Abstracts
Résumé
Le texte ci-dessus est issu d’une table ronde autour du livre Moïse l’insurgé de Jacob Rogozinski. L’échange s’est déroulé en présence de l’auteur par suite de sa présentation d’un Moïse résolument politique, au service de l’émancipation de tous les exclus de la terre. Je reprends ici les arguments principaux de l’ouvrage, attentif à l’intention fondamentale qui l’anime. À cet égard, j’accorde une attention particulière au processus déconstruction-reconstruction qui nous découvre un triptyque se jouant sur trois plans : Moïse, les Hébreux et l’Alliance. Cette démarche philosophique de Rogozinski, riche et pénétrante, suscite de nombreuses questions. Aussi voudrai-je, dans un second temps, les aborder une à une, dans un esprit d’échanges critiques et féconds, à l’image de la discussion qui a fait le succès de la rencontre. Elles sont au nombre de trois : (I) Le littéral et la fiction ; (II) Le retour du théologico-politique ; (III) Quel(s) dieu(x) ?
Abstract
The article stems from a roundtable on Jacob Rogozinki’s book, Moïse l’insurgé. The event was held in the presence of the author who presented us a resolutely political Moses, working towards the emancipation the marginalized. I summarize here the main arguments of the work, with particular attention to its fundamental intention, namely the process of deconstruction-reconstruction that unveils the following triptych: Moses, the Hebrews and the Alliance. Rogozinski’s philosophical investigation is rich and penetrating, and was bound to generate a number of queries. I turn towards these in the second part of the article, in the spirit of the critical and thought-provoking discussion that ensured the success of the encounter. There are three: (1) Literal and fiction; (2) The Return of the Theologico-Political; (3) Which god(s)?
Article body
L’ouvrage à l’étude s’entame sur une angoisse commune à tous ces auteurs qui, par leur plume, osent l’esquisse d’une figure historique marquante ayant déjà fait l’objet de tant de fresques. « Que pouvons-nous dire de Moïse qui n’ait déjà été cent fois dit ? », s’inquiète Jacob Rogozinski[1]. Pour éviter la caricature habituelle, il voudra donc penser le prophète autrement, ce qu’il fera en accentuant les traits émancipateurs d’un Moïse insurgé contre l’injustice, un Moïse résolument politique, rappelant à qui veut bien l’entendre que les législateurs de l’Attique ou du Latium n’ont pas le monopole de cette couronne.
Et le tableau final ? Quel sera le visage de ce Moïse repensé, puis redessiné ? Le texte qui suit, issu d’une table ronde autour du livre et en présence de l’auteur[2], se propose d’en aborder les contours. Il s’agira dans un premier temps de résumer les arguments principaux avec le plus de fidélité possible non seulement à la thèse centrale de l’ouvrage, mais à l’intention fondamentale qui l’anime. À cet égard, j’accorderai une attention particulière au processus déconstruction-reconstruction qui nous découvre un triptyque se jouant sur trois plans : Moïse, les Hébreux et l’Alliance. Cette démarche philosophique de Rogozinski, riche et pénétrante, ne manquera pas de susciter de nombreuses questions. Aussi voudrai-je, dans un second temps, les aborder une à une, dans un esprit d’échanges critiques et féconds, à l’image de la discussion qui a fait le succès de la table ronde. Elles sont au nombre de trois : 1. Le littéral et la fiction ; 2. Le retour du théologico-politique ; 3. Quel(s) dieu(x) ?
Quels visages ? Moïse, les Hébreux et l’Alliance
Ce livre propose un double itinéraire. Un premier, d’ordre biographique, retrace le parcours de Rogozinski qui, tout en s’éloignant de ses auteurs habituels, reste fidèle à son horizon de pensée : la liberté comme dépassement de ce qui assujettit l’homme. La haine, l’exclusion et l’oppression sont autant de ligatures de vie qui nous retiennent captifs. Pour nous en délier, l’auteur de cet ouvrage se tourne vers l’expérience du religieux – celle du judaïsme en particulier – qu’une certaine tradition philosophique, étroite de vue, aurait placée au service de la soumission et contre la vérité (10-11). C’est cette voie qui l’entraîne, bâton à la main, sur les pas de Moïse. Figure centrale de la Torah, il serait le libérateur non seulement des Hébreux, mais de toute l’humanité. La thèse est audacieuse et fortement universaliste, et se déploie sous l’élan d’une triple déconstruction qui, comme nous le rappelle Jacob Rogozinski à la suite de Jean-Luc Nancy, ne consiste pas à détruire, mais à « désassembler » pour mieux repenser ou recomposer, en quelque sorte (298). Explorons davantage cette piste qui nous entraîne à la suite d’une démarche ambitieuse et éclairante.
1. Moïse. Dans un premier moment, il s’agit de déconstruire Moïse, à savoir, le dégager de son entrave ethnique et historique pour l’offrir au monde entier, incluant la modernité sécularisée. La figure du prophète est, dans son origine même, marquée par l’ambivalence : « enfant de personne, né de père et de mère inconnus, fils d’un dieu anonyme », Moïse est « l’homme sans nom ». Apatride, aussi, puisque « déchiré entre deux fidélités, deux filiations, deux peuples, deux religions », Moïse n’est « ni Hébreu, ni Égyptien, doublement exclu (…) et toujours en exil, où qu’il soit » (29). Il faut insister sur cette exclusion, qui prendra la forme d’une stigmatisation tant physique que morale chez lui. Car Moïse a peut-être été lépreux – c’est le titre du premier chapitre –, ces êtres « impurs » chassés des communautés pour leurs plaies répugnantes. Et il a peut-être, aussi, été habirou – c’est le titre du deuxième chapitre – « chiens errants » (81) comme on les présente parfois, « hommes sans terre, sans tribu et sans maître, que l’on peut donc tuer impunément » (82) et vivant, eux aussi, aux marges de la société. Moïse, selon la formule éloquente – et convaincante – de Rogozinski, n’appartient à personne, sinon « à une communauté plus vaste, celle des humiliés et des exclus, de tous ceux à qui l’on fait violence dans les innombrables Maisons de Servitude de l’histoire humaine » (35).
2. Les Hébreux. Deuxième déconstruction : le peuple hébreu… qui n’en serait pas un. Pas au sens d’une origine ethnique commune, en tout cas. Reliés aux Habirous, étymologiquement du moins, ils seraient une « foule mêlée », une « multitude hétérogène » (87), des fugitifs de l’histoire composés de proscrits. Les Hébreux ne forment donc pas une nation homogène, mais un peuple d’étrangers ou un « rebut des nations » (228) que le corps social reconnaît comme tel et souhaite exclure. Chaque juif est « d’une façon ou d’une autre toujours un survivant », nous dit Rogozinski en citant Rosenzweig (51). Ce qui le conduit à la conclusion suivante qui a toutes les allures d’une mise en garde : « C’est la part maudite de l’Élection d’Israël que l’on méconnaît quand on oublie que l’élu est aussi un exclu… » (228). C’est le tissu ethnique de la communauté d’Israël qui est ici effilé et recousu afin qu’il puisse recouvrir tous les exploités de la Terre. Il faut insister : il n’y a qu’un seul véritable fils d’Israël, et c’est l’opprimé.
3. L’Alliance. La troisième et dernière déconstruction m’apparaît plus décisive encore. L’interprétation traditionnelle aurait réduit l’Alliance à un simple décret hiérarchique et inégalitaire : elle est ce par quoi Dieu impose ses commandements à un peuple choisi et résigné. C’est méconnaître la transformation politique profonde qu’elle produit. Car, selon Rogozinski, l’Alliance « ne repose pas sur l’obéissance inconditionnée à un souverain divinisé, mais sur le consentement du peuple » (187). L’auteur souligne à juste titre le caractère novateur du régime politique qu’elle institue, puisqu’elle ne procède pas de la volonté d’un monarque qui soumet ses sujets, mais d’une alliance qui s’établit « directement entre un peuple et un dieu » (169). De cela découlent quatre principes fondamentaux, voire révolutionnaires : égalité et inclusion sur le plan horizontal (au sein du peuple lui-même) ; liberté et réciprocité sur le plan vertical (entre le peuple et Dieu). D’une part, comme il s’agit d’un peuple d’asservis libérés et rassemblés par Dieu, qui, donc, participent tous de la même expérience émancipatrice, il y a égalité entre ses membres. D’autre part, puisque cette même communauté est constituée d’étrangers, elle reste ouverte aux autres exilés ; elle est inclusive. Et finalement, « sur le plan vertical », l’Alliance « se définit par une condition de liberté accordée au peuple et une condition de réciprocité entre le peuple et le dieu » (191).
C’est tout l’exercice du politique qui en est bouleversé, car désormais, non seulement « le pouvoir souverain n’appartient à aucun homme » (169), mais « en remplaçant l’amour d’un chef visible par celui d’un principe invisible, les religions issues de la Bible permettent aux fidèles de se détacher de toute soumission à un maître humain » (178). Nous avons donc affaire ici à une société sans État ou contre l’État, précise Rogozinski en reprenant à son compte l’expression de Pierre Clastres. Rappelons que ce dernier avait démasqué le préjugé de sociétés amérindiennes prétendument apolitiques. Si elles sont certes sans État, l’exercice du politique – dont celui de la contrainte – reste diffus dans l’ensemble du clan plutôt que concentré dans les mains d’un seul ou de quelques-uns. C’est donc précisément parce qu’il n’y a pas d’État dans ces sociétés qu’il y a du politique. Mais Rogozinski pousse cette conclusion plus loin en déclarant que le peuple hébreu aurait « consciemment rejeté la centralisation du pouvoir cananéen »[3], qu’il aurait donc « délibérément » choisi l’anarchie comme mode du vivre-ensemble (110-111). Pour le dire simplement, l’Alliance permet l’émergence d’un régime politique auto-institué à partir d’une communauté plurielle et composée d’individus égaux. C’est en ce sens que « l’expérience de la ‘république des Hébreux’ appartient à l’héritage de la pensée démocratique » (196). Comme cette dernière s’est constituée avec le concours d’une divinité et qu’elle reconnaît que personne ne peut exercer le pouvoir à sa place, Rogozinski lui donne le nom de « théo-démocratie » (113). Il faudra revenir sur le sens à donner à une telle expression – sur une réconciliation possible entre theos et dèmos – dans la deuxième section de ce texte à vocation critique.
Pour l’instant, cependant, revenons à cette Alliance comme fondation d’un pouvoir politique inédit, d’autant plus radicale et inattendue qu’elle se produit à une époque où seules existaient des « monarchies sacrées » (169). Elle est le « souffle » d’espoir qui « porte la promesse d’une communauté universelle dont tous les hommes feraient partie » (211-212), que Rogozinski oppose à cette autre alliance qui traverserait la Torah : celle conclue avec Abraham et nourrie par la « semence » cette fois. Celle-ci, à l’inverse, « engendre un peuple-corps, un ‘peuple élu’ à l’exclusion des autres » (212). Captive de l’ethnie et du rapport filial, elle supprime la liberté et l’ouverture promises par Moïse. L’épisode du Veau d’or nous en donne un aperçu fatidique, puisqu’il est l’histoire de la servitude volontaire si bien racontée par de La Boétie, celle où les hommes « en viennent à regretter leur servitude et se cherchent un nouveau maître » (136).
La thèse derrière tout ce travail de déconstruction-reconstruction ne consiste pas seulement à présenter Moïse comme une figure exemplaire de l’émancipation. Elle révèle également le mécanisme par lequel le peuple assujetti se libère de l’oppression, c’est-à-dire la catharsis qui transforme l’abjection en élévation, la sujétion en libération. Tiré de La Poétique d’Aristote (§1449), le terme est souvent traduit par « épuration »[4] ou « purgation »[5], révélant par-là son origine médicale, mais aussi religieuse : une purification du corps comme de l’âme. Or il ne s’agit pas ici d’éliminer un corps étranger, mais de le transformer – certains préfèrent « sublimer ». Autrement dit, la catharsis produit le beau à partir du mal et non pas contre lui dans un geste de rédemption esthétique. Or Moïse, on l’a déjà dit, est anonyme, lépreux, marginalisé, rejeté, bref, il est un « restant », nous dit Rogozinski en lien avec ce que les prophètes appellent shéar Israël, le « reste d’Israël » (48). Et ce ‘restant’ a d’abord une « signification corporelle » (52) : il est un corps étranger, en quelque sorte, ou « un autre en moi qui est pourtant une part de moi-même » (56). À la fois pressenti comme condition de la vie et sa menace, il attire et il repousse, comme le sang des menstrues. Il porte la marque du sacré, à savoir, une attitude d’ambivalence face à ce qui à la fois inspire fascination et révulsion.
La portée politique de la catharsis devrait nous apparaître clairement. Chaque corps social porte également en lui ce « reste », cet élément d’impureté qu’il contient et que ledit corps pourrait être tenté d’éliminer au nom de l’intégrité de sa constitution. Le « reste » devient alors l’ennemi qu’il faut anéantir, « l’homme en trop »[6] qu’il faut éliminer au nom de la démonstration de l’unité homogène, tellle que l’a accomplie avec une monstrueuse efficacité l’entreprise totalitaire. Ce serait céder à « l’illusion primordiale » que l’on peut « rejeter au-dehors (…) un élément qui appartient en fait à (sa) propre chair » (59). On excusera le jeu de mot facile : le « reste » est là pour rester. C’est à trop vouloir l’exciser qu’on affaiblit le corps. Comme le dit brillamment Rogozinski : « Celui qui ne tolère pas cette étrangèreté en lui – sa part maudite, le restant de sa chair – comment éviterait-il de haïr l’étranger qu’il rencontre hors de lui ? » (141) Il faut plutôt le transformer, voire le sublimer, à l’image de Moïse : sa tribu est maudite, elle sera bénie ; sa lèpre l’a défiguré (pour ainsi dire), il sera transfiguré. Son cas nous permet de penser le « restant » autrement : plutôt que de retrancher l’infect, l’incorporer, littéralement, afin de libérer la communauté de son véritable mal : l’asservissement. À cet égard, Rogozinski nous rappelle que le véritable sacrifice n’immole pas ; il transfigure un reste dans le corps pour l’offrir au dieu (161)[7]. Cette catharsis, par laquelle Moïse et son peuple d’exclus sont élevés de la sujétion à la liberté et à l’égalité, institue un nouveau « dispositif de croyance », une nouvelle structure de pensée et d’agir qui annonce par la malédiction de l’oppression, la grâce de la liberté.
Trois questions pour la discussion
Un ouvrage d’une telle envergure ne manquera pas de susciter de nombreuses réactions. C’est la marque d’une oeuvre de pensée qui préfère l’intelligence à la complaisance. Je laisse à mes collègues exégètes celles, importantes, qui relèvent de l’archéologie, de l’histoire et de la précision des sources. Qu’on me permette plutôt de me tourner vers le travail philosophique du nom de Moïse et de ses échos politiques. Non pas ce que l’on sait de lui, donc, mais ce qu’on en dit. Ces interrogations critiques, que je lance dans le même esprit d’échanges et de générosité qui a nourri les échanges avec l’auteur lors de la table ronde, sont au nombre de trois : 1. Le littéral et la fiction ; 2. La matrice du théologico-politique ; 3. Quel(s) dieu(x) ?
1. Le littéral et la fiction. Quel est le « noyau de vérité historique » derrière Moïse ?, se demande Rogozinski (18). Dès les premières pages, il joue donc cartes sur table en nous mettant en garde contre une simple lecture allégorique du texte : « En n’y voyant qu’une métaphore du cheminement spirituel, on se prive de toute référence à une expérience historique et une telle interprétation appauvrit le récit de l’Exode. Elle empêche de reconnaître que la servitude des Hébreux est d’abord celle de travailleurs immigrés soumis à d’épuisantes corvées ; que Moïse les délivre réellement de leur servitude… » (19 – les italiques sont de moi). Il se joint à Spinoza et aussi à Schelling, pour qui « les récits de la Bible, comme ceux de la mythologie grecque, ‘ne disent rien d’autre que ce qu’ils disent’ : un phénomène religieux ‘n’a pas d’autre sens que celui qu’il exprime’ et il convient de le ‘laisser s’expliquer par lui-même’ sans prétendre le dériver d’un autre phénomène » (19). Rogozinski ne s’arrête pas là, en critiquant vivement certaines approches interprétatives, comme « les plus radicaux [des dateurs] qui estiment (…) qu’on n’aurait affaire qu’à une ‘fiction littéraire’, une ‘reconstruction’ sans aucun rapport avec la réalité historique, autant dire un ramassis de fake news » (66). Au contraire, « différentes réactivations n’ont été possibles que parce qu’elles s’appuyaient sur le souvenir d’un événement passé qui leur donnait leur force d’attraction et leur sens. C’est ce noyau de vérité qu’il importe de découvrir pour comprendre comment Moïse et l’Exode sont devenus des ‘figures de mémoire’ » (73). En somme, « le récit de l’Exode n’est pas une construction fictive » (71 – mes italiques). « En revenant à la lettre des textes bibliques, poursuit-il, il faut s’efforcer de les lire littéralement comme Rimbaud désirait que l’on lise ses poèmes. À sa mère qui lui demandait ce qu’il avait voulu dire, il répond : ‘J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens.’ » (20 – mes italiques)
Or la poésie de Rimbaud serait-elle autre chose qu’une « fiction littéraire » ? Je pense en particulier aux Illuminations, ici. Il demande après tout qu’on le lise « littéralement », certes, mais aussi « dans tous les sens »… Mais je n’insisterai pas trop sur le poète pour mieux revenir sur ce noyau de vérité historique derrière la figure de Moïse, sa présence ou son action réelle, et l’Alliance qu’il noue avec son dieu, assises d’autant plus fragiles à mes yeux que Rogozinski lui-même semble parfois les remettre en cause :
Peu importe qu’il rapporte ou non ce qui s’est réellement passé ; peu importe que l’Alliance ait été instaurée sous cette forme ou sous une autre. On ferait fausse route en cherchant à tout prix à prouver qu’elle a vraiment eu lieu ou qu’elle n’est qu’une fiction rétrospective ; car elle opère au sein du dispositif mosaïque comme un schème (…) qui a amené le peuple d’Israël à rester fidèle à ce dispositif tout en structurant ses croyances, ses actions, son existence même.
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Ajoutons à cela qu’une importante partie de l’argument central repose sur la possibilité de reconvertir la traversée du désert de l’Égypte vers la Terre promise en une épreuve vécue en Palestine même, selon une projection de l’esprit des auteurs de l’Exode. Tout cela semble bien davantage imposer une lecture « dans tous les sens » que littérale…
Quel est, dès lors, le statut du texte ? L’Exode est-elle oeuvre d’histoire ou de fiction ? Je le demande dans le même contexte de La Poétique d’Aristote évoquée plus haut qui nous rappelle que « l’historien et le poète ne se distinguent pas parce que l’un s’exprime en vers alors que l’autre le fait en prose (…), mais ils diffèrent l’un de l’autre parce que l’un dit ce qui s’est passé alors que l’autre dit ce qui pourrait se passer »[8]. C’est la poésie, « plus philosophique et plus noble que la chronique », qui ouvre au moment cathartique libérateur car elle seule est capable de construire des histoires à partir de « faits vraisemblables ». Ce sont ces imitations – entendre : représentations – qui permettent la purgation des sentiments de frayeur et de pitié. Elles portent le poids – et la promesse ! – de l’action transformatrice à la source de l’intérêt de Rogozinski pour la figure de Moïse, car elles permettent la distance du « général », un universel qui s’éloigne du confinement du « particulier », tels ces événements anecdotiques de la vie d’Alcibiade, comme l’indique Aristote à titre d’exemple, en nous révélant ce qui relève de l’Homme plutôt que de l’individu. Qu’importe que Narcisse ait vraiment existé ! C’est le drame de sa vanité fatale qui rend son histoire si aigüe et bouleversante. Et fallait-il que le portrait que nous offre Shakespeare de Macbeth, véritable roi écossais, soit authentique en tous points pour que nous comprenions que le mal se dissimule dans l’ombre de l’équivoque ? Il me semble au contraire que le souci d’exactitude historique aurait inhibé l’élan créateur de la fiction littéraire qui par ses différents procédés – par l’audace de l’invention – ose pénétrer l’âme humaine pour en sonder la noirceur.
Il ne s’agit pas ici de rejeter un quelconque noyau de vérité qui sous-tendrait le récit de l’Exode, mais fallait-il qu’il soit historique ? Je sacrifierais volontiers le véritable au profit du vraisemblable s’il était question de convaincre le lecteur d’un Moïse sans terre accueillant les opprimés du monde autour d’un projet rassembleur et émancipateur. Et, si j’y parviens, c’est par une « suspension d’incrédulité » – a suspension of disbelief –, expression de Coleridge si chère à Ricoeur qui, dans son « Herméneutique philosophique et biblique », rappelle que « le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir de se décider et de choisir. L’imagination est cette dimension de la subjectivité qui répond au texte comme Poème. » Après tout, poursuit-il, « dans la ligne d’une herméneutique à partir du texte et de la ‘chose’ du texte, (…) c’est d’abord à mon imagination que le texte parle, en lui proposant les ‘figuratifs’ de ma libération[9] ». L’imagination comme étincelle d’une action transformatrice non pas parce qu’elle se rattache à l’histoire, mais qu’elle s’en détache. Rogozinski, biographe ou « poète » ? On l’aurait presque voulu plus franchement au service de la fiction qui, comme le dit si bien Camus, est ce mensonge qui dit la vérité.
2. Le retour du théologico-politique ? Je reviens par cette question à une inquiétude concernant l’expression de Rogozinski, celle de « théo-démocratie », abordée précédemment. Vu son ampleur – et peut-être aussi le risque qui lui est relié – je diviserai cette section en trois sous-questions.
a) Dans un premier temps, l’insurgé peut-il incarner la fonction du fondateur politique ? S’il est élevé au rôle de rassembleur dans le livre, l’État (stable) semble de son côté rabaissé à une instance de violence dangereuse et déplorable, un risque à l’harmonie du social : « Pour la Torah, la ville, c’est-à-dire la matrice de l’État, trouve son origine dans un meurtre dont la victime est un pasteur (…) et cette fondation sanglante entraînera de nouveaux meurtres. » (133) Ou encore : « yhvh est un dieu qui bénit ceux qui résistent à la malédiction de l’État. » (134) Et pour continuer de défendre l’idée de révolte : « (L)’Israël du temps des juges n’est pas seulement une société privée de roi et d’État ; c’est une société opposée à l’État parce qu’elle s’est constituée contre l’État et son livre saint témoigne de cette résistance à l’État dont elle est issue. » (115)
Même si je soupçonne qu’il est interdit par une quelconque convention à un professeur de l’UQÀM de se porter à la défense de l’État libéral, je m’y résigne, penaud. Il me semble d’abord que diverses institutions ou pratiques que l’on pourrait qualifier d’étatiques (la Maréchaussée, l’éclairage des rues, l’école publique comme puissant agent de socialisation, etc.) ont rendu nos villes plus sécuritaires, souvent bien davantage que les campagnes, soit dit en passant[10]. Mais surtout, l’État a son origine cinq fois millénaire dans la nécessité de la gestion et de l’exécution des principes et des dogmes, fussent-ils d’ordre divin, qui structurent la société civile. Autrement dit, il a la tâche ingrate et impossible du compromis politique selon une norme d’impartialité dont on peut très certainement critiquer les écarts et les prévarications, mais qui m’apparaît fort utile à l’exercice d’une justice temporelle, aussi imparfaite soit-elle. N’y a-t-il pas un danger, à partir de nos bureaux cossus d’universitaires, d’en souhaiter le renversement par la révolte permanente ? L’insurgé peut certes remettre en cause de façon sporadique l’ordre social au nom d’un quelconque idéal, mais peut-il l’instituer ? Pour le résumer en une formule sans doute réductrice mais incisive : Moïse ou Machiavel ? Ce dernier n’a-t-il pas raison de se faire l’apologiste d’un État « fort et durable » sans qui le conflit violent est sans cesse reconduit ? Ce qui ne profiterait à personne, pas même aux petits seigneurs et encore moins à leurs sujets qui vivent dans l’angoisse perpétuelle d’une guerre sans fin.
b) De quelle autorité ? Derrière ce critère de stabilité politique surgit la question de l’autorité : sur quoi repose-t-elle ? Le tournant moderne est à cet égard décisif à partir de Machiavel – encore lui – et de Hobbes. Précédant et annonçant l’émergence de l’État de droit s’arrogeant le monopole de la violence, l’un et l’autre imitent l’Exode en assoyant l’autorité politique sur une crainte – « sublime » pour certains et à ne pas confondre avec la simple peur – capable d’inspirer le respect, mais ils en déplacent la source du divin vers l’humain. C’est le Prince qui soumet de façon spectaculaire les petits seigneurs par la ruse et la séduction, tout comme le Léviathan – l’Un ou la Personne – assujettit ces autres souverainetés individuelles bien imprévisibles. S’opère une sécularisation de la crainte naguère céleste mais désormais placée dans des mains humaines, des mains sales maintenant investies du devoir de régner. Comment comprendre dès lors la phrase suivante : « Au sacré souverain qui justifie la violence s’oppose la sainteté du dieu qui interdit le meurtre » (284) ? Passons sur l’idée du dieu de la Bible – de l’Exode ! – « opposé » à la violence, voire à la terreur. Il y a tout lieu de se demander si Rogozinski reconnaît sinon la place de la crainte dans l’exercice du politique, du moins ce déplacement du siège de l’autorité vers le temporel. Machiavel et Hobbes, entre autres, n’ont-ils pas consacré la césure entre la Cité de Dieu et la Cité des hommes ? Devons-nous entendre ici une critique de la Modernité qui espère un retour du Dieu-Roi ? Autrement dit, et pour reprendre la phrase en question, qui doit interdire le meurtre, au juste ? Ces interrogations nous amènent à nous tourner vers l’épineuse notion, évoquée ci-dessus, d’une théo-démocratie…
c) « Théo-démocratie » : la réconciliation impossible ? Le concept est au coeur de l’ouvrage et désigne une nouvelle façon de faire du politique, novatrice non seulement pour l’époque mais capable également de revitaliser un État moderne enclin à la violence et à l’injustice aux yeux de Rogozinski, comme on vient de le voir. Laissons-le nous donner une définition claire de ce qu’elle représente.
En effet, la possibilité de transférer leurs droits à leur dieu – ou plutôt à ce qu’ils se représentaient imaginairement comme « Dieu » – suppose que le peuple des Hébreux possédait originellement ces droits et le pouvoir d’instituer son régime politique. On a donc affaire à une théocratie imaginaire qui s’institue en réalité comme une démocratie. Ce régime, qui préserve l’égalité et la liberté de tous en leur évitant de se soumettre à un maître humain, je ne pense pas m’écarter tellement de Spinoza en le désignant comme une théo-démocratie.
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Un tel régime politique représente un espace d’affranchissement, voire d’anarchie[11] où le sceptre du pouvoir n’est pas tenu par un État comminatoire, mais placé dans les mains d’un dieu plus ou moins entendu comme Idée (178). « Théocratie radicale » où une alliance s’établit « directement entre un peuple et un dieu »[12], la théo-démocratie représente un dispositif profondément original et singulièrement critique des monarchies classiques. Car « en remplaçant l’amour d’un chef visible par celui d’un principe invisible, les religions issues de la Bible permettent aux fidèles de se détacher de toute soumission à un maître humain » (178). Ce régime institue une société contre l’État, pour reprendre l’expression de Clastres, c’est-à-dire une société foncièrement juste et équitable contre la domination des hommes libres et égaux : « Dans une véritable théocratie, le pouvoir appartient uniquement à la divinité, ce qui signifie que personne ne peut l’exercer à sa place. Cela implique – Spinoza l’a bien vu – que le pouvoir y est exercé de manière égalitaire par l’ensemble du peuple, ce qui correspond à une forme spécifique de démocratie. Je propose de la désigner comme une théo-démocratie. » (112-113)
On peut se demander, après cette vigoureuse défense, comment les hommes finissent par s’approprier un pouvoir pourtant détenu uniquement par un dieu et qu’ils ne peuvent « exercer à sa place ». Quel rapport entre la Cité de Dieu et la Cité des Hommes ? Parle-t-on de la participation de ceux-ci à la sagesse de celui-là ? D’une obéissance à la révélation, à savoir, la mise en oeuvre de prescriptions divines légitimes en soi car découlant d’une omniscience sans faille ? Au risque de me répéter, qui interdit le meurtre au juste ? Ou pour le dire plus brusquement : Qui décide ? C’est, bien sûr, la question fondamentale derrière la notion même de souveraineté et du dernier mot qu’elle suppose.
À vrai dire, les difficultés potentielles derrière le concept d’une théo-démocratie me semblent se jouer sur deux fronts : la législation et la médiation. Concernant cette dernière, Rogozinski revient à Spinoza pour articuler la collaboration potentielle entre dieu et son peuple.
Dans la république des Hébreux, le grand-prêtre communique la volonté de YHVH, tandis que le chef politique gouverne le peuple en se conformant à ces ordres divins. Établi sur cette base, ce régime allait rester pendant plusieurs siècles une libre république où ‘personne n’exerce toutes les fonctions du commandement suprême’. Ainsi, le Moïse de Spinoza n’est pas (ou pas seulement) un usurpateur despotique. En s’érigeant en médiateur entre le peuple et son dieu, il n’aurait pas abrogé le premier pacte d’alliance : il l’aurait simplement réformé sans abolir sa dimension égalitaire et le pouvoir instituant du peuple.
173-174 – mes italiques
Moïse se tient ici en intermédiaire entre divinité et humanité, non pas pour incarner le pouvoir, mais pour rappeler que la majesté souveraine, relevant de dieu, ne revient pas à l’homme. Rappelant les analyses de Lefort, le pouvoir est ici représenté comme une espèce de « lieu vide » qu’on ne peut ni figurer ni s’approprier. Ainsi désincorporé, il échappe à la poigne d’un seul pour tomber dans les mains du corps social, en quelque sorte : que personne n’ait le monopole du pouvoir signifie que tous peuvent l’exercer. Or voilà qui interdit en contrepartie toute forme de médiation, puisque la souveraineté n’est ni léguée, ni incarnée. Suivant une déconstruction bien entamée dès les débuts de la Réforme et qui aboutit avec l’avènement du libéralisme, la médiation finit par se déliter au profit d’un mode nouveau en politique : la représentation. Dès lors qu’il n’y a plus d’ordre divin à imiter, l’exercice du politique est replacé à l’intérieur de la communauté humaine et se pratique par tous, indépendamment d’une vérité révélée. Platon avait bien compris que la démocratie courait le risque du cacophonique, du chaotique, c’est-à-dire de lois proprement humaines créées à l’extérieur de toute référence à un dessein d’ordre divin capable de garantir l’harmonie de la Cité.
Cela signifie que le régime démocratique moderne est bien celui de l’autonomie. S’il ne signe pas forcément la mort de Dieu, il suppose que nous existions à l’extérieur de lui. Par définition, il s’interdit tout recours à une transcendance verticale, c’est-à-dire extérieure à son exercice de délibération critique qui construit par lui-même la constitution de l’être-ensemble. Or tout au long de l’ouvrage, Rogozinski avance que l’exercice du pouvoir démocratique aura été plus universel dans la république des Hébreux que dans la Cité grecque. La proposition me semble pour le moins hasardeuse. Y a-t-il même eu exercice du pouvoir démocratique chez les Hébreux alors qu’il n’y a pas eu d’activité législative – je souligne le terme parce qu’il est au coeur de toute la philosophie grecque –, la Loi leur ayant été léguée ? Quelle place pour l’hétéronomie, cette « loi extérieure », dans un régime qui tait la voix de dieu pour laisser parler uniquement les hommes ?
Le dieu dont Moïse se fait le médiateur n’est pas effacé dans l’Exode, il me semble. Il n’est pas un simple témoin de la république des Hébreux mais l’un de ses acteurs. C’est de concert avec ces derniers qu’il l’institue : « (L’Alliance du Sinaï) met en jeu un performatif radical qui, au moment où il s’énonce, fait advenir à la fois le peuple d’Israël et le dieu de ce peuple » (216 – mes italiques). Il est très difficile pour le kantien en moi de ne pas voir ici un déplacement ontothéologique, c’est-à-dire ce geste qui cherche à confirmer dans l’existence concrète une réalité qui échappe à la réalité humaine. Peut-on vraiment parler de contrat social et de démocratie pour une alliance conclue avec une transcendance divine ? La promesse de l’autonomie, c’est de pouvoir gouverner. Son fardeau, c’est de devoir le faire seuls.
3. Quel(s) dieu(x) ? L’enjeu ici n’est pas de remettre en question l’idée qu’il y aurait plusieurs dieux et plus d’un monothéisme, tel que le suggère Rogozinski à la suite de nombreux exégètes. Mais peut-on tous les mobiliser en même temps ? Au fil de l’ouvrage, il y a tantôt réciprocité entre le dieu de l’alliance et le peuple (191), tantôt une distance « infranchissable » entre les deux (239). Les deux scénarios sont-ils réconciliables ?
Il me semble plus difficile encore de comprendre la position selon laquelle dieu a une « non-toute-puissance » (269), qu’il n’est ni omnipotent, ni omniscient, et que « son appel (ne) précède (pas) l’initiative humaine » (251). Il serait même « un autre moi, un alter ego » (290). Levinas a raison d’affirmer qu’« autrui ressemble à Dieu », dit Rogozinski, mais il ne le suit pas lorsqu’il caractérise ce même dieu (…) par une transcendance infinie » (290). Entendu. Sauf qu’il semble découler de cette position une sorte de flottement quant à l’utilisation de l’idée de dieu, si je puis dire.
L’Infini lévinassien avait pour fonction d’interrompre la logique totalitaire, celle qui cherche par tous les moyens à anéantir la différence d’autrui. Sa position, très marquée, soutient que la politique laissée à elle-même porte une tyrannie que seule la différence absolue peut remettre en question[13]. À une dialectique hégélienne qui englobe tout dans son mouvement, Levinas oppose donc la transcendance infinie de l’Autre comme rupture du mouvement assimilateur du Même. Pour le dire autrement, le totalitarisme politique suppose d’abord une violence ontologique, celle qui supprime l’altérité en refusant l’appel du visage de l’Autre qui est à la ressemblance de Dieu, qui fait signe vers un au-delà du visage et qui impose, par le fait même, l’interdiction absolue du meurtre. C’est ainsi que Levinas érige par l’éthique le rempart ultime contre la barbarie génocidaire du nazisme. Il y a donc, ici aussi, confrontation entre deux dieux ! Celui de Hegel – et peut-être celui de Spinoza ? – dieu de communauté dévoilé au fil de l’histoire et de l’accomplissement du soi. Et celui de Levinas, un Dieu infini légitimant l’interruption de l’ordre étatique par un commandement radical et irrécusable.
Or dans cet ouvrage, on a parfois l’impression d’osciller entre Hegel et Levinas dans un « ni-ni » ambigu qui n’offre ni la communauté de celui-là – on se retrouve avec un peuple sans histoire, sans racines ou sans terre communes – ni la puissance morale de l’autre – ce visage capable d’interdire le meurtre absolument.
Je me permets un commentaire supplémentaire sur la question de l’identité historique. La mise en garde de Rogozinski est claire : la Bible « nous montre que, à condition d’écarter les alliances fondées sur le sol et la semence, sur les illusions identitaires qui alimentent la peur de l’étranger, nous pouvons approcher de cette Terre promise à tout homme, à toute chair » (369). Et pourtant, l’identité n’est-elle pas nécessaire à la diversité ? Je veux pousser ma critique un peu plus loin ici, l’adresser en même temps à ces penseurs de l’inclusion qui rêvent d’un monde sans frontières. Acceptons, donc, l’identité et la frontière comme étant les taches sombres de notre temps à effacer du tableau d’un monde cosmopolite que l’on souhaite immaculé. Or que nous dit Rogozinski de la « souillure » ? Il l’associe, à juste titre, au sacré, cette expérience de l’ambivalence et de l’intouchable : « Ce que l’on désigne ainsi est, au sens strict, intouchable : il est impossible de le toucher sans le souiller, mais aussi sans se souiller soi-même. C’est pourquoi le sacré est ambivalent, vecteur de la plus grande pureté et en même temps d’une dangereuse souillure. » (44) De la première guerre mondiale à l’euroscepticisme, l’histoire nous a présenté l’identité – culturelle, historique ou politique – comme ce « restant » qui reste. Ne sommes-nous pas condamnés – appelés ? – à l’assumer ou à la transfigurer ? Comment sublimer cet impur, comment amener l’humain à tolérer cette « part maudite du soi » comme Moïse et ce livre qui lui est consacré ont cherché à le faire ?
Conclusion
Le lecteur aura compris que ces quelques interrogations ne sont pas lancées contre Moïse l’insurgé, mais bien avec lui, comme une invitation à le lire avec toute l’attention qu’il mérite. À leur façon, elles souhaitent poursuivre bien modestement le méticuleux travail de déconstruction-reconstruction que ce livre édifie autour du prophète et de cet impératif politique incontournable : le refus de la domination arbitraire, celle qui écrase les opprimés de la terre en les privant de l’égalité et de la liberté qui leur reviennent. Du même coup, l’ouvrage de Rogozinski reste un puissant rappel que la caricature de Strauss n’aura fait que gommer la richesse du livre de l’Exode et de la figure de Moïse : Athènes n’a pas le monopole du politique et Jérusalem n’a pas à être confinée à l’éthique. De l’insurgé[14] sans nom et sans terre s’élève un cri contre l’injustice porté vers ceux qui lui ressemblent. Nous ferions bien d’ouvrir ce livre et lui tendre l’oreille.
Appendices
Notes
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[1]
Jacob Rogozinski, Moïse l’insurgé (Passages), Paris, Éditions du Cerf, 2022, 388 pages (p. 21). Dans les références qu’il fera dans la suite à cet ouvrage, l’article en indiquera la pagination concernée entre parenthèses.
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[2]
Table ronde organisée par Joël Madore autour de livre de Jacob Rogozinski, Moïse l’insurgé, le jeudi 18 mai (UQÀM, Montréal). Avec la participation de l’auteur, de Maxime Allard, Jean-Jacques Lavoie et Georges Leroux.
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[3]
Selon une formule empruntée à Norman Gottwald cité à la p. 110 (The Tribes of Yahweh. Sheffield, Academic Press, 1999, p. 324-327).
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[4]
Aristote, La Poétique, traduit par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1980.
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[5]
Aristote, La Poétique, traduit par Joseph Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1932.
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[6]
Voir à ce sujet la magnifique analyse de Claude Lefort, directeur de thèse de Rogozinski soit dit en passant, dans son livre Un homme en trop – Réflexions sur ‘L’Archipel du Goulag’ (Combats), Paris, Seuil, 1976.
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[7]
« La fonction essentielle des rituels sacrificiels ne consiste pas à apaiser la violence d’une crise mimétique, ni à s’acquitter d’une dette symbolique envers les dieux. Ce sont avant tout des rites de réincorporation : ils circonscrivent un reste dans le corps de la victime – par exemple cette part offerte à YHVH que la Torah nomme yotér – et ils le transfigurent pour l’offrir au dieu. Délivrés de ce restant, le corps du sacrifiant et le corps social toute entier peuvent se reconstituer, se réincorporer. » (161)
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[8]
Aristote, La Poétique, 1451b, traduction de Roseline Dupont-Roc et Jean Lallot (cf. note 4 ci-dessus).
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[9]
Paul Ricoeur, Du texte à l’action – Essais d’herméneutique II (Esprit/Seuil), Paris, Seuil, 1986, p. 132-133. Je remercie mon étudiant de doctorat Samuel Underwood, qui prépare une excellente thèse sur Paul Ricoeur et l’imagination, d’avoir attiré mon attention sur ces quelques lignes très fécondes du philosophe.
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[10]
Voir l’excellente étude de Robert Muchembled, Une histoire de la violence – De la fin du Moyen Âge à nos jours (Points), Paris, Seuil, 2008.
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[11]
« Puisque la monarchie est alors la seule forme d’État connue, sa mise en question équivaut à une critique radicale de l’État et de toute domination de l’homme par l’homme. Comme l’affirme Buber, ces passages de la Torah sont « ce qui donne à la théocratie sa note profonde d’anarchie ». Ils sont le manifeste de l’anarchisme biblique. » (115)
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[12]
« L’alliance du Sinaï est une théocratie radicale où le pouvoir souverain n’appartient à aucun homme, mais seulement au dieu. Nous mesurons mal aujourd’hui le caractère novateur d’un tel dispositif. À l’époque où se situe le soulèvement de Canaan, tous les États existants étaient des monarchies sacrées et personne n’avait envisagé qu’une alliance puisse s’établir directement entre un peuple et un dieu. » (169)
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[13]
Emmanuel Levinas, Totalité et Infini – Essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de poche, 1998, p. 335 : « Dans la mesure où le visage d’Autrui nous met en relation avec le tiers, le rapport métaphysique de Moi à Autrui, se coule dans la forme du Nous, aspire à un État, aux institutions, aux lois qui sont la source de l’universalité. Mais la politique laissée à elle-même, porte en elle une tyrannie. »
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[14]
Mot qui nous vient du verbe « sourdre », en latin, surgere, surgir.