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La regrettée Marie-Françoise Baslez, disparue au début de 2022, a laissé derrière elle un important corpus sur l’Antiquité hellénistique et romaine dont elle était une spécialiste reconnue. Au fil de ses nombreux articles, monographies et ouvrages écrits en collaboration, l’historienne aura méticuleusement documenté plusieurs aspects de la vie sociale, politique et religieuse des périodes grecque et romaine. Ces dernières années, elle se sera surtout attardée à l’émergence du christianisme et à sa pénétration dans le monde romain. Le dernier ouvrage à s’ajouter à ce legs impressionnant, L’Église à la maison, s’inscrit dans la même veine que ceux qui l’ont précédé ; il allie la rigueur méthodologique à un souci d’éclairer la situation et la vie concrète des communautés et groupes chrétiens, ainsi que la dynamique qui a présidé à l’expansion du christianisme.

En s’attaquant à la tâche de décrire la réalité, ou plutôt les réalités de l’« Église à la maison », Marie-Françoise Baslez, qui était jusqu’à son décès professeure émérite d’histoire des religions de l’Antiquité à Paris IV, était bien consciente des écueils qui pouvaient faire dévier son projet. Son livre en témoigne en rappelant qu’une démarche historique n’est surtout pas une quête philosophique des origines ni une recherche de réponses aux questions qui sont nôtres aujourd’hui. Toute tentative de « reconstruire un Âge d’or illusoire » (p. 10) demeure vaine. À distance de toute visée apologétique et en évitant les anachronismes, il s’agit plutôt de « revisiter les données de la christianisation aux trois premiers siècles en partant de la vie concrète des communautés » (p.11), en puisant aux nombreuses « données documentaires » disponibles et en s’appuyant sur les résultats des recherches « sur le monde gréco-romain » (p. 12) qui ont notamment mis en lumière le rôle de la famille, de la maisonnée et des réseaux, chacune de ces réalités étant complexe, non exclusive au christianisme et difficile à délimiter dans un concept. L’intention méthodologique de la spécialiste est ici clairement affirmée : « classer toute la documentation disponible pour délimiter une période et la caractériser comme celle des débuts » (p. 8). Cette période, qui s’étend sur les trois premiers siècles de notre ère, est celle des « maisonnées chrétiennes » qui étaient avant tout « un mode de sociabilité particulière » (p. 182). En braquant les projecteurs sur la famille, les maisonnées et les réseaux, plutôt que sur ceux qui détenaient le pouvoir politique, l’ouvrage brosse un portrait large de l’organisation sociale et religieuse dans le bassin méditerranéen. Ce faisant, il propose une mine d’informations sur ces réalités au sein desquelles les maisonnées chrétiennes étaient pleinement intégrées, tout en montrant comment, de divers points de vue, elles savaient innover.

Les résultats de la recherche de Marie-Françoise Baslez sont présentés en huit chapitres encadrés par une introduction et une conclusion, laquelle est suivie par une bibliographie sélective. Tout au long de l’ouvrage, des notes de bas de page citent les sources textuelles et les auteurs consultés et fournissent un complément d’explications. Le premier chapitre s’attarde à lever le voile sur quelques aspects des Églises de maisonnée, dont certains feront l’objet de développements dans les chapitres ultérieurs. De son côté, le huitième et dernier chapitre boucle la boucle en rendant compte du passage « de l’Église à la maison à la Maison de l’Église ». Entre les deux, les autres chapitres permettent de creuser une dimension ou l’autre des Églises de maisonnée. Le chapitre 2 déboulonne le « mythe d’une Église souterraine ». Le chapitre 3 est consacré aux femmes des communautés chrétiennes, le chapitre 4 à la « question de l’esclavage », le chapitre 5 aux « migrations professionnelles » et à « la mobilité religieuse ». La notion de réseaux est au coeur du sixième chapitre, mais elle est à vrai dire transversale à tout l’ouvrage tant elle est centrale pour comprendre la dynamique du monde antique gréco-romain dans lequel s’épanouissaient les maisonnées chrétiennes. Les caractéristiques propres à ces dernières sont d’ailleurs situées tout au long du livre sur fond d’un portrait plus général du fonctionnement et de l’organisation des sociétés de l’Empire romain. Le chapitre 7, de son côté, s’attarde au christianisme comme choix personnel, en particulier en contexte de persécutions.

Le livre de 203 pages retient facilement l’attention de ses lecteurs et lectrices, même non spécialistes, par son style agréable et ses explications claires. La rigueur du propos se manifeste ici dans les choix méthodologiques plutôt que dans le recours à un langage opaque. Les personnes qui parcourent l’ouvrage sont conviées à faire de nombreuses découvertes et à revoir, peut-être, certaines idées reçues à propos des communautés des premiers siècles, leur réalité étant rarement aussi simple ou univoque qu’on pourrait se l’imaginer.

Ainsi, dès le premier chapitre, l’idée d’une Église hors-sol qui existerait en dehors d’une pluralité d’« Églises du Christ » (p. 15) s’évapore bien vite. La spécialiste s’est souvent penchée sur Paul, ses écrits et ses communautés. Elle rappelle que, pour lui, le cadre de la communauté chrétienne, l’ekklesia, est domestique, ce qui ne la rend aucunement assimilable à une « Église domestique » – une expression du XXe siècle – qui serait « un lieu de culte privé » (p. 21). On parle donc de maisonnées, ce qui ne suffit pas pour en décrire l’existence concrète. Réalité fluctuante dans le temps, la maisonnée pouvait être intergénérationnelle et réunir quelques familles. À la campagne, elle correspondait à une unité de production. Aux personnes qui avaient entre elles des liens de sang pouvait s’ajouter un nombre variable d’esclaves et d’affranchis. « Communauté de vie » (p. 24), la maisonnée était également une « communauté religieuse » qu’il ne faut pas comprendre comme relevant d’un confinement choisi volontairement pour se protéger du monde extérieur ou imposé par les autorités (p. 30). Même si les maisonnées chrétiennes empruntaient plusieurs de leurs traits au monde qui les entourait, elles ont aussi été un « laboratoire d’idées » (p. 30). Vécue dans un cadre familial, la foi chrétienne a absorbé « le vocabulaire de la famille » (p. 31) ; on y était frères et soeurs. L’amour fraternel (agapè) y devint un trait chrétien distinctif.

L’image d’une Église souterraine, réfugiée dans les catacombes pour échapper aux persécutions, est assez tenace dans l’imaginaire collectif. Elle ne coïncide cependant pas avec la réalité, comme le démontre Marie-Françoise Baslez dans le second chapitre. Ni clandestine ni vraiment persécutée avant 250, la religion chrétienne avait cependant été interdite en 112. Le lieu où elle pouvait le mieux se vivre était dès lors la maison, d’autant plus que, de manière générale, les autorités ne se souciaient guère de ce qui pouvait se passer dans la sphère privée. La « liberté de réunion et de culte » (p. 38) pouvait donc s’y exercer sans contrainte. Les membres des maisonnées ne vivaient pas pour autant en marge de la société. Ils s’y intégraient par de multiples réseaux d’appartenance définis par les affinités, les intérêts ou les statuts de leurs membres. Si les catacombes ont bel et bien existé, c’est comme lieux de sépulture souterrains où furent inhumés des défunts autant païens que chrétiens ou juifs.

Les figures de la maison et de la maisonnée posent presque explicitement la question de la place et du rôle des femmes en leur sein. C’est là le sujet du troisième chapitre. Pourrait-on même aller jusqu’à voir en la maisonnée « une fabrique de féminisme ? » (p. 53) La question continue à susciter le débat. De manière générale, on considère que l’influence des femmes a décru au fil de temps. Pour celle qui fut professeure à Paris-Sorbonne, il serait cependant réducteur de tout faire passer par le seul filtre chronologique, puisque, à toutes les époques, il y a eu « une diversité de situations féminines » (p. 54). La situation des femmes n’était pas uniforme. Celle des femmes ordinaires n’avait rien à voir avec celle de leurs consoeurs des classes élevées. Dans le monde antique gréco-romain, cette situation se comprenait quelque part au croisement d’une « domination masculine », d’une « autonomie cultuelle » et d’une « indépendance économique » (p. 56). Les femmes qui s’occupaient de « la gestion de l’économie domestique » pouvaient s’organiser entre elles. D’autres pouvaient être les gardiennes des livres sacrés ou connaître la calligraphie et devenir copistes. On sait que des femmes seules ou en couple ont joué un vrai rôle « dans la christianisation de l’Orient romain aux trois premiers siècles » (p. 60). On pourrait aussi s’attarder au statut particulier des veuves et des vierges et à la manière dont elles s’organisaient entre elles. La régression sociale des femmes dans les communautés chrétiennes est peut-être bien liée à « la disparition progressive des Églises de maisonnée » (p. 68).

Le chapitre suivant aborde l’esclavage, une question sur laquelle il est facile de projeter des représentations plus tardives – l’esclavage des Noirs aux États-Unis, par exemple – ou encore des questionnements contemporains – pourquoi n’a-t-il pas été critiqué par Paul et aboli dans les communautés chrétiennes ? Marie-Françoise Baslez a tôt fait de ramener ses lecteurs à la réalité multiforme des premiers siècles de notre ère en contexte gréco-romain. Les vaincus d’une guerre pouvaient se retrouver esclaves. La difficulté à gagner sa vie pouvait aussi conduire à l’esclavage. On pouvait même être esclave volontaire ! Certains esclaves pouvaient être éduqués ou jouir d’un certain niveau d’indépendance économique, alors que d’autres subissaient des situations bien plus précaires. Au sein de la maisonnée chrétienne, l’esclave jouissait de la même dignité baptismale que les autres membres de la communauté. La réflexion sur l’esclavage s’articulait autour de « l’idée de service » et de la pratique libératrice du « rachat » (p. 92) sans soulever les « problèmes de domination et de violence » (p. 79).

Le christianisme s’est assez rapidement diffusé d’un bout à l’autre de l’Empire romain. L’historienne française montre dans le cinquième chapitre comment deux dynamiques ont joué ici de manière concomitante. D’une part, les maisonnées chrétiennes ont servi de lieux d’ancrage et de stabilité. D’autre part, l’existence de réseaux quadrillant le territoire définissait l’espace comme « construction sociale » (p. 96) et permettait la mobilité entre ses pôles. Cette double dynamique a joué pleinement pour Paul, mais aussi pour les autres missionnaires chrétiens, dont certains profitaient de leurs réseaux de marchands. Il y avait donc des interactions entre des réseaux de divers types, d’affaires et intellectuels, par exemple (p. 105). Les déplacements militaires permettaient aussi la diffusion de cultes ; cependant, le christianisme apparaît plus comme « une religion familiale » qu’une « religion de soldats » (p. 110). Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer l’importance des « déplacements de courte amplitude », en particulier ceux entre les villes et les campagnes environnantes. Les interactions entre le monde rural et urbain étaient nombreuses. Des communautés chrétiennes se sont implantées dans les campagnes « dès le début du IIe siècle ».

Le chapitre six met un point d’orgue sur la question des réseaux. La foi chrétienne n’a pas seulement su utiliser les nombreux réseaux du monde gréco-romain pour se répandre ; les Églises elles-mêmes se sont constituées en réseaux. La collecte organisée par Paul au profit de l’Église de Jérusalem créait des liens entre les Églises ; c’était une manière d’exprimer l’amour et la fraternité entre les communautés. D’autres moyens de réseautage sont vite apparus. Il a pu y avoir des réseaux entre des Églises ayant un fondateur commun, comme Paul, d’autres qui se sont reliées par affinités (p. 123). Passé le milieu du second siècle, certaines Églises se sont connectées à un pôle central, inaugurant ainsi un processus de hiérarchisation. De son côté, le réseau épistolaire a permis de faire circuler les savoirs ; les courriers étaient choisis avec soin puisqu’ils devaient parfois livrer à l’oral une communication qui n’avait pas été entièrement mise par écrit (p. 128). Les évêques ont joué un rôle particulier dans le réseautage des Églises, mais pas tous à la même hauteur. Ils se sont eux-mêmes réunis en « conférence régionale » (ou synodale), ce qui « fut l’aboutissement de la structure des Églises en réseaux » (p. 132). Au troisième siècle, ces réseaux demeuraient « segmentés », sans qu’apparaisse encore un « centre des centres » (p. 135).

Quelle place restait-il pour la liberté personnelle au sein du christianisme, là où la maisonnée et les réseaux d’Églises, lieux d’interaction sociale par excellence, prévalaient si fortement ? Une grande place, selon Marie-Françoise Baslez, comme elle l’explique dans le septième chapitre de son ouvrage. Elle va même jusqu’à dire que « le christianisme fut « subversif, même au sein d’une maisonnée, en déclarant que la liberté est le droit de tout être humain d’agir à son gré et non sous la pression de contraintes extérieures » (p. 158). Elle fournit une panoplie d’exemples de mises en oeuvre de cette liberté en abordant le martyre et la question de la rupture des liens familiaux dans certaines circonstances.

Le dernier chapitre est l’occasion, pour l’historienne, de montrer comment s’est fait le passage de « l’Église à la maison à la Maison de l’Église » (p. 159). Le terme « maison de l’Église » est apparu en 270 à Antioche (p. 176). Quelques décennies plus tard, le mot grec ekklesia désignait tout aussi bien la communauté que l’édifice et se pensait désormais au niveau de la cité. L’église devint le lieu de réunion, de culte, d’accueil et d’enseignement des chrétiens. Cela n’a pourtant pas signifié la disparition immédiate des maisonnées.

Les Églises de maisonnée, fait valoir Marie-Françoise Baslez en conclusion, ont été un extraordinaire laboratoire pour expérimenter concrètement ce que pouvait signifier être chrétien. L’existence chrétienne a été modelée par la « vie commune en maisonnée » (p. 182). Paradoxalement, c’est au sein même de cette vie commune et à sa faveur qu’a émergé la conscience de la liberté de conviction et de choix dont dispose toute personne. Les maisonnées, loin d’être isolées ou repliées sur elles-mêmes, ont su profiter des nombreux réseaux du monde gréco-romain pour diffuser, « de proche en proche », la foi chrétienne. Elles ont aussi tissé des liens entre elles, sans sacrifier leur diversité, mais en y inscrivant l’universalité de l’Église. Elles savaient faire preuve d’une flexibilité qui se perdra lorsque le christianisme deviendra la religion de l’Empire. Car leur âge aura été transitoire.

L’historienne conclut son livre sur un tout petit commentaire éditorial. Quand, après avoir évoqué le fonctionnement du haut vers le bas du Magistère à notre époque, elle dit qu’« un prototype n’est pas forcément un paradigme » (p. 187), le lecteur et la lectrice pourront avoir l’impression qu’elle le regrette… et le regretter avec elle ! Mais ils ne regretteront sûrement pas de s’être laissé conduire dans l’univers fascinant des maisonnées chrétiennes !