Abstracts
Résumé
Il existe une tension épistémologique profonde, voire un dilemme, au coeur de la philosophie de l‘histoire. L’histoire en tant que science humaine vise à expliquer les événements du passé, mais, en tant que discours narratif, elle se prête mal à une justification épistémologique formelle. Ce dilemme semble artificiel dans la mesure où nous donnons sens aux événements de la vie et du passé en les insérant dans des récits. Nous recourons spontanément au récit pour expliquer ce qui s’est passé. Nous considérons la narrativité comme un « jeu de langage » qui s’insère dans une variété de formes de vie et dont nous faisons usage en conjonction avec d’autres jeux de langage en vue de comprendre les actions et les événements. Si l’on s’inquiète de la contamination d’un présumé logos par le mythos, nous revisitions ici la distinction aristotélicienne entre le récit poétique et le récit historique pour appuyer l’idée que l’historiographie peut et doit rester narrative, et que la narrativité qui l’anime ne relève pas de l’artifice, mais bien de l’explication.
Abstract
There exists an epistemological tension, seen as a dilemma, in current philosophy of history. History as a human science aims to explain past events, but as a narrative discourse, it seems ill fitted for any kind of formal epistemological justification. This dilemma seems artificial in a way inasmuch as we give meaning to the events of our lives by inserting them in narratives. We spontaneously use narrative to explain what has happened. We consider narrativity here as a range of “language-games” bound to a variety of forms of life, and on which we rely to understand actions and events. If we are worried about the contamination of the logos by the mythos, we revisit the Aristotelian distinction between poetic and historical narratives to support the idea that history can remain in narrative discourse and that narrativity participates in explanation and understanding.
Article body
Depuis quelques décennies, la narrativité a pris une grande importance dans les recherches et les débats en philosophie et en sciences humaines[1], autant en philosophie « continentale » qu’en philosophie analytique. Côté continental, deux approches sont marquantes : le « post-modernisme », souvent associé au « post-structuralisme », d’une part, et la phénoménologie, alliée à l’herméneutique, fortement représentée par la pensée de Paul Ricoeur[2]. Côté analytique, deux approches dominent aussi : l’épistémologie (plus ou moins formelle) de l’historiographie, d’une part, et le narrativisme, d’autre part. Ce dernier, associé notamment à Hayden White, qui, dans Metahistory, mettait de l’avant avec force les aspects esthétique, poétique et éthique du discours historiographique. Il partageait plusieurs caractéristiques du mouvement post-moderniste.
En effet, les post-modernes apportaient plusieurs éléments critiques par rapport à l’histoire traditionnelle ou conventionnelle qu’ils considèrent à tort en un bloc monolithique[3], comme étant idéologique, exclusiviste, hégémonique et patriarcale. Leurs critiques sont de divers ordres, mais peuvent être ramenées à quatre points d’opposition principaux.
1) Ces critiques refusent catégoriquement l’idée de progrès, d’évolution continue et progressive dans les affaires et les connaissances humaines – commun à Kuhn et à Foucault –, objectivement retraçables dans les événements et dans les documents du passé.
2) Elles mettent fortement en doute l’objectivité de l’histoire et des historiens, en avançant que l’histoire traditionnelle se constitue dans le cadre de présuppositions idéologiques, et de procédures de domination, de répression et d’exclusion.
3) Elles nient l’idée que l’historiographie soit un discours guidé par la raison positive, et davantage encore que l’histoire elle-même soit l’oeuvre de la raison. Cela s’inscrit dans le rejet général de tout projet de théorie en sciences humaines et de l’idéal de vérité.
4) Elles questionnent enfin le rôle de l’histoire conventionnelle qui se voit comme l’agent de compréhension et de transmission de l’héritage politique, moral, culturel et intellectuel de l’humanité[4].
Pour les penseurs de la post-modernité, l’histoire conventionnelle a un rôle bien secondaire à jouer dans la réflexion sur l’humain. Ils n’accordent pas une grande importance à l’histoire, ni comme illustration de la continuité de l’aventure humaine, ni comme preuve de progrès dans les affaires humaines, ni comme recherche des origines, ni non plus comme explication causale des événements[5]. Pour les post-modernes les plus radicaux, l’histoire est logocentriste, source de mythes, d’idéologie et de préjugés, agent de l’hégémonie de la culture patriarcale occidentale sur tous les autres groupes sociaux ou cultures, et facteur d’exclusion[6].
Sur le front herméneutique, les grands travaux de Paul Ricoeur, notamment les trois volumes de Temps et récit firent de la narrativité un point d’intérêt et une ressource centrale en philosophie, en sciences humaines, en théologie et aussi, bien entendu, en philosophie de l’histoire. Comme Ricoeur l’a bien montré dans Temps et récit, et plus récemment dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, il existe une interdépendance fondamentale de l’historiographie et du récit. Non pas que Ricoeur veuille réduire l’histoire au récit, mais il reconnaît un lien indéfectible entre l’intelligibilité de l’historiographie et la capacité de suivre une histoire.
Deux convictions d’égale force sont à l’origine de la présente investigation. La première dit que c’est aujourd’hui une cause perdue de lier le caractère narratif de l’histoire à la survie d’une forme particulière d’histoire, l’histoire narrative. […] Ma seconde conviction est que, si l’histoire rompait tout lien avec la compétence de base que nous avons à suivre une histoire et avec les opérations cognitives de la compréhension narrative […], elle perdrait son caractère distinctif dans le concert des sciences sociales : elle cesserait d’être historique[7].
Plus récemment, David Carr, bon représentant du courant phénoménologique et herméneutique en philosophie de l’histoire, répondait aux critiques du narrativisme en historiographie, que la narrativité consistait en un mode d’explication satisfaisant. Selon Carr, la narrativité est centrale car elle est pour nous une forme fondamentale d’explication de l’action. Nos questions à partir de nos expériences appellent une histoire racontée[8]. Cependant, de part et d’autre, la narrativité est remise en question au plan épistémologique, car, du point de vue post-moderne, on risque le relativisme par la multiplication des perspectives, sans possibilité de les évaluer ; du point de vue analytique, le discours narratif se prête mal aux modèles courants de justification des hypothèses scientifiques. Cette tension épistémologique n’appelle pas un rejet de la narrativité, mais bien des stratégies pour arriver à son meilleur usage dans nos tentatives de connaissance du passé. Il y aurait bien des manières de souligner ce nécessaire et précieux apport de la narrativité dans la compréhension historique, comme nous allons tenter de le faire en nous basant sur les conceptions du récit d’Aristote et Wittgenstein.
La narrativité de l’historiographie
Comme on vient de le voir, la narrativité est au centre de bien des conceptions et des débats en philosophie et en épistémologie de l’histoire, et appelle, aux yeux de nombreux chercheurs une définition précise, des règles opératoires et des modes de justification et de mise à l’épreuve. Or, on demande peut-être trop à une forme de discours qui, comme Collingwood l’avait bien vu, présente des formes de réponses à des questions : « Question and evidence, in history, are correlative »[9].
Or, le récit est un message linguistique et sémiotique ayant sa structure spécifique. Le récit populaire est frappant à cet égard[10]. La sémiotique a bien montré que le récit s’articule toujours dans une série d’oppositions sémantiques et se déroule suivant des schémas actantiels et des schémas d’actions bien définis. Raconter et suivre une histoire, c’est donc faire appel à ces structures et à ces schémas et en avoir une certaine maîtrise ou compétence.
Le récit peut être défini comme la « transformation d’une situation par inversion de contenus »[11]. Aristote ne disait pas autrement. De plus, tout récit se caractérise par ce que Ricoeur a appelé la « mise en intrigue ». Pour Ricoeur, le récit est « synthèse de l’hétérogène ». Ainsi, on peut distinguer, comme le fait la théorie littéraire, entre le récit et l’histoire (story) : l’histoire, c’est la série des faits, alors que le récit, c’est leur arrangement dans un discours qui réalise l’inversion de contenus. La mise en intrigue, par la synthèse de l’hétérogène qu’elle opère est un modèle de « concordance-discordance » (TRI). La mise en intrigue, l’arrangement des faits et des actions, impose en effet une concordance, liée au début et à la fin de l’histoire, au tissu discordant des événements. Cette mise en ordre des faits, qui procure l’intelligibilité du récit et fournit la possibilité de le suivre fonctionne en opérant une découpe dans le monde des faits, en se donnant comme repères essentiels un début et une fin.
Cependant, à côté du problème philosophique de la temporalité qu’il reprend à partir de la méditation d’Augustin au chapitre 11 des Confessions, Ricoeur devait aussi rencontrer le nouveau mouvement narrativiste en philosophie analytique de l’histoire. Mais cela était loin d’être la première incursion ricoeurienne en philosophie de l’histoire. Dès 1955 paraissait Histoire et vérité, où Ricoeur explorait le face-à-face de l’objectivité de l’histoire et de la subjectivité historienne, d’une part les faits, les événements (contra Braudel), les actions, les archives et les traces, d’autre part, la concaténation de ces données en un tout, une synthèse, un récit. Il n’est donc pas surprenant que cet arc de la vérité et du récit trouve de nouveau une place centrale dans Temps et récit.
Ce rôle central de la narrativité part ironiquement de la tentative du positivisme logique de recadrer l’histoire dans le modèle nomologico-déductif (Covering law model) propre à la science. C’est l’article de 1942 de Carl Hempel, « The Function of General Laws in History », qui a lancé le débat sur cette conception de la scientificité de l’historiographie[12]. Selon ce modèle de l’explication scientifique, c’est la conjonction d’énoncés d’observation et de lois générales dans l’explicans, qui implique logiquement le phénomène à expliquer ou explicandum. Cette structure logique fournit aussi la forme de la justification par mise à l’épreuve des hypothèses en histoire. Cette tentative d’élever la scientificité de l’histoire s’insérait dans le projet positiviste de l’édification d’une « science universelle », suivant le nom de son organe de publication, The Encyclopedia of Universal Science.
Hempel s’en prenait autant aux grands synthèses spéculatives qu’à la méthode de réeffectuation (re-enactement) de Collingwood, qu’il associait à une approche idéaliste. C’est pourquoi les critiques et les réponses à Hempel ont insisté sur le fait que les actions des personnages historiques ne peuvent être ramenées à des cas particuliers de lois générales, mais ne peuvent être expliquées qu’en donnant des raisons plausibles des décisions et des actions des personnes dans leur situation particulière. La narrativité de l’historiographie est alors apparue d’abord comme une manière d’articuler le réseau d’intentions, de motifs et de causes qui mènent les agents à leur action.
En effet, cette activité d’exposer les raisons des actions appelle une forme discursive spécifique, la narration ou le récit. Arthur Danto, par exemple, a mis en relief l’importance de la « phrase narrative » laquelle se réfère à une situation qui ne pouvait pas être connue par les contemporains des événements en question. On en est donc passé d’une recherche de justification épistémique à une philosophie du langage historiographique. C’est ce que Kuukkanen appelle l’« insight narrativiste ».
History books include integrative views, theses or claims, and all the hundreds of pages and their sentences and statements are designed to explicate and ground those. This is what I call the narrativist insight. Most narrativists naturally call the integrative unit ‘narrative’, but the essential claim is that books contain some content-synthesizing entity[13].
Si cette philosophie narrativiste du langage historiographique présente une richesse herméneutique considérable, elle prête le flanc au problème de la mise à l’épreuve. Il faut donc distinguer la narrativité, le narrativisme et le post-narrativisme. Le post-narrativisme se présente comme une solution au dilemme d’Ankersmit, non pas en rejetant la narrativité, mais en fournissant au narrativisme de nouvelles bases épistémologiques[14]. C’est le cas de Jouni Kuukkanen qui propose un programme de justification épistémique des représentations en histoire :
More precisely, my solution to the problem of historical knowledge is three-fold. The evaluation of (synthesized) historical knowledge can be divided into three dimensions or sectors with interrelated connections : (1) the epistemic dimension ; (2) the rhetorical dimension ; and (3) the discursive dimension[15].
En même temps, on peut se demander si ce programme de recherche nous permet de nous délester de la narrativité en historiographie, ou du moins d’en atténuer les failles épistémiques. Autrement dit, peut-on prendre la narrativité comme un mode d’explication adéquat ? On peut en douter si, comme certains chercheurs narrativistes ou postmodernistes ont voulu le faire, on réduit l’historiographie à la production de textes, on perdra de vue le pôle d’objectivité de l’histoire qu’identifiait Ricoeur dans Histoire et vérité.
La narrativité comme jeu de langage de l’historiographie
La narrativité est un mode d’explication adéquat des actions et des événements du passé dans la mesure où nous l’utilisons constamment dans nos réponses aux questions qui portent sur le passé. C’est pourquoi nous voudrions considérer la narrativité comme une pratique parmi un vaste éventail de jeux de langage. Il semble bien que c’est clairement ce que pensait Wittgenstein quand, donnant une liste de jeux de langage « primitifs », il y incluait « raconter une histoire ». David Rudrum insistait sur la dimension pragmatique de la narrativité, la présentant comme un jeu de langage, en vue de critiquer les tentatives essentialistes de définition du récit ou de la narrativité.
Narrating, instructing, or any other form of language game (to borrow Wittgenstein’s term) is, after all, a social phenomenon, and therefore what gets identified as narrative (or not), and hence responded to as narrative (or not), is first and foremost a function of social conventions, rather than exclusively formal or linguistic concepts. To formulate any kind of definition of narrative, even to form a basic understanding of narrative, we need first to consider how narrative is practiced and experienced by the linguistic community. As Wittgenstein puts it, “Our language-game is behaviour”. It can therefore be argued that any definition of narrative that ignores the importance of use is giving an incomplete picture.[16]
Ainsi, étudier l’histoire, faire des recherches en histoire, publier des textes en histoire consiste en un large éventail de « jeux de langage » selon l’expression de Wittgenstein. Wittgenstein ne refuserait certainement pas la relation entre expérience, temps et récit, mais montrerait plutôt que le sens du récit et sa structuration inhérente au temps sont ancrés dans les pratiques et ne fournissent pas un point de vue fondateur quant à l’expérience humaine du temps. Wittgenstein fait souvent appel aux récits pour développer un point dans ses oeuvres. Le discours narratif est vu comme un modèle, un jeu de langage, dans lequel nous sommes invités à imaginer une histoire pour élucider la grammaire d’un ensemble d’expressions. Il en va ainsi des aspects cognitifs des récits. Nous apprenons vite à faire la différence entre les récits de fiction et les récits prétendant à la vérité. Dans notre époque de post-vérité, de fake news et de ChatGTP, il est clair que cela devient de plus en plus difficile, mais c’est une fonction de nos compétences d’appréciation et d’évaluation.
Le récit de fiction et le récit historique chez Aristote
Comme Ricoeur, on pourrait faire appel à une approche plus originaire, celle d’Aristote. Ce dilemme n’est pas neuf. Platon n’avait-il pas identifié une ancienne querelle entre la poésie et la philosophie ? C’est l’ancien conflit encore entre le mythos et le logos. Ricoeur a bien fait de se tourner vers Aristote pour trancher ce noeud gordien. S’il a concentré son attention sur le mythos, ou, suivant son expression, sur la « mise en intrigue », il n’a pas considéré les distinctions épistémologiques du Philosophe entre la Poétique et la Rhétorique. Dans la Poétique, Aristote enseigne aux dramaturges comment justifier le prix de l’entrée au spectacle[17]. C’est en provoquant certaines émotions, selon les genres dramatiques. On veut s’angoisser dans les drames, avoir peur et pitié dans les tragédies, On veut rire devant les comédies et on veut être terrorisés dans les pièces d’horreur. Ce n’est pas ce à quoi nous nous attendons de l’histoire.
Aristote ne nous a pas laissé un traité d’épistémologie de l’historiographie, mais il laisse quand même quelques remarques au fil de la Poétique et de la Rhétorique pour nous en donner au moins une petite idée, suffisante pour montrer qu’il y a des différences fondamentales entre le récit poétique, le récit de fiction, et le récit utilisé dans un cadre de vérité et de persuasion, comme dans l’enquête, la distribution de la louange ou du blâme, ou encore le procès juridique.
Ricoeur a bien constaté la prédominance du mythos dans l’art poétique, art d’imitation et de représentation narratives. Pour Aristote, le coeur de l’imitation est le mythos, et le mythos est une construction dans un type particulier de pensée et de représentation. Cette construction est ordonnée par une logique spéciale de la persuasion, rattachée à une logique modale, à laquelle l’adhésion, volontaire ou non, du spectateur au narrataire lui permet d’éprouver des sentiments et des émotions qui le libèrent, pour un instant, de la grisaille de sa vie quotidienne et permettent l’édification de son âme.
Ainsi, loin de refuser le discours mimétique, comme son maître Platon, Aristote cherche à augmenter sa « vérité », de façon à ce qu’il atteigne encore mieux son effet. Il délimite le terrain de l’art poétique et propose un ensemble de principes et de règles, grammaticaux, logiques et stylistiques. Mais en circonscrivant le domaine poétique, en le plaçant dans le registre de la persuasion et de 1’émotion et en lui donnant une logique de la persuasion fondée sur la nécessité et la vraisemblance, Aristote restreint le récit mimétique à un « genre » particulier qui a sa place certes, mais qui se trouve exclu du discours sérieux.
La séparation des considérations entre la Poétique et la Rhétorique, montre qu’il s’agit de domaines finalement autonomes, bien qu’ils partagent quelquefois les mêmes considérations, comme la grammaire, l’élocution ou la diction. Aristote traite du récit littéraire de la façon la plus complète dans la Poétique, qui porte principalement sur la tragédie, même si l’épopée s’y trouve analysée en contraposition. En fait, à quelques détails près, tout ce qui peut être dit de la tragédie peut l’être aussi de l’épopée, mis à part les aspects de la représentation scénique et 1’ampleur de 1’action.
Il est aussi important d’articuler la distinction entre, d’une part, le récit diégétique, principalement porteur d’information, mais détenant un certain pouvoir persuasif en lui-même, et davantage encore lorsqu’il est inséré dans les démonstrations et les preuves, et le récit imitatif, d’autre part, dont le but n’est pas tant la formation d’un jugement que la production d’un sentiment de plaisir chez le lecteur ou le spectateur. Et comme nous l’avons dit, ces deux types de récits sont séparés, car le récit, qui n’est pas poétique, trouve sa place dans la Rhétorique.
Dans la Rhétorique, portant sur 1’étude des moyens de persuader, la narration n’est même pas considérée comme partie essentielle de la discipline et Aristote critique les auteurs qui, en cette matière, ont insisté sur la narration dans leurs travaux. Il considère la narration diégétique seulement, et ce dans un livre consacré au style et à la façon de présenter sa version des faits, des événements et des caractères. Donc, dans la Rhétorique, le discours narratif est subordonné au discours démonstratif. Dans cette fonction, la narration ne doit pas être imitative, ou en tous cas, le moins possible. Ses aspects imitatifs, s’il y en a, sont soumis à l’économie de la démonstration, comme par exemple, raconter une histoire pour souligner un trait de caractère.
La Rhétorique met de l’avant deux grandes techniques dans la persuasion, l’enthymème et l’exemple. L’enthymème est la forme usuelle de la preuve en rhétorique. Or l’enthymème est une sorte de syllogisme tronqué, ce qui le place du côté de la déduction, et le rend plus puissant dans la persuasion. L’exemple, pour sa part, est conçu aussi comme une sorte de raisonnement, de par sa ressemblance avec l’induction. La narration dans le genre démonstratif entre donc dans l’exemple pour le compléter, mais la règle de l’exemple est qu’il doit compléter l’enthymème. On voit donc par là que si le récit ne fait pas ici l’objet d’une exclusion, la narrativité se trouve néanmoins au plus bas de l’échelle épistémologique dans les démonstrations, ou bien encore, elle se voit aménager un espace particulier, organisé selon ses règles et ses buts spécifiques.
Autrement dit, la narrativité est épistémologiquement marginalisée. Enfin, au chapitre XVI du Livre troisième de la Rhétorique, la narration (diègèsis) est considérée dans le cadre du discours persuasif et les règles qui s’y attachent ne concernent pas tant la forme du discours en tant que tel que la stratégie de la narration dans ces discours, visant à faire bonne impression et à en donner une mauvaise de l’adversaire. De même lorsque la narration comporte des événements incroyables ou invraisemblables, il faut se dépêcher d’en faire la démonstration ou d’apporter des raisons convaincantes le plus tôt possible. Enfin, dans les récits utilisés dans le but de convaincre, il faut faire preuve d’économie et éviter de répéter les choses déjà connues de l’auditoire.
Nous nous trouvons donc ici devant le récit simple dont parlait Socrate et dont la principale fonction n’est pas de distraire le public ou de lui procurer un plaisir, mais bien de l’informer, de lui dire, de lui décrire, ce qui s’est produit et finalement de lui apporter une certitude.
Mais dans la Poétique, qui traite de l’art et non plus simplement de l’activité de raconter, Aristote, contrairement à Platon[18], subordonne les aspects diégétiques aux aspects mimétiques. Dans la République, la question du discours narratif et imitatif est introduite à la suite d’une distinction entre les discours vrais et les discours faux, et les effets de ces derniers sur les citoyens, alors qu’Aristote aborde d’entrée de jeu l’art poétique comme un art imitatif et s’attache plus tard à en décrire les procédés, les conditions et les règles[19]. Cette opposition entre le vrai et le faux est le coeur de l’exclusion platonicienne du récit, car parmi les discours faux, on peut dire qu’il y a les erreurs, qui sont involontaires, et les mensonges, qui sont délibérés, mais qu’il vaut toujours mieux éviter les uns et les autres.
Pour Aristote, cette association de la représentation poétique au mensonge n’est pas dommageable, au contraire, elle est source de plaisir, et elle contribue à la fonction édifiante de l’art, qui se retrouve dans la catharsis, l’effet de purification des émotions de crainte et de pitié suscitées par la représentation. Rattaché à cette fonction, le mensonge devient un art, dont Aristote crédite la plus haute expression à Homère. Mais cela ne fait pas d’Aristote un défenseur du mensonge. Le mensonge, au contraire, devient tolérable et même souhaitable à l’intérieur d’un cadre donné, en l’occurrence celui du discours poétique. Et si le mensonge est tolérable, c’est parce qu’il n’est pas purement débridé, mais répond à une logique spécifique à l’acte et à l’art poétiques, ce qui n’est pas le cas en relation avec l’histoire.
Il ne suffit donc pas que les auteurs écrivent en vers pour qu’ils soient poètes. Ainsi, l’historien qui écrit en vers peut bien faire appel à l’expression poétique, mais il ne représente pas ; il expose. De même, le conteur qui donne son récit imitatif en prose ou en discours indirect libre ne saurait être appelé « poète », car bien que son discours représente ou imite des « personnages en action », il n’est pas conforme aux exigences formelles de l’art poétique. Il faut donc admettre, avec Dupont-Roc et Lallot qu’« on est d’abord poète en vertu de la représentation, mais la poésie, c’est aussi l’ expression »[20]. La représentation et le rythme forment donc le critère de l’art poétique. Mais pour Aristote, le fait de la représentation dépend principalement de la composition de 1’ histoire ou de la fable (mythos), et cette dernière est représentation d’actions : le poète, soutient-il, doit être poète d’ histoires plutôt que de mètres, puisque c’est en raison de la représentation qu’ il est poète, et que ce qu’il représente, ce sont des actions[21].
Le mythos, « le principe et, si l’on peut dire, l’âme » de la tragédie est donc le système ou l’assemblage des actions. Or le but de la tragédie, qui est de susciter la crainte et la pitié chez le spectateur pour ensuite neutraliser ou évacuer ces émotions, dépend primordialement de la composition de l’histoire ou de la fable. L’effet cathartique, qui justifie finalement le prix d’entrée à la représentation, n’est donc pas qu’une question d’émotion, mais passe nécessairement par une démarche intellectuelle et rationnelle, qui est celle de suivre l’histoire en tant que tout cohérent ou système. « La distinction du vrai et du vraisemblable dépend de la même faculté », nous dit Aristote[22]. Cette appréciation rationnelle de l’histoire dépend d’une logique de type modal, d’un système de règles qui se rattachent au discours narratif. Et, bien qu’Aristote ne formalise ni ne systématise cette logique, il en donne au moins les principes, c’est-à-dire la nécessité et la vraisemblance. Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire. C’est ainsi, par contra-distinction que l’on peut tenter de caractériser le récit historique.
En effet, l’espace poétique est donc celui du possible ; non pas n’importe quel possible, mais le possible conçu dans l’ordre du nécessaire, qui porte sur l’enchaînement causal, et dans l’ordre du vraisemblable, qui exprime le registre du probable. Or, nécessité et vraisemblance, qui deviennent les « valeurs de vérité » de la logique du discours poétique, sont elles-mêmes définies par la portée du discours poétique. L’art poétique se distingue de la chronique (historia) en ce que celle-ci porte sur le particulier alors que celle-là porte sur le général. Or, le général « c’est le type de choses qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement ». L’art du poète consiste donc à parler de ce qui pourrait avoir lieu, de façon à ce que son propos reste suffisamment persuasif pour que le spectateur ou le narrateur éprouve du plaisir grâce à la représentation. Le plaisir de la représentation dépend donc de l’adhésion du spectateur à cette logique spéciale de la persuasion.
En effet, il ne s’agit pas de la persuasion à l’oeuvre dans la délibération, qui appartient à la rhétorique, mais d’une persuasion dans l’ordre poétique, c’est-à-dire dans l’ordre de ce qui aurait pu se passer, puisque c’est là le domaine propre de l’art poétique. Mais en même temps, la persuasion dans l’ordre poétique vise ultimement à susciter l’émotion et la neutralisation subséquente de l’émotion chez le spectateur ou l’auditeur. Par conséquent, la persuasion mise en jeu dans l’ordre poétique ne vise pas la vérité des faits, mais une vraisemblance ou une similitude suffisante pour provoquer l’émotion du spectateur, sans que des détails sur les faits ou des inconsistances structurales dans le récit ne le détournent des émotions visées, c’est-à-dire la crainte (phobos) et la pitié (eleos).
Et c’est pourquoi aussi dans l’ordre poétique, l’impossible peut venir au secours du poète dans sa composition. Alors que dans l’ordre de la persuasion rhétorique, où il s’agit de juger, de faire des preuves ou de réfuter, le possible et l’impossible sont dans une relation d’opposition logique. Dans la Rhétorique, il nous semble qu’Aristote utilise une règle d’implication portant sur les choses et ce qui, ces choses étant posées, est possible ou impossible. Dans la Poétique, le possible et l’impossible ne sont pas définis par une relation logique, mais bien en relation au plaisir éventuel du spectateur ou du narrataire, c’est-à-dire suivant l’accord des événements et des actions à la nécessité et à la vraisemblance, puisque cet accord constitue une condition essentielle du plaisir du spectateur.
Dans la Poétique, il est bien question de la vérité du discours, mais Aristote réserve à l’art un espace spécifique de vérité, ou plutôt, un espace où la vérité est suspendue. Le tissu événementiel, le mythos, présente non pas une description de ce qui s’est passé, bien qu’il puisse s’en nourrir, mais porte essentiellement sur ce qui aurait pu se passer. Et il s’agit bien là de la différence entre la chronique (historia) et la poétique. La chronique traite de ce qui s’est passé, elle s’occupe donc du particulier. Son organisation est plus lâche, elle doit passer d’un événement à l’autre selon l’ordre de la réalité. L’art poétique, tragédie ou épopée, traite de ce qui pourrait se passer, et son sujet n’est pas tant un homme ou une femme particulier, mais bien un type de personne. En ce sens, elle a une portée plus générale.
La Poétique est dominée par l’aspect représentatif (ou imitatif) du récit, alors que la Rhétorique est centrée sur ses aspects descriptifs ou diégétiques. Cette dernière porte alors sur un type de récit très différent du récit mimétique. En fait, le récit diégétique doit éviter les procédés du récit poétique, il ne doit pas viser à provoquer la terreur et la pitié ; pas un mot non plus sur l’agencement des faits (mythos) pour produire les sentiments : on cherche à produire le jugement. Inversement, ce type de récit, diégétique, n’est pratiquement pas mentionné dans la Poétique, bien que les mots diègèsis et diègesthai apparaissent aux chapitres 23 et 24 traitant de l’épopée. Nous en concluons qu’Aristote ne voyait sans doute pas la nécessité de distinguer le récit descriptif du récit mimétique, que cette distinction allait de soi. Autrement dit, il n’y avait pas lieu d’établir formellement les différences entre le récit de l’accusé entendu lors d’un procès, le rapport d’un fonctionnaire et une tragédie de Sophocle. Ce seront là autant de récits que nous savons comment évaluer et apprécier.
Conclusion
Nous avons tenté de dissoudre le dilemme d’Ankersmit par un recours à une conception pragmatique de la narrativité, en insistant sur trois leçons importantes. Comme le dit Ricoeur, notre compétence narrative est indissociable de notre compréhension des événements du passé, aussi bien celui de notre vie personnelle que celle des familles, des nations ou de l’être humain. Guidés par Ricoeur et Carr nous avons pu apprécier ce lien fondamental entre l’histoire et le récit. Inspirés par Wittgenstein, nous avons proposé une « dissolution » du dilemme épistémologique de la philosophie de l’histoire.
Wittgenstein appréciait particulièrement une ligne provenant du Roi Lear de Shakespeare : « I will teach you differences »[23]. En prêtant attention à la diversité des jeux de langage qui mettent en jeu la narration, nous pouvons voir que l’historiographie peut utiliser de nombreuses formes de narration en réponse à de nombreuses questions. Peut-on alors distinguer le vrai du faux ? Nous avons donné un élément de réponse en examinant la distinction aristotélicienne entre le récit de fiction et le récit historique.
Comment alors apprécier la valeur de ces pratiques narratives sans tomber dans le relativisme ? À côté des pratiques de recherche et de mise à l’épreuve empirique par l’analyse des documents et des traces, il faudra se prêter à une attitude herméneutique ouverte et à l’écoute des autres perspectives dans les récits historiques.
Appendices
Notes
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[1]
Patrick Noël résume bien les développements de la philosophie de l’histoire depuis le XXe siècle : « La philosophie analytique de l’histoire a aussi retenu l’attention de chercheurs en tant que moment de l’histoire de la philosophie. Ayant pour objet principal l’explication en histoire, ce programme a permis à 1’épistémologie de l’histoire (ΈΗ) de se développer dans le monde anglo-saxon. Un autre moment de l’histoire de ΓΕΗ est celui des années 1960-1970 durant lesquelles le coeur des réflexions sur l’histoire-connaissance portait non pas sur l’explication ou la causalité, mais sur le discours des historiens. Ces réflexions vont donner naissance au narrativisme comme programme de recherche en philosophie de l’histoire. Une des figures importantes de ce programme, Ankersmit, structure le passé de la PH anglo-saxonne en deux grandes orientations, l’orientation « épistémologique » et l’orientation « narrativiste », en vue de promouvoir la seconde. » (« L’histoire et son épistémologie. Défense et illustration d’une reconstruction rationnelle de l’épistémologie de l’histoire », Science et Esprit, 71 (2019), p. 119-220 (202).
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[2]
À ce sujet, on pourra consulter Jean-François Méthot, « Traditional vs Postmodern history » in William Sweet (ed.), The Philosophy of History : a Re-examination, Aldershot UK, Ashgate Publishing, 2004, p. 222-231.
-
[3]
Joan Wallach Scott, « History in Crisis ? The Others’ Side of History’ », American Historical Review, 94 (1989), p. 681.
-
[4]
Pauline Marie Rosenau, Post-Modernism and the Social Sciences : Insights, Inroads, and Intrusions, Princeton NJ, Princeton University Press, 1992, p. 63.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Paul Ricoeur, Temps et récit, I (L’ordre philosophique), Paris, Éditions du Seuil. 1985, p. 133.
-
[8]
“Storytelling obeys rules that are imbedded in action itself, and narrative is at the root of human reality long before it gets explicitly told about. It is because of this closeness of structure between human action and narrative that we can genuinely be said to explain an action by telling a story about it.” (David Carr, “Narrative Explanation and Its Malcontents” in History and Theory, 47 ( 2008), p. 19-30 Published by : Wiley for Wesleyan University Stable URL : https://www.jstor.org/stable/25478721
-
[9]
Robin George Collingwood, The Idea of History, Oxford, Oxford University Press, 1947, p. 338 (Lume Books. Kindle Edition).
-
[10]
Le texte classique à cet effet est de Vladimir Propp, Morphologie du conte populaire, publié en 1928 à Léningrad.
-
[11]
Anne Hénault, Narratologie, Sémiotique générale, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 17 : « Les messages narratifs sont tels que la totalité de signification qu’ils représentent apparaît comme une transformation par inversion de contenus. »
-
[12]
Carl. G. Hempel, “The Function of General Laws in History”, The Journal of Philosophy, 39 (1942), p. 35-48.
-
[13]
Jouni-Matti Kuukkanen, Postnarrativist Philosophy of Historiography, London, Palgrave Macmillan, 2015, p. 1 (Kindle Edition).
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[14]
Voir Patrick Noël, « L’histoire et son épistémologie », p. 203 : « …depuis son émergence comme domaine de recherche autonome et spécifique au 19e siècle, l’EH s’est développée autour de quatre programmes : la philosophie critique néo-kantienne de l’histoire (PCH) concevant l’histoire comme une science herméneutique, l’épistémologie néo-positiviste de l’histoire marquée par l’empirisme logique du Cercle de Vienne et ensuite par la PA qui a tenté d’affaiblir le modèle nomologique de l’explication historique, le narrativisme anglo-saxon soulignant l’importance du récit et plus largement de l’écriture en histoire et une épistémologie empirique de l’histoire qui est attentive à la pratique des historiens et qui ne cherche (plus) à leur dire quoi faire, mais à leur dire ce qu’ils font. »
-
[15]
Jouni-Matti Kuukkanen, Postnarrativist Philosophy of Historiography, p. 155.
-
[16]
David Rudrum, “From Narrative Representation to Narrative Use : Towards the Limits of Definition”, Narrative, 13 (2005), p. 195-204 (197).
-
[17]
Aristote, La Poétique, 1453b1-3 : « Ceux qui, par les moyens du spectacle, produisent non l’effrayant, mais seulement le monstrueux, n’ont rien à voir avec la tragédie ; car c’est non pas n’importe quel plaisir qu’il faut demander à la tragédie, mais le plaisir qui lui est propre. »
-
[18]
Qui précisait ainsi le travail du poète : « son exposition participera à la fois de l’imitation et du simple récit, mais il y aura peu d’imitation et beaucoup de récit » (République, l. III, 396e5-7).
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[19]
Aristote, La Poétique (éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallo), Paris, Seuil, 1980, 1447a 8-10 (p. 33) : « Nous allons traiter de l’art poétique en lui-même, de ses espèces, considérées chacune dans sa finalité [dynamin] propre, de la façon dont il faut composer les histoires si l’on veut que la poésie soit réussie… »
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[20]
Aristote, La Poétique (éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallo), chapitre 1, note 9, p. 154.
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[21]
Ibid.
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[22]
Aristote, Rhétorique, I, 1355a (trad. Médéric Dufour), Paris, Les Belles-Lettres, 1973 (1932) p. 74 : « Le vrai et ce qui lui ressemble relèvent en effet de la même faculté ; la nature a, d’ailleurs, suffisamment doué les hommes pour le vrai et ils atteignent, la plupart du temps, à la vérité. Aussi la rencontre des probabilités et celle de la vérité supposent-elles semblable habitus. »
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[23]
“Hegel seems to me to be always wanting to say that ‘things which look different are really the same’, Wittgenstein told him. ‘Whereas my interest is in showing that things which look the same are really different.’ He was thinking of using as a motto for his book the Earl of Kent’s phrase from King Lear (Act I, scene iv) : ‘I’ll teach you differences’.” [Ray Monk, Ludwig Wittgenstein. The Duty of Genius, London, Penguin Random House, 1991, p. 536-537 (Kindle Edition)].