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La question de l’origine du Mal, de sa dynamique et de son influence sur la condition humaine est le noyau générateur le plus important de la pensée, de la spiritualité et de la littérature juives de la période du Second Temple. À cette époque, deux réponses mythologiques différentes à cette question furent élaborées – ou rédigées sous la forme littéraire que nous leur connaissons – : celle de la transgression de la volonté de Dieu par Adam et Ève, et celle de la rébellion des anges contre Dieu et de leur union avec les « filles des hommes », qui provoqua la propagation de l’impureté dans la création et donna naissance aux géants et, par conséquent, aux démons.

Le premier de ces deux complexes mythologiques est le complexe originellement yahviste qui fut intégré au livre de la Genèse et donc aux Écritures hébraïques canoniques ; le deuxième constitue la quasi-totalité du Livre des Veilleurs, la partie la plus ancienne (IVe avant J.-C.) de la compilation pseudépigraphique dite Livre éthiopien d’Énoch (1 Énoch), et fut à la base de cette tradition juive alternative qu’on appelle ‘énochique’ et qui persista – en étant diversement harmonisée avec le mythe canonique au fil du temps – jusqu’au-delà de la fin de l’antiquité et des frontières du judaïsme lui-même[1].

Dans cet essai, je vais examiner de quelle façon la pensée rabbinique de l’antiquité tardive, en particulier dans ses déclinaisons mystiques (jusqu’à la Qabbalah castillane du XIIIe siècle), tira des éléments du mythe biblique ainsi que du mythe énochique et les combina de temps à autre avec des conceptions et des mythologies spécifiquement élaborées par les rabbins eux-mêmes[2].

Le yèçer ha-ra‘ dans le Midrash et le Talmud

À l’époque des guerres des Juifs de Palestine contre Rome aux deux premiers siècles après J.C., l’auteur du pseudépigraphe nommé Quatrième Livre d’Esdras pensait que le péché d’Adam, qui avait apporté la mort sur toute l’humanité, avait été déterminé par le « mauvais instinct » d’Adam, cor malignum ou cor malum (3,20 ; 7,48), qui est la « mauvaise graine semée dans le coeur d’Adam dès le commencement » (4,30) et à laquelle tous les êtres humains sont soumis. Ce cor malignum correspond au yèçer ha-ra‘, le « mauvais instinct », un théologoumenon classique de la littérature des premiers siècles du judaïsme rabbinique.

Le concept de yèçer ha-ra‘ trouve des fondements dans l’Écriture, notamment dans les passages originellement yahvistes de Genèse 6,5 et surtout 8,21, où il est dit que « l’instinct (yèçer) du coeur humain est mauvais (ra‘) dès sa jeunesse »[3]. Le texte dit « dès sa jeunesse » (mi-ne‘uraw), et non pas « dès avant la naissance » (mi-rèem) comme celui des Hymnes d’action de grâces de Qumrân (1QHa 7[15],16-21 ; 12[4],29-30). Ces Hymnes mentionnent également le yèçer, qui n’est pas encore défini comme « mauvais » : l’auteur affirme cependant qu’il nourrit des pensées lascives (zimmot) qui conduiraient l’homme à la Fosse si Dieu lui-même n’intervenait pas pour le sauver (1QHa 13[5],6).

L’attitude des rabbins envers le yèçer allait devenir encore plus négative. Tout d’abord, dans la littérature rabbinique, il reçoit l’attribut formulaïque de « mauvais », ra‘ (ou ha-ra‘). On dit qu’il commence à « régner sur l’homme » non pas dès sa « sortie » (yeçi’ah), c’est-à-dire dès la naissance, mais dès sa « formation » (yeçirah), c’est-à-dire dès sa conception, selon une opinion attribuée à Rabbi Yehudah ha-Naśi (bSanhedrin 91b). Selon le midrash Genèse Rabba (9,7), le yèçer ha-ra‘ est avant tout l’instinct humain de création et de procréation : un instinct qui rend possible l’édification de la société et de la civilisation mais qui est néanmoins mauvais, comme le sont les arts et les techniques enseignés aux hommes par les Anges Veilleurs selon le conte mythique du Livre des Veilleurs. D’autres rabbins décrivirent le yèçer en des termes encore plus radicalement négatifs. Dans le Talmud de Babylone, il est identifié au « dieu étranger » (el zar) mentionné dans le Ps 80,10, même s’il a son siège dans le corps de l’homme :

Rav Avin a dit : « […] Qu’il n’y ait pas au milieu de vous un dieu étranger et ne vous prosternez pas devant un dieu étranger (el nekar). Quel est ce “ dieu étranger” qui se trouve dans le corps même de l’homme ? Tu dois dire que c’est le mauvais instinct »

Šabbat 105b[4]

En affirmant que le yèçer réside dans le corps humain, ce dicton nie toute personnification dualiste du principe du mal. Bien au contraire, dans un autre dicton talmudique le yèçer est identifié à Satan et à l’ange de la mort – c’est-à-dire à des agents surhumains dont l’existence et la nature maléfique sont apparemment considérées comme acquises :

Rabbi Yiçḥaq a dit : « L’affliction de Satan était plus grande que celle de Job, comme dans le cas d’un serviteur à qui son maître a dit : ‘Brise le tonneau mais ne laisse pas le vin en sortir’ ». Reš Laqiš a dit : « Satan, le mauvais instinct et l’Ange de la Mort sont la même chose. C’est Satan, car il est écrit : Et Satan sortit de la présence du Seigneur (Job 2,7). C’est le mauvais instinct, [car] ailleurs il est écrit : Il n’était que mauvais tous les jours (Genèse 6,5), et ici il est écrit : Seulement n’étend pas ta main contre lui (Job 1,12). Il est l’Ange de la Mort, car il est écrit : Mais épargne sa vie (Job 2,6), d’où l’on déduit que celle-ci était entre ses mains [= celles de Satan] »

Bava Batra 16a

Le dicton de Reš Laqiš (Galilée, IIIe siècle) se situe au carrefour de toutes les traditions théologiques : celles de la ‘haute’ théologie comme celles du folklore (l’Ange de la Mort), celles à tendance anthropologique-psychologique comme à tendance dualiste-cosmologique (Satan)[5].

Les Pirqe de-Rabbi Eli‘ezer : mythe biblique et mythe énochique

Diverses traditions homilétiques (midrashiques) sur l’origine du mal convergèrent, aux VIIIe et IXe siècles, dans le recueil connu sous le titre de Pirqe de-Rabbi Eli‘ezer. Ici, la chute des anges n’est pas liée à un mythe de rébellion cosmique, mais remonte plutôt au récit biblique de Genèse 6, où il n’est question d’aucune chute des anges. Selon les Pirqe (§ 13-14), l’ange Sama’el avait la dignité de « prince » dans les cieux et se plaçait à la tête de ces anges qui étaient mécontents et envieux d’Adam parce que, contrairement à eux, il avait pu donner des noms aux animaux (Gn 2,19-20). Ce fut alors Sama’el qu’incita le serpent à dire à Ève que l’arbre interdit lui donnerait, ainsi qu’à Adam, le pouvoir divin de créer et de détruire des mondes. Après la transgression, Dieu chassa Sama’el et sa bande de leur lieu saint dans les cieux.

Cette version du mythe, dans la rédaction des Pirqe de-Rabbi Eli‘ezer, est ponctuée de citations continues de Gn 3 et, comme le récit biblique, ne considère pas le péché d’Adam et Eve comme un péché d’ordre sexuel.

D’autres éléments du récit se retrouvent dans d’autres traditions, juives et non-juives. Le motif de l’envie des anges envers Adam comme cause lointaine du péché (qu’il soit angélique ou humain) apparaît dans la tradition littéraire des pseudépigraphes désignée « d’Adam et Ève » (bien que la cause de cette envie soit différente). Comme dans ces livres, le personnage diabolique (ici Sama’el) est distinct du serpent, qu’il utilise comme exécuteur[6]. Le rôle de Sama’el dans ce récit correspond à celui de Satan dans une branche de la tradition textuelle de l’ouvrage chrétien nommé Livre de la Caverne des Trésors[7]. Mais c’est précisément à propos du personnage de Sama’el qu’on observe ici la principale innovation par rapport à la tradition. Dans la plus ancienne tradition énochique, Sama’el était l’un des chefs des anges rebelles[8]. Dans le contexte du péché édénique, il apparaît dans le Targum Pseudo-Yonatan de Gn 3,6, mais seulement dans le rôle de l’Ange de la Mort, qu’Ève voit dès qu’elle touche à l’arbre interdit. Ce n’est que dans les Pirqe de-Rabbi Eli‘ezer qu’il assume le rôle de chef parmi les anges rebelles ; les autres textes hébreux où il apparaît comme tel sont tous postérieurs (jusqu’à Zòhar I 35b)[9]. Le mythe de Gn 3 était canonique depuis longtemps, mais le souvenir du mythe énochique restait vivant dans le judaïsme palestinien, ainsi que, par osmose intellectuelle et littéraire, dans la littérature chrétienne orientale[10].

Le mal dans le Sèfer Yeçirah et dans le Zòhar : une polarité qui perdure

Dans le Sèfer Yeçirah (« Livre de la Formation », datable – sans certitude – de l’époque talmudique), le texte le plus cryptique, mais aussi le plus fondateur de toute la mystique juive post-antique[11], on ne trouve aucune mythologie du mal, mais dans la cosmologie néo-pythagoricienne qui caractérise ce texte, l’opposition du bien et du mal figure parmi les dix éléments fondamentaux de la création (les sefirot) avec l’axe du temps et les directions de l’espace :

Dix sefirot sans détermination. Leur correspondance est dix [choses] qui n’ont pas de fin[12] : la profondeur du commencement et la profondeur de la fin ; la profondeur du bien et la profondeur du mal ; la profondeur du haut [et] la profondeur du bas ; la profondeur de l’est et la profondeur de l’ouest, la profondeur du nord et la profondeur du sud ; et le Seigneur unique, Dieu [et] Roi fidèle, les gouverne toutes de sa demeure sainte pour l’éternité.

§ 7[13]

Plus loin, cette dialectique des contraires est réitérée et précisée, et sa validité est également soulignée dans la perspective de la rétribution eschatologique :

Dieu a créé toutes les choses en opposition les unes aux autres : le bien en opposition au mal, le bien à partir du bien et le mal à partir du mal. Le bien distingue (mavin) le mal et le mal distingue le bien. Le bien est mis en réserve pour les bons et le mal est gardé pour les méchants.

§ 60

À la période – à la seconde moitié du XIIIe siècle en Castille – à laquelle remonte la rédaction du vaste corpus de littérature mystique de l’antiquité tardive et du moyen âge qui porte le titre de Sèfer ha-Zòhar, on trouve un large éventail d’explications de l’origine et de la dynamique du mal. Les plus intéressantes du point de vue intellectuel expliquent le mal comme une scission (une « dividuation ») au sein de la personnalité divine, soit entre ses moitiés masculine et féminine (la Šekhinah, l’hypostase féminine de l’immanence de Dieu, voire la moitié féminine de Dieu), soit entre les deux sefirot qui constituent les deux attributs divins de Miséricorde (Raamim) et de Justice Rigoureuse (Din). Lorsque la sefirah Din n’est plus contenue dans le système des sefirot mais qu’elle explose à l’extérieur, elle devient un système indépendant et malin, agissant par lui-même, cherchant à s’approprier du bien et à le réduire à lui-même : c’est ce que le Zòhar appelle le sira aara, « l’autre côté », un « contre-monde gouverné par Satan », comme le décrivit Gershom Scholem[14]. Je vais exposer ici brièvement seulement quelques-unes des nombreuses doctrines et représentations zohariques sur le mal, en me limitant à celles qui ont plus à voir avec les démons qui sont le sujet de ce volume.

1. Un mal règne sur la Terre Sainte provenant de la séparation de Dieu et de la Šekhinah[15]. Cette séparation a eu lieu lorsque le Second Temple fut détruit et que le peuple d’Israël fut exilé de la Terre ; elle ne sera recomposée qu’à la fin des temps, par un acte de yiud, ‘unification’. La séparation et la recomposition peuvent être mieux comprises en recourant à des termes jungiens tels que « division » et « individuation », au sens de la restauration d’une unité originelle qui a été divisée. Le mal historique d’Israël est donc conçu comme une condition transitoire résultant d’un déséquilibre (schisme ou division) entre Dieu et sa moitié féminine : ce qui signifie aussi entre le Créateur et la Création, entre le monde supérieur et le monde inférieur, comme c’est le cas en I 210a-b :

Viens et contemple. Lorsque le Sanctuaire a été détruit et qu’à cause de ses péchés Israël a été chassé de la Terre, le Saint, béni soit-Il, s’est élevé, de plus en plus haut, et n’a pas observé la destruction du Sanctuaire ni de son peuple qui était en exil : la Šekinah est donc partie en exil avec eux. Quand il redescendit, il regarda son Temple, et il avait été brûlé ; il regarda son peuple, et voici qu’il était en exil ; il demanda la Matrone (maronita) [= la Šekinah], et elle avait été chassée. C’est pourquoi le Seigneur, le Dieu des armées, vous a invités en ce jour à pleurer et à vous lamenter, à vous raser la tête et à porter le sac (Is 22,12). Et quant à vous, juste vous, qu’est-ce qui est écrit ? Pleurez, comme une vierge qui s’est ceinte d’un sac pour l’époux de sa jeunesse ! (Jo 1,8), comme il est dit : Car il n’est plus (Jr 31,14) ; car il s’est éloigné d’elle et une séparation (peruda) a eu lieu. Le ciel et la terre tout entiers aussi firent le deuil, comme il est écrit : Je revêts les cieux de ténèbres, je leur donne un sac pour manteau

Is 50,3

Dans ce passage, l’origine du mal est attribuée à la division entre les moitiés masculine et féminine de Dieu et à l’exil consécutif de la moitié féminine. Au contraire, l’un des postulats théologiques les plus constants de tout le Zòhar est précisément que Dieu est, et doit être, un et indivisible, et qu’il doit avant tout être pensé et représenté comme tel. On peut se demander si le Zòhar n’insiste pas autant sur ce point précisément pour conjurer ses propres tendances dualistes. Quoi qu’il en soit, le Zòhar et la littérature post-zòharique représentent en cela l’apogée de la polémique rabbinique de l’antiquité tardive contre les théologies dualistes gnostiques. Par exemple, le Zòhar insiste sur le fait qu’il n’y a pas de séparation au sein de Dieu, ni entre Dieu et ses sefirot dans leur ensemble[16] ; quiconque fait le mal – ce qui, pour le Zòhar, signifie simplement transgresser les préceptes de la Torah – et crée des séparations entre les sefirot, c’est comme s’il créait une séparation au sein de Dieu lui-même[17].

2. Selon une autre explication que l’on trouve également dans le Zòhar, le mal en général (et non pas spécifiquement le mal régnant en Terre Sainte) est né non pas ex nihilo, comme une conséquence de la scission intérieure de la personnalité de Dieu, mais il était intrinsèque à cette dernière et la scission n’a fait que lui fournir un moyen d’expression. À l’origine, l’intégration en Dieu de ses éléments contrastés, et donc leur interdépendance au sein de la personnalité divine, maintenait Dieu lui-même en parfait équilibre avec l’ensemble de sa création. De cette façon, le mal qui était intrinsèque à Dieu n’avait aucun moyen de s’exprimer. Mais c’est Dieu lui-même qui « a voulu révéler la profondeur (ou : le sens profond) de l’intérieur du secret[18] ». Par un acte de volonté (be‘a), Dieu a ainsi fait naître le mal du bien et l’attribut de la Justice de l’attribut de la Miséricorde. En commentant “Soyez saints car je suis saint” (Lv 11,44), le Zòhar raconte précisément ce qui suit :

Rabbi Yiçḥaq a dit : « À l’heure où le Saint, béni soit-Il, créa le monde et voulut révéler la profondeur du secret et la lumière de l’obscurité, ces choses étaient entremêlées les unes aux autres (kelilan da be-da). C’est pourquoi de l’intérieur des ténèbres est sortie la lumière, et de l’intérieur du secret est sorti et s’est manifesté le profond : l’un est sorti de l’autre. Ainsi, du bien naît le mal (biš) et de la Miséricorde (raamim) naît la Justice Rigoureuse (din, c’est-à-dire la rigueur dans l’application de la loi). Toutes les choses sont mêlées les unes aux autres : le bon instinct et le mauvais instinct, la droite et la gauche, Israël et le reste des peuples, le blanc et le noir : l’un dépend de l’autre (ad be-ad talya) ». Il a été enseigné : Rabbi a dit au nom de Rabbi Yehudah : « […] Lorsque le monde est jugé, il est jugé par la Justice mélangée à la Miséricorde : sinon, le monde ne pourrait pas tenir, même pour un instant ».

III 80b

Pour mieux comprendre ce passage difficile, il faut évidemment comprendre ce qu’est la “profondeur dans le secret” à laquelle le texte fait référence au début. Le fait que la description de la “profondeur” soit immédiatement suivie de la coniunctio oppositorum primordiale (« de l’intérieur du secret est sorti et s’est manifesté le profond (…). Ainsi, du bien naît le mal… ») permet de déduire que la « profondeur » correspond au « mystère de l’unité sans séparation » mentionné dans un autre passage du Zòhar (II 138b). La racine du mal est ainsi décrite comme inhérente à la personnalité originelle de Dieu ; sa première propagation n’a eu lieu qu’après une scission ou division de la personnalité divine ; cette scission – qui correspond à la création du monde, par rapport auquel le mal n’est pas préexistant – a été voulue par Dieu lui-même, mais l’être humain peut collaborer à sa recomposition ou individuation en observant correctement la pratique de la vie juive. De cette façon, le Zòhar prolonge la discussion classique du Talmud et du midrash sur l’équilibre entre la colère et la miséricorde de Dieu[19]. Et ainsi Scholem, dans son essai sur le sira aara, lut ce mythe zòharique du mal d’une manière classiquement jungienne. Selon sa formulation de la psychologie divine dans la Qabbalah classique, la colère divine « est une qualité sainte au sein de la totalité divine » et, bien qu’elle soit la source du mal, elle n’est pas mauvaise en soi tant qu’elle opère dans l’union de toutes les sefirot (qui ne doivent pas être divisées) ; cependant, une fois qu’elle explose à l’extérieur, elle « n’est plus atténuée ou équilibrée par les autres forces au sein de la dynamique divine, mais opère comme la puissance du mal dans la Création »[20]. Cette explosion extérieure du « feu » de la sévérité divine est le tuqpa de-dina, la « puissance de Din », c’est-à-dire de l’attribut divin du Jugement Rigoureux. Ce processus correspond à un raffinement (au sens technique et alchimique du terme) de l’attribut divin de Din lui-même, selon la conception typiquement zòharique de la Déité comme organisme. De ce raffinement dérivent des scories, les qelippot, dans lesquelles le sacré – à identifier au bien – est absent ou n’est qu’une étincelle cachée. En cela, la doctrine du Zòhar est très proche de l’idée néo-platonicienne et augustinienne du mal comme simple absence du bien (privatio boni), même s’il n’en dépend pas directement. Cette dynamique dans son ensemble est appelée sira aara, littéralement « l’autre côté » de Dieu. Ainsi, en décrivant l’origine du mal, le Zòhar réaffirme l’unité primordiale et l’unicité de Dieu. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de décrire la dynamique du mal dans ce monde, le Zòhar (comme le Talmud) arrive à l’idée dualiste que le mal, ou sira aara, agit de manière autonome en essayant de prendre le bien et de le réduire à lui-même. Ainsi, comme nous l’avons vu, l’« autre côté de Dieu » se trouve projeté vers l’extérieur et devient un système indépendant tout entier, le « contre-monde gouverné par Satan », selon la définition de Scholem.

3. Ailleurs dans le Zòhar (l 190a-b), le mal est décrit – cette fois-ci en accord avec des sources canoniques telles que Job et Zacharie – comme un « esprit » qui réside à la fois dans le monde inférieur pour tenter les hommes de faire de mauvaises actions et dans le monde supérieur pour les incriminer devant Dieu pour les mauvaises actions ainsi commises. Le passage n’aborde pas la question de savoir si l’esprit mauvais a besoin de la permission divine pour agir de la sorte ou s’il est perçu comme autonome.

4. Un autre texte zòharique, encore, donne une explication « adamique » de l’existence des démons et des mauvais esprits, dans laquelle la contamination sexuelle joue un rôle central. Les démons sont les enfants d’Adam et de deux « esprits féminins » pendant la période qui suit l’expulsion de l’Eden, quand Adam s’abstint d’Ève pendant cent trente ans ; en même temps, le texte donne la tradition de la relation sexuelle entre Ève et le serpent, qui contamina cette dernière par la luxure et lui fit donner naissance à Caïn (mais cette paternité est cachée). Le texte conclut : « C’est de là qu’ont tiré leur culpabilité toutes les générations coupables du monde », ce qui semble désigner comme « péché originel » aussi bien la culpabilité sexuelle d’Ève avec le serpent que le meurtre commis par Caïn :

Nous avons étudié ailleurs que pendant cent trente ans, Adam a été séparé de sa femme et n’a pas procréé. Comme Caïn avait tué Abel, Adam ne voulait pas s’accoupler avec sa femme. Rabbi Yose a dit : « Puisque la mort a été décrétée pour lui et pour le monde entier, il a dit : « Pour quelle raison devrais-je procréer pour la terreur ? » et s’est immédiatement séparé de sa femme. Mais deux esprits féminins sont venus s’accoupler avec lui et ont procréé. Et ceux qu’ils ont engendrés sont les démons[21] de [ce] monde, et on les a appelés les fléaux des êtres humains (2 S 7,14) : ils circulent parmi les êtres humains et s’attardent sur les portes des maisons, dans les auges et dans les latrines[22]. C’est pourquoi, si sur la porte de la maison d’un homme se trouve le saint nom Shaddaï avec les couronnes élevées, ils fuient tous et se détournent de lui. […] Et nous avons étudié que lorsqu’Adam est descendu dans l’apparence la plus haute et la plus sainte[23], les êtres suprêmes et infernaux l’ont vu, ils sont tous venus à lui et l’ont fait roi de ce monde. Après que le serpent ait accompagné Ève et lui ait donné la convoitise (zohama), et après qu’elle ait engendré Caïn, toutes les générations coupables du monde ont été tirées de là. La demeure des démons (šedin) et des esprits vient de là et de ses côtés ; et pour cette raison, tous les esprits et démons ont une moitié qui vient des êtres humains qui se tiennent en bas et une moitié qui vient des anges élevés qui se tiennent dans les hauteurs. Ainsi, lorsque les autres sont nés d’Adam, ils sont tous nés de cette manière : une moitié [est née] des êtres d’en bas et une moitié des êtres d’en haut. Après que [ceux-ci] eurent été procréés d’Adam, il procréa de ces esprits des filles semblables en beauté aux êtres célestes et semblables en beauté aux êtres souterrains : c’est à ce sujet qu’il est écrit Les fils de Dieu virent que les filles d’Adam [hébr. Adam, qui signifie aussi “homme”] étaient belles (Gn 6,2)[24].

III 76b

Yiçḥaq ben Ya‘aqov ha-Kohen : tradition et innovation sur le mal

Le Zòhar n’est pas l’unique exemple de l’importance que la Qabbalah ibérique du XIIIe siècle accordait à l’opposition entre le bien et le mal. On trouve d’autres explications mythologiques, encore plus originales, de l’origine de la dynamique du mal dans le Ma’amar ha-açilut ha-śema’lit (« Traité sur l’émanation gauche ») du mystique castillan Yiçḥaq ben Ya‘aqov ha-Kohen qui, selon Gershom Scholem, appartenait à la génération précédant celle pendant laquelle le Zòhar fut rédigé. L’« émanation gauche » correspond au sira aara du langage zòharique[25]. Le traité et ses sources ont fait l’objet d’une analyse minutieuse par feu Joseph Dan[26]. Je passerai ici en revue les parties du traité dans lesquelles la doctrine de ha-Kohen sur le mal est exposée ; j’essaierai d’explorer plus avant les éléments de dépendance qu’elle présente par rapport aux traditions que nous avons examinées jusqu’ici et de préciser en quoi consiste la contribution originale de ha-Kohen sur le sujet.

Dès les premières pages (§ 1), ha-Kohen explique qu’il croit que le mystère le plus profond de toute la Qabbalah consiste dans les « profondeurs de la sagesse de l’émanation cachée, les profondeurs du bien et les profondeurs du mal ». Il s’agit d’une citation explicite du passage du Sèfer Yeçirah (§ 7) dont j’ai parlé précédemment. L’autre source principale du récit qabbalistique de ha-Kohen est le mythe de l’union entre Adam et Lilit tel qu’il apparaît dans la recension la plus récente de l’Alfa Beta de-Ben Sira, un midrash très populaire de la fin du premier millénaire. Selon cette version, la plus répandue parmi les Juifs de l’Europe médiévale[27], Lilit avait été la première compagne d’Adam et s’était séparée de lui en raison d’un désaccord sur la question de savoir lequel des deux devait prendre le dessus pendant l’acte sexuel ; poursuivie et invitée par les anges à retourner auprès d’Adam, elle refusa parce qu’elle s’était désormais alliée au « Grand Diable » Sama’el[28].

Le récit de ha-Kohen comprend de nombreux autres éléments mythologiques :

1. La troisième des sefirot divines, que ha-Kohen appelle Tešuvah (« Repentance »), exerce sa faculté créatrice en émanant différents mondes et en les détruisant à leur tour. La raison pour laquelle ces mondes ont été anéantis est qu’ils étaient envahis par le mal (§5). Finalement, la volonté divine a décidé de « faire passer les âmes émanées de la potentialité à la réalité » : parmi elles, sept plus des myriades de groupes d’anges organisés militairement en prévision du combat eschatologique entre les forces du Bien et du Mal (§ 19).

2. Un détail significatif est que les sept armées angéliques du mal sont dirigées par des anges « dont l’essence et le service sont purs » et qui sont étrangers au mensonge (le premier est Sama’el, qui est défini comme mauvais non pas en tant que trompeur, mais parce qu’il est désireux « d’adhérer et d’approcher de près une émanation qui n’est pas de son espèce (min) » (§ 6). Par rapport à la tradition ancienne, qumranienne et apocalyptique, ha-Kohen retrouve la perspective eschatologique (par ailleurs étrangère à la Qabbalah classique) et la définition du mal comme mélange, ou plus précisément, comme désir de mélange, qui conduirait à l’impureté. La symbolisation du Mal par le mensonge est au contraire délibérément supprimée ; mais nous la verrons plus loin (§ 12), attribuée uniquement aux géants, fils des anges déchus, qui habitent une partie du troisième ciel.

3. La raison originelle de l’hostilité entre les deux armées angéliques est expliquée de manière mythique (§ 6 // § 19). Sama’el forme un couple avec Lilit ; ils prennent la forme d’Adam et Ève. Le péché, par l’intermédiaire du serpent, provoque un mélange (encore !) de l’odeur de l’un avec celle de l’autre, ce qui provoque l’effondrement partiel des pieds du divin Trône de Gloire, d’où émanait le couple. Ici, le texte semble faire allusion à une union sexuelle[29] ; l’issue de l’événement telle que ha-Kohen la décrit (“Dès lors, les serpents se multiplièrent et prirent la forme de serpents mordeurs”) signifie que le mal, de potentialité, est devenu un acte.

4. Des trois cieux supérieurs, le troisième est celui de la “connaissance secrète des démons” (§ 11)[30]. Il est divisé en trois niveaux. Ha-Kohen décrit le niveau supérieur comme suit :

La partie supérieure était attribuée à Asmodée, le grand roi des démons. Il n’a pas le pouvoir d’accuser ou de semer la confusion, sauf le lundi. […] Asmodée, bien qu’il soit appelé Grand Roi[31], est soumis à la domination de Sama’el. Il est appelé Grand Prince par rapport à l’émanation au-dessus de [lui] et Roi des Rois par rapport à l’émanation au-dessous. Asmodée est soumis à son pouvoir et à sa domination. Sama’el, le Grand Prince et Grand Roi de tous les démons, s’accouple avec Lilit, la Grande Matrone. Asmodée, le roi des démons, s’accouple avec Lilit la Mineure. Les connaisseurs de cette tradition qabbalistique transmettent et admettent de nombreux aspects surprenants sur la forme de Sama’el et la forme d’Asmodée et sur l’apparition [de Lilit l’épouse de Sama’el et de Lilit] l’épouse d’Asmodée. Béni soit celui qui est digne d’une telle connaissance ! La partie centrale a été attribuée au Roi qui règne sur les esprits. Il s’appelle Qafqefoni et sa jeune compagne est Sar’ita, avec qui il s’accouple pendant la moitié de l’année, et pendant l’autre moitié de l’année, il s’accouple avec une autre compagne dont le nom est Sagrirta.[32] […] Dans ce ciel s’étendent les esprits mauvais, et tous ainsi que les tempêtes et les tremblements de terre procèdent d’ici : ils sont mêlés, mais la domination et le respect d’Asmodée leur sont imposés. […] La troisième partie du ciel est occupée par des démons créés et revêtus de formes très diverses. Certains sont sous forme de chiens, […] d’autres sont sous forme de chèvres (śe‘irim) et de boucs (‘izzim), et parmi ceux-ci se trouvent […] ‘Uzza et ‘Aza’el, qui ont chacun l’apparence parfaite d’un être humain. Lorsqu’ils tombèrent du ciel (c’est-à-dire d’une partie du ciel mentionné ci-dessus), ils furent investis d’un pouvoir sur le ciel d’en haut et prirent la dimension corporelle des êtres humains. Puis la puissance supérieure s’affaiblit et ils reçurent la puissance inférieure, mais la progéniture qui descendit d’eux était bien supérieure à toute l’humanité en hauteur et en puissance. Certains d’entre eux prennent d’autres formes, semblables à celles des êtres humains à la naissance, certains sous forme d’hommes, d’autres de femmes : ils ont l’apparence d’êtres humains, et entre eux il n’y a que mensonge et tromperie : ils sont envieux des hommes et leur intention est de les tromper par la ruse.

§ 12

Le mythe énochique de la chute d’‘Aza’el a clairement survécu dans ce récit, et cela sans aucune médiation de l’Écriture (pas de mention de l’union sexuelle des anges avec les filles des hommes, ni des géants en tant que descendants des anges déchus). Remonte pareillement à l’antiquité la distinction entre les démons menteurs et trompeurs et les anges supérieurs des armées du mal, qui ne sont pas menteurs.

5. En plus de décrire l’organisation et la dynamique du paradis du mal, le mythe contient également une explication morale de l’origine du mal en tant que tel :

Les premières créations du Caché-à-Tous, la Cause des causes, la Raison des raisons, ont été les puissances qui sont couronnées en sa présence. On les appelle « le monde spécial » ou « le monde en soi », et c’est un monde qui est entièrement bon. Il ne choisit que les bons, afin que les bons méritent un monde entièrement bon. Puis, sa Sagesse inatteignable a décidé de créer un monde entièrement mauvais, afin que les déviants y soient punis, s’ils reviennent un jour avec un plein repentir, afin qu’ils acquièrent un mérite ; et s’ils ne reviennent pas, ce sera leur destruction finale. C’est à propos de ces deux mondes qu’il est dit qu’il est Celui qui donne le bien-être et qui crée le mal (Is 45,7) […] : le monde du bien-être vient en premier [dans le verset] car il est antérieur au monde. Bien qu’il [=Dieu] n’ait aucune part dans le monde entièrement bon, le début de son émanation ne procède pas de l’émanation mauvaise. C’est de cela que nous parlions au début [quand nous disions] qu’il ne choisit que le bien. Et si, de ce bien, il a formé le mal, notre connaissance ne peut dessiner la profondeur de ce mystère occulte, car il est scellé. Va et apprends du premier homme, qui n’est pas né d’une femme mais a été créé à l’image pure et innocente, sans l’instinct du mal [yèçer ha-ra‘] qui conduit au péché. [Dieu] lui a donné un seul commandement et l’a averti de le garder pour son propre bien, afin que par lui il vive éternellement, pour qu’il jouisse de la vie éternelle. Mais ce premier commandement, l’homme l’a transgressé. Nous sommes de ceux qui croient que le Créateur n’a pas voulu que l’homme commette le péché, ni qu’il l’ait décrété : il lui a simplement donné la bonté comme précepte. […] Du bien [Dieu] a formé le mal, mais Dieu n’a ni commandé ni décrété qu’il en soit ainsi. Tout cela en général est une chose silencieuse [= cachée] : ne le méditez pas, n’enquêtez pas sur des choses trop incompréhensibles pour vous, n’enquêtez pas sur des choses trop cachées pour vous.

§ 17

Le bien est ainsi considéré comme un accident par rapport à la volonté divine, et son origine reste catégorisée comme un mysterium insondable, au point que même le questionnement est découragé.

6. Au § 19 – plein de références pseudépigraphiques à des textes et à des traditions orales de la Qabbalah – nous lisons une autre version du récit mythique-cosmologique déjà présent au § 6, à laquelle s’ajoute la mention de la guerre eschatologique entre le bien et le mal. Notre qabbaliste castillan a préservé – ou repris – des concepts et des traditions apocalyptiques (c’est-à-dire eschatologiques et messianiques) que la culture halakique avait autrement marginalisés. Dans ce contexte, ils sont intégrés à la notion protologique platonicienne de l’être hermaphrodite originel :

En ce qui concerne votre question sur Lilit […] il existe une tradition qabbalistique des anciens sages […] dans laquelle il est précisé que Sama’el et Lilit sont nés [en tant qu’un seul être] avec deux visages, par analogie avec la forme d’Adam et Ève, qui sont également nés [en tant qu’un seul être] avec deux visages, à l’image de ce qui est en haut. […] Lilit la Matrone est la compagne de Sama’el. Tous deux sont nés au même moment, à l’image d’Adam et Ève, en s’accrochant l’un à l’autre. Asmodée, le grand roi des démons, a pour compagne Lilit la petite, fille du roi dont le nom est Qafçefoni. Le nom de la compagne de ce dernier est Mehetav’el fille de Matred, et leur fille est Lilit. […] Les savants de cette sagesse possèdent une profonde tradition qabbalistique des anciens […] : une grande jalousie s’éleva entre Sama’el, le plus grand prince entre tous, et Asmodée, le roi des démons, au sujet de [cette] Lilit qu’ils appellent Lilit la Jeune Fille, qui a la forme d’une belle femme de la tête jusqu’au nombril, mais qui, du nombril jusqu’en bas, est un feu ardent : telle est la mère, telle est la fille. Elle est appelée Mehetav’el la fille de Matred, et le sens est quelque chose de submergé [mahu’ aval] : l’intention en lui [ha-kawwanah bo] est que l’intention en elle [kawwanatah] ne soit pas une bonne intention, mais seulement l’intention de susciter des guerres, et toutes sortes de démons destructeurs, des troubles, et la guerre entre Lilit la Fille et Lilit la Matrone.

Ils disent que d’Asmodée et de sa femme Lilit, un grand prince a été formé dans les cieux, qui règne sur quatre-vingt mille démons de la destruction et de la ruine ; ils l’appellent “Épée du roi Asmodée” […]. Sous la même forme que ce démon destructeur, un autre démon est né dans les cieux, un prince issu de la racine de Malkut [la sefirah la plus basse], appelé « l’épée du Messie ». Lui aussi a deux noms : Mešiḥi’el et Kokavi’el[33]. Lorsque le moment sera venu et que Dieu le voudra, l’épée sortira de son fourreau et les versets des prophéties s’accompliront : Car mon épée est enivrée dans les cieux : la voici qui descend sur Édom (Isaïe 34,5) et Une étoile sortira de Jacob

Nombres 24,17

On voit que ha-Kohen donne au récit de l’Alfa Beta de-Ben Sira sur Sama’el et Lilit une nouvelle dimension mythologique, l’élevant du niveau du gossip narratif et le transformant en une histoire cosmique et divine.

7. La manière dont le couple majeur Sama’el-Lilit et sa sexualité influencent le monde par l’intermédiaire du Serpent est expliquée, toujours en termes mythiques, au § 22. Dans ce passage, Adam et Eve ne sont même pas mentionnés comme termes de comparaison pour le couple démoniaque et il n’y a aucune référence au serpent de la Genèse. Les termes de comparaison pour la figure du Serpent sont tirés de la Bible, plus précisément des anciennes cosmologies incorporées dans les livres d’Isaïe et de Job :

Tu sais déjà que le méchant Sama’el et la folle Lilit sont aussi à l’image d’un couple. Par l’intermédiaire du compagnon de l’épouse, [le couple] reçoit une émanation de méchanceté et de malveillance de l’une des deux parties et l’émane sur l’autre. Je l’expliquerai selon le sens ésotérique du verset En ce jour-là, Yhwh, avec son épée dure, grande et puissante, punira le Léviathan, le serpent rapide, et le Léviathan, le serpent tordu (et c’est Lilit), et tuera le Tannin qui est dans la mer (Is 27,1). De même que dans la mer il y a un Léviathan pur au sens propre, et qu’il est appelé Tannin, de même dans la mer il y a un Tannin impur au sens propre. Et ainsi également dans le surnaturel, de manière occulte. Le Tannin surnaturel est un prince aveugle fait à l’image du compagnon intermédiaire entre Sama’el et Lilit : son nom est « Tannin aveugle [suma] ». Les Qabbalistes ont dit que, [comme] ce Tannin qui est dans la mer est sans yeux, ainsi le Tannin est à l’image d’une forme spirituelle sans couleurs (ce sont les « yeux »). Chez les initiés de la Qabbale, il est appelé la « créature sans yeux », d’où son nom de « Tannin aveugle [‘iwwer] ». C’est lui qui provoque le lien, la conjonction et l’accouplement entre Sama’el et Lilit. S’il avait été créé complet, dans la plénitude de son émanation, il aurait anéanti le monde en un instant […]. Lorsque la volonté divine arrivera, l’émanation venant du côté de Sama’el et Lilit diminuera et rendra plus petite l’émanation du prince aveugle [suma], dans un anéantissement complet aux mains de Gabriel le prince de la Puissance. […]

§ 24

Tel que mentionné auparavant, un examen minutieux des sources de la théologie qabbalistique du mal selon ha-Kohen en comparaison avec les éléments originaux introduits par le qabbaliste a été conduit par le Joseph Dan[34]. Je reprends maintenant son analyse, en ajoutant à ces sources et éléments originaux d’autres que l’on peut identifier :

1. L’idée du « troisième ciel, celui de la connaissance secrète des démons », et le lien entre cette sphère démoniaque et la fonction prophétique sont influencés par la littérature piétiste des aside Aškenaz dans la Rhénanie du XIIe et XIIIe siècles[35].

2. L’auteur dépend du mythe de la chute des anges en sa version non biblique, et le relie aux personnages de ‘Uzza et ‘Aza’el, comme dans l’ancien Livre des Veilleurs et dans le Talmud de Babylone (Yoma 67b).

3. La bataille eschatologique est la reprise apocalyptique d’un thème cosmogonique ancien[36], bien présent dans la littérature juive non canonique (Qumrân et pseudépigraphes) depuis la fin du Second Temple jusqu’à la période des guerres contre Rome.

4. La création divine de mondes qui ont été détruits à leur tour était un thème très répandu dans le midrash[37]. À cela, ha-Kohen ajoute l’idée que ces mondes ont été détruits parce qu’ils étaient entièrement mauvais, alors que le monde actuel contient une part de bien et une part de mal. Une doctrine similaire a été discernée par Dan dans le Sèfer okhmat ha-nèfeš (« Livre de la sagesse de l’âme ») d’El‘azar de Worms (un des derniers aside Aškenaz, m. 1230), selon lequel l’existence et l’actualité du mal sont nécessaires pour que le bien se manifeste et soit testé : une dialectique des contraires, donc, dans laquelle l’opposition des termes est fonctionnelle.[38] Alors que, par contre, la pensée d’El‘azar de Worms est moniste, puisqu’elle ramène le bien et le mal à Dieu, et aussi étrangère à la dimension eschatologique, celle de ha-Kohen parvient à un dualisme « atténué » ou « monarchien » (selon la définition classique de Ugo Bianchi)[39], qui est aussi eschatologique dans sa vision apocalyptique (« messianique », dit Dan) de l’antagonisme entre le bien et le mal[40].

5. Sama’el et Lilit étaient déjà des personnages importants dans les traditions antérieures, mais ils n’apparaissent jamais en tant que couple dans aucun ouvrage daté ou datable avant l’oeuvre de ha-Kohen : leur union que Lilit s’éloigna d’Adam n’est mentionnée que dans la recension la plus récente – celle qui circulait en Europe – de l’Alfa Beta de-Ben Sira, le midrash où Lilit était devenue démone. Dans son exposé mythique du divin et du démoniaque, ha-Kohen présente la dispute entre Sama’el et Asmodée au sujet de Lilit la Jeune comme l’élément de friction nécessaire pour mener à la bataille eschatologique entre les forces du bien et les forces du mal[41]. Au terme de cette bataille, comme nous l’avons vu, Gabriel et Michel, à la tête de leurs armées angéliques, « soumettront le gouvernement de la malveillance dans le ciel et sur la terre » (§ 24).

Joseph Dan souligna à juste titre que la vision eschatologique de Yiçḥaq ben Ya‘aqov ha-Kohen est la première apocalypse juive écrite en Europe médiévale. À une mythologie messianique, telle qu’elle était caractéristique des apocalypses juives et judéo-chrétiennes de la fin de l’Antiquité et aussi de plusieurs attentes rabbiniques, ha-Kohen – tout en maintenant la perspective eschatologique – substitue une mythologie démonologique du mal. L’aspect le plus original de son élaboration consiste, comme dans le Zòhar mais sous une forme beaucoup plus concise et cohérente, à puiser dans différents mythèmes issus de différentes traditions et à les placer dans un nouveau cadre, selon de nouvelles relations entre les uns et les autres.[42]

Conclusions

L’oscillation permanente entre différents paradigmes dans la compréhension du mal a été l’une des sources d’énergie les plus importantes de la spiritualité et de la littérature des Juifs au cours des siècles. À l’époque du Second Temple il existait deux grandes explications mythologiques du mal. Le mythe d’Adam et Ève, avec la canonisation des Écritures, devint la réponse officielle au problème. Cependant, le mythe non canonique de la rébellion des anges survécut et continua à resurgir dans d’importants textes hébraïques entre l’antiquité tardive et le Moyen Âge. De même, les premiers rabbins prirent leurs distances à l’égard du gnosticisme et de ses tendances dualistes, mais ceux-ci refont surface dans le Zòhar en tant que sources supplémentaires du discours juif sur le mal. Le judaïsme entra ou resta continuellement en contact avec traditions non-juives ou qui n’étaient plus juives, qui lui offraient des réponses alternatives qui, à leur tour, devinrent fondamentales pour des courants essentiels de la tradition juive[43]. Parmi ces courants, le mysticisme en particulier fut la fenêtre par laquelle le judaïsme continua à importer des idées de l’extérieur ou à les récupérer du passé, en évitant ainsi de se fossiliser dans une orthodoxie statique.