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Introduction

La découverte inespérée du manuscrit De l’essence double du langage rappelle non seulement l’existence d’un important corpus de textes saussuriens originaux accessible depuis les années 1960-1970 (notes d’étudiants et autographes), mais il permet en outre de réinterpréter l’intégralité de ce corpus, et partant de réévaluer et de postuler une compréhension entièrement renouvelée du programme scientifique pensé par le Genevois. Le numéro d’Arena Romanistica en témoigne : dirigé par François Rastier, il est significativement intitulé “De l’essence double du langage et le renouveau du saussurisme”, et l’article de Simon Bouquet qui figure dans ce numéro sous-titré “Quand De l’essence double du langage réinterprète les textes saussuriens”). Ce numéro spécial d’Arena Romanistica (Journal of Romance Studies) c’est le premier collectif sur De l’essence découvert voici vingt ans. Publié en 2013 à l’occasion du centenaire de la mort de Ferdinand de Saussure, comme le précise François Rastier dans le chapitre introductif, par le privilège accordé à la lecture de l’ouvrage manuscrit De l’essence double du langage, le numéro entend contribuer de manière révélatrice à la relecture de l’ensemble du corpus saussurien.

1. Division(s) et problèmes de linguistique (générale)

L’ensemble du volume divisé en quatre sections d’inégale longueur, traite de diverses problématiques que suscite la lecture du manuscrit De l’essence. En ce sens, la parole est donnée à plusieurs spécialistes de Saussure, dont trois traducteurs des Écrits de linguistique générale – et donc du manuscrit nouvellement découvert dans l’orangerie. Les contributions les plus significatives se trouvent dans les deux premières sections. Ainsi, hormis celle de Simon Bouquet, co-éditeur, avec Rudolf Engler, de l’édition française (se penchant sur le problème de la typologie des unités linguistiques, seconde section du numéro), nous pouvons y lire celles de trois autres auteurs d’éditions étrangères, respectivement : la contribution de Tullio De Mauro, traducteur de l’édition italienne et grand érudit saussurien (qui problématise, dans la première section du numéro la question de l’apport terminologique de De l’essence); la contribution de Ludwig Jäger, traducteur de l’édition allemande (première section du numéro où l’auteur propose un essai de synthèse concernant plusieurs problématiques ouvertes par trois groupements de notes de Saussure dont : le problème de l’identité de l’auteur, le problème de la fragmentarité, le problème du statut théorique, le problème de la définition de l’unité/entité linguistique, le problème de la légitimation du point de vue, etc.); ainsi que celle de Kazuhiro Matsuzawa, traducteur de l’édition japonaise (qui pose, dans la seconde section du numéro, le problème de l’ordre de présentation). Une autre contribution intéressante est celle d’un philosophe du langage, important auteur de synthèse qui aura contribué dès les années 90 à maintenir éveillé l’intérêt pour l’oeuvre de Saussure dans ce qu’elle a de plus novateur : il s’agit d’Arild Utaker et son article significativement intitulé “Le retour de Saussure” (qui étudie, dans la seconde section du numéro, la problématique de la dualité et la question du sens). Dans la troisième section, Marie-José Béguelin et Giuseppe D’Ottavi traitent du rapport entre linguistique générale et linguistique descriptive dans l’oeuvre de Saussure. Le dossier se clôt par les recensions de deux ouvrages importants : Jurgen Trabant recense l’ouvrage récent de Ludwig Jäger, Ferdinand de Saussure zur Einführung (Hamburg : Junius 2010); Régis Missire, l’ouvrage d’Arild Utaker La philosophie du langage, une archéologie saussurienne (PUF 2002).

2. Linguistique générale ou linguistique descriptive?

Parmi la diversité apparente des problématiques traitées dans ces articles (questions philologiques, questions herméneutiques, problèmes linguistiques, etc.), la plus importante semble être celle du rapport entre linguistique générale et linguistique descriptive. Autrement-dit quel est le statut du projet scientifique de De l’essence double du langage? Epistémologie ou gnoséologie?, telle est, selon François Rastier, la question que l’on se pose devant les textes de Saussure. Or, selon le point de vue que l’on adopte – hormis un accord d’ensemble sur une critique radicale du Cours de 1916 qui ne visait qu’une épistémologie fallacieusement réduite à la langue en elle-même et pour elle-même, les auteurs s’accordent sur l’idée d’un projet unitaire qui se révèle à la lecture De l’essence, incluant inséparablement langue et parole –, les réponses à cette problématique divergent.

Ainsi selon Rastier, Saussure “ne tient pas un discours épistémologique, mais gnoséologique et méthodologique” (8). Rastier souligne que dans De l’essence, Saussure “trace le programme d’une théorie et d’une méthodologie” (9). Il insiste sur le fait que l’on ne peut lire Saussure ni comme épistémologue, ni comme un philosophe du langage, mais d’autre part il concède que si De l’essence n’est pas un texte épistémologique en revanche “De l’essence revêt certes une portée épistémologique” (15). Tullio De Mauro semble être du même avis lorsqu’il affirme que Saussure “n’est pas un épistémologue, sinon malgré lui” (42). Et il poursuit avec cette idée que “faire de lui un épistémologiste ou un grammatosophe est une erreur historique. Saussure est né linguiste et le restera pour toujours” (43).

En revanche, tel ne semble pas être l’avis de Jäger, selon lequel “l’intention intellectuelle de Saussure n’était pas méthodologique, mais épistémologique” (78). Et il argumente que “sa pensée [de Saussure] se réfère en premier lieu à des questions fondamentales de la détermination théorique de l’objet, et ensuite, en second et troisième lieu seulement, à des problèmes méthodiques et de la théorie de la connaissance” (79). Selon Jäger, au cours de ses réflexions sur le problème du langage, Saussure aurait développé les traits essentiels d’une théorie du langage et non d’une théorie de la linguistique. La pensée de Saussure regarderait d’abord des questions de philosophie du langage et d’épistémologie et, seulement en second lieu, des questions de théorie des sciences et de méthodologie. Cependant, l’auteur considère que ces questions représentent bien souvent le point de départ de ses réflexions théoriques et il souligne non seulement le fait que l’intérêt saussurien pour la théorie des fondements est en aval de ses travaux de linguistique comparée mais aussi le fait que c’est avant tout dans des manques décelés dans la pratique linguistique de son temps que Saussure se voit contraint à une réflexion sur les fondements de la linguistique. La conclusion étant, dans ce cas, celle d’une naissance de la théorie à partir de l’esprit de laboratoire. Ainsi ce problème général qui est celui de la théorie linguistique est-il étudié à partir de la comparaison de trois groupes principaux de notes : les notes sur l’accent lituanien, les Notes inédites des années 50 et les notes de l’orangerie. Selon l’auteur ces trois groupes de notes se laissent lire comme des “paratextes” (au sens de Genette) théoriques aux travaux comparatistes. Selon Jäger, comme les autres notes, les notes de l’orangerie tournent autour de ces “points délicats” ou “points de frontière” de la théorie de “la langue” et du “signe”. Si avec l’étude de l’accentuation lituanienne il devient clair pour l’auteur que nombre de réflexions théoriques viennent de la recherche pratique; en revanche avec les nouvelles notes il nous semble que Saussure abandonne un peu ce “côté pittoresque” de la langue pour de véritables réflexions fondamentales. De fait, même avec la question de l’accent lituanien, il nous semble que l’attitude saussurienne est essentiellement fondationiste. Bref, ce que Jäger semble mettre en évidence c’est selon nous un théoricien du doute, à la fois un théoricien de “la langue” et du “signe” constamment tiraillé entre des tensions de continuité vs. rupture : d’une part, une recherche de laboratoire orientée vers le côté empirique et pittoresque des faits de langue; d’autre part, une autre recherche de laboratoire personnelle et théorique, orientée sur la constitution des faits linguistiques. Mais, comme le souligne Trabant dans son article sur Jäger, celui-ci a le mérite de nous avoir montré depuis plus de trente ans qu’“il existe un Saussure au-delà du Cours, et que cet autre Saussure est un des critiques les plus sévères de ce que l’on considère comme son oeuvre principale dont il n’est pas l’auteur” (198). On en déduit alors que le premier critique vraiment fondamental du structuralisme serait ainsi Saussure. Selon Trabant, Jäger propose l’esquisse du “problème Saussure”, dans lequel il montre le “chemin de la pensée” de Saussure qu’il développe en suivant deux axes : l’un critique, l’autre constructif. Dans sa dimension critique, il montre ainsi que Saussure n’est pas un membre de l’école comparatiste en sa forme néogrammairienne dont il critique le manque de réflexion qui suivait la méthode des sciences de la nature, et qui n’avait aucune curiosité pour les contributions de ces sciences au savoir linguistique. Dans sa dimension constructive, Jäger montre comment la pensée de Saussure met au travail la philosophie du langage d’inspiration humboldtienne, absente des activités industrieuses des comparatistes. Selon celui-ci, les langues devant être décrites comme manifestation du langage, la linguistique requiert nécessairement une double approche à la fois descriptive et philosophique. Sur ce chemin de la pensée de Saussure, Jäger trouve une parenté méthodique avec le procédé herméneutique que Schleiermacher appelle “divination”. Bref, Jäger essaie de synthétiser l’alternative que Saussure développe dans les Notes, dans ses fragments et aphorismes écrits dans les années genevoises à partir desquelles il pose que Saussure y soutient une réflexion approfondie sur la nature du langage et sur la tâche essentielle de la linguistique.

Pour résumer, on retient que les notes sur l’accent lituanien mettent en évidence une ambivalence essentielle de la genèse de la pensée théorico-linguistique de Saussure, une dialectique particulière oscillant entre d’une part l’intérêt pour l’“aspect pittoresque” de la langue (le travail de laboratoire comparatiste) et d’autre part l’esquisse ou l’aperçu de la nécessité d’une autoréflexion épistémologique (“montrer au linguiste ce qu’il fait”) sur la praxis scientifico-linguistique. Dans chacun des trois groupements de “notes”, malgré l’apparence d’une “cohérence textuelle lacunaire” due à leur caractère fragmentaire et aphoristique, l’auteur lit in nuce la genèse des positions centrales de Saussure : i) le problème scientifique de la constitution de l’objet linguistique (la problématique du point de vue); ii) l’hypothèse fondamentale que les systèmes sémiologiques – dont fondamentalement le langage – sont des réseaux différentiels de signes; enfin, ce qui semble capital et qui constitue le motif central de la sémiologie saussurienne iii) la déconstruction complète du concept de “signe”, tel qu’il a été conçu de manière binaire dans la tradition sémiotique. Finalement ce que la lecture de tels textes permet c’est une autre cohérence cognitive, car la lecture serrée de ces “notes fragmentaires” (qui par ailleurs font partie du style même de pensée saussurien que Jäger nomme “méthode aphoristique”) montre sans réserve que l’on peut considérer comme “des esquisses théoriques cohérentes en théorie de la langue et du signe”. Bref, ces “notes” n’ont pas seulement une signification fondamentale pour la pensée de Saussure, mais qui comme le prouve le chercheur, sont une esquisse considérable d’une conception consistante du “langage” et ouvrant une voie considérable au sein du débat contemporain sur “la langue” et “le signe”.

C’est dans un tel débat que s’inscrit également la position de Bouquet selon lequel si le programme scientifique saussurien se fonde en effet sur une épistémologie, il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas chez Saussure d’une épistémologie “normale” (Kuhn), ou “aristotélicienne” ainsi que l’on a pu le croire en suivant une doxa approximative et que par ailleurs semblent récuser les adeptes d’une lecture non-épistémologique de la pensée de Saussure. Selon Bouquet si épistémologie il y a, c’est d’une épistémologie “galiléenne” qu’il s’agit (87), puisque les objets que la linguistique a devant elle ne sont pas “données”, mais conformément au principe herméneutique de la détermination du local par le global, ces “objets” sont culturellement institués dans et par “l’interprétation différentielle de signes” (100). Bouquet, contrairement à Rastier, développe explicitement une épistémologie clairement fondée sur la base des textes originaux saussuriens. Sur cette base, il fonde notamment des principes épistémologiques explicites retrouvant la réflexion de Jean-Claude Milner sur le possible caractère galiléen de la science du langage. Mais le point de vue néosaussurien transforme radicalement l’application de cette épistémologie, qui concernait chez Milner une linguistique logico-grammaticale et chomskyenne, c’est-à-dire une linguistique de la langue, et qui devient chez Bouquet une application à une linguistique pouvant être dite rhétorique-herméneutique (selon les termes de Rastier), c’est-à-dire liant inséparablement langue et parole. Dans cette perspective, Bouquet extrait des textes saussuriens, et plus particulièrement De l’essence double, une théorie sémiotique de la langue : la théorie de la triple articulation (93 et sv.). En continuité de cette sémiotique de la langue, il redéploye également l’herméneutique de Rastier en une sémiotique de la parole, en introduisant une quatrième articulation, correspondant à la notion de “signe global” (100). Tout cela lui permettant de théoriser une radicalisation de la différentialité, dont il pose les principes de l’écriture, en vue de la littéralisation de l’objet empirique et de la formalisation des lois de la linguistique néosaussurienne de l’interprétation qui est une linguistique différentielle du sens.

3. De l'essence double du langage et la question du sens

C’est cette problématique du sens que reprend et clarifie Arild Utaker dans son article à partir de l’articulation entre dualité et négativité dans la pensée saussurienne. Dans cet article, en effet Utaker ne propose rien moins qu’une nouvelle compréhension des “dualités” de Saussure, et montre très clairement, en philosophe, que le concept d’“essence double du langage” ou de “double essence du langage” est fondateur d’une nouvelle métaphysique – ou d’une nouvelle philosophie du langage. Dans cette nouvelle métaphysique du langage, les “dualités” saussuriennes ne sont plus conçues en termes dichotomiques, comme des concepts d’objets oppositifs, distinctifs ou antinomiques, ainsi qu’elles ont pu être comprises dans le Cours de 1916 et dans la tradition de la réception de cet ouvrage. Au contraire, ces “dualités” sont conçues selon la logique paradoxale d’une présupposition (ou d’une inclusion) réciproque. En philosophe du langage, Utaker analyse comment la nouvelle métaphysique saussurienne, ou, selon les termes de l’auteur, le nouveau dualisme théorique saussurien du langage, s’oppose à l’ancienne métaphysique ou dualisme traditionnel du langage dont les racines remontent à Aristote. Ainsi, par opposition au dualisme traditionnel, dans lequel le concept de “dualité” présuppose qu’une essence est une et dont les termes se trouvent dans une logique d’exclusion réciproque du type ou-ou, et supposant une identité du type A=A, dans le nouveau dualisme de Saussure le concept de “dualité” ne présuppose pas d’essence, ni par conséquent de logique d’exclusion ou d’identité, mais au contraire ce dont il s’agit c’est “une nouvelle logique de dualité ou d’inclusion complémentaires en termes ensemblistes du type et-et” (105).

Ainsi éclairé par Utaker, le titre De l’essence double du langage en vient à désigner de manière limpide la révolution métaphysique d’où procèdent les concepts primitifs servant de soubassement au développement du projet saussurien d’une science du langage – en d’autres termes : au développement de son épistémologie programmatique. C’est, en effet, une logique bien particulière – une logique de dualités s’incluant réciproquement – qui sous-tend ces concepts primitifs. L’inclusion réciproque, en l’occurrence, est rendue possible par l’existence des objets relatifs à ces concepts primitifs dans l’espace de l’esprit. Ainsi s’entendent – comme se rapportant à une essence du langage repensée comme double – les dualités primitives (i.e. les dualités conceptuelles primitives – c’est-à-dire métaphysiques et a priori) que le Cours de linguistique générale a partiellement popularisées (mais qui ne peuvent plus désormais, après l’article d’Utaker, être confondues avec des dichotomies ni avec des antinomies) : les dualités liées à la définition du signe linguistique, tout comme les dualités liées à la conception des forces linguistiques – mais, tout autant, une dualité princeps que le Cours a mise à mal : la dualité de la linguistique comme domaine de science. Sur la base de De l’essence double du langage, plus clairement encore que sur celle des textes originaux connus jusqu’à l’apparition de ce manuscrit et de son titre, la fonction des dualités dans la triple économie de la pensée saussurienne postulée par Bouquet dès 1997 (épistémologie de la grammaire comparée, métaphysique du langage et épistémologie programmatique de la linguistique) devient évidente. En effet, la nouvelle métaphysique de l’“essence double” que nous donne à comprendre Utaker, remettant en cause la métaphysique traditionnelle, sert bien chez Saussure de prolégomènes au programme d’une science qui n’existe pas encore. Celle-ci ressortit à une psychologie – mais à une psychologie qui, comme le dit Saussure, est une “psychologie sociale” et dont “l’ABC” est une sémiologie – car c’est en s’attachant à des phénomènes d’esprit, et qui plus est “d’esprit collectif”, que la science du langage rencontre des essences doubles. Aussi, en combattant l’erreur fondamentale du dualisme traditionnel avec sa conception de la double essence, Saussure est, comme le dit Utaker, amené à poser des objets d’un type nouveau (108).

En résumé, cette importante contribution du philosophe norvégien permet finalement : i) de bien comprendre pourquoi Saussure voulait titrer son livre avec la notion d’“essence double” (du langage); ii) de comprendre l’impact des “dualités”, y compris dans la réception du Cours de linguistique générale; iii) de mieux comprendre ce que Simon Bouquet appelle “métaphysique” de la pensée saussurienne; et iv) crucialement de comprendre quel type de science de l’esprit est la linguistique – dans la perspective du paradigme de la différentialité.

4. La question épineuse de l’ordre de l’exposition théorique

De son côté K. Matsuzawa, dans son article “L’ordre, le cercle, la réflexivité dans les manuscrits dits De l’essence double du langage de Saussure”, pose la “question épineuse” de l’élucidation critique de l’ordre ou de “la problématisation de l’ordre de l’exposition théorique” question déjà posée par De Mauro (1972), par F. Gadet (1987) mais aussi par Ch. Bota (2002). Ce dernier parle à ce propos de “principe géométrique (ou principe d’ordre chez Saussure, qui revêt la forme d’un postulat méthodologique” (2002 : 141). Comme l’ensemble des auteurs du numéro Matsuzawa insiste sur “L’hésitation entre deux ordres” d’exposition de sa théorie linguistique. L’auteur y décèle sous un “désordre apparent” un “ordre sous-jacent” qui donne à l’ensemble une “cohérence significative” (122). Selon Matsuzawa le point de départ saussurien se “révèle essentiellement spirituel ou psychique” (122). Insistant ainsi sur le fait de l’immatérialité et de la dualité du langage l’auteur considère que l’objet de la linguistique est un “fait de conscience pur” 124), et que ce fait de langage est “marqué du sceau d’une dualité foncière” (ibid.). Il met en évidence le fait que Saussure formule un “nouveau dualisme” contre le dualisme courant, ou “dualisme traditionnel”. Il poursuit en montrant l’importance de l’intervention de la conscience des sujets parlants : le principe sémiologique de la différence négative suppose la conscience des sujets parlants; de même la conscience des sujets parlants est affectée de la négativité différentielle des phénomènes langagiers. Il considère ainsi qu’“Il y a une interdépendance entre la conscience des sujets parlants et le principe de la sémiologie qui s’impliquent mutuellement” (127). En ce sens Matsuzawa parle d’une réversibilité circulaire de l’ordre chez Saussure : “loin d’être déductive, la démarche de Saussure est régressive et circulaire (au sens herméneutique du terme) et remonte peu à peu vers le principe sémiologique de négativité différentielle qui ne cesse de s’entrecroiser avec quelques vérités. Pris dans le cercle herméneutique, Saussure ne cesse d’en appeler au “principe fondamental” tout en le présupposant”. Ainsi selon Matsuzawa, la science du langage ne se constitue pas sous la forme d’un système théorique dans lequel à partir d’un seul et unique principe serait déduit tout le reste, mais sous la forme d’un réseau circulaire de principes. Cela amène l’auteur, à la suite d’Amacker (1995), à souligner le problème de la réflexivité du langage, mais à la différence d’Amacker qui pense que celui-ci ne se confond pas avec le cercle herméneutique, Matsuzawa pense au contraire que “le cercle herméneutique conduit Saussure au problème de la réflexivité linguistique” (note 7 : 135). Matsuzawa pense que Saussure serait emporté à son insu par le mouvement de ce que Heidegger appelle cercle herméneutique conformément auquel : “La preuve scientifique ne doit pas présupposer ce qu’elle a pour tâche de fonder. Mais l’explication doit déjà se mouvoir dans ce qui est entendu et s’en nourrir” (1986 : 109); de telle manière le chercheur serait pris dans un “cercle”. Finalement Matsuzawa considère que Saussure aurait renoncé au projet de réforme radicale de la linguistique à cause de l’impossibilité de faire table rase des résultats et de l’erreur de la linguistique de son siècle car “on doit procéder encore dans une langue transmise avec des préjugés et avec le cadre conceptuel qu’elle fournit” (134). Rastier n’est pas loin de cet avis, certes formulé de manière infiniment plus subtile et dans un tout autre but nous semble-t-il lorsqu’il affirme : “Vraisemblablement Saussure a renoncé à son projet de livre en raison des difficultés méthodologiques internes liées à la structure même de la théorie linguistique et à la contradiction qu’elle entretient avec les modes d’exposition canoniques qui imposent, en fonction d’une théorie implicite de la connaissance, devenue sens commun, un forme limitée de rationalité” (18). Et il conclut en disant qu’“une pensée nouvelle ne peut s’exprimer dans des formes anciennes”, tout en soulignant par ailleurs que “Saussure se doutait qu’il ne serait pas compris et qu’il ne pouvait l’être : la suite lui donna raison, et beaucoup reste à faire, ce dont témoigne ce numéro spécial” (19).

5. Comment comprendre le silence de Saussure?

Dans le même ordre d’idées, le livre d’Utaker (2002), se proposait de comprendre le silence de Saussure, qui serait un échec : “Ce qu’il veut comprendre [dit Missire] c’est son échec, et dont il veut faire l’archéologie : l’archéologie de son silence” (207). À rebours d’une lecture discontinuiste qui ferait de Saussure le penseur d’une théorie du langage inouïe en son temps, le propos consiste alors au contraire à souligner la continuité dans laquelle le linguiste s’inscrit : l’épistémé de la grammaire comparée, qu’il a profondément rénovée de l’intérieur sans pour autant parvenir à s’en détacher pour en faire une théorie du langage consistante. Saussure aurait ainsi perdu son temps À la recherche d’une théorie du langage. Cette théorie du langage Saussure la cherche inlassablement, y compris dans le Mémoire : comment penser le langage autrement que comme un assemblage de dichotomies. Les dichotomies sont nulles. L’obsession de Saussure à rechercher les unités “concrètes” se retrouve à tous les niveaux de son analyse : syllabique, morphologique, lexical, syntaxique, etc. Pour Utaker, la question “aberrante” et pour cette raison informulée, mais constamment ressassée, serait tout à fait nouvelle : “Comment lier la grammaire comparée non pas à une épistémologie ou à une linguistique générale mais à une théorie du langage? Utaker propose aussi, de manière présentiste, de poursuivre la réflexion en quelque sorte de frayer une voie à une nouvelle manière de penser le langage qui serait “une anthropologie de l’homme parlant”. Cependant l’absence de point de départ a découragé Saussure d’en choisir un, d’où le caractère circulaire, aphoristique, répétitif d’un livre comme les Écrits. Or, Utaker a précisément fait le choix d’un point de départ. Un modèle participatif plutôt que polaire. Ce que montre profondément la lecture d’Utaker, c’est le caractère unitaire des points de vue pour une perspective sémiologique. Selon Missire, l’enjeu pour Utaker serait de “penser les dualités dans un cadre moniste” (218), et affirmer qu’il ne saurait y avoir de théorie linguistique consistante qui ne soit à la fois linguistique de la parole et de la langue. En ce sens, selon Missire, la leçon d’Utaker résonne avec la théorie du langage et de la linguistique de Coseriu qui pose que la langue n’existe qu’actualisée dans le sujet parlant et qui souligne l’importance de la temporalité : “un signe est nécessairement arbitraire parce qu’il est avant tout transmis et hérité”. En effet, Saussure dit que la transmission seule nous enseigne expérimentalement ce que vaut un signe. Aussi le thème principal du livre d’Utaker se révèle être celui d’une philosophie du langage : qu’est-ce que le langage? Mais ce serait plutôt de la philosophie de la linguistique dont il est question ici, une philosophie de la linguistique particulièrement corrosive à l’endroit de toute tradition occidentale de la philosophie du langage. En ce sens, ce travail est situé par Missire dans le champ de la linguistique, où il voisine avec des réflexions comme celle d’Eugenio Coseriu, de Sylvain Auroux ou de François Rastier : “des linguistes qui assument pleinement la nécessaire intégration d’une réflexion gnoséologique à leur discipline” (223). Bref, une archéologie saussurienne de la philosophie du langage et en même temps un retournement de la pensée saussurienne contre la philosophie du langage et sa métaphysique.

Conclusion

Au delà des divergences des différents points de vue adoptés (point de vue de sémanticien, point de vue de linguiste, point de vue de comparatiste, point de vue de philosophe, point de vue de généticien, point de vue d’éditeur, etc.) par chacun des contributeurs à ce numéro spécial d’Arena Romanistica, l’intérêt pour la nouveauté des textes saussuriens réunit chacun de ces spécialistes soucieux de comprendre la véritable pensée de Saussure qui est celle d’un projet scientifique unitaire dont Saussure veut réfléchir les fondements, projet qui à la lecture de ce numéro spécial d’Arena se révèle être caché non seulement dans l’ensemble du corpus de ses oeuvres, mais aussi dans le corpus opératoire de ses contemporains et de sa tradition qu’il approuve ou au contraire réfute.

Si Saussure ne construit pas simplement une épistémologie de la linguistique – qui serait une partie de la philosophie de la science, ni une philosophie du langage, car pour Saussure la question du langage se réduit pour l’essentiel à l’étude des langues qu’il aborde de manière non-philosophique –, comme l’étude du langage réside dans celle des langues, pour Saussure la distinction entre linguistique générale et linguistique descriptive serait oiseuse car comme il l’affirme dans ses notes pour l’accent lituanien “Parler des choses particulières ou générales en linguistique est un simple charabia, provenant des sciences où il existe un objet défini en soi, indépendant de leur différence. En linguistique, c’est la différence (et la différence dans une autre différence) qui constitue tout l’objet. La linguistique est donc hors de l’analogie des autres sciences en général, parce que les objets dont celles-ci s’occupent sont ou immédiatement définis sans analyse ou finalement définis par l’analyse, mais qu’en linguistique, il n’y aura jamais un SEUL objet, même par analyse existant en lui-même”. Par conséquent la problématique que nous avons reconnue comme importante au départ n’en est pas une, car elle demande à être dépassée.

Ainsi nous pouvons affirmer que l’objet central des questions de langage, des langues ou de la langue, n’est pas le langage, ni les langues ou la langue, puisqu’en effet, comme le dit Rastier dans l’introduction au numéro, pour Saussure il n’y a qu’“une linguistique”, qu’il nomme à l’occasion : “Philosophie du langage”, “Science du langage” ou “Sémiologie”, qui est selon Saussure qui le souligne lui-même dans De l’essence double : “un tout inséparable” (ÉLG : 45).