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Qu’est-ce que la théologie ? Comment faire de la théologie ? Ce type de question qui pouvait trouver réponse dans le développement d’une réflexion centrée sur l’un des aspects du contenu de la foi chrétienne doit désormais être explicitement posée en vue d’une justification, avant tout discours au sujet d’un contenu particulier. En consonance avec cette exigence, les discours théologiques particuliers en sortiront radicalement modifiés.

Au point de départ du parcours sur lequel je m’apprête à m’engager, j’invite mes collègues théologiens et théologiennes – peu importe leur discipline spécifique ou leur intérêt concret – à se pencher sur ce questionnement du point de vue liturgique et à se demander : « de quelle façon ma méthodologie théologique fait-elle référence à la liturgie ? » La question peut sûrement susciter de l’étonnement : « N’est-ce pas là un champ relevant de la compétence des liturgistes, en quoi cela me concerne-t-il ? » « Pourquoi ma méthodologie théologique devrait-elle inclure des références à liturgie ? » – Et pourquoi pas ?

Que dire devant une version radicalisée de la mise en valeur de la liturgie d’un point de vue théologique ? Dans le but de surmonter la simple intégration de la liturgie comme locus theologicus, des auteurs plaident pour la « liturgisation » de la théologie. Il ne s’agit plus du sens théologique de la liturgie, mais du sens liturgique de la théologie. Autrement dit, la liturgie n’est plus un signifiant rituel en quête de son signifié théologique, mais le signifié dont le signifiant est la théologie. C’est que la liturgie ne peut se réduire à la célébration puisqu’elle dépend du mystère célébré précisément en vue de son appropriation dans la vie. Dans ce sens radical, la liturgie n’est pas de l’ordre de la phénoménologie du rite, mais de celui de l’ontologie du mystère. La liturgie se situe ainsi au coeur de la théologie, et celle-ci n’existe qu’en fonction de la liturgie. C’est ce qui amène Triacca à écrire : « C’est pourquoi on pourra mettre en parallèle les deux questions suivantes, à savoir ce qu’est la théologie et ce qu’est la liturgie. Mais si l’on demande ce que veut dire faire la théologie, alors il faut aller plus loin et ne pas hésiter à affirmer que c’est vivre la liturgie[1]. »

Cette perspective réagit à deux problèmes. Le premier est celui d’un rapport théorie-pratique où la théorie prime sur la pratique et où celle-ci n’est que le champ d’application de la théorie. L’autre problème est celui de la vérité, notamment la vérité de l’action, un problème qui s’accentue dans le cas des actions rituelles, tenues souvent pour de simples formalités. Les deux problèmes confluent : la suprématie de la théorie sur l’action implique qu’en elle-même, l’action soit vide de contenu ; sa vérité vient de la théorie. La résolution de ces deux problèmes exige une perspective qui accepte la pratique comme lieu de validation. Dans ce sens, la liturgie ne se réduit pas à une simple expression de réalités dogmatiquement établies, mais constitue une expérience fondatrice de ce dont le discours théologique rend compte. La version radicale de la liturgisation de la théologie peut être envisagée comme une réaction en quelque sorte exagérée à la suprématie de la pensée sur l’action. Elle prend l’action comme un noeud catalyseur en lui accordant un statut ontologique (la liturgie-mystère) et existentiel (la liturgie-vie) englobant. Cependant, en adoptant cette posture ne demeure-t-on pas prisonnier du problème que l’on souhaite résoudre ? Désirant mettre en valeur la pratique, on investit celle-ci d’une signification ontologique et existentielle ; on attribue à la pratique le statut de théorie. Cela explique l’échec du projet liturgique avec sa promesse de renouveau épistémologique autant du côté de la théologie en général que du côté de la discipline particulière de la théologie liturgique. Dans les deux cas, le but de mettre en valeur la pratique comme lieu et source de théologie est raté. La théologie – et la théologie pratique n’y fait pas exception – continue à lire la pratique en fonction de la théorie à partir d’une notion rationnelle de vérité et d’une approche axiologique (éthique et morale) à l’action. La théologie liturgique, si l’on exclut le paradigme émergeant de l’interdisciplinarité et du rapport avec les sciences humaines et les études rituelles, transforme l’action en ontologie. Bref, la théologie « refoule » sa propre condition de possibilité parce qu’elle ne se donne pas les moyens de considérer l’action rituelle comme un type particulier d’action qui se régit elle-même et qui ne se confronte qu’à elle-même, une pratique dont la vérité ne dépend pas d’une proposition sur la situation du monde (vérité comme objectivité) ni d’une norme sociale (vérité comme justesse) ou d’une expérience émotive (vérité comme authenticité).

Dans cette étude, j’explore une perspective en mesure de corriger les rapports insuffisants au rite qui caractérisent la théologie. Elle prend appui sur une théorie de la connaissance élaborée dans le but de corriger l’unilatéralité de l’objectivation scientifique par l’intégration de la dimension personnelle du savoir, réconciliant du même coup science et foi, théorie et pratique, méthode et art. Il est étonnant de constater combien la théologie se soumet aux préjugés modernes qui la minent de l’intérieur, alors que la perspective de la connaissance personnelle de Michael Polanyi (1891-1976), consacrée à la réintégration de l’action et de la passion des sujets dans la démarche scientifique et à la reformulation de la conception moderne de vérité, accorde une place à la théologie dans le concert des savoirs, mais cela dans la mesure où justement la théologie reste attachée à la liturgie. Cette approche atteste que le projet liturgique dépasse un discours de consommation interne pour gagner de l’importance sur le plan de la dimension personnelle qui relie toutes les connaissances humaines, des arts aux sciences, en les structurant tacitement.

Je commencerai par les appropriations théologiques de l’épistémologie polanyienne. Si la réception théologique des perspectives épistémologiques de Michael Polanyi peut s’appuyer sur des références explicites à la foi chrétienne dans les écrits de l’auteur, elle s’éloigne largement de l’aspect visé qui est celui de l’attitude du croyant dans l’acte liturgique (Worship). Pour cette raison, dans un second moment, je revisiterai l’oeuvre de Michael Polanyi à partir de l’importance qu’il accorde à la liturgie comme attitude heuristique. Finalement, je plaiderai pour une réintégration théologique du rite et, en syntonie avec la vision polanyienne, j’ouvrirai vers une conception théologique et anthropologique de l’action rituelle comme vérité dans le faire ou comme « faire la vérité ».

1. Les appropriations théologiques de l’épistémologie polanyienne

Dans sa récente étude sur la pertinence théologique de l’épistémologie de Polanyi, Pierre Bourdon reconnaît que cette épistémologie invite la théologie à réviser sa tâche. De façon très discrète, Bourdon fait référence au culte considéré comme « une sorte d’“aboutissement” de l’épistémologie »[2], renvoyant à Richard Gelwick. Selon Bourdon, Polanyi ouvre la possibilité d’un renouveau théologique, notamment sur les plans apologétique et dogmatique. L’apologétique consisterait dans la réconciliation de la vision heuristique du culte avec celle des autres systèmes de pensée ; la dogmatique impliquerait « la redécouverte et l’explicitation de l’expérience cultuelle comme coeur de la foi »[3]. Comme nous le verrons, cette formulation correspond effectivement à la provocation polanyienne. Ainsi, on ne s’explique pas la raison d’être de la place marginale de la liturgie dans la relecture théologique de Bourdon.

Dans son étude sur la possibilité d’une théologie et d’une ontologie inspirées de Michael Polanyi, Andrew T. Grosso présente les trois aspects de l’épistémologie polanyienne qui peuvent intéresser la théologie : la réintégration de la foi dans le domaine de la connaissance, la corrélation entre la connaissance et l’action, et la dimension personnelle de la connaissance et de l’être. Les propositions de Grosso s’incrivent sur ce troisième axe. Grosso connaît bien la perspective de l’heuristique cultuelle de Polanyi[4], mais l’auteur suit le chemin de l’ontologie et se concentre sur l’enjeu trinitaire[5]. Toutefois, s’il est vrai que Polanyi a trouvé dans la position de celui qui s’incline dans le culte devant Dieu l’exemple typique du chercheur responsable voulant des éclaircissements sur ses connaissances, pourquoi Grosso est-il allé chercher la connaissance de Dieu ailleurs ?

Selon Martin X. Moleski, l’Église existe en fonction de l’union personnelle de chaque croyant avec Jésus. Ce dernier s’est communiqué à ses disciples par des mots et des gestes. À travers lui, les disciples font la connaissance de Dieu. La doctrine doit donc être reconnue comme une réalité subsidiaire par rapport à la relation personnelle de Jésus avec ses disciples[6]. Dans son aspect tacite, cette relation personnelle est le dogme véritable qui ne peut pas être rendu par des mots. Cette relation est la réalité avec laquelle il faut être en contact, ce qui implique de se détourner des aspects visibles et institués de la foi et d’adopter une perspective spirituelle. Cependant, selon Polanyi, la connaissance spirituelle s’appuie sur des connaissances pratiques silencieuses. D’une certaine façon, Moleski inverse la relation : non plus de la connaissance tacite à la connaissance explicite, mais de celle-ci à la connaissance tacite. Moleski passe lui aussi par le culte, la liturgie et le rituel, sans s’y arrêter.

Selon Alexander Thomson, l’autorité de l’Église se donne toujours « sous la Parole ». Pourtant, c’est en tant que réalité subsidiaire que la Bible manifeste son autorité : elle est une médiation en vue d’une immédiateté qui est à l’origine d’une tradition. L’autorité de l’Église est donc médiatisée, mais elle a aussi une valeur de médiation[7]. Cela implique que, dans l’Église, les dogmes doivent être saisis de façon heuristique. Comme chez Moleski, il faut aller des dogmes à la révélation, de la confession à la Parole[8]. D’où l’importance des aspects « informels » de la tradition. Le fondement de l’Église posé par les apôtres possède des éléments formels et informels[9]. Par conséquent, la succession apostolique se définit comme la transmission du témoignage des apôtres dans tous ses aspects, formels et informels : « The doctrines of the Church are « tools » which must be tacitly used in seeking to understand scripture. There is need therefore for a living tradition in which scripture can be understood[10]. » Comment ne pas pressentir la présence du rite dans la « confession », le « témoignage » et la « tradition vivante » ? Pour Thomson, de même que pour Moleski, le rite est « le tacite du tacite ».

Dans son étude sur le rapport entre la transcendance et l’immanence à partir de Polanyi, Richard T. Allen a été amené à reconnaître que la doctrine de l’analogie s’appuie sur des bases tacites[11]. Sa proposition d’articulation de la transcendance avec l’immanece se fonde sur cette dimension tacite de l’analogie. Cependant, cet aspect n’est pas mis en valeur dans l’application de la philosophie de l’intégration tacite aux sacrements[12]. Allen se concentre sur l’aspect perlocutionnaire des sacrements. D’une certaine façon, affirme-t-il, toute réalité humaine est « sacramentelle », au moins dans la mesure où elle est investie de signification. Ainsi, l’aspect perlocutionnaire – c’est-à-dire le fait que le langage ait des effets extra-linguistisques – détermine l’ouverture vers des significations d’ordre supérieur[13]. En conséquence, si le sacrement combine la force perlocutoire à des appels qui produisent des effets moraux dans une intégration d’éléments déjà connus, il doit consister en une sorte très particulière d’analogie « performative » in actu[14]. Cependant, Allen ne semble pas voir dans l’aspect perlocutionnaire du sacrement la dimension tacite de l’analogie théologique, alors qu’il rassemble tous les éléments conduisant à cette piste de recherche.

Les appropriations théologiques de l’épistémologie de Polanyi se caractérisent par l’oubli du rite. Cet oubli est paradoxal et étonnant car, pour Polanyi, le rite correspond, dans le domaine religieux, à l’attitude heuristique qui, dans le domaine scientifique, met en mouvement et anime la science. Il y a donc quelque chose de profondément déformé dans le regard théologique, lequel ne voit pas la situation à partir de laquelle une perspective théologique sur le monde est possible.

La lecture croisée de Karl Barth et de Michael Polanyi par Peter Forster peut contribuer à saisir l’enjeu de la redécouverte et de l’explicitation du culte comme noeud de la foi. D’une part, en raison de la similarité entre la façon dont Barth pense l’autodétermination humaine, laquelle n’est véritablement autodétermination que dans la mesure où elle se laisse déterminer par Dieu, et la conception polanyienne de l’univers comme possédant différents niveaux ou degrés de complexité, ce qui réclame de penser l’articulation du plan mécanique (le fonctionnement des parties) avec le plan sémantique (l’unité comme sens). D’autre part, en raison de l’articulation polanyienne de la dimension tacite avec une focalisation de la connaissance, ce qui permet d’identifier les présupposés de la théologie de Barth. Ainsi, quand Barth affirme que la seule révélation est celle de Jésus Christ que l’on trouve dans les Écritures, il faut présupposer tout un ensemble d’indices subsidiaires permettant la focalisation de la connaissance sur la révélation biblique, laquelle dépend à son tour de façon critique de ces réalités de niveau inférieur[15].

Forster se penche sur les exemples de l’écriture, de l’anthropologie et du baptême. Selon Barth, la signification du baptême doit venir de Dieu. L’eau du baptême ne gagne de l’importance que du point de vue du don divin. Peter Forster commente :

Barth’s presentation represents something of an overreaction to the tendency in sacramental theology over the centuries to confuse or conflate divine and human levels of activity. A thoroughgoing Polanyian analysis of this final full fragment of the Church Dogmatics would reinforce yet refine its basic shape and correct Barth’s tendency to a rather over-idealized account of baptism[16].

Barth réagit à toute « théologie naturelle », mais cette réaction provoque un déséquilibre considérable dans la mesure où il est tenu de tout projeter dans la révélation de Dieu, oubliant les conditions humaines de son accueil. Le refoulement du rite étant une caractéristique de la théologie actuelle, cette dernière serait-elle devenue tacitement, voire inconsciemment, barthienne ?

2. Retour à Polanyi

Devant le panorama de l’appropriation théologique de l’épistémologie polanyienne, la conclusion s’impose : il faut retourner au projet initial et mettre en valeur la situation du croyant dans l’acte liturgique comme situation heuristique. Très significativement, l’ouvrage principal de Michael Polanyi, Personal Knowledge (1958), se clôt en renvoyant à cette idée. La référence à la liturgie n’est donc pas périphérique au sein de sa philosophie post-critique ; elle doit être tenue pour fondamentale pour l’ensemble du projet. Du même coup, la valeur épistémologique de la liturgie dépasse le seul domaine théologique, elle concerne les savoirs humains en général. Il faut donc commencer par la portée des derniers mots de la conclusion de Personal Knowledge. Ensuite, dans le but de présenter la portée épistémologique de la liturgie, j’aborderai Personal Knowledge ainsi que le dernier ouvrage de Michael Polanyi, Meaning (1975).

a) La connaissance personnelle en clé liturgique

Michael Polanyi conclut Personal Knowledge en soutenant que les composantes actives des niveaux les plus élevés de la vie – les centres autonomes appelés à faire des choix responsables – doivent être intégrées dans la considération des niveaux les plus bas. C’est ainsi que notre auteur introduit, à la fin de son enquête, la notion de champ heuristique (heuristic field).

The assumption of a heuristic field explains now how it is possible that we acquire knowledge and believe that we can hold it, though we can do this only on evidence which cannot justify these acts by any acceptable strict rules. It suggests that we may do so because an innate affinity for making contact with reality moves our thoughts – under the guidance of useful clues and plausible rules – to increase ever further our hold on reality[17].

Cette notion ne doit pas être comprise de façon passive, mais active, c’est-à-dire comme confirmation du fait que connaître appartient à toute forme de vie. La vie, selon Michael Polanyi, peut même être comprise comme un savoir appliqué de la nature. À tous les niveaux de la vie, des centres émergents acceptent le risque de vivre et de croire, les mêmes centres qui, dans le cas des êtres humains, amènent à rechercher la vérité. À ce point, la théorie de l’évolution redevient une affirmation des buts derniers de l’être humain. « For the emergent noosphere is wholly determined as that which we believe to be true and right ; it is the external pole of our commitments, the service of which is our freedom[18]. » Autrement dit, tout ce que l’on trouve dans l’univers est façonné par notre croyance. Cela confirme qu’avec l’émergence de centres autonomes, de nouveaux centres apparaissent. Si l’émergence de l’esprit humain semble être la dernière étape du réveil du monde, tous les centres vivants poursuivent la même quête libératrice : « We may envisage then a cosmic field which called forth all these centres by offering them a short-lived, limited, hazardous opportunity for making some progress of their own towards an unthinkable consummation. And that is also, I believe, how a Christian is placed when worshipping God[19]. »

Ce sont les derniers mots de Personal Knowledge. La liturgie est ainsi mise en valeur dans le contexte cosmique d’émergence de la vie et de l’intelligence. La liturgie devient l’une des clés de compréhension de la connaissance personelle, selon Michael Polanyi.

Le projet d’une philosophie post-critique vise la réhabilitation de la participation personnelle dans la découverte de la réalité et dans la construction du savoir sur celle-ci. Il s’agit de dépasser l’opposition entre l’objectivité et la subjectivité par la mise en valeur des dimensions tacites sur lesquelles tout questionnement et toute enquête sur la réalité s’appuient. Michael Polanyi prend en considération les compétences pratiques ou habiletés (Skills). Celles-ci configurent des savoirs maîtrisés sur le plan personnel, mais qui échappent largement au contrôle cognitif. La personne compétente dans un art sait ce qu’elle fait sans savoir exactement comment elle le fait. L’acquisition du langage et le rapport au corps confirment la présence d’une dimension tacite en toute connaissance. L’enfant apprend les mots et les significations en faisant confiance aux significations accordées aux mots par ceux qui maîtrisent déjà la langue. Confiance et autorité sont ainsi des composantes authentiques de la connaissance et de l’apprentissage[20]. Quant au corps, il est très rare qu’il soit l’objet d’une connaissance focalisée. Le corps est plutôt la réalité à partir de laquelle on se tourne vers la réalité, le centre tacite de notre perception, de notre action et de notre compréhension.

Selon Michael Polanyi, la plus objective des connaissances scientifiques repose elle aussi sur un aspect tacite, d’ordre corporel, affectif et axiologique, qui ne se confond pas avec l’aspect sur lequel la connaissance se focalise explicitement et directement. De la connaissance implicite on arrive à la connaissance focalisée (from… to). La connaissance implicite tend à s’effacer comme support de la connaissance explicitement visée (quelqu’un maîtrise un art ou métier seulement quand il le pratique sans s’arrêter aux détails subsidiaires, ces habilités élémentaires qui rendent possibles les performances de haut niveau). Le processus implique un mouvement d’exclusion mutuelle : la connaissance explicite évacue la connaissance implicite sur laquelle elle s’appuie. Pour cette raison, la connaissance scientifique peut se présenter comme objective seulement dans la mesure où elle oublie les compétences pratiques et les aspects affectifs qui la configurent de façon oblique. La tâche de la philosophie post-critique est de rappeler l’importance et la nécessité des dimensions implicites de la connaissance.

Dans l’art de la connaissance, on vise des unités complexes à partir de la saisie de ses composantes et de ses mécanismes élémentaires. Le musicien, le sportif, l’artiste, mais également l’enseignant et le scientifique ne feront rien sans maîtriser les différentes techniques de leur métier. Pourtant, un métier ne consiste pas dans la simple application d’une technique. Il exige une implication, une immersion (indwelling), une sorte de connaturalité entre le sujet et son action qui permet d’envisager la réalisation de l’objet non pas comme une suite de tâches atomisées, mais comme réalisation intégrée et réussie. On dépasse la technique de l’intérieur puisqu’elle est devenue une connaissance tacite, subsidiaire par rapport à la réalisation globale. L’action rituelle est de cet ordre, ne pouvant pas se réduire à une mise en oeuvre mécanique, mais exigeant un ordre global d’action. Le rite vit de l’indwelling polanyien, lequel se trouve à l’oeuvre dans toute connaissance humaine nourrie par l’impulsion heuristique qui nous fait aller à la rencontre de la réalité.

Dans le chapitre onze de son dernier ouvrage, Meaning[21], Michael Polanyi reprend la pensée avec laquelle il conclut Personal Knowledge pour démontrer que la science moderne suppose l’ordre du monde et donc un principe opérationnel immanent visant l’achèvement des choses. Les explications mécaniques n’épuisent pas la réalité, laquelle requiert également des conditions structurelles : toute machine s’organise foncièrement comme un tout. De même, tout organisme vivant est une organisation significative (meaningful) de matière dépourvue de sens (meaningless). Pour cette raison, la science repose sur une posture de confiance de notre esprit dans la direction d’une progressive intégration significative des pistes détectées par la recherche scientifique. Tout ce que l’on connaît est plein de sens. C’est pourquoi la science n’a pas de raison de disqualifier la religion ; ce qui n’est pas encore croire ou accréditer le sens religieux. Celui-ci « is a transnatural integration of incompatible clues and is achieved through our dwelling in various rituals and ceremonies informed by myths »[22]. Encore une fois, l’éclaircissement des propos de Michael Polanyi fait référence à la liturgie. Dans une époque où la religion n’est plus héritée, on peut y arriver par la conversion, quand on voit « that the particular party or religion or epistemology or world view (or even scientific theory) in front of us holds possibilities for the attainment of richer meanings than the one we have been getting along with »[23]. La religion n’est que ce déplacement vers un sens plus grand, en nous-mêmes, dans nos vies, dans notre compréhension. Il y a religion seulement là où nous sommes transportés, c’est-à-dire attirés par un nouveau sens. Cependant, avec son essai, Michael Polanyi ne désire pas susciter des conversions religieuses : « At the most, it is directed toward unstopping our ears so that we may hear a liturgical summons should one ever come our way[24]. »

b) La liturgie comme vision heuristique

L’équivalence entre la quête du savoir et l’attitude du croyant religieux dans l’acte de culte configure, selon Polanyi, une attitude heuristique. Les mots de clôture de Personal Knowledge renvoient ainsi à l’un des aspects fondamentaux de la connaissance tacite, sa dimension contemplative : « A true understanding of science and mathematics includes the capacity for a contemplative experience of them, and the teaching of these sciences must aim at imparting this capacity to the pupil[25]. » Sans cette capacité contemplative, aucune nouvelle découverte scientifique n’est possible en raison du caractère destructeur de la science.

Scientific discovery, which leads from one such framework to its successor, bursts the bounds of disciplined thought in an intense if transient moment of heuristic vision. And while it is thus breaking out, the mind is for the moment directly experiencing its content rather than controlling it by use of any pre-established mode of interpretation : it is overwhelmed by its own passionate activity[26].

La vision extatique de l’expérience configure le niveau le plus élevé de curiosité devant de nouveaux problèmes : « As observers or manipulators of experience we are guided by experience and pass through experience without experiencing it in itself[27]. » L’expérience en elle-même constitue le champ silencieux qui commande et donne sens à toute expérience particulière. Toute expérience contrôlée ou observée prend appui sur l’expérience en soi, devenue subsidiaire par rapport à des expériences focalisées sur des faits particuliers. Dans la contemplation, on opère le mouvement contraire : « Contemplation dissolves the screen, stops our movement through experience and pours us straight into experience ; we cease to handle things and become immersed in them[28]. » La contemplation scientifique ne diffère pas de la contemplation religieuse[29]. Dans ce cas, le mystique arrive à la contemplation à la suite d’un effort très élaboré appuyé sur le rite. C’est la via negativa, le seul chemin pour arriver à l’ineffable, mais également pour voir la réalité comme une totalité : « We see things not focally, but as part of a cosmos, as features of God[30]. » Le rite est le terrain de cette expérience, l’inducteur de cet abandon du sujet à la contemplation.

This surrender corresponds to the degree to which the worshipper dwells within the fabric of the religious ritual, which is potentially the highest degree of indwelling that is conceivable. For ritual comprises a sequence of things to be said and gestures to be made which involve the whole body and alert our whole existence. Anyone sincerely saying and doing these things in a place of worship could not fail to be completely absorbed in them. He would be partaking devoutly in religious life[31].

Cependant, l’inhabitation rituelle n’est jamais complètement atteinte. Selon Michael Polanyi, le rite chrétien est conçu de façon à renvoyer continuellement à l’angoisse, au salut et à l’espérance, c’est-à-dire à des émotions contraires et parfois contradictoires : « The indwelling of the Christian worshipper is therefore a continued attempt at breaking out, at casting off the condition of man, even while humbly acknowledging its inescapability[32]. » La liturgie coïncide ainsi avec une impulsion heuristique : « Christian worship sustains, as it were, an eternal, never to be consummated hunch : a heuristic vision which is accepted for the sake of its unresolvable tension. It is like an obsession with a problem known to be insoluble[33] […] »

c) L’encadrement et la stabilisation des croyances

La référence à la religion et aux actes de culte réapparaît dans Personal Knowledge, dans le contexte de la critique du doute. À cet égard, deux aspects méritent d’être soulignés : le doute s’oppose à la confiance et donc à la croyance, mais critiquer le doute est douter du doute et donc soumettre le doute à son propre critère. Pourquoi cela ? La pensée critique s’est fondée sur le doute comme façon de s’opposer à la religion et à l’autorité de la tradition. Ainsi, la réhabilitation de la religion exige le doute sur le doute.

« Religion, considered as an act of worship, is an indwelling rather than an affirmation[34] » : cela détermine le type de doute auquel nous pouvons soumettre des propositions comme « Dieu existe » [35]. Polanyi suggère que la liturgie chrétienne comme impulsion heuristique passionnée implique un doute inhérent, le doute relié au péché et à l’angoisse du péché. Cependant, la liturgie est surtout l’enquête qui conduit le croyant à Dieu : « As a framework expressing its acceptance of itself as a dwelling place of the passionate search for God, religious worship can say nothing that is true or false[36]. »

Le cadre rituel rend les affirmations religieuses inaccessibles au doute méthodique dans la mesure où elles configurent plutôt des situations d’engagement (indwelling)[37]. Peut-on en dire autant des doctrines théologiques et des textes bibliques ? Pour comprendre les affirmations religieuses, le croyant doit demeurer au sein du sens religieux. Autrement dit, seulement celui qui croit peut comprendre les affirmations religieuses. La théologie et la Bible forment le contexte de la liturgie et doivent être comprises dans la mesure où elles se rattachent à la liturgie. Ainsi, « comprendre les affirmations religieuses tout en restant au sein du sens religieux » signifie plus exactement « au sein du rite qui les rend infalsifiables ». Cet attachement liturgique assume des traits différents dans les rapports internes (la dogmatique) et dans les rapports externes (l’apologétique) de la théologie. La théologie révèle ou essaie de révéler les implications de la liturgie, et en ce sens, elle peut être considérée « vraie » ou « fausse », c’est-à-dire dans la mesure où les affirmations théologiques restent à l’intérieur de l’inhabitation (dwelling) liturgique. La théologie ne peut être comprise qu’en renvoyant à la liturgie comme réalité subsidiaire. Impliquant l’inhabitation, c’est-à-dire la capacité tacite de demeurer à l’intérieur du système religieux, la liturgie est au coeur de la validation des savoirs religieux. L’expérience profane est, pour Michael Polanyi, le matériel de l’expérience religieuse. Autrement dit, l’expérience religieuse consiste dans une expérience avec l’expérience profane, assimilée dans les termes de la première.

The universe of every great articulate system is constructed by elaborating and transmuting one particular aspect of anterior experience : the Christian faith elabores and renders effective the supernatural aspect of anterior experience in terms of its own internal experience. The convert enters into the articulate framework of worship and doctrine by surrending to the religious ecstasy which their system evokes and accredits thereby its validity[38].

Ce processus est analogue au processus de validation dans les arts et dans les sciences. Les trouvailles religieuses et les trouvailles scientifiques se dépassent comme les lois juridiques surmontent les faits ordinaires et comme les miracles dépassent les faits mesurables. On a tendance à penser le miracle comme faux parce qu’il contredit l’ordre naturel des choses. Au contraire, il serait faux s’il s’accordait aux lois naturelles. Dans ce cas, une affirmation religieuse serait évaluée à partir d’un critère scientifique : « Observation may supply us with rich clues for our belief in God ; but any scientifically convincing observation of God would turn religious worship into an idolatrous adoration of a mere object, or natural person[39]. »

d) La fusion d’aspects incompatibles

Le dernier ouvrage de Michael Polanyi, Meaning, est un plaidoyer pour la liberté. Pour comprendre le rapport de la liberté à l’autorité, il y a des corrections à faire dans notre conception du savoir : il faut accepter et creuser la dimension personnelle de la connaissance. L’ouvrage est donc en continuité avec Personal Knowledge. Il s’intéresse cette fois à la focalisation sur des aspects subsidiaires de la connaissance. La dimension tacite doit demeurer silencieuse et discrète pour opérer, penserait-on. Toutefois, il y a des situations où l’on se centre sur les aspects subsidiaires des connaissances. Cela semble être la condition de possibilité de compréhension des connaissances issues du symbole, de la métaphore, de l’art et du mythe, c’est-à-dire des connaissances qui ont recours à l’imagination.

Sans l’imagination, l’art est dépourvu de sens. Pour approfondir l’enjeu de la connaissance artistique, il faut considérer aussi que si l’art est « détaché » (séparé des régularités de la vie) par son propre « cadre » (frame), celui-ci est toutefois le point de rattachement de l’art à notre vie ordinaire. Ainsi, les affirmations artistiques sont intégrées dans des cadres incompatibles avec ces affirmations. On trouve la même dynamique dans le cas des mythes et des rites religieux.

On arrive ainsi sur le terrain de « l’acceptation » qu’il ne faut pas confondre avec l’« observation ». Les symboles et les métaphores configurent des acceptations dans la mesure où la connaissance qu’ils suscitent présuppose la participation du sujet. L’observation, au contraire, impose la distance entre le sujet et la chose observée. La religion semble être la forme d’acceptation la plus complexe. La signification religieuse, étant d’ordre métaphorique, dépasse cet ordre. Polanyi donne l’exemple de la communion eucharistique[40]. Les rites de communion intègrent des niveaux de plus en plus complexes : la satisfaction de besoins biologiques, la communauté de sentiments de la convivialité, l’expérience du « sacré ». En général, cette dernière dépend de l’addition d’un mythe. À travers le mythe, on est introduit dans le « grand temps » et on participe au sens dernier des choses. C’est ainsi qu’une signification spirituelle est ajoutée aux rites de communion. Polanyi explique :

It is only through belief in the myth, of course, that the whole rich meaning of the ceremony – the congeries of all the sacred, religious meanings – is achieved : all the incompatible meanings that reach their full bloom together in “the New Testament in my blood”. We see that this Christian rite is made sacred and detached by the myth that is embodied in it (as it is also embodied in the myth), just as we found that certain primitive rites are made into something wholly detached and sacred by the presence in them of a creation myth[41].

Comme l’art, la religion se caractérise par la fusion d’éléments incompatibles par ses rites et ses mythes. Selon Polanyi, le rite reçoit son sens du mythe, mais le rite et le mythe s’impliquent l’un l’autre :

Each exists in a viable form only in the other.
Thus it is not only what is said in the myth that serves to detach it from the practical affairs of our lives, but it is perhaps even more the rites and ceremonies that recreate its expressed actions. Each serves as a “frame” for the other’s “story.” And each frame is, in turn, incompatible with the contents of each story[42].

Dans le cas de l’eucharistie, le « cadre » (frame) et le « récit » (story) sont ceux des besoins corporels et de la nourriture spirituelle, deux réalités incompatibles à première vue : quand on a faim, on mange ; on ne prie pas. Dans le cas des rites de communion, un nouveau « récit » réencadre le premier et crée le sens religieux : « The whole ritual, combined with the myth, bristles with irresolvable incompatibilities. But it is the fusion of these incompatibles, accomplished by our imagination, that gives meaning to the whole transaction and moves our religious feeling so powerfully–if we are Christian[43]. »

Le culte (Worship) en général est mû de la même dynamique. Il est composé d’actes dépourvus de signification ordinaire, dont notamment les prières de supplication, ce qui exige de la confiance (Trust). Demander quelque chose à Dieu semble plutôt susciter de la méfiance : sera-t-on entendu ? « Like the murder on the stage which is actually a nonmurder, this act of nontrust is actually one of trust[44]. » La différence est que lors du culte religieux, quelque chose est en train de se passer : « One is revering and honouring God, one is being thankful to him, and one is trusting him, even though it would appear that one could not possibly accomplish these things by these actions[45]. » L’incompatibilité est dépassée parce que Dieu apparaît au coeur du rituel comme le point central qui fond tous les aspects incompatibles dans un seul et même sens.

It is therefore only through participation in acts of worship – through dwelling in these – that we see God. God is thus not a being whose existence can be established in some logical, scientific, or rational way before we engage in our worship of him. God is a commitment involved in our rites and myths. Through our integrative, imaginative efforts we see him as the focal point that fuses into meaning all the incompatibles involved in the practice of religion[46].

Les croyances religieuses (dérivées de l’intégration des aspects incompatibles de l’existence dans le rite et par référence à un mythe) ne possèdent pas un sens littéral. Cela donne lieu à la difficulté de la spécificité du sens religieux dans un âge post-religieux. Les éléments incompatibles (intégrés dans l’art, les symboles et métaphores) doivent au moins être plausibles. Ainsi, le contenu du mythe religieux doit paraître possible pour qu’il soit accepté. La solution ne consiste pas à démythologiser. Cela impliquerait la totale disparition de la religion[47]. Au contraire : « We must be able to say : If not this story exactly, then something like this story is how all things are put together. In other words, it must be plausible to us to suppose that the universe is, in the end, meaningful[48]. »

3. Faire la vérité, le rite

J’ai terminé la première partie de cette étude en faisant référence à la possibilité de corriger l’unilatéralité de la théologie de Karl Barth qui est à l’origine d’un rapport insuffisant aux médiations humaines de la « Parole de Dieu ». Pour affirmer la révélation de Dieu, Barth se doit de renvoyer au silence la religion, le culte et le rite, ignorant que, dépourvues de l’investissement symbolique du contexte rituel dans lequel les Écritures rencontrent leur situation illocutionaire originaire, elles demeurent lettre morte. Pour Barth, les médiations sont, depuis le début, théologiquement déterminées dans leurs dimensions humaines. Autrement dit, elles perdent l’aspect de médiation humaine aux dépens d’une conception théorique de l’immédiateté théologique. Cette sorte de théologie qui refoule ses propres conditions de possibilité a besoin d’une bonne cure psychanalytique, c’est-à-dire d’être mise à l’épreuve par un processus de rétablissement des présupposés pratiques sur lesquels elle s’appuie. Selon Peter Forster, la philosophie post-critique de Michael Polanyi a cette capacité. Il est possible de se focaliser théologiquement sur la « Parole de Dieu » à partir d’une connaissance oblique des actes humains qui configurent le rapport religieux à la révélation. On en dira autant de la relation entre le « baptême de feu » dans l’Esprit et le « baptême d’eau » pour la conversion. La suggestion de Peter Forster est d’une grande importance pour la théologie catholique actuelle. Le fait inquiétant, ici, c’est que faute d’avoir lu Karl Barth, les théologiens catholiques reproduisent exactement le même geste de refoulement du rite (convaincus de préserver ainsi la nature théologique du sacrement). La théologie catholique est devenue barthienne sans s’en rendre compte, produisant un discours qui serait refusé d’emblée par Barth lui-même dans la mesure où l’idée de sacrement y occupe la position de la Parole et assume ses traits théologiques. La lamentation constante selon laquelle il faut laisser la vie entrer dans la célébration confirme que l’on ne perçoit pas la façon dont le rite s’empare des réalités humaines.

La liturgie est une formalisation d’actions et de significations humaines. De la naissance à la mort, de la consécration virginale à l’alliance nuptiale, de la grâce au péché, du manger au veiller, du parler à l’entendre, du jeu au travail, de l’art à la technique, du plaisir à la détresse, la liturgie n’est qu’une reprise de choses, actions, situations et expériences du quotidien investies d’un degré plus marqué de formalité. Le rite est cet investissement, cette intensification, qui correspond à l’entrée dans l’action rituelle que Michael Polanyi nomme « indwelling » et que les liturgistes désignent par « participation active »[49]. Les diverses expériences humaines du quotidien sont la dimension tacite du rituel, lequel reproduit avec plus d’intensité le même jeu d’attention focalisée et de référence oblique lors de sa mise en oeuvre[50]. Là où il y a action humaine, il y a aussi quelque chose de silencieux qui la soutient discrètement, sans vouloir et sans devoir être remarqué. Cette dimension tacite s’amplifie en proportion directe à l’investissement formel de l’action en question, jusqu’à la fusion des aspects incompatibles, pour reprendre l’expression de Michael Polanyi. L’exemple donné par l’auteur lui-même, celui de la communion eucharistique, illustre cela parfaitement. Chaque fois qu’un fidèle consomme le pain consacré, il reprend l’acte de manger – déjà culturellement investi – de façon symbolique et formelle, voire stylisée. Les dimensions biologique et culturelle agissent tacitement dans le rite. Personne n’a besoin d’expliquer l’action en question ; ce qu’il faut faire, c’est initier au nouveau degré de formalité de l’action rituelle comme moyen de pointer vers sa dimension symbolique, laquelle constitue l’objectif du rite, rendu en termes de signification et d’efficacité. Dans ce cas, le rite signifie et opère la communion avec le Christ, le pain de vie, le pain véritable. On peut penser également au baptême si l’on veut confirmer les perspectives de Forster sur Barth. Les rapports humains – biologiques, culturels, cosmiques – avec l’eau ne sont pas écartés par le baptême dans l’Esprit. Au contraire, on peut se focaliser sur le « baptême de feu » seulement à partir des rapports tacites discrètement à l’oeuvre dans le « baptême d’eau ». Dans le rite, les actions les plus prosaïques deviennent des actions symboliques. La présence tacite du prosaïque dans la focalisation symbolique est la première incompatibilité à réconcilier dans le rite. Toute fonctionnalité est écartée pour ramener l’action à son sens le plus profond, ou mieux, pour transformer l’action en signification dans l’insignifiance de la syntaxe pure du rite : dans l’eucharistie, on mange sans manger ; dans le baptême, on lave sans laver… mais jamais l’acte de manger n’est aussi véritable que dans le rite précisément parce que l’on ne mange pas comme réponse à un besoin, mais comme questionnement sur la réalité, comme interrogation sur ce qui donne et conserve la vie malgré la finitude et la mort.

Le fait que la liturgie n’exclut aucune dimension de l’existence humaine, mais les incorpore toutes, indique clairement que toute réflexion théologique a sa dimension tacite dans la liturgie. L’incorporation liturgique de l’action du quotidien est et doit rester silencieuse. Cependant, elle n’est pas seulement de l’ordre de la pratique, mais aussi de celui de la théorie, plus concrètement de l’interprétation[51]. Dans l’exemple de l’eucharistie, une action quotidienne – qui reprend tacitement un aspect biologique – est théologiquement interprétée : d’abord dans le sens de l’interprétation qui est la mise en scène ou la performance elle-même, ensuite dans le sens de l’interprétation qui consiste dans la découverte d’un sens métaphorique rattaché au sens biologique et culturel de l’acte de manger, de la manière suivante : manger, c’est se nourrir pour rester en vie (plan biologique), mais c’est aussi nourrir les liens sociaux (plan culturel), et encore, dans notre cas, avoir part avec Jésus pour vivre éternellement (plan théologique). D’un coup, Jésus, le « juif marginal », est aussi théologiquement ré-interprété par le rite et intégré à l’identité divine comme l’envoyé du Père. On peut en affirmer autant sur le baptême : se laver fait partie des soins corporels de base, mais aussi des rapports sociaux. Dans le domaine religieux, cela se traduit en termes de purification et de conversion comme conditions de possibilité d’entrer en relation avec la sainteté connotée avec la pureté. En tant que rite lustral, le baptême interprète autant la condition humaine que l’action divine. Il signifie et opère autant la conversion que la regénération.

Le rite demeure le présupposé ou la dimension tacite de tout discours théologique. Ainsi, par rapport aux disciplines de la théologie systématique, la théologie liturgique opère comme la psychanalyse, cherchant à expliciter ses aspects implicites refoulés ; par rapport au domaine de la théologie pratique, elle opère comme le développement photographique, « révélant » le sens théologique de l’action humaine dans la chambre obscure du rite. De la rencontre de l’interprétation rituelle de l’acte de manger ou du lavage avec l’interprétation métaphorique de Jésus comme le pain de vie éternelle ou l’eau véritable ne peut que découler un renvoi vers les actes humains autour de la vie et de la dignité humaine, des actes enrichis par les nouvelles significations proposées par le rite. Par rapport à la Bible, ce jeu est en quelque sorte synthétisé : le rite se trouve dans la Bible autant comme « hypo-texte » tacite que comme thème explicite du texte ; mais chaque célébration liturgique est aussi un « hyper-texte » par rapport à la Bible dans la mesure où elle apparaît comme un nouveau texte construit à partir d’éléments bibliques ou en dialogue avec eux et comme un nouveau contexte de lecture des Écritures comme la Parole de Dieu qui s’accomplit « aujourd’hui »[52]. Michael Polanyi a bien vu que le mythe et le rite s’impliquent mutuellement comme cadre (frame) et récit (story) l’un par rapport à l’autre. Finalement, que le rite suscite une situation heuristique, on le pressent déjà dans la Bible. « Qu’est-ce que cela ? » se sont demandé les fils d’Israël devant le « quelque chose de menu comme des grains et comme la gelée blanche sur la terre » (Ex 16, 13-16), qui, selon l’évangéliste, a anticipé « le véritable pain descendu du ciel » suscitant un nouveau questionnement : « Que devons-nous faire, pour faire les oeuvres de Dieu ? » (Jn 6, 28). « Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? » (Jn 3, 4) a été la question soulevée par Nicodème en écoutant l’appel de Jésus à renaître. Les sacrements et la liturgie chrétienne sont des situations heuristiques suscitant des questionnements sur la vie, la mort, le monde, la destinée, et c’est ainsi qu’ils accouchent de la théologie comme science de la foi, c’est-à-dire comme science de la dimension soutenant tacitement tout questionnement sur la réalité.

Conclusion

Dans un paradigme post-critique, la foi ne peut pas être conçue comme une réalité de nature cognitive trouvant ensuite des traductions et des expressions d’ordre émotif et plastique. Une telle vision trahirait un désir malsain d’objectivation. D’une part, la foi en elle-même serait réduite à l’ordre de la pensée et donc du concept et de l’abstraction. D’autre part, les expressions de la foi seraient non seulement extrinsèques à la foi et, donc, de simples instruments, mais aussi entièrement subjectives. Dans les termes des dichotomies modernes, à toute objectivation de la foi correspond sa totale subjectivation du point de vue de la pensée critique et scientifique. Pour la vision du monde moderne, l’objectivité religieuse n’est que pure subjectivité.

L’épistémologie de Michael Polanyi se propose de dépasser cette situation, dissolvant la dichotomie entre l’objectivité scientifique et la subjectivité religieuse par la reconnaissance de la dimension personnelle de toute connaissance. Cette dimension personnelle est le trait commun à la science, à la religion, mais également à l’art et à la technique. En ce sens, la foi en vient à s’identifier avec l’entrée dans l’attitude croyante, avec la maîtrise du langage religieux, avec l’incorporation du comportement qui concrétise la relation avec Dieu ; et cela n’est que la liturgie ou, plus exactement, la participation active à la liturgie, non comme moyen de communication ou d’expression d’idées sur Dieu, mais comme véritable situation d’interlocution et d’interaction des croyants entre eux et avec Dieu. Michael Polanyi pense la foi du point de vue de son appropriation (indwelling) et considère le sujet croyant dans la perspective du comportement et de la relation. Pour cette raison, vivre la foi de l’intérieur correspond à la connaissance tacite du rite, cet ensemble de pistes (clues) invitant à concentrer notre attention sur Dieu, c’est-à-dire sur la réalité qui permet de penser le monde comme une unité remplie de signification. Habiter le rite est donc la conditition de possibilité de la théologie.

En ouvrant cette étude, j’ai lancé un défi aux théologiens et théologiennes qui me liront au sujet de la place et du rôle de la liturgie dans leur méthodologie. J’ai enchaîné immédiatement avec la version la plus radicale d’une « liturgisation » de la théologie, présentée comme la réponse captieuse à une bonne perception de deux problèmes centraux en épistémologie, celui d’un rapport unilatéral et dichotomique entre la théorie et la pratique, et celui de la vérité de l’action. Avec Michael Polanyi, la relation entre la théorie et la pratique devient complexe et dynamique. Toute théorie s’appuie sur une pratique tacite. La théorie ne peut se focaliser sur un aspect de la réalité sans présupposer une connaissance silencieuse qui implique la liberté et la responsabilité de l’être humain. Ainsi, la théorie est générée par la pratique, laquelle reste sa référence implicite. Le rite est la réalité tacite à l’oeuvre dans toute réflexion théologique, le « faire la vérité » qui permet de la communiquer.

Les travaux de Michael Polanyi sont contemporains des mouvements liturgiques et de la provocation lancée à la méthodologie théologique par les enquêtes autour du sens théologique de la liturgie. Pourtant, il n’y a pas de lien direct entre les deux recherches. Michael Polanyi ne réagit pas directement aux aspects épistémologiques de la liturgie en train de se constituer comme discipline théologique. Cependant, entre la vision polanyienne de la liturgie comme heuristique et les recherches liturgiques fondamentales, il y a une confluence autour de ce que le théologien italien Cipriano Vaggagini (1909-1999) a théorisé comme « connaissance par connaturalité », reconnaissant ainsi, à côté de la pensée conceptuelle, la pertinence d’une raison symbolique dans le contexte théologique. L’auteur cité dans l’introduction de cette étude, Achille Maria Triacca, réagit aux perspectives de Vaggagini en s’appuyant sur les propositions de Salvatore Marsili (1910-1983), pour lequel la liturgie est theologia prima. Pour Marsili, la liturgie n’est pas seulement une ressource symbolique qui peut enrichir la méthode théologique ; la liturgie est l’expérience originaire qui permet toute prise de parole et toute réfléxion de second degré sur Dieu[53]. Aux États-Unis, Alexander Schmemann (1921-1983) a travaillé des idées semblables, qui ont eu un développement analogue, notamment avec les publications de David W. Fagerberg, dont l’ouvrage principal a comme titre précisément Theologia prima[54]. La liturgie comme theologia prima constitue une affirmation de l’immédiateté théologique de la célébration équivalente à celle des Écritures comme Parole de Dieu dans la pensée de Karl Barth. L’enjeu est non seulement celui du refus de toute « théologie naturelle », lequel se traduit dans l’imperméabilisation de la liturgie à l’anthropologie du rite, mais également celui de l’enfermement au sein de la dichotomie opposant pratique et théorie, ainsi que celui de la stagnation de la curiosité. Dans son immédiateté théologique, transformée en théorie absolue, la liturgie theologia prima ferme tout espace aux dimensions humaines de la médiation. En outre, elle ne suscite aucun questionnement, n’invite à aucune recherche parce qu’elle se pose comme la réponse des réponses. Voici la grande différence entre cette projection de l’immédiateté théologique sur la médiation rituelle et l’identification de la foi avec la célébration comme appropriation personnelle, c’est-à-dire comme inhabitation (indwelling) liturgique, et qu’il faut prendre au sérieux si l’on veut encore faire une théologie aspirant à la vérité.