Abstracts
Résumé
Cet article se propose de définir formellement l’« hétéroréflexivité », notion issue de la nécessité de repenser la réflexivité dans le livre auto-illustré dont il s’agit de tester le caractère opératoire en l’appliquant à la bande dessinée et au roman graphique. Au-delà des seuls phénomènes d’intermédialité, et loin de répondre à l’apparente redondance de l’« autoréflexivité », ces supports mixtes ne donnent pas toujours lieu à un geste réflexif unifié, mais à une série de retours sur soi et sur l’oeuvre qui manifestent une discontinuité réflexive, l’oeuvre mixte étant modélisée à partir d’un système qui lui est hétérogène bien qu’elle en fasse partie ou qu’il fasse partie d’elle.
Mots-clés :
- Réflexivité,
- intermédialité,
- illustration,
- bande dessinée,
- roman graphique
Abstract
This paper seeks to provide a formal definition of “heteroreflexivity”, a term which was conceived in order to describe a form of reflexivity specific to self-illustrated books, and whose efficiency may be tested through its application to comic books and graphic novels. Far beyond the obvious phenomenon of intermediality and irreducible to the mere – and apparently redundant – idea of “self-reflexivity”, these mixed media do not always result in a unified reflexive gesture but rather entail series of reflections of the work and the self. As a result of mixed media being modelled on a system that is heterogeneous to it – even though this system is part of the work and the work part of the system – these works can be seen to display a reflexive discontinuity.
Keywords:
- Reflexivity,
- Intermediality,
- Illustrated Book,
- Comic Book,
- Graphic Novel
Article body
L’idée d’“hétéroréflexivité”, associant une conscience de soi à une disjonction d’avec soi, semble être une contradiction dans les termes, sinon une impossibilité théorique.[1] C’est qu’au-delà et en vertu de leur caractère polysémiotique, les médiums mixtes que sont le livre auto-illustré (illustré par son auteur) et la bande dessinée sont loin de se contraindre à l’apparente redondance de l’autoréflexivité – notion dans laquelle le préfixe semble désormais réduit à être un intensif redoublant la réflexivité de la démarche par la conscience et la problématisation explicite de sa réflexivité. Plutôt qu’un geste réflexif unifié, l’oeuvre mixte orchestre une série de retours sur soi discontinus, tant et si bien qu’elle est modélisée à partir d’un système qui lui est hétérogène bien qu’elle en fasse partie ou qu’il fasse partie d’elle.
Tous les supports sont certes aptes à une projection réflexive par altérité interposée, mais il s’agit alors de se donner une norme hétérogène et externe, ce que l’on pourrait qualifier d’“alloréflexivité” afin de mettre en évidence ce passage obligé par l’altérité, ne serait-ce que par opposition au sens originel du préfixe “auto-”, qui dit le soi comme un même. Il en va tout autrement quand la réflexivité consiste à penser un texte illustré comme les images qu’il contient, ou à faire un portrait de l’écrivain en peintre qu’il est également. Car l’un et l’autre se mirent en un élément à la fois interne et non homogène, pan ou appendice de soi qui ne laisse pas de faire diverger le modèle du reflet et qui construit bien une réflexivité hétéronormée, allant moins chercher le soi dans l’autre que l’autre dans le soi.
L’hétéroréflexivité, jouant de la coïncidence imparfaite entre l’appartenance artistique du créateur, de la figure où il se projette, du support sur lequel il le fait et du système qu’il mobilise pour ce faire, est vraisemblablement propre aux médiums mixtes et aux intersections médiatiques. Mais si l’auto-illustration repose sur une incessante disjonction des systèmes verbaux et visuels, celle-ci n’est-elle pas partiellement résolue dans la bande dessinée? C’est ce que nous tâcherons d’évaluer, en appliquant cette hypothèse à un support dont le caractère plus synthétique que mixte laisserait à penser qu’il rétablit potentiellement une homogénéité dans la conscience réflexive.
Réflexivités plurielles
Afin d’englober le large spectre de phénomènes qui y sont apparentés, il est prudent de partir du terme général de “réflexivité” – originellement associé au retour sur soi hérité de la philosophie cartésienne puis kantienne, même s’il a glissé vers l’esthétique depuis le romantisme, pour désigner la reproduction dans l’oeuvre de ce mouvement réflexif de la conscience – plutôt que d’opter pour son avatar d’“autoréflexivité”, issu de son homologue anglais “self-reflexivity”, utilisé d’abord en anthropologie et dans les arts, et désormais réservé à “cette réflexivité accrue, essentiellement moderne”, non plus constitutive de toute littérature mais qui en questionne les différentes composantes, les mécanismes, tenants et aboutissants (Wessler : 19-24). Désormais classique, cette dénomination demeure problématique et entre en concurrence avec celle d’“autoréférence” qui, loin d’être aussi démystifiante que la réflexivité en tant qu’elle limite l’illusionnisme référentiel, ou aussi éclairante qu’une spécularité à vocation plus heuristique au plan conceptuel, repose au sens restreint (qu’elle hérite des mathématiques) sur une récursivité paradoxale : dans ce cas, une partie n’est plus seulement un reflet du tout mais “le tout devient partie”, puisque l’oeuvre se désigne elle-même et “devient un membre du tout qu’elle constitue” (32). On rejoint là une forme de mise en abyme “aporétique”, par opposition aux mises en abyme “simple” et “infinie” (Dällenbach 1976 : 51-52), qui est sans doute, avec les dispositifs dont l’expressivité stylistique est autodéictique (telle la polygraphie), une des seules à mériter l’appellation d’“autoréflexivité”.
Synthétisant ces approches, Éric Wessler met en évidence non seulement les nuances qui accompagnent la variété de ces appellations, mais aussi la porosité des catégories. En effet, la réflexivité se nourrit naturellement de la tendance autoréférentielle également propre à tout système se voulant autonome, et qui consiste à se définir et à le redéfinir en s’y inscrivant, tout en conscientisant cette tendance et en l’exhibant, ici aussi, davantage. Une conception plurielle de la réflexivité s’impose donc d’emblée, qui recouvre un grand nombre de pratiques se télescopant et s’hybridant sans se superposer au sein d’un même dispositif, tel un ensemble de faisceaux concurrentiels sinon contradictoires. Afin de récapituler les grands types formels de la réflexivité littéraire, à partir des travaux récents qui ont proposé d’en redéfinir l’application sans cesse étendue, Michel Lacroix, propose la triade suivante :
Soit en premier lieu la mise en abyme, comme procédé sémiotique générant une confrontation interne entre enclave et récit englobant; en second lieu la figuration d’écrivain fictif comme procédé narratif générant une confrontation entre instance diégétique (le personnage) et instance externe (l’auteur); enfin, la réflexivité comme retour sur soi de l’énonciation.
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La nature de la réflexivité, reposant sur des rapports d’inclusion spéculaire, de transgression métaleptique ou d’autoréférence qui, loin de s’exclure mutuellement, constituent un continuum, est également tributaire de son incidence plus ou moins ponctuelle ou totalisante et des dimensions qu’elle peut prendre, de la mention à la diégétisation en passant par la thématisation, critères qui se croisent sans préjuger les uns des autres. S’ajoute enfin la question de leur congruence – qui laisse présager qu’au sortir de multiples gestes réflexifs, le produit fini n’entretient plus nulle part de rapport proprement spéculaire conçu sur le modèle de la mise en abyme classique. C’est la raison pour laquelle, au-delà de la seule figuration auctoriale et du support générique adopté, il faut également étudier la nature de la relation d’inclusion dans les cas d’oeuvres en abyme, ainsi que la potentielle hybridité des retours que le dispositif énonciatif opère sur lui-même.
Alloréflexivité et hétéroréflexivité
La recherche récente sur la réflexivité tente de penser un retour sur soi éventuellement altéré et altérant, qui distingue “la réflexivité comme rapport congruent du texte avec soi” et “la réflexivité comme la découverte de l’autre à l’oeuvre dans le même” afin de dépasser, comme le suggérait déjà Michel Meyer, le présupposé d’une réflexivité autotélique sinon tautologique (Baron : 43-44). En réalité, le point de départ incontestable de ce débat est le modèle du blason qu’André Gide applique au récit, repris par Lucien Dällenbach (1977 : 15-17) qui est au demeurant le premier à énumérer les objets qui peuvent être le prétexte d’une mise en abyme du récit, du livre à l’oeuvre d’art en passant par la chanson (92-95).
Si toutes les entreprises artistiques sont aptes à ce type de projection réflexive par altérité extérieure interposée – un livre ou film pouvant se refléter et se réfléchir comme un tableau (chez Balzac ou chez Godard), une créature vivante (le monstre de Frankenstein n’est-il pas un exemple, sinon un modèle de création?) ou encore une pyramide, selon que la métaphore se veut architectonique ou organique –, l’hétéroréflexivité est quant à elle propre aux médiums polysémiotiques comme le livre illustré, la bande dessinée et l’oeuvre cinématographique. En effet, il ne s’agit plus de s’y modéliser à partir d’un autre que soi, mais de se mirer en un élément interne, un pan ou un appendice de soi, de sorte que, par diffraction ou disjonction, s’élabore une hétéronorme intime, sans commune mesure avec un modèle étranger, car elle est étrangère et essentielle au système, comme l’image au livre auto-illustré. S’il faut, pour ces premiers cas, parler d’“alloréflexivité”, ce qui suppose que, se réfléchissant elle-même, l’oeuvre renvoie à une autre, on peut réciproquement risquer le terme d’“hétéroréflexivité” pour caractériser la pratique hétéronormée qui consiste pour l’oeuvre à se réfléchir au contraire dans un système éventuellement hétérogène mais lui appartenant, étant naturellement mixte, et ce sans éviter aucun des chassés-croisés possibles entre ses composantes constitutives.
Bernard Vouilloux évoque un cas classique de ces gestes indirectement réflexifs par déplacement médiatique dans un support non mixte, avec le Künstlerroman qui constitue de fait une première étape possible du paradigme réflexif dans le roman. Partant du principe romantique de la fraternité des arts qui lui a fourni son premier cadre théorique, et qui repose sur “la manière dont chaque art peut réfléchir les autres en allant jusqu’au bout de lui-même”, il définit le roman de l’artiste comme le “détour qu’emprunte l’écrivain pour rendre compte à travers l’autre des problèmes que lui-même rencontre” (n. p.). Or quand il est écrit par un écrivain (Goethe), la réflexivité reste normée de façon homogène à l’égard du médium, et de façon hétérogène en ce qui concerne la figure. S’il est écrit par un peintre (Kubin), il engage au contraire une hétérogénéité dans la relation du créateur au médium et une homogénéité réciproque dans sa relation à la figure.
Le cas symétrique serait l’autoportrait de l’écrivain, qui peut encore, malgré la divergence de médium, choisir de se figurer en peintre (ce qu’il est alors en acte) ou en écrivain (ce qu’il est au plan social, voire institutionnel). L’autoportrait à la “Main écrivant” que Claude Simon réalise pour le frontispice d’Orion aveugle en 1970 en est un exemple plus paradoxal : il y représente en effet en lieu et place du traditionnel autoportrait au miroir, un autoportrait synecdoque de l’écrivain comme processus d’écriture. Il y a là une référence, par le cadrage subjectif, au dispositif photographique qui produit un pseudo-effet d’instantanéité, aussitôt discrédité car la main n’est pas en train de dessiner ce que l’on voit, sur le principe d’une “autoréflexivité” congruente, mais en train d’écrire, conformément au statut d’écrivain du corps figuré, qui met en évidence la contradiction sur laquelle repose la main qui dessine une main qui écrit (voir Bustarret 1998).
L’autoportrait de peintre, de même que l’autobiographie ou l’autofiction de l’écrivain suppose une coïncidence entre médium utilisé, figure convoquée et appartenance socio-professionnelle du créateur, dans l’ordre de la création plastique pour le premier et dans celui de la création littéraire pour le second, et quoique la réflexivité puisse porter sur chacun de ces aspects. Au contraire, l’hétéroréflexivité concerne au moins autant la représentation du peintre ou du dessinateur par l’écrit que celle de l’auteur en images, différant par là même aussi bien de l’autoportrait du peintre/illustrateur que de l’auto-biographie/fiction qui engage avant tout un écrivain. C’est justement la coïncidence imparfaite de chacun de ces critères qui décide de ce que la réflexivité va être homo- ou hétéro-normée, selon qu’elle porte sur le médium ou la figure mise en abyme. Les cas plus fréquents sont le roman du peintre et l’autoportrait de l’écrivain, qui engagent déjà une forme de discontinuité réflexive. Mais le caractère hétéronormé d’une autoréférence peut se complexifier encore, car il n’est pas interdit au peintre où à l’écrivain de se représenter écrivant en son autoportrait, de même qu’on peut envisager un roman de la vocation littéraire écrit par un peintre ou dessiné par un écrivain – chassés-croisés qu’il faut donc affiner en croisant trois variables, à savoir : le support utilisé, impliquant une activité et donc une appartenance effectives (relevant globalement du texte ou de l’image); la pratique à laquelle se rattache la figure représentée, impliquant éventuellement la thématisation ou la narrativisation de son activité propre (création de texte ou d’image); l’appartenance socio-professionnelle originelle du créateur (polarité que l’on peut résumer rapidement à celle du peintre et de l’écrivain et qui peut également donner lieu à une forme de réflexivité).
L’image dans le texte, le texte dans l’image
Tout cela fait le jeu de la déviation des réflexivités, à l’oeuvre dans les supports mixtes en particulier, où il ne s’agit plus tant de relations intermédiales en absence, comme l’ekphrasis, que de relations intersémiotiques complexes où les systèmes se chevauchent et se jouxtent. Dans le cadre de l’auto-illustration et à propos des oeuvres de Fritz Von Herzmanovsky-Orlando et Alfred Kubin, Gabriele Van Zon propose de parler de code de référence “extrinsèque” ou “intrinsèque” (77), ce qui pose le problème de l’inclusion effective des deux codes au dispositif, raison pour laquelle nous n’optons pas pour le couple préfixal “intra-/ extra-” mais privilégions les paires “homo-/hétéro-” et “auto-/allo-”. Car le roman illustré du peintre-écrivain (effectivement devenu auteur-illustrateur) croise à n’en plus finir ces catégories, les deux systèmes étant conjoints, une profession se mirant dans l’autre, la figure de l’auteur dans celle de l’illustrateur, le texte dans l’image, et réciproquement – de sorte que le geste réflexif doit être pensé comme un continuum, de l’autoréflexivité à l’alloréflexivité, en passant par l’homoréflexivité et l’hétéroréflexivité.[2]
Gérard Genette repère un phénomène similaire, lorsqu’il note que, grâce au procédé de “la pièce dans le film” ou du “film dans la pièce”, la mise en abyme se trouve être “à cheval sur deux arts” (2004 : 67).[3] Plus récemment, Jean-Marc Limoges a parlé de “métissages” tels que “bande dessinée dans le film, pièce de théâtre dans le roman”, et relevé la multiplicité des mises en abyme “imagée”, “sonore” et “écrite” susceptibles d’avoir lieu au cinéma (10). Pour ce faire, il cite Sébastien Févry, qui s’inspire des travaux de Christian Metz reprenant lui-même la notion de “matières de l’expression” mises au jour par Louis Hjelmslev, et distingue mise en abyme “homogène”, “qui s’exprime par le biais d’une seule matière de l’expression” et mise en abyme “hétérogène […] qui se déploie en usant du son et de l’image” (Févry : 30, cité par Limoges : 10). Mais Limoges qualifie ces dernières d’“indirectes” et s’intéresse prioritairement aux mises en abyme imagées instantanées c’est-à-dire celles qui, coïncidant en termes de matières de l’expression (reposant en l’occurrence sur l’inclusion de l’image dans l’image) coïncident aussi en termes de temporalité et tiennent dans le même plan – sur le modèle, pour ces deux derniers critères, de la mise en abyme propre à l’image fixe : simple ou infinie, mais jamais aporétique comme elle peut l’être au cinéma quand elle n’est pas simultanée ni a fortiori instantanée (mais prospective ou rétrospective).[4]
La question n’est pas tout à fait la même si l’on s’en tient au texte dans les images et aux images dans le texte, c’est-à-dire aux cas où une relation d’inclusion, de commentaire, ou de transgression est hétérogène ou indirecte. Si par convention la présence effective d’images dans un livre illustré n’est pas à proprement parler une mise en abyme, elle peut théoriquement avoir le même effet réflexif que la mention discursive d’un tableau, dans la mesure où l’image peut devenir modèle du texte littéraire. Au même titre que l’image inaugurant le roman de Claude Simon requalifie le texte, le texte d’un livre auto-illustré peut commenter l’image qu’il contient : or une remarque méta-illustrative ou méta-iconique, comme on en trouve déjà chez Lawrence Sterne ou chez Lewis Carroll, a pour conséquence d’entrelacer les codes au cours du geste réflexif.[5] Au-delà des figurations artistiquement hétérogènes de l’auteur, cette modalité paradoxale de désignation, qui attire à la fois l’attention sur l’intégration de l’image dans le texte et sur son altérité rémanente, est une deuxième possibilité hétéroréflexive.
Une troisième solution consisterait à orchestrer le heurt des réflexivités indépendantes du texte et de l’image – toute mise en abyme, toute métalepse ou tout retour sur soi du dispositif pouvant ne pas coïncider avec son équivalent dans le médium opposé, auquel cas il ne s’agit plus de chassé-croisé au sein même d’un geste réflexif hybride comme dans les deux premiers cas mais bien de réflexivités concurrentielles. La réflexivité de l’énonciation porte certes plus systématiquement sur la création verbale “en train de se faire” que sur les illustrations, mais si divers régimes de réflexivité peuvent se chasser-croiser, c’est en partie parce que le monstrateur (de l’image) n’est pas toujours tout à fait le récitant (du texte) quoique ces deux instances soient subsumées par le narrateur fondamental (responsable de l’enchaînement), pour reprendre la terminologie propre à la narratologie de la bande dessinée (Groensteen 2011 : 89-103). En effet, comme les modalités pratiques de la mise en abyme dans le texte et dans l’image, les régimes d’énonciation narrative sont potentiellement toujours discordants. De même, les métalepses n’y sont pas forcément congruentes : l’adresse verbale au lecteur ne correspond pas toujours à la transgression d’un seuil de la représentation au plan visuel, même si l’image peut mettre en scène un regard frontal voire un clin d’oeil au lecteur; au contraire, une transgression visible au plan de l’image, telle l’apparition inopinée des traits de l’auteur en lieu et place de son personnage fictif, peut rester sans conséquence au plan du pacte énonciatif textuel.
Hétéroréflexivité de la bande dessinée d’auteur contemporaine
En bande dessinée, cette problématique tient en outre aux réflexions inhérentes à la perception et à la nature du support, à son passé polémique à l’égard de la littérature et de la peinture, qui explique qu’il se soit d’abord pensé comme autonome avant de laisser libre cours à des stratégies réflexives potentiellement hétéronormées – plus qu’hétéronomes. Dans son article consacré aux “bandes désignées” ne portant pas sur un corpus de romans graphiques contemporains mais sur des strips essentiellement comiques, Thierry Groensteen a mis en évidence la multiplicité de formes que prend la réflexivité en bande dessinée : sans tenir compte des cas où l’oeuvre se désigne comme narration, diégèse, fiction, littérature et même livre, son objet étant une réflexivité propre à la bande dessinée, il sélectionne les cas où elle thématise, problématise ou met à nu les conventions régissant la séquentialité, l’arthrologie (ou science de l’articulation, voir Groensteen 1999) du gaufrier, l’invisibilité tacite du phylactère dans la diégèse, etc. Mais, sans revenir sur les acquis des polémiques qui ont défendu son autonomie et son irréductibilité aux autres genres narratifs, et si l’on s’en tient à quelques bandes dessinées d’auteur contemporaines[6], il est possible d’envisager des configurations proprement hétéroréflexives, au risque d’y reconnaître une pacification à l’égard des (hétéro-)normes qu’elle a d’abord refusées sous la pression d’un champ culturel encore hiérarchisé, ou d’admettre que c’est une stratégie délibérée de légitimation culturelle propre au roman graphique contemporain.
Le célèbre Asterios Polyp de David Mazzucchelli pourrait illustrer l’hésitation entre alloréflexivité et hétéroréflexivité telle qu’elle se trame dans la mise en scène – et en abyme – d’un personnage d’architecte, pour tenir lieu de porte-parole à une réflexion sur la création. Architecte “de papier”, Asterios Polyp partage avec son auteur la dimension graphique de son oeuvre, dénominateur commun qui tendrait à mettre en évidence une réflexivité essentiellement imagée si le chapitre méta-polygraphique, pourtant introduit par un titre en images (seize variétés graphiques de pommes sur un damier bleu et blanc) qui s’empare des prérogatives du texte, ne donnait pas lieu à un métadiscours verbal et explicite. De cette façon, l’altérité artistique partielle du héros (et de sa compagne, plasticienne) est efficacement amortie par les bavardages théoriques relatifs à l’idiosyncrasie de la perception. Mais la fonction de cadre théorique que remplit le texte à l’égard de l’image, tout en hybridant le geste réflexif, n’empêche pas la nature polygraphique de l’oeuvre d’être naturellement autodéictique, en tant qu’elle rend sensible son caractère artefactuel, autrement dit son statut d’objet matériel et construit, par la discontinuité stylistique et l’outrance de ses procédés. Chacun de ces réseaux réflexifs ne recoupe toutefois pas le jeu de la métalepse finale par laquelle le héros se débarrasse de feu son frère jumeau jusqu’alors narrateur d’outre-tombe : celui-ci n’aura plus l’occasion de gloser ironiquement la nature mixte du récit (“je ne vais pas vous faire un dessin”), puisque Asterios, prenant conscience de ce qu’il est “le héros de [s]a propre histoire”, se confronte alors à son double, et que le lettrage narratorial s’invite dans des phylactères qui lui permettent de se battre d’égal à égal avec son double intradiégétique pour s’assimiler la biographie du personnage principal. Le jumeau narrateur avait sans doute prévu cette confrontation (“Asterios pourra vous le dire mieux que moi”) qui le fait passer dans la diégèse puis disparaître. Mais cette scène, aussi onirique soit-elle, ne met pas seulement fin à la binarité existentielle du héros : elle trouve précisément à se réaliser par la seule qualité de la graphie, puisque ni le récitant évincé ni la figuration des sosies ne sauraient opérer, ensemble ou séparément, cette transgression.
On peut observer de semblables modalités réflexives en prenant, au contraire, un exemple de “récit autobiographique en bande dessinée” dont le pacte énonciatif est explicite, tel Carnation de Xavier Mussat. La réflexivité y est certes neutralisée a priori par le contexte autobiographique de la démarche, l’auteur-narrateur-personnage évoquant naturellement son statut de dessinateur et son projet livresque, lequel impose du reste une légère saute réflexive puisqu’il porte d’abord sur son oeuvre précédente, Sainte famille. La mention graphique de cet ouvrage lui-même autobiographique (Mussat 2014 : 22) reste donc homogène en termes de médium et d’auteur, mais elle est différée et non strictement autoréflexive : il s’agit de l’ouvrage qu’il est en train d’écrire à la période de sa vie qu’il raconte mais il a déjà paru aux moments où il réalise et où nous lisons la deuxième bande dessinée. Toutefois, au-delà des références de la sorte naturalisées à l’“histoire” ou au “livre” (29), respectivement dénominateur commun et tiers terme de la dialectique du texte et de l’image, l’auteur ne laisse pas de désigner son travail alternativement comme “écriture” (21) et comme “dessin” (32). En définitive, deux formes de réflexivité se télescopent : l’auteur commente métaphoriquement sa panne graphique en mentionnant un texte dans lequel un libraire ne parvient pas à devenir écrivain, cas de réflexivité littéraire au second degré qui suppose de mettre en scène, en texte et en image, la page blanche d’un autre (111) – laquelle fait écho à un crayon désoeuvré, illustrant une généralisation verbale de cette crise de l’inspiration, dans une vision qui n’est plus frontale mais subjective (114, 116). En outre, la réflexivité a lieu d’être également conçue comme hybride au plan de l’énonciation : dans le prologue, est commenté par phylactères interposés le choix de la métaphore graphique du vautour – ce qui glose par anticipation le mécanisme de substitution entre images mimétiques et symboliques, auctoriales et exogènes, propre à une polygraphie elle-même hétérogène en termes de médium, puisque le dessin incorpore des simili-gravures, des symboles relevant de la signalétique, des personnages de dessins animés, etc. Ce métadiscours n’est pourtant pas confiné dans la périphérie de l’oeuvre, mais il est relayé, dans le corps du récit, par l’explicitation du phénomène de “réduction iconique” propre à la mémoire qui transforme l’actrice principale de sa biographie en “ce pictogramme”, d’après un récitatif déictique qui gomme l’écart temporel entre les deux oeuvres biographiques et scelle l’indissociabilité du texte et de l’image dans la distance de la désignation (131). Enfin, la polygraphie de l’oeuvre, qui rend sensible la matérialité et surtout la discontinuité graphique de son dispositif visuel, et ce sans l’intermédiaire du texte, infirme en définitive le “monologue” de l’autobiographie (29) au moyen d’une “polyphonie” graphique – le modèle imagé infléchissant ainsi le métadiscours verbal.
Ces hétérodoxies sont peut-être en partie tributaires du modèle littéraire de l’autobiographie, quelque part qu’il ait pu prendre à la légitimation de la bande dessinée par ailleurs. De même, lorsque David Mazzucchelli reprend, avec Paul Karasik, le roman Cité de verre de Paul Auster, ils y exacerbent la réflexivité littéraire (et dactylographiée), par la force, pour ainsi dire, de l’adaptation. La réciproque est vraie : tout en ayant réalisé nombre de bandes dessinées réfléchissant leur dispositif propre (des mises en abyme infinies de planches aux cases vides et aux échappées hors de la diégèse, c’est-à-dire hors du décor et du gaufrier), Marc-Antoine Mathieu déplace le centre de gravité de la réflexivité dans l’album Le Dessin où ce sont bien les arts plastiques qui sont au coeur de sa “réflection” en tant qu’auteur – et plasticien, en l’occurrence, puisqu’il expose aussi. Dans tous ces cas, un médium est hypertrophié au détriment d’un autre pour tenir lieu de l’ensemble – dissymétrie hétéroréflexive qui témoigne d’une réappropriation des formes littéraires ou picturales, dont le prestige invasif ne menace plus l’intégrité de la bande dessinée.
Cela n’empêche pas que puisse être trouvée une situation d’équilibre : une modalité métaleptique de la réflexivité synthétique et visuelle du Bibendum céleste de Nicolas De Crécy apparaît par exemple dans la façon dont le statut de narrateur est récupéré par les personnages. Le récitatif, associé à une ocularisation apparemment objective, devient subitement mais tardivement un phylactère assigné au professeur Lombax (9); le diable s’accapare ensuite la narration et on le voit peiner à produire le récit malgré les pages d’écriture de ses sbires, figurées puis calligraphiées sur le fond de la case, à mi-chemin entre objet de la diégèse, phylactère et récitatif, entre signes iconique et linguistique; la lutte pour le monopole narratif, désignée comme telle dans la diégèse, est enfin continuée par un mythe énoncé par des chiens qui ont le dernier mot. Une des conséquences de cette mobilité du foyer narratif est que les différents personnages qui se disputent le récit sont conscients de leur nature d’êtres de papier; une autre est que la mise en évidence de l’artefactualité du dispositif est encore réalisée dans les variations subséquentes au niveau de la stylistique textuelle. Dans ce cas précis, la polygraphie, alliant peinture, ligne accidentée et coloris signifiants, répond sans s’y superposer à un texte polyphonique qui ne se contente pas de la gloser en cédant au manichéisme opposant visuellement les stylèmes du bien et du mal (85). Loin d’être lisses et homogènes pour autant, les réflexivités symétriques qui s’y exercent ne sont certes pas propres à la bande dessinée, mais propres à la mixité dont elle a choisi de se réclamer.
Dans l’auto-illustration, l’hétéroréflexivité est la preuve d’une rare indissociabilité des composantes de l’illustré, tandis qu’il est possible d’avancer qu’en bande dessinée, cela tient davantage de la scission des codes : elle dit bien leur possible dissociation en (méta-)discours malgré leur concaténation matérielle. Le cas de la bande dessinée d’auteur contemporaine peut certes être trompeur, dans la mesure où la reconduction de certains des enjeux du dispositif illustré est renforcée par l’hypertrophie des récitatifs. Mais cela signale que le “roman graphique” n’est pas (ou plus) seulement un argument éditorial ou une tentative de promotion des genres de la narration visuelle, mais qu’il témoigne aussi, dans les faits, d’un rapport pacifié à la littérature comme à la peinture. En ne se définissant plus contre eux, mais avec eux, sans pour autant évacuer totalement la conscience de leurs rapports agonistiques, la bande dessinée déplace aussi le foyer de sa réflexivité qui n’est, pour ainsi dire, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Appendices
Note biographique
HÉLÈNE MARTINELLI est Maître de conférences en littératures comparées à l’ENS de Lyon depuis septembre 2015. Elle a soutenu en 2014 une thèse de doctorat intitulée “Pratique, imaginaire et poétique de l’auto-illustration en Europe centrale (1909-1939) : Alfred Kubin, Josef Váchal et Bruno Schulz” préparée sous la direction de Fridrun Rinner (Aix-Marseille) et de Xavier Galmiche (Paris IV Sorbonne). Ses recherches portent sur les littératures européennes et centre-européennes des XIXe et XXe siècles et traitent essentiellement de l’histoire du livre, de l’illustration et des rapports entre le texte et l’image.
Notes
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[1]
Elle est toutefois ponctuellement utilisée en sciences humaines, notamment pour désigner le nécessaire passage par autrui dans les “techniques du corps” (Andrieu) ou une perception et une conception du sujet inspirées de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, selon laquelle le “dividu” n’est plus autoréflexif mais tourné vers un extérieur constitué d’événements discontinus (Freitag : 161).
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[2]
L’homogénéité ou l’hétérogénéité constatée en termes de médium pourrait encore être affinée, selon qu’elle affecte le dispositif, l’oeuvre, ou une autre oeuvre relevant du même dispositif – raison pour laquelle Jacques Gerstenkorn distingue la réflexivité cinématographique de la réflexivité filmique, d’une part, et les réflexivités “homofilmique” et “hétérofilmique” d’autre part (7-9). Cette dernière distinction qualifiant la spécularité entretenue avec un autre film ou avec le film même ne se superpose pas aux qualificatifs d’“interne” et “externe” puis de “générale” et “restreinte” appliqués par Jean Ricardou (1971 : 162; 1975 : 9-17) à l’intertextualité, qui s’en tiennent au critère de l’auctorialité et non à celui de l’identité des objets “abymant” et “abymé”. La réflexivité “homofilmique” est plus proche de l’“autotextualité”, c’est-à-dire l’ensemble des rapports qu’un texte entretient avec lui-même, définie par Dällenbach comme une “intertextualité autarcique” qui tient de la mise en abyme (1976 : 282-296) – ou de l’autoréflexivité.
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Encore que la relation ne soit pas symétrique : dans le premier cas, le cinéma, support susceptible de tout s’assimiler, s’incorpore matériellement le théâtre en se contentant de convoquer un autre art sans introduire d’hétérogénéité matérielle, c’est-à-dire sans altérer son dispositif polysémiotique; dans le deuxième, en revanche, il s’agit d’un dispositif multimédiatique à proprement parler, si tant est que le cinéma soit intégré à son dispositif énonciatif et non cité au titre d’élément du décor de la diégèse. L’inégalité de ces rapports d’inclusion n’est pas pour rien dans la difficulté à élaborer une théorie globale et équilibrée des rapports intermédiaux et/ou intersémiotiques. À la qualité de l’inclusion (au titre de citation dans l’énoncé ou de composante de l’énonciation), il faudrait ajouter le critère de sa connaturalité partielle, supposant une moindre hétérogénéité réflexive, que l’on retrouve dans le jeu d’acteur qui lie le cinéma au théâtre et le théâtre au cinéma, et dans le rapport du livre illustré à la littérature et à la peinture.
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On voit là l’impossible équivalence des mêmes procédés appliqués au texte et à l’image : alors que la mise en abyme simple se prête vraisemblablement à tous les supports, la mise en abyme infinie requiert la simultanéité de l’image fixe ou du plan cinématographique, ce que remarquaient déjà Lucien Dällenbach (1976 : 146) et Dorrit Cohn (127), rappelant que la miniaturisation littéraire ne saurait être indéfiniment intacte comme elle l’est en peinture; à l’inverse, la mise en abyme aporétique, qui ne peut être effective sous peine de s’annuler, ne s’inscrit que sous le régime de l’allusion ou de l’ébauche et dans un contexte linéaire et temporel qui correspond à ceux de la littérature et de l’image animée (il faut sans doute excepter ici la stricte récursivité des Mains dessinant de Maurits Cornelis Escher).
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Comme le théâtre dans le cinéma et le cinéma dans le théâtre, le jeu sternien sur les casseaux et autres serpentins accuse cette parenté sans identité entre l’image typographique désignée et le texte qui le désigne, en vérité de même nature mais de d’autre fonction, de sorte qu’on peut hésiter à y voir un jeu de nature déictique ou cataphorique, selon que l’on prend l’ensemble pour un agrégat de visibilités ou pour du dit interrompu par du montré.
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Je remercie mes étudiants et collègues du Master Bande Dessinée (Université de Poitiers / École Européenne Supérieure de l’Image, Angoulême), qui m’ont permis de découvrir les oeuvres qui sont mentionnées ici, dont je suis par ailleurs loin de maîtriser tous les enjeux.
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