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Introduction

Cet article propose une description de l’espace identitaire et géographique de Régine Robin par l’examen des noms de lieux et de personnes dans ses Papiers perdus, qui est un corpus constitué de textes placés sur le Web vers 1995. Les noms propres contenus dans ces textes forment des constellations qui constituent la cartographie du sujet écrivant à ce moment particulier et à l’intérieur de cet espace précis. Des outils de visualisation du logiciel Hyperbase permettent de concevoir cette cartographie sans imposer un ordre chronologique aux textes, ce qui respecte la volonté et l’intention de l’auteure. Certes, la subjectivité des repères peut rendre l’analyse délicate, cependant, en situant les noms propres dans leur contexte au sein de noeuds sémantiques, il est possible d’en dégager un sens, sans pour autant les dénaturer.

1. Description du corpus

Le site Web de Régine Robin se dédouble en parcours universitaire d’un côté et en textes de création de l’autre. Alors que le côté universitaire se limite à son curriculum vitae chronologique, ses textes de création sont classés sous le pseudonyme Rivka; ce sont ces derniers qui forment notre corpus. Dans ces cybertextes, la narratrice Rivka, une des nombreuses composantes des couches identitaires de Régine Maire née Ajzersztejn dite Robin, y décrit des espaces identitaires et géographiques fragmentaires et multiples qui n’ont comme fil conducteur que son propre parcours bigarré. Par ailleurs, ses Papiers perdus représentent peut-être l’expérience d’écriture la plus hétéroclite de l’auteure. Les textes placés sous cette rubrique ont été repris, révisés et augmentés pour être éventuellement publiés sous forme de livre imprimé : Cybermigrances, en 2004. L’abondance de coquilles dans la version électronique suggère que ces textes auraient été saisis directement à l’ordinateur avec très peu de relectures ou de retouches, à la façon d’un journal intime. C’est cette écriture cybernétique dans son état pur, spontané et immédiat, et non pas sa version retravaillée et réorganisée en livre imprimé, qui forme notre corpus d’analyse.

Organisés en cinq parties, les 106 fragments varient en longueur, mais leur contenu est censé être géré par des contraintes énoncées par l’auteure à la page d’accueil du site. À la façon du groupe d’écriture OULIPO ou d’autres types d’écriture par contrainte, Robin propose certains fils conducteurs, mais ne va cependant pas jusqu’à imposer un ordre de lecture au cybernaute. Au contraire, elle exprime le voeu que le texte soit reconstitué par le lecteur à sa guise, en sautant d’une section à une autre comme bon lui semble (ou peut-être pour refléter le fait que les cybernautes ont tendance à naviguer d’un texte à une autre et d’une page Web à une autre de façon aléatoire). Par ailleurs, vu l’absence d’hyperliens entre les fragments, même le lecteur très bien intentionné doit revenir à la page de départ entre chaque fragment et risque de perdre le fil chaque fois. De cette façon, le texte est recomposé par chaque lecteur pour produire une quantité quasi infinie de combinaisons. De plus, l’auteure n’a pas toujours suivi ses contraintes et n’a pas non plus produit le nombre de textes prévus (il devait y avoir 238 fragments).

2. Cadre théorique

Comment aborder cette cyberécriture sans repères ? Comment traiter de textes écrits en ligne, dépourvus de conventions traditionnelles ? Le concept de cartographie cognitive de Fredric Jameson dans Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (Jameson, 2007), allié aux outils de visualisation de statistique textuelle informatisée, nous offre des pistes d’analyse innovatrices et bien adaptées au corpus. La cartographie postmoderne est une façon de décrire l’espace autour d’une manifestation particulière du soi et de tracer de nouveaux parcours à travers les paysages postmodernes (Jones, 2007, p. 277). L’espace cybernétique, hypertexte d’une immensité auparavant impensable, par son instabilité et sa permanence, par sa grande démocratie et sa tendance vers la déshumanisation du sujet, pose peut-être les plus grandes difficultés d’analyse dans l’histoire de la littérature. Et pourtant, toujours selon Jameson, la technologie est un élément incontournable à l’époque postmoderne. C’est pourquoi l’usage qu’en font certains auteurs peut nous permettre de mieux saisir le monde postmoderne.

Jameson affirme que l’être humain, afin de reconquérir l’espace postmoderne qui lui échappe, doit développer des repères subjectifs et se composer une carte cognitive lui permettant de se situer et de s’orienter à l’intérieur de cet espace fragmentaire et complexe. Ces propos énoncés en 1991 ne pourraient être plus actuels aujourd’hui, compte tenu de l’ampleur qu’a pris le phénomène Internet depuis plus de 20 ans. Précisons d’abord qu’il ne s’agit pas simplement de constituer des itinéraires unidimensionnels et unidirectionnels, mais de configurer les déplacements à l’intérieur d’un ensemble plus vaste de repères multidimensionnels où des déplacements infinis sont possibles. C’est pourquoi une approche globale qui tient compte des aspects micro et macro est nécessaire.

Ayant abandonné les procédés narratifs traditionnels, aboli les frontières entre les genres et déstabilisé le lecteur en supprimant les repères habituels de la lecture (chronologie, narrateur, etc.), la littérature postmoderne exige que l’on repense les modes de représentation de l’art. De plus, le texte numérique a des particularités qui le distinguent de ses prédécesseurs. Le texte qui défile à l’écran est plus fragmentaire que jamais, détaché d’un support matériel qui lui donnerait un ordre, un début et une fin dans le sens traditionnel du livre. Dans le meilleur des cas, les auteurs tiennent compte de ce nouveau système de fonctionnement et conçoivent leur texte en fonction d’un support électronique. C’est le cas pour Régine Robin qui rédige des fragments de texte courts, plus ou moins autonomes et en abordant des thèmes aussi banals que les arrêts d’une ligne d’autobus. En réalité, ces textes sont issus d’un désir d’exprimer sa vision du monde et de se situer dans un espace global et virtuel, car c’est à travers la quotidienneté dans toute sa banalité que le sujet postmoderne se déplace et définit sa subjectivité. Les déambulations de Régine Robin dans les rues et les villes du monde trouvent leur écho dans les déambulations du texte qui peut suivre une trace ou choisir de prendre un tournant ou l’autre, de longer une rue plutôt qu’une autre et d’entrer dans un bistrot ou continuer à suivre la ligne 91 du bus de Paris.

3. Méthodologie

Les textes du site Web ont été convertis en version texte seulement (.txt) et analysés par Hyperbase dans l’ordre des titres qui apparaissent à l’écran. Cependant, comme cette étude ne s’attarde pas à l’évolution chronologique des formes, cet ordre n’a eu aucune influence sur les analyses qui ont suivi. L’examen des formes les plus fréquentes du corpus a confirmé que les noms propres occupaient une place importante dans les Papiers perdus. Tous les noms propres ont été regroupés et répartis par catégorie. Par la suite, ces listes de mots ont été analysées par la fonction « Thème » qui dresse la liste des mots associés aux mots-pôles – ici, la liste des noms propres. Ces formes associées peuvent ensuite être visualisées par des graphes « Association ». Cette fonction permet d’établir les liens directs et indirects entre les mots-pôles (ici, les noms propres) et les formes associées ainsi que les liens qu’entretiennent les formes associées entre elles.

4. Catégories de noms propres

Quatre catégories de noms propres ont été repérées à partir de notre corpus : des noms de lieux « Paris », « Montréal », « Montparnasse »…, des noms de personnes « Robin », « Rivka », « Perec »…), des noms de marques « Coca-Cola », « Vittel », « Menthol »,) et des moments historiques « Stalag », « Révolution », « FLN »,…). Les noms de lieux sont nettement plus fréquents, comptant à eux seuls 159 occurrences ou 54,5 % du corpus des noms propres. Les noms de personnes sont en deuxième place avec 89 occurrences ou 30,5 % du corpus alors que les noms de marques et de moments historiques constituent respectivement 9 % (26 occurrences) et 6 % (18 occurrences) du lexique des noms propres. Vu leur importance statistique, seuls les noms de lieux et de personnes seront traités dans l’analyse qui suit. Les noms de marques et les noms propres désignant les moments historiques ne peuvent être soumis à l’analyse statistique étant donné leur nombre d’occurrences extrêmement faible dans le corpus. Néanmoins, nous les reproduisons ici dans l’intérêt d’en donner un aperçu :

Tableau 1

Noms propres de marques et de moments historiques

Noms propres de marques et de moments historiques

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Les noms propres liés aux marques et aux objets évoquent la culture populaire, notamment, celle de la France et des États-Unis, alors que les noms propres représentant des moments historiques représentent surtout l’Holocauste et des moments révolutionnaires en France et ailleurs.

Les listes des noms propres de lieux et de personnes ont été importées dans le logiciel Hyperbase. La figure 1 montre le tableau de contingence de tous les noms de lieux classés par ordre de fréquence totale dans les cinq parties définies par l’auteure. En plus de donner le nombre d’occurrences par partie (« Boît » pour « Boîtes de vie, fragments », « Envo » pour « Envois », « Bist » pour « Bistrots », « Rues » pour « Rues : Poétique de la ville », et « Auto » pour « Autobus 91 »), on y lit le nombre total d’occurrences en fin de chaque ligne. Ce tableau montre que les noms de lieux sont fortement présents dans les fragments que Robin a placés sous la catégorie « Boîtes de vie », la partie la plus autobiographique de tous les cybertextes.

Figure 1

Première page du tableau de contingence des noms propres de lieux par ordre de fréquence décroissante, importée sous la fonction « liste » d’Hyperbase

Première page du tableau de contingence des noms propres de lieux par ordre de fréquence décroissante, importée sous la fonction « liste » d’Hyperbase

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Parmi les hautes fréquences, Paris se trouve en première place, suivi de Montréal. Effectivement, dans la préface et dans certains des cybertextes formant les Papiers perdus, Régine Robin affirme qu’elle a au moins deux vies : une à Paris et une à Montréal. Les hautes fréquences reflètent donc l’importance de ces deux villes dans la cartographie personnelle de l’auteure. La problématique de la juiveté et de l’Holocauste apparaissent aussi très rapidement, représentée par des lieux de mémoire comme Pologne, Allemagne, Berlin Kaluszyn et AUSTERLITZ (les majuscules sont de l’auteure).

Figure 2

Environnement de tous les noms propres selon la fonction « Thème » d’Hyperbase

Environnement de tous les noms propres selon la fonction « Thème » d’Hyperbase

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5. Environnements des noms propres

Par la suite, tous les contextes des mots des listes de noms propres ont été analysés pour dégager les formes qui sont le plus souvent attirées à ces « mots-pôles » (les mots de la liste de noms propres). En d’autres mots, le logiciel Hyperbase, par la fonction « Thème », repère les formes qui apparaissent le plus souvent à l’intérieur du même paragraphe où se trouvent les noms propres. La figure 2 illustre une liste partielle de ces mots associés. Chaque mot est précédé de son écart réduit, de sa fréquence dans tous le corpus et de sa fréquence dans les contextes contenant une des formes de la liste dans cet ordre.

En cliquant ensuite sur la fonction « Graphe » d’Hyperbase, il est possible de visualiser ces formes, ainsi que leurs liens avec les mot-pôles et les liens que les mots associés entretiennent entre eux. L’analyse des associations de noms de lieux donne la figure 3 qui a été simplifiée pour ne retenir que les formes ayant des liens très forts avec les mots-pôles (les mots-outils tels que les articles et prépositions n’ont pas été retenus).

Ce graphe est produit par le logiciel en tenant compte du poids des mots par rapport au corpus entier et de la force des liens entre les formes. En d’autres mots, si « Paris » se trouve en tête, c’est parce que ce mot est beaucoup plus fréquent que les autres mots de la liste de noms propres et parce qu’il compte le plus d’associations avec les autres mots de la liste et leurs formes associées. Seuls les mots en rouge (à grande fréquentation) et seuls les tracés en rouge et en bleu ont été retenus dans ce graphe simplifié. Les tracés en rouge correspondent aux liens directs entre les formes associées et les mots-pôles alors que les tracés en bleu illustrent les liens que les « amis du premier cercle » entretiennent entre eux. La force du tracé (épais, mince, pointillé) montre l’importance de chaque lien. Le graphe de la figure 3 confirme que Paris domine nettement dans la cartographie personnelle de l’alter ego de Régine Robin, Rivka. Toutes les routes des Papiers perdus mènent à Paris, premier noeud du graphe qui permet de visualiser des noms de lieux les plus fréquents dans les textes. « Montparnasse » forme un noeud secondaire important, étroitement lié à « Paris », ce qui tend à suggérer que les déplacements de la narratrice sont concentrés dans ce quartier de la rive gauche connu pour ses cafés et bistros ainsi que sa vie artistique et intellectuelle. Il s’agit donc d’une vision bien particulière de la Ville Lumière en tant que bassin culturel.

« Montréal » forme également un noeud significatif dans ce graphe, mais « Outremont », quartier où elle habite dans cette ville québécoise, est absent. D’ailleurs, dans le cas de Montréal, il faut s’attarder au manque de liens significatifs. Des mots génériques tels que « boulevard », « lieu », « terrasse », « café » et « face » sont liés aux nombreux lieux qu’elle fréquente à Paris, mais « terrasse » et « café » ne sont pas liés à Montréal. Cet aspect grégaire de la ville est absent de Montréal, son lieu de travail. La « France » est aussi un point de repère autour duquel se rattachent de nombreux lieux importants, alors que le mot « Canada » est absent. La « Pologne », « New York », « Buenos Aires » trouvent leur place dans les nombreux itinéraires de Rivka, qui mentionne aussi ses « parents » en lien avec « Paris », « Montparnasse », la « France » et « Montréal ». Régine Robin a émigré à Paris à l’âge de deux ans avec ses parents – événement décisif pour l’enfant qui échappait ainsi à l’Holocauste. Le choix des parents continue donc à avoir un impact significatif sur sa cartographie. De plus, si Montréal est un lieu de travail intellectuel pour l’auteure (elle est professeure à l’Université du Québec à Montréal), il n’est pas lié à la sociabilité essentielle à l’épanouissement intellectuel de l’auteure.

Figure 3

Graphe « Associations » à partir de la liste de lieux et leurs formes les plus fréquemment associées selon l’analyse thématique d’Hyperbase

Graphe « Associations » à partir de la liste de lieux et leurs formes les plus fréquemment associées selon l’analyse thématique d’Hyperbase

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Ce graphe fait aussi ressortir des adverbes de localisation tels que « face », « juste », « fond » et « angle ». L’auteure s’exprime donc dans un vocabulaire pour les familiers de ces lieux ou pour elle-même, non pas un vocabulaire de touriste, mais un vocabulaire constitué de référents connus, permettant de relativiser les éléments qui composent ses lieux intimes. Il s’agit donc essentiellement d’un univers d’initié. Finalement, le mot « pluie » est le seul descriptif climatique et est surtout lié à Paris. Le mot « plein » pour sa part, en relation avec « Paris », « lieu », « boulevard » et « Montparnasse » se retrouve dans des expressions comme « en plein Paris » (3.26, « Le Café de la Paix », sous la section « Bistrots »), ce qui semble suggérer une immersion totale et assumée dans la ville qui, encore une fois, est absente de Montréal.

Pour sa part, le graphe de la figure 4 montre les formes les plus fréquemment associées aux noms propres de personnes.

On remarque immédiatement que « Robin » est la forme qui domine et à laquelle toutes les autres formes reviennent, comme c’était le cas pour « Paris » dans le graphe précédent. Ce nom forme le noeud central de tous les noms propres, ce qui est intéressant puisque ce nom a été choisi par la narratrice, qui a voulu le garder même après la séparation du mari qui lui avait donné ce nom :

Et puis, et puis, j’ai épousé un Robin. Ça me plaisait plutôt de devenir Robin. Robin-des-bois, le Robin de l’ancien régime, le petit oiseau, un nom-bien-de-chez-nous, un nom qui me permettait de passer inaperçue, enfin. J’ai écrit mes premiers livres sous ce nom et tous mes papiers ont été établis à ce nom.

Très bien. [sic] mais, vous savez, la vie… . J’ai divorcé pour m’apercevoir qu’en France, le nom est la propriété de l’époux, que ce dernier vous prête son nom, vous en avez l’usufruit, mais il n’est pas à vous. Tintin comme Aizertin. Toute une histoire pour garder mon nom Robin, conquis de haute lutte devant Monsieur le Maire, à la mairie de Dijon en juillet 1964. Des années après, je me suis remariée.

[…]

Le passeport français porte la mention Aizertin épouse Maire dite Robin. Me voilà réduite à « dite », alors que je m’étais faite une gueule de Robin à travers les siècles. Le Canada ne connaît pas les « dite », alors, je me suis inventée un nom composé, j’ai mis un trait d’union entre mes deux époux et je m’appelle robin-maire.

« Aizertin » dans « Boîtes de vie », Papiers perdus

D’ailleurs, « Robin » est le seul nom qu’elle revendique, sans qu’il lui appartienne vraiment, et celui avec lequel elle signe toutes ses publications.

Sous-jacents à ce noeud principal autour de « Robin » dans la figure 3, se forment trois noeuds secondaires qui entretiennent des liens forts entre eux. Le premier est centré autour de « Régine » qui, comme « Robin » est associé aux deux autres noeuds. Le deuxième se forme autour du mot « Rivka » lié au diminutif Rivkale et à son patronyme de naissance, « Ajzersztejn » qui représentent son identité de naissance en tant que Juive polonaise. Ce noeud représente son univers fictif qui traite fréquemment de sa juiveté (les textes de création de son site Web étant sous le titre « Rivka »). Le troisième noeud se forme autour du nom « Aizertin », son patronyme francisé qui rappelle l’émigration de ses parents de la Pologne à la France. Ce nom est lié aux autres formes de son nom et aux mots « époux » et « épouse ». On remarque également de nombreuses formes associées qui marquent la communication écrite (« messages » et « bises ») et le temps (« lundi », « week », « décembre »). Ces mots sont concentrés dans la partie droite du graphe, ce qui a tendance à indiquer qu’ils sont plus fortement associés à l’univers intime de l’auteur représenté par le triangle « Robin » - « Rivka » - « Aizertin ». Les extraits suivants montrent bien que l’auteure confirme son existence à travers ses agendas :

Auparavant, elle avait eu l’obsession de l’agenda. Ses agendas étaient sacrés, elle en avait toujours un avec elle, sorte d’excroissance de son corps, il ne la quittait jamais, jour et nuit. Elle y notait ses rendez-vous, de petites remarques, elle ajoutait de petits stickers jaunes quand elle n’avait pas assez de place, elle notait aussi des numéros de téléphone avant de les reporter sur un répertoire, une remarque sur tel ou tel livre, une citation, telle date de rencontre avec des amis ou des connaissances professionnelles, de petites esquisses, des adresses de bistrot. Il lui fallait assez de place pour inscrire tout ça, sans le support ou avec le support de la mémoire. Elle avait ainsi ses agendas depuis au moins 1972, tous en rang d’oignon, et si, à un moment donné, prise de panique, elle se demandait ce qu’elle avait bien pu faire le 23 janvier 1975, "sa vie", tout était dans l’agenda, ou dans les cartes postales anciennes qu’elle achetait par paquets ou qu’elle envoyait avec un soin maniaque. »

Robin, R., Le Journal Intime, « Boîtes de vie », Papiers perdus

Il est très rare qu’il t’arrive de sauter un jour, mais lorsque ça t’arrive, tu n’es pas bien. Quand ta vie n’est pas écrite, elle n’existe pas.

Robin, R., Le Journal Intime, « Boîtes de vie », Papiers perdus

Figure 4

Graphe « Associations » des noms de personnes et leurs formes les plus fréquemment associées

Graphe « Associations » des noms de personnes et leurs formes les plus fréquemment associées

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De l’autre côté du graphe (à gauche) se regroupent un autre alter ego fictif « Pamela Wilkinson », les formes « auteur » et « titre », ainsi que son identité d’auteure et civile : « épouse », « Maire » (nom de son deuxième mari qui se trouve vers le centre du graphe) et « Marie » (déformation de ce nom par les autorités canadiennes), « passeport », « dite ». Ces formes représentent l’univers fictif de l’écrivaine tout en le rattachant aux questions bien réelles de l’identité officielle.

6. Conceptualisation de l’identité chez Régine Robin

En constatant la complexité des identités du sujet-narrateur, il est pertinent de s’interroger sur le concept même de l’identité tel qu’il est exprimé par l’auteure en s’éloignant légèrement de la thématique des noms propres pour explorer les associations du mot-pôle « identité » dans les Papiers perdus. Le graphe de la figure 5 représente les formes associées au mot « identité » dans ce corpus.

Les liens créés entre les formes associées à ce mot permettent d’affirmer qu’il y a deux types d’identité exprimés dans ces textes : l’identité affective, que l’on retrouve à droite par des formes telles qu’« appartenance », « judéité », « diasporique », « perds », « permanence », « récupérer », « habite », etc. et l’identité officielle que l’on retrouve dans le reste du graphe par des mots comme « carte », « consulat », « certificat » « renouvellement », « certificat », « passeport ». L’identité affective est donc liée à l’origine juive de l’auteure et au passé incontournable qui y est rattaché. Il s’agit d’une relation ambiguë et complexe à une identité impossible à saisir et néanmoins, assumée. De l’autre côté du graphe, l’identité officielle est liée à l’existence bien réelle et documentée par l’État, superficielle, certes, mais qui fort embêtante pour une narratrice à l’identité si complexe et dynamique. D’ailleurs, cette identité attestée par une documentation est source de « problèmes » pour la narratrice, car elle perd régulièrement ses papiers d’identité, comme si l’identité officielle était, en réalité, plus éphémère que réelle par son incapacité à définir l’individu.

Figure 5

Graphe « Association » du mot-pôle « identité »

Graphe « Association » du mot-pôle « identité »

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Conclusion

La haute fréquence des noms propres dans les Papiers perdus de Régine Robin renforce le fait que l’expérience individuelle et subjective s’inscrit dans des lieux transitoires ou des non-lieux et l’anonymat des lieux frôle l’intimité du sujet. Ces noms propres sont des repères géographiques et identitaires qui situent le sujet écrivant dans son univers en inscrivant la présence du spécifique et du subjectif dans le générique.

Les graphes « Association » d’Hyperbase ont permis la visualisation globale des noms de lieux et de personnes sans imposer un ordre particulier aux textes, mais plutôt en assignant un poids relatif à chaque forme et à ses formes associées par l’exploitation des liens entre celles-ci. Par ces graphes, il a été possible de déceler des liens entre certaines formes ce qui a enrichi la conception de l’identité de l’auteure. Cette analyse suggère que l’identité affective de la narratrice des Papiers perdus est fortement liée à son origine juive qui elle, est vécue par l’entremise de son nom de naissance, Rivka Ajzersztejn (Figure 4). De Rivka Ajzersztein elle est passée à Régine Aizertin, son patronyme francisé, et ensuite, par mariage, à Régine Robin en passant par Maire. L’identité affective de l’auteure est à la fois liée à la perte et à la permanence alors que son identité officielle, régie par l’État, est une source de problèmes - le titre même de Papiers perdus atteste de sa tendance à écarter les cartes d’identité -, ce qui suggère l’impossibilité, voire le refus de figer son identité.

Cependant, si la narratrice se revendique une double identité et une double appartenance à Paris et à Montréal, c’est plutôt Paris qui figure comme point de départ et d’arrivée de tous ses itinéraires (Figure 3). Manifestement, les graphes d’association s’organisent sous le parapluie de ces deux formes omniprésentes,  « Robin » et « Paris » qui représentent le centre de sa cartographie personnelle. Robin, nom qu’elle a acquis par mariage et presque perdu, nom qu’elle a tenu à conserver par choix conscient, est celui autour duquel les autres identités – réelles ou fictives – se rattachent. Montréal est peu décrit dans les Papiers perdus ce lieu où elle est professeure d’université appartiendrait plutôt à la partie « parcours universitaire » de son site Web dédoublé, alors que Paris est associé à la créativité, à la littérature, à la grégarité et au libre cours de toutes ses identités.

Finalement, étant donné que Régine Robin n’a mis en ligne que 106 fragments sur les 238 proposés, il est permis de se demander si, dans la deuxième moitié de son projet, elle aurait eu l’intention de décrire l’univers montréalais de façon plus détaillée. Par ailleurs, il serait valable de poursuivre l’analyse sur un corpus plus large qui pourrait être constitué de toute l’oeuvre fictive de l’auteure et qui permettrait d’ajouter des analyses statistiques des noms de marques et de moments historiques omis de cet article à cause de leur très faible quantité dans les Papiers perdus.