et de Spiciarich[62], ont contribué à une exploration approfondie du monde aviaire de la Bible hébraïque, y compris les poules. Ces dernières ont d’abord été domestiquées en Asie du Sud-Est. Elles n’ont pas gagné le Proche-Orient ancien avant le Bronze Moyen. Par ailleurs, les zoo-archéologues constatent que les ossements de poulets sont peu nombreux dans les territoires d’Israël et de Judah avant la période hellénistique[63]. Dans la région, avant cette période, ce sont les restes d’oies ou de canards qui dominent les assemblages archéologiques pour les oiseaux domestiques[64]. La transition vers une plus grande consommation de poules s’amorce au Fer II et se poursuit pendant la période perse, pour dominer par la suite[65]. Selon Altmann, « prior to the Hellenistic period, some elites alone in Israel/Judah kept a couple hens to breed roosters »[66]. À Lachish, les coqs auraient sans doute avant tout servi aux jeux de combats et contribué à l’attrait des jardins royaux[67]. À la lumière de ces études, la mention du coq en Pr 30,31 – éventuellement la seule dans la Bible hébraïque – ne serait donc pas à lier au statut comestible de l’oiseau, mais peut-être plutôt à sa participation dans le cadre des loisirs et de la détente des élites[68]. Le jeu est justement l’un de ces espaces où la distinction humain/animal s’effrite[69], sans que cela signifie pour autant la disparition des rapports de pouvoir entre espèces. On note aussi que, dès le 14e siècle ANE, et de manière plus intensive à partir des 6e-5e siècles ANE, le coq est bien représenté dans l’iconographie proche-orientale ancienne sur les ivoires, les sceaux et les ostraca en Mésopotamie, en Égypte et au Levant[70]. Par exemple, il figure sur le sceau de Ya’azanyahou, serviteur du roi, trouvé à Tell en-Nasbeh, mais aussi sur un autre sceau attribué à Jeho’ahaz, fils du roi[71]. Ainsi, l’animal est représenté sur les possessions matérielles des élites. Ces différentes considérations autour de l’option interprétative du coq nous ramènent au contexte plus large de l’aphorisme numérique. Comme le lion, le coq présente aussi un aspect belliqueux et sa démarche est fière[72]. Par ailleurs, sa masculinité est bien appuyée dans un sens sexuel, que l’on suive ou non la Septante dans ses développements. Aussi, on imagine le coq évoluer en contexte aisé à Jérusalem ou à Lachish, l’animal proposant sa propre interprétation d’une identité noble, guerrière, dominant ses congénères dans sa patrouille. Le choix de cet animal participe donc de manière intéressante à la réflexion globale de l’aphorisme sur les royautés humaine et non-humaine.

Dans le cadre de cet article, je laisse de côté les identifications du zarzîr au corbeau, à la corneille, à l’étourneau ou à la pie dans certains traités du Talmud de Babylone (Baba Qamma 92b, Hullin 65a) et certains midrashim (Gn Rab 65,3 ; Lm Rab 5,1), tout comme les commentaires médiévaux optant pour l’aigle, le cheval de guerre, le léopard[73], etc. Je me tourne donc vers la seconde hypothèse qui recueille beaucoup d’adeptes, anciens comme modernes : celle du lévrier/saluki.

3.2 Le lévrier : rapidité, grâce et espèce compagne

Dès la fin du 19e siècle, Delitzsch n’est pas convaincu par l’idée d’un zarzîr de nature aviaire. À son avis, l’animal en question est un quadrupède[74] comme le lion et le bouc. Il considère que le zarzîr motnayim désigne un chien de chasse, un lévrier ou saluki. La mention des reins permettrait d’insister sur la force et la rapidité à la course du canidé, mais aussi peut-être sur la forme particulièrement mince des hanches[75]. Delitzsch est loin d’être le premier à opter pour cette traduction. Au moins dès le Moyen Âge, certaines traductions et commentaires font le choix du lévrier. Le codex Venetus de la Septante (datant des 8e-9e siècles) présente l’expression lagôkúôn psoiôn (chien à lièvre, à reins[76]). Au 13e siècle, le philosophe juif Gersonide (RaLBaG) imagine lui aussi un chien de chasse aux hanches minces, reconnu pour sa rapidité[77]. À l’époque moderne, Luther traduit zarzîr motnayim par Windhund, soit lévrier[78]. Beaucoup plus récemment, dans un texte paru en 2016, Rendsburg a envisagé une traduction par « saluki des reins », le lévrier bien connu de la région du Proche/Moyen-Orient depuis des millénaires. Ce fragment de traduction fait partie d’une hypothèse plus large sur l’aphorisme numérique de Pr 30,29-31 pour lequel il postule une influence arabe. Le saluki est justement le chien de chasse de prédilection dans la région arabique[79]. Que l’on adhère ou non à l’hypothèse de l’arabisme en Pr 30,29-31, l’idée du lévrier mène à considérer la présence de ce chien au Levant, en Mésopotamie et en Égypte[80], bref le contexte plus large dans lequel s’inscrivent les royaumes d’Israël et de Judah. En effet, si la Bible hébraïque ne semble pas mentionner l’utilisation de chiens pour la chasse[81], et compte peu de références positives aux chiens en général, la situation est différente en Égypte ancienne. La grande puissance distingue entre les chiens domestiques – et de chasse – et les parias, vivant en marge des sociétés humaines[82]. Qu’en est-il, dès lors, des lévriers en Égypte ancienne ? Dans un ouvrage paru en 2001, Clark invite à de multiples reprises à la prudence en ce qui a trait à l’identification des races de chiens dans les excavations zoo-archéologiques[83], mais aussi dans les représentations iconographiques anciennes – notamment égyptiennes. À sa suite, il est sans doute plus prudent de parler de chiens de « type saluki[84] », le terme arabe salūqī provenant éventuellement du nom de la dynastie séleucide à laquelle le chien serait associé[85]. On compte des représentations de « type saluki (lévrier) » dans l’iconographie égyptienne ancienne et de manière exponentielle à partir de la 18e dynastie (16e-13e siècles ANE), notamment dans les tombes. Ces lévriers sont représentés dans la proximité de leurs maîtres, parfois avec des colliers, sous leurs chaises[86], etc. Des dizaines de noms ont d’ailleurs été retrouvés pour ces chiens parmi lesquels on compte des « salukis »[87]. On note aussi la présence de ces chiens en Mésopotamie et au Levant ancien. Les ossements de chiens de type « lévrier » se retrouvent en effet dans des tombeaux très anciens à Eridu, ville sumérienne (5e-4e millénaires ANE), à Tel Brak (3e millénaire ANE) en Syrie actuelle[88], mais aussi dans des tombes de la même région, à Abou Danné[89]. Les ossements d’un individu à Ashkelon correspondent par ailleurs à ce que Wapnish et Hesse définissent comme le « gazehound group »[90]. Dans le monde ancien, avoir un tel animal domestique était un luxe réservé à l’élite. Comme dans le cas de l’alternative, le coq, on retrouve la dimension de la noblesse et de la royauté, mais déployée ici de manière plus intime entre humain et canin, ce qui mène les égyptologues Fadum et Gruber à convoquer la notion d’« espèce compagne » de Donna Haraway pour penser cette relation[91]. Avec ce concept, l’autrice vise à édifier une pensée de la cohabitation : « [v]ivre avec les animaux, investir leurs histoires et les nôtres, essayer de dire la vérité au sujet de ces relations, cohabiter au sein d’une histoire active[92] […] ». Dans son étude portant sur les inhumations canines au Levant ancien, Dixon propose d’ailleurs de voir ces simples tombes comme un moment de transformation de la relation humains-chiens dans la région. Les chiens dans leur diversité, y compris les parias, ont droit à une reconnaissance d’une « special kind of personhood »[93] par la pratique mortuaire de l’inhumation. L’idée du zarzîr motnayim comme d’un chien de type « saluki » ouvre donc d’autres belles possibilités interprétatives où la royauté se dit dans la proximité avec l’animal domestique de l’élite, le compagnon fidèle, le partenaire de chasse. Le concept d’intercorporalité[94], notamment utilisé par Lynda Birke pour penser la relation humain-cheval dans l’équitation, peut être utile ici pour penser le partenariat entre lévrier et humain. On pense notamment à la chasse, alors que l’entraînement à la course transforme le corps même du chien, soulignant d’emblée ses motnayim. On assiste ici à une co-construction des corps et des masculinités d’élite.

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À titre de conclusion, je propose un bref retour-synthèse sur l’aphorisme de Pr 30,29-31, les animaux qui l’habitent et le déplacement qu’une approche de l’indistinction, à la suite de Matthew Calarco, peut produire sur la manière d’y cerner la royauté. En effet, le lion, le bouc, le coq ou le lévrier en Pr 30,29-31 sont traditionnellement compris comme contribuant à une réflexion générale sur la royauté humaine du souverain (mèlèk) du verset 31, craint ou soutenu par ses sujets[95]. Tout au long de ce texte, j’ai néanmoins indiqué la possibilité d’une lecture qui oriente le regard autrement, vers les partenaires non-humains du roi. Selon Calarco, « […] the indistinction approach aims to think about human beings and animals in deeply relational terms that permit new groupings and new differences to emerge, such that “the human” is no longer the center or chief point of reference »[96]. Ce décentrement dans l’interprétation du texte à l’étude mène à ne plus privilégier le seul roi humain, pour désormais comprendre tout autant l’idée de souveraineté à partir de l’expression des pouvoirs variés du lion féroce, du bouc agile, du lévrier, chasseur rapide, et du coq combatif. La souveraineté ne se dit plus uniquement à partir et pour l’humain. Elle passe nécessairement par le non-humain. D’ailleurs, en insistant sur la « co-constitution » des êtres vivants, Haraway nous mène à considérer les connexions entre les espèces dans un même espace d’expression royale, y compris dans les limites d’une cour humaine : sans l’imaginaire et la menace du lion, la proximité du coq dans les jardins et/ou du lévrier sous la chaise et à la chasse et du bouc des troupeaux, toutes de potentielles espèces compagnes en mouvement, l’ « agencement[97] » royal – pour reprendre une notion de Deleuze et de Guattari – imaginé dans l’aphorisme serait tout autre ou ne serait pas. De même, les masculinités animales humaine et non-humaines connectent et se façonnent les unes et les autres dans cet ensemble souverain où circulent force, sexualité, férocité, etc. Finalement, on pourrait proposer que le zarzîr motnayim, un animal non-humain se disant à partir de la pratique culturelle (et humaine !) de se ceindre les reins, ouvre lui-même une piste vers l’idée d’indistinction.