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Introduction

Depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick en 1969, l’aménagement linguistique[3] du français et de l’anglais au niveau provincial est d’actualité. En effet, il n’est pas rare de faire encore appel à des concepts tels que diglossie, domination symbolique et inégalités sociales pour décrire les rapports sociaux entre les deux communautés linguistiques de cette province. Alors qu’au Québec des mesures d’aménagement linguistique rigoureuses ont été mises en place au cours des 40 dernières années, notamment par le biais de la Charte de la langue française (communément appelée loi 101), ce qui permet au français de prédominer dans le paysage linguistique à la fois dans les secteurs privé et public (Bourhis et Landry, 2002; Woehrling, 2014), la situation est toute autre dans les communautés francophones hors Québec où la langue dominante, soit l’anglais, a exercé et exerce toujours un rapport de force sur le français. En effet, au Nouveau-Brunswick, malgré la loi de 1969 qui a fait de cette province la seule officiellement bilingue au pays, force est de constater que le français tarde encore à s’affirmer sur la place publique, et ce, notamment dans l’affichage commercial (Boudreau et Dubois, 2001, 2005; Léger, 2012). Dans un moment de notre histoire où « [l]es dynamiques des langues […] constituent un important contexte pour toute analyse et intervention des politiques du langage à l’échelle des États nationaux ou des régions » (Hamel, 2010, p. 1), il est légitime de se poser la question de savoir si, dans une communauté linguistique où cohabitent plusieurs langues, le paysage linguistique fournit des indices sur les rapports de force entre ces langues.

À partir d’une enquête de terrain menée dans le Grand Moncton situé dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick, qui représente un important centre urbain de la province, j’ai tenté de comprendre les rapports de force qui existent entre le français et l’anglais à l’intérieur de cet espace urbain, et de déterminer si les représentations linguistiques des individus de cette région peuvent avoir une influence sur le paysage linguistique, en l’occurrence l’affichage commercial. Je me base sur l’hypothèse émise par plusieurs chercheurs, dont Boudreau et Dubois (2005) et Labridy (2008), qui veut que « le discours sur les langues [aille] de pair avec le discours sur l’espace » (Labridy, 2008, p. 120) et qu’il puisse être repéré par des formes complexes d’utilisation des langues en milieu urbain. Pour vérifier cette hypothèse, j’ai mené une enquête dans les marchés des fermiers de deux villes avoisinantes, Moncton et Dieppe, qui sont des lieux très fréquentés par les citoyens du Grand Moncton et des environs. La section 1 fait un survol de l’affichage public en milieu urbain. Cette section fournit entre autres des renseignements sur la situation sociolinguistique du Grand Moncton et fait un bilan des recherches antérieures qui ont traité des problèmes engendrés par l’affichage public en ce qui concerne la présence graphique des langues sur les affiches. La section 2 présente ma propre enquête. L’analyse des résultats de l’étude est présentée dans la section 3.

1. La question de l’affichage public dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick

Le mouvement des populations rurales vers les centres urbains caractérise bien la francophonie néo-brunswickoise des dernières années (Allain, 2005, 2006; Beaudin, 1999, 2005; Beaudin et Forgues, 2006). La ville devient donc un terrain propice pour observer les tensions qui existent entre des communautés linguistiques différentes qui doivent partager un même espace[4]. Il convient de spécifier que, quand deux langues ne bénéficient pas des mêmes privilèges et ne revêtent pas les mêmes valeurs au sein d’une ville, on parle spécifiquement de ditopie (Labridy, 2008), au lieu de diglossie, un concept similaire, puisque ditopie fait le parallèle entre spatialité et valorisation langagière hiérarchique pour « deux espaces d’une même ville [qui] sont catégorisés en fonction des langues parlées qui leur [sont] attribuées » (2008, p. 125). La sociolinguistique représente le cadre théorique parfait pour tenir compte de ces phénomènes sociaux, car la langue, non pas uniquement considérée comme un code linguistique au sens strict, est aussi synonyme d’identité sociale et de mise en discours de cette identité (Boudreau, 2001, 2009; Bulot, 2002, 2005; Calvet, 1993; Heller, 2002, 2005). La sociolinguistique urbaine, qui se définit comme une « sociolinguistique des discours » (Bulot, 2005, p. 220), met l’accent sur « la covariance entre structure socio-spatiale et stratification sociolinguistique, mais s’attache essentiellement à la mise en mots de cette covariance » (ibid.). Ainsi, l’objet d’étude de la sociolinguistique urbaine est plutôt centré sur la dimension symbolique de la langue dans un contexte social donné. Les chercheurs de cette discipline cherchent donc à fournir «  [d]es réponses à donner à l’exclusion des minorités sociales en milieu urbanisé » (Bulot, 2005, p. 252).

Le but de cette étude est de cerner les facteurs qui ont un impact sur le paysage linguistique d’une région urbaine ditopique du Nouveau-Brunswick, et ce, en examinant la mise en mots des discours construits, considérée par Lajarge et Moïse (2005, p. 104) comme « marquage significatif des pratiques […] représent[ant] une forme de la matérialisation de l’identité ». De ce fait, plusieurs recherches (Boudreau et Dubois, 2005; Bourhis et Landry, 2002; Bulot, 2005; de Robillard, 2005; Lajarge et Moïse, 2005) ont montré que l’affichage public représente l’une des manifestations les plus visibles de l’inégalité linguistique dans un milieu urbain. Bourhis et Landry (2002) indiquent par ailleurs que :

[L’affichage public] peut révéler le statut relatif des langues et communautés linguistiques en présence [et] servir de marqueur d’une réalité sociolinguistique [qui varie] du bilinguisme plus ou moins égalitaire à la domination marquée d’une majorité linguistique sur une ou plusieurs minorités linguistiques.

Bourhis et Landry, 2002, p. 125

Ainsi, lorsqu’un commerçant se retrouve dans une situation où il est libre d’afficher dans la langue ou les langues de son choix, le contenu linguistique de sa raison sociale et de tout texte relié à son commerce ne peut être que représentatif de ses propres représentations linguistiques et témoigner plus largement des discours de son milieu.

1.1. La situation sociolinguistique du Grand Moncton

En 1969, avec l’adoption de la Loi sur les langues officielles, le Nouveau-Brunswick est devenu la première province (et la seule encore à ce jour) officiellement bilingue au Canada. Cette loi a été révisée en 2002 et en 2012 et elle est appuyée par la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles adoptée en 1981. Le bilinguisme officiel du Nouveau-Brunswick est enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés datant de 1982. Cette loi permet aux Néo-Brunswickois d’avoir accès à des services bilingues dans les différents secteurs publics comme l’administration et l’éducation. Toutefois, bien que plusieurs aient vanté les mérites du bilinguisme officiel et institutionnel du Nouveau-Brunswick, certains allant jusqu’à qualifier cette province de « microcosme de l’idéal canadien » (Léger, 2012, p. 9), il est important de souligner que cette loi ne s’applique pas au secteur privé, et de ce fait à l’affichage public. Ainsi, le commerçant est libre d’afficher dans la langue ou les langues de son choix.

Dans le Grand Moncton, qui comprend la ville de Moncton et les deux villes limitrophes de Riverview et de Dieppe, on retrouve à l’échelle de l’agglomération une population de plus de 138 000 habitants, dont 62 % sont des anglophones et 35 % sont des francophones (Statistique Canada, 2011). Par ailleurs, la langue symboliquement majoritaire est l’anglais puisqu’elle a toujours occupé une place de grande importance dans plusieurs secteurs comme l’appareil gouvernemental, les échanges commerciaux, etc. (Boudreau et Dubois, 2001, p. 39). Toutefois, il est généralement admis que les francophones ont pu prendre une plus grande place dans la société au cours des 50 dernières années par le biais d’une série de revendications sociales, modifiant et transformant le paysage social, économique et linguistique du Grand Moncton[5]. Notons que, au sein de cet espace, la ville de Dieppe se distingue des deux autres villes du Grand Moncton par un taux de francophones nettement plus élevé. En effet, au recensement de 2011, Dieppe comptait plus de 23 000 habitants, dont une très forte majorité (72 %) a déclaré le français comme seule langue maternelle. Soixante-sept pour cent de ces gens ont d’ailleurs déclaré parler français le plus souvent à la maison (Statistique Canada, 2011). Encore aujourd’hui, cette ville francophone contribue à l’explosion démographique du Grand Moncton en accueillant un grand nombre de francophones venant principalement du nord de la province (Allain, 2006; Beaudin et Forgues, 2006). On considère même Dieppe comme la municipalité acadienne la plus dynamique et urbaine du pays, à cause de l’augmentation de la population francophone que cette ville connaît chaque année (Allain, 2006).

La ville de Moncton, quant à elle, comprend une population d’environ 69 000 habitants, dont seulement 31 % ont déclaré le français comme seule langue maternelle; de cette proportion, 23 % ont déclaré parler français le plus souvent à la maison (Statistique Canada, 2011). L’espace du Grand Moncton est donc un terrain d’étude très intéressant, car il constitue en quelque sorte un microcosme de la dualité linguistique canadienne, comme s’y trouvent une communauté anglophone majoritaire (à Moncton et à Riverview) et une communauté francophone majoritaire (à Dieppe).

Malgré la forte concentration d’anglophones dans l’agglomération du Grand Moncton, Allain (2005, p. 36) considère cet espace comme la « nouvelle capitale acadienne » en raison du revirement économique qu’il a connu au cours des dernières décennies, grâce entre autres à la création de jeunes entreprises francophones et la mise en place d’une main-d’oeuvre compétente dans les deux langues officielles. Qui plus est, la ville de Moncton s’est elle-même déclarée officiellement bilingue en 2002, témoignant du fait que, dans cet espace du moins, le bilinguisme n’est plus considéré comme un handicap, mais plutôt comme un atout social (ibid., p. 30). Deux ans auparavant, soit en 2000, la ville de Dieppe s’était déclarée comme une ville francophone offrant des services bilingues, ce qui n’est d’ailleurs pas surprenant étant donné la forte majorité de francophones y résidant depuis plusieurs années.

Cependant, comme nous le verrons un peu plus loin, il existe trop souvent un écart entre le statut officiel bilingue d’un espace (une ville, une région, etc.) et la réalité sociale des langues en présence, c’est-à-dire une égalité réelle dans les faits entre les langues. Avant de fournir une description de mon enquête menée dans deux marchés des fermiers du Grand Moncton, il me semble impératif de présenter les résultats de deux enquêtes menées sur l’affichage public de ce milieu urbain (Boudreau et Dubois (2005) et Conseil pour l’aménagement du français au Nouveau-Brunswick (CAFNB) (2008)), ainsi que de fournir un aperçu des implications de la mise en place d’un arrêté municipal en 2009 réglementant l’affichage commercial extérieur à Dieppe. Ceci permettra de saisir que l’affichage représente « rarement le miroir de la situation linguistique réelle [mais] plutôt le miroir des inégalités sociales » (Boudreau et Dubois, 2005, p. 186-187) et de comprendre le contexte dans lequel la collecte des données a été effectuée.

1.2. Le paysage linguistique du Grand Moncton : l’état de la question

La première étude à se pencher sur le paysage linguistique du Grand Moncton est celle de Boudreau et Dubois (2005), qui porte spécifiquement sur les représentations linguistiques qui sont dévoilées par un examen des pratiques qui entourent l’affichage public dans la ville de Moncton. Dans le cadre de cette recherche, plus de 170 affiches ont été relevées le long de deux axes spatiaux importants du centre-ville de Moncton, soit l’axe St.-George-Archibald/avenue de l’Université, qui compte de nombreuses institutions francophones et acadiennes, et la rue « principale », qui porte le nom officiel de rue Main (2005, p. 190). Deux aspects ont été retenus dans la collecte des données : le nom (la raison sociale) du commerce et le descriptif (donnant des renseignements sur la nature des services offerts). De prime abord, cette enquête a permis de montrer que le taux des affiches unilingues anglaises est très important; 53 % du nombre total des affiches recensées sont uniquement en anglais (comparativement à un taux de seulement 23,5 % pour les affiches entièrement bilingues)[6]. Toutefois, Boudreau et Dubois ont remarqué une différence significative entre les deux axes étudiés : la proportion de commerçants affichant dans les deux langues est nettement plus importante sur l’axe de la rue Main, où « [la] vie urbaine [est] plus marquée, grâce aux nombreux restaurants, y compris cafés et terrasses, et aux nombreux grands bureaux qui y sont installés » (2005, p. 198). Dans l’ensemble de leur corpus, par contre, les commerces locaux affichent presque entièrement en anglais, avec des taux dépassant 80 % pour chacun des axes étudiés. Selon ces auteures (2005, p. 199), il est clair que le changement social des dernières années, au cours desquelles on a fait la promotion du bilinguisme officiel de la ville de Moncton, est largement invisible dans l’affichage public puisque l’anglais domine dans le paysage linguistique.

Bien que l’étude de Boudreau et Dubois (2005) soit primordiale puisqu’elle a permis de mettre en lumière des inégalités retrouvées dans l’affichage public, et ce, dans un espace officiellement reconnu comme étant bilingue (la ville de Moncton), elle ne fournit pas de renseignements sur les banlieues annexées à Moncton, en particulier Dieppe, une ville à majorité francophone. Les chercheures font remarquer, néanmoins, que « les frontières entre les trois villes qui constituent le Grand Moncton sont loin d’être étanches sur tous les plans » (2005, p. 215). Il y a donc lieu de se demander s’il existe une différence notable entre les villes de Moncton et de Dieppe quant à l’affichage, étant donné la forte concentration de francophones à Dieppe. Les résultats de l’enquête décrite ci-dessous apportent quelques éléments de réponse à cette question, qui sera approfondie par l’analyse de ma propre enquête de terrain (sections 2 et 3).

En 2008, une enquête de grande envergure a été menée par le comité sectoriel sur l’affichage commercial bilingue (CAFNB), visant, dans un premier temps, à examiner les langues d’affichage à Moncton et à Dieppe pour dresser un portrait du paysage linguistique du Grand Moncton, et dans un deuxième temps, à « sonder l’opinion des citoyens de [cette] région sur l’utilisation des deux langues officielles dans l’offre de services et dans l’affichage des détaillants et des commerçants de la région » (CAFNB, 2008, p. 6). Dans le cadre du premier volet de l’enquête, dont le but était de déterminer si le paysage linguistique de la ville de Moncton reflétait une répartition juste des deux langues en présence et si l’affichage en français prédominait à Dieppe, les affiches de 399 commerces se trouvant le long de quatre axes de ces deux villes ont été relevées (ibid., p. 3)[7]. La typologie des affiches recensées tenait compte de trois aspects : la raison sociale, le descriptif du commerce et les informations usuelles (les renseignements affichés sur la devanture du commerce)[8]. Toutes les affiches ont été classées selon qu’elles étaient unilingues anglaises, unilingues françaises ou bilingues[9].

Les résultats du premier volet de l’enquête fournissent des renseignements très intéressants sur le paysage linguistique ditopique du Grand Moncton; 71,5 % du nombre total des affiches étaient unilingues anglaises en ce qui concerne la raison sociale, et ce taux s’élevait à 72 % à la fois pour le descriptif et les informations usuelles. Le taux d’affiches bilingues était assez faible : 26 % pour la raison sociale et 27 % pour les deux autres catégories. Toutefois, une comparaison des résultats entre Moncton et Dieppe permet d’apporter certaines nuances en ce qui a trait à l’affichage dans ces deux villes. L’affichage unilingue anglais était moins prédominant à Dieppe (50 %, raison sociale; 44 %, descriptif; 25 %, informations usuelles) qu’à Moncton (78 %, raison sociale; 80 %, descriptif; 82 %, informations usuelles). En outre, le taux d’affiches bilingues était plus élevé à Dieppe (40 %, raison sociale; 40 %, descriptif; 37 %, informations usuelles) qu’à Moncton (20 %, raison sociale; 15 %, descriptif; 13 %, informations usuelles) au moment de cette enquête. Quant à l’affichage unilingue français, il est beaucoup moins pratiqué dans les deux villes : pour la raison sociale, on ne note qu’un taux de 6 % à Dieppe et un taux de 2 % à Moncton.

Le premier volet de l’enquête révèle de façon très éloquente que le paysage linguistique du Grand Moncton ne reflète pas le bilinguisme officiel de la ville de Moncton ou de la province. En fait, seulement 20 % des affiches étaient bilingues à Moncton (pour la raison sociale). Bien que le taux des affiches bilingues soit plus élevé à Dieppe (pour la raison sociale : 40 %) qu’à Moncton, il n’est pas proportionnel à la population francophone (72 %) de cette ville.

Le deuxième volet de l’enquête du CAFNB, dont le but était de recueillir des renseignements auprès des citoyens du Grand Moncton sur l’utilisation des deux langues dans l’offre de services et l’affichage public, a révélé l’intérêt des citoyens à voir un paysage linguistique de cette région plus bilingue. La majorité des 424 répondants, soit 71 % (dont 85 % étaient des répondants de Dieppe), ont exprimé le souhait que les conseils municipaux de Moncton et de Dieppe incitent les commerçants à afficher dans les deux langues. Comme discuté dans la prochaine section, il n’en faudra pas longtemps après la parution du rapport du CAFNB pour que le conseil municipal de la ville de Dieppe mette en place un arrêté municipal qui intervient en matière d’affichage public extérieur.

Les deux enquêtes décrites ci-dessus montrent clairement que l’affichage commercial (du secteur public) dans le Grand Moncton est une manifestation flagrante des inégalités entre les deux langues officielles de la province. Dans le but de faire reconnaître le statut majoritaire du français à Dieppe, l’arrêté réglementant l’affichage commercial extérieur à Dieppe (connu sous le nom d’arrêté Z-22) a été adopté en première lecture en 2009, soit un an après la parution du rapport du CAFNB. Cet arrêté stipule que « […] le message ou le contenu de l’affiche commerciale extérieure doit être bilingue » et que « le message ou le contenu de l’affiche commerciale extérieure étant bilingue, son lettrage (police, taille et style) doit être identique tant en français qu’en anglais avec le français représenté en premier ». Toutefois, l’arrêté précise que, bien que le message ou le contenu de l’affiche se doive d’être bilingue, la raison sociale n’est pas visée par l’arrêté, qui peut être unilingue.

Notons que cet arrêté municipal ne s’applique qu’aux commerces de Dieppe qui ont fait leur apparition après la date d’adoption de cet arrêté, les commerces déjà présents avant cette date n’ayant pas besoin de s’y conformer. Cet arrêté, qui a été adopté peu de temps après la parution du rapport du CAFNB faisant état de la volonté des francophones de faire valoir leur langue sur le plan social, constitue un bel exemple de la conscientisation du fait français dans cet espace où l’anglais prédomine dans l’affichage commercial.

2. L’enquête de terrain et la méthodologie

Comme les débats entourant la question de l’affichage commercial dans le Grand Moncton perdurent jusqu’à nos jours (voir Mazataud (2010), entre autres), j’ai mené une enquête en 2013 dans cette région. Deux lieux sont vite apparus comme des terrains propices à l’étude sur l’affichage commercial, soit les deux marchés des fermiers, celui de Moncton et celui de Dieppe, qui abritent des commerces locaux vendant principalement de la nourriture et de l’artisanat. Ces lieux sont très fréquentés par les résidents du Grand Moncton et des environs. Le Marché Moncton Market est situé sur la rue Westmorland, en plein coeur de la ville de Moncton, et comprend plus de 130 kiosques; le Marché de Dieppe Market est situé sur le chemin Gauvin à Dieppe et compte plus de 120 kiosques.

Le choix de ces lieux d’enquête repose sur des motifs qu’il convient d’expliquer. Premièrement, ces deux marchés des fermiers sont situés dans deux villes très différentes du point de vue sociolinguistique, ce qui me donnait l’occasion de faire une analyse comparative des langues d’affichage dans une situation où les francophones sont majoritaires (Dieppe) et dans une situation où les francophones sont minoritaires (Moncton), tout comme l’enquête du CAFNB. Deuxièmement, les affiches commerciales de ces deux marchés n’avaient pas été recensées dans les deux études sur ce sujet, soit celle de Boudreau et Dubois (2005) et celle du CAFNB (2008). Les données additionnelles fournies par mon enquête permettront alors de dresser un portrait plus exhaustif du paysage linguistique du Grand Moncton. Pour ces raisons, une analyse comparative des langues d’affichage dans ces deux marchés des fermiers semblait s’imposer d’elle-même. Mon enquête avait donc comme but de déterminer si l’affichage était similaire ou différent dans les deux marchés et de déterminer, dans le cas d’une différence, si elle pouvait renseigner sur les représentations linguistiques construites sur les langues en contact issues d’un milieu urbain ditopique.

L’enquête comprend un recensement des affiches de 30 kiosques de chacun des marchés, soit celles des 30 premiers kiosques à partir de l’entrée principale. J’ai noté tous les renseignements nécessaires sur papier; aucune photo n’a été prise et aucun enregistrement vidéo n’a été fait. Afin de faire l’examen de la présence graphique des deux langues dans les kiosques de ces deux marchés, le classement des affiches s’est fait selon la typologie suivante, empruntée à Boudreau et Dubois (2005, p. 193-194)[10] :

  1. les affiches unilingues anglaises, où n’apparaît aucune unité lexicale en français (par exemple, The Waffle and Smoothie Treat);

  2. les affiches partiellement bilingues, anglodominantes, où la raison sociale est en anglais, et le descriptif du commerce est dans les deux langues;

  3. les affiches partiellement bilingues, francodominantes, où la raison sociale est en français, et le descriptif du commerce est dans les deux langues;

  4. les affiches unilingues françaises, où n’apparaît aucune unité lexicale en anglais (par exemple, La Fleur du Pommier).

L’enquête a tenu compte de la langue ou des langues utilisées dans la raison sociale et dans le descriptif du commerce (la présence de l’anglais ou du français dans les informations usuelles, comme dans l’enquête du CAFNB, n’a pas été examinée). Notons également qu’aucune raison sociale dans les deux langues n’a été relevée et aucun descriptif unilingue français n’a été repéré.

3. L’analyse des résultats

Parmi les kiosques retenus pour l’étude (Tableau 1), les affiches unilingues anglaises prédominent (55 %); seulement 10 % d’entre elles sont unilingues françaises. Des affiches relevées, 35 % sont bilingues (anglodominantes, francodominantes ou entièrement bilingues).

Tableau 1

Répartition globale des langues d’affichage dans les deux marchés des fermiers du Grand Moncton (raison sociale et descriptif)

Répartition globale des langues d’affichage dans les deux marchés des fermiers du Grand Moncton (raison sociale et descriptif)

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À priori, ces taux globaux donnent un aperçu du poids de la langue anglaise dans les deux marchés, et de façon plus générale, dans l’espace du Grand Moncton. Une comparaison des résultats pour chacun des marchés va permettre d’apporter des éléments qui viendront nuancer ce premier portrait global.

3.1. Analyse comparative de l’affichage dans les marchés de Moncton et de Dieppe

En premier lieu, il est intéressant de noter que l’affichage unilingue anglais domine dans les deux marchés des fermiers, et ce, peu importe le fait que le contexte sociolinguistique des deux villes diffère (Tableau 2). Bien que le taux d’affichage unilingue anglais soit plus élevé à Moncton (70 %) qu’à Dieppe (40 %), cette prédominance de l’anglais en dit long sur le statut majoritaire de l’anglais (y compris son statut symboliquement majoritaire) dans le Grand Moncton. Les résultats concernant l’affichage unilingue anglais corroborent ceux de l’étude de Boudreau et Dubois (2005), qui a montré que le taux d’affichage unilingue anglais était très élevé à Moncton (53 %), ainsi que ceux du rapport du CAFNB (2008), qui a noté que l’affichage unilingue anglais dominait dans cette ville (78 %, raison sociale; 80 %, descriptif). Dans ce rapport, la comparaison de l’affichage à Dieppe et à Moncton avait permis de montrer, tout comme mon enquête, que le taux d’affichage unilingue anglais, bien qu’inférieur à Dieppe, était quand même élevé (50 %, raison sociale; 44 %, descriptif, dans le rapport du CAFNB).

Tableau 2

Répartition des langues d’affichage dans chacun des deux marchés des fermiers du Grand Moncton (raison sociale et descriptif)

Répartition des langues d’affichage dans chacun des deux marchés des fermiers du Grand Moncton (raison sociale et descriptif)

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La proportion d’affiches bilingues dans les deux marchés diffère également; près de la moitié des affiches (47 %) sont bilingues (anglodominants, francodominants et entièrement bilingues) dans le marché des fermiers à Dieppe, contre seulement 23 % à Moncton. Parmi les kiosques étudiés à Dieppe, on a noté une grande majorité de raisons sociales à la fois françaises et anglaises (par exemple, Fromagerie Au Fond Des Bois Fine Cheese), alors qu’à Moncton, les raisons sociales bilingues relevées étaient toutes de nature linguistique ambiguë (par exemple, Degenhardts). De mon point de vue, ce fait s’explique par la forte majorité francophone dieppoise et par l’existence de l’arrêté municipal Z-22 qui, bien qu’il ne s’applique pas à l’affichage des kiosques du marché des fermiers de Dieppe, a probablement sensibilisé plusieurs commerçants à l’importance de l’affichage dans les deux langues. Les proportions en ce qui concerne l’affichage bilingue dans mon enquête sont similaires à celles du rapport du CAFNB (2008); dans ce rapport, on rapporte que l’affichage bilingue est plus important à Dieppe (40 %, raison sociale; 40 %, descriptif) qu’à Moncton (20 %, raison sociale; 15 %, descriptif).

La proportion d’affiches partiellement bilingues, où la langue de la raison sociale était soit uniquement en français, soit uniquement en anglais et le descriptif dans les deux langues, n’est pas très élevée dans les deux marchés, ce qui constitue un résultat assez surprenant, car on se serait attendu à un taux nettement plus élevé à Dieppe dans cette catégorie. Par contre, le taux d’affichage entièrement bilingue (les résultats pour la raison sociale et le descriptif confondus) est deux fois plus élevé à Dieppe (20 %) qu’à Moncton (10 %), bien que ce taux ne soit pas élevé pour une ville comme pour l’autre. Ceci suggère que l’anglais occupe un statut symbolique important à Dieppe malgré la majorité francophone de cette ville.

Le taux d’affichage unilingue français est très faible (13 % à Dieppe et 7 % à Moncton), ce qui va dans le sens de l’étude de Boudreau et Dubois (2005) et le rapport du CAFNB. La prochaine section sur le contenu linguistique des affiches permet d’apporter certaines précisions sur les représentations linguistiques ressortant des deux langues officielles dans le Grand Moncton.

3.2. Le contenu linguistique des affiches

L’aspect proprement linguistique des raisons sociales répertoriées permet de dégager certaines tendances très intéressantes, qui permettent de dévoiler certains aspects des représentations linguistiques des commerçants. Une stratégie utilisée par la plupart des commerçants de la ville de Dieppe était d’utiliser une graphie dans la raison sociale qui fait place aux deux langues, au lieu que de n’avoir recours qu’au français. Par exemple, les appellations Les Blancs d’Arcadie Cheese Maker ou Les Petits Fruits de Pré-d’en-Haut Farm illustrent bien cette façon de faire.

Tel que mentionné dans la section 3.1, la quasi-totalité des affiches bilingues à Dieppe avaient une graphie à la fois française et anglaise (par exemple, Fromagerie Au Fond Des Bois Fine Cheese), alors qu’à Moncton, les affiches bilingues (souvent des noms propres) étaient compréhensibles dans les deux langues en raison de leur caractère linguistique ambigu. Cette différence est intéressante en soi, car elle semble indiquer que les commerçants de la ville de Dieppe semblent plus enclins à vouloir inclure les deux langues dans leurs affiches et, par conséquent, valoriser l’affichage bilingue.

Dans d’autres cas, comme La Faim de Loup ou Dolma Food, la raison sociale ne peut se lire que dans une langue ou dans l’autre, ne laissant pas de place à certains mots d’être compris dans les deux langues. Nous voyons cette tendance avec certaines raisons sociales comme Source Vital Nutrition dont les mots peuvent être compris en anglais et en français, et ce, même si le mot Vital n’est pas accordé en genre, conformément à la morphosyntaxe du français. La même remarque vaut pour l’affiche Choco-Cocagne, qui peut bien se lire dans les deux langues.

Conclusion

Déjà dans le titre de cet article, je posais la question suivante : Affichage commercial bilingue en Acadie du Nouveau-Brunswick : rêve ou réalité? Les résultats de mon étude, comme ceux d’enquêtes antérieures sur le même sujet et la même région, ont permis de montrer que l’affichage bilingue tarde à s’imposer dans cet espace urbain, où la langue anglaise continue de représenter la langue symbolique par excellence. Malgré les discours qui font la promotion du Grand Moncton comme un espace bilingue — la ville de Moncton est officiellement bilingue depuis 2002, et la ville de Dieppe se définit comme une ville francophone offrant des services bilingues —, nos données indiquent clairement que l’affichage commercial ne reflète pas la réalité linguistique de la région et représente plutôt le témoignage du statut symbolique des deux langues officielles à l’intérieur de cet espace.

Le bilinguisme (officiel ou non officiel) d’un espace est souvent reflété par le paysage linguistique, qui témoigne à sa façon de la présence des langues partageant cet espace. Dans le cas d’un bilinguisme officiel, l’affichage bilingue devient la norme pour en démontrer l’application et la mise en place. Il semblerait aller de soi que, dans une province officiellement bilingue, la présence du français et de l’anglais dans l’affichage public soit assurée. Or, au Nouveau-Brunswick, la Loi sur les langues officielles n’a une portée que dans le secteur public, car les commerçants peuvent afficher dans la langue ou les langues de leur choix. Comme les résultats de la présente étude l’ont démontré, les commerces locaux des deux marchés des fermiers du Grand Moncton se sont avérés des lieux d’observation propices à l’étude sur la langue d’affichage, étant donné que les commerçants ne sont pas tenus de se conformer au bilinguisme officiel (les commerces relevant du secteur privé). L’asymétrie linguistique dans l’affichage atteste de la dynamique linguistique dans l’espace du Grand Moncton. En d’autres mots, il devient clair que les représentations linguistiques des commerçants dans le Grand Moncton façonnent le paysage linguistique.

L’analyse comparative de l’affichage dans les deux marchés du Grand Moncton montre que la sensibilisation à l’affichage bilingue a des effets plus manifestes à Dieppe qu’à Moncton. Non seulement le taux d’affichage bilingue était plus élevé à Dieppe (47 %) qu’à Moncton (23 %), mais les commerçants de Dieppe utilisaient une stratégie qui valorisait la présence graphique des deux langues dans la raison sociale (par exemple, Les Blancs d’Arcadie Cheese Maker), démontrant ainsi une attitude positive à l’égard de l’application du bilinguisme. Néanmoins, il est quand même surprenant de constater un taux de 40 % pour l’affichage unilingue anglais dans le marché des fermiers de Dieppe, si l’on considère que de plus en plus de francophones y émigrent et participent à la vitalité francophone de cette ville. L’adoption d’un arrêté municipal réglementant l’affichage commercial extérieur, qui ne s’applique pas aux affiches intérieures (et plus particulièrement à celles recensées dans cette étude-ci), doit jouer un rôle dans la proportion relativement faible d’affiches unilingues françaises et le taux assez élevé d’affiches unilingues anglaises à Dieppe.

Ces faits semblent indiquer que l’anglais possède toujours un statut symbolique de première importance dans les deux villes à l’étude, en s’imposant sur le paysage linguistique, même à Dieppe où les francophones sont majoritaires. Le taux d’affichage unilingue anglais assez élevé à Dieppe et à Moncton témoigne de la valeur du capital linguistique de l’anglais dans le Grand Moncton. La question posée par Boudreau et Dubois (2005, p. 197) est toujours pertinente : « Faut-il croire qu’ils [les commerçants] ne perçoivent aucun avantage commercial à l’affichage bilingue? ». Comme les commerçants ont le droit d’utiliser la langue ou les langues de leur choix dans la raison sociale, le descriptif, etc., il faut déduire que les représentations linguistiques déterminent les pratiques. Que des commerçants d’une ville majoritairement francophone comme celle de Dieppe choisissent délibérément de n’utiliser que l’anglais dans leurs affiches ne peut être que révélateur de leurs propres perceptions des langues en présence ainsi que de l’importance du bilinguisme, l’anglais ayant probablement pour eux un prestige symbolique qui l’emporte sur la réalité démographique de cette ville. Tout comme l’a suggéré Bourdieu (2001), ces usages sociaux de la langue :

doivent leur valeur proprement sociale au fait qu’ils tendent à s’organiser en systèmes de différences reproduisant dans l’ordre symbolique des écarts différentiels le système des différences sociales. […] La constitution d’un marché linguistique crée les conditions d’une concurrence objective dans et par laquelle la compétence légitime peut fonctionner comme un capital linguistique produisant, à l’occasion de chaque échange social, un profit de distinction.

Bourdieu, 2001, p. 83

Néanmoins, au cours des dernières décennies, de plus en plus de francophones se sont établis dans l’espace du Grand Moncton et ont fait leur place sur la scène publique et médiatique, notamment dans les domaines des arts et de la culture (Boudreau, 2014; Boudreau et Violette, 2009). Cette présence francophone, qui pourrait s’accroître dans les années à venir, pourrait contribuer à sensibiliser la population du Grand Moncton à la réalité du fait français dans cette région et de la nécessité d’adopter des mesures, y compris en ce qui concerne la langue d’affichage, pour garantir la vitalité linguistique des francophones dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick.