Article body

Dans “Les espaces autres”, une conférence souvent citée de nos jours dans le contexte des débats portant sur les théories des médias, Michel Foucault esquisse à la fin des années 1960 l’idée d’une époque de l’espace : désormais prévaudrait non plus une structure du temps, mais une structure de réseau reliant des points. Il oppose à la notion de l’utopie, se référant à des espaces irréels et virtuels, celle de l’hétérotopie, par laquelle il désigne “des lieux réels, effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut rencontrer à l’intérieur de la culture, sont à la fois représentés, contestés et inversés […]” (1994 : 755-56). De tels espaces se trouvent selon lui hors de tous les lieux, “bien que pourtant ils soient effectivement localisables” (ibid.), et sont le plus souvent liés à des découpages de temps, raison pour laquelle il les fait correspondre à la notion d’hétérochronie (759). La présente contribution se propose de commenter précisément cette différenciation entre des ébauches utopiques et hétérotopiques à l’occasion de ruptures technologiques. Tout en maintenant l’idée de Foucault que le musée et le cinéma appartiennent à de tels espaces hétérotopiques, on s’appuiera sur des exemples de l’art du cinéma et des nouveaux médias, formant une constellation symptomatique avec des manifestes écrits et au sein desquels des emplacements dominants sont à la fois “contestés et inversés”. Le manifeste peut justement, Martin Puchner le souligne dans son étude sur la poésie des avant-gardes, tirer des leçons non seulement de son histoire, mais aussi de sa condition géographique : si ces déclarations d’un “degré zéro” ont initialement souvent été formulées par des exilés, elles ont rarement tenu compte de ces déplacements dans leur mode d’articulation (2006 : 260).

En tant que modalités de textes écrits, les manifestes occupent une fonction charnière entre création artistique et théorie. Dans ce contexte, il s’agit de manifestes visant une forme poétique, voire performative, s’inscrivant dans une certaine tradition moderniste, appelant à l’innovation, ou encore avant-gardiste, appelant à l’opposition, à la rupture, à la résistance ou à la déconstruction, et qui soulignent en même temps leur fonction expérimentale, voire fondatrice[1]. Nous sommes aujourd’hui loin de l’époque des dadaïstes, futuristes et surréalistes. Ici, on dépassera donc l’acception restreinte du manifeste et son énonciation spécifique, souvent présentée comme collective (voir Lista 1973 : 85). La contribution présente se limite à quelques déclarations esthétiques et politiques ou à des crédos de cinéastes et artistes touchant à l’articulation entre cinéma et médias électroniques et numériques, et n’entend pas commenter des manifestes et déclarations du type “techno-avantgardistes” (voir Harrasser 2004), provenant de la sphère de l’information publique.

Certains de ces manifestes présentent des mythes de la numérisation, tout en essayant de sauver des restes utopiques d’une possibilité d’action politique et en historisant la rhétorique des manifestes des avant-gardes (le “Manifeste Cyborg”, 1991, de Donna Haraway[2] par exemple). Ces discours sur la numérisation héritent souvent de la rhétorique des grands récits de l’avant-garde, empruntant des attitudes apocalyptiques, utopiques ou prophétiques. On y trouve même des positions “é-topiques” (selon une formule de William J. Mitchell[3], visant la transformation profonde et intelligente des réseaux urbains), mais ce ne sera pas le sujet de cet article.

Les innovations technologiques ont depuis les débuts du cinéma suscité des prises de position de la part des artistes et cinéastes, tel le fameux “Manifeste du contrepoint orchestral” signé en 1928 par Eisenstein, Poudovkine et Aleksandrov, au moment de l’arrivée du parlant, pour souligner le potentiel esthétique du film muet d’une manière normative. Ce sont souvent des techniques et des formes dites obsolètes qui intéressent particulièrement les avant-gardes, trouvant dans leur ré-articulation des utopies ou des modes de résistance (voir Krauss 1993). Pour les avant-gardes des années 1920, le cinéma correspond en tant qu’appareil technique à “l’âge de la machine” (Fernand Léger 2009 : 165). Quarante ans plus tard, 1971, Hollis Frampton conçoit dans ses écrits théoriques l’idée du cinéma comme “dernière machine”, au sens où l’âge électronique altèrerait profondément non seulement la nature même de l’image filmée, mais aussi sa mécanicité. D’après Frampton, ce serait déjà le radar qui aurait “remplacé la reconnaissance aérienne mécanique par une boîte noire statique et anonyme” (108). Il associe ce moment d’invention technique directement à la naissance de l’avant-garde américaine. Suivant cette logique, le cinéma ne se transforme en art qu’au moment même où il devient, du point de vue des technologies de la guerre, obsolète.

Depuis, un certain nombre d’artistes-cinéastes, sis du côté de l’art vidéo, dans l’art des nouveaux médias ou du côté du cinéma expérimental ou avant-gardiste, ont successivement pris position face aux changements et innovations technologiques, dans le domaine de l’électronique et du numérique. Il s’agissait de repenser non seulement, l’argentique, la fonction esthétique et les composants du cinéma, mais aussi des questions de dispositif au sens le plus large du terme. Ainsi seront commentés une série de manifestes ou des textes déclaratifs tenant lieu de cette fonction traditionnelle, rédigés par des artistes ou des cinéastes pour prendre position face aux innovations dans le domaine de l’électronique et du numérique. Exemples à l’appui, nous distinguerons deux moments historiques : les années 1970 et 2000.

Visions hétérotopiques des années 1970

Au cours des années 1970, un certain nombre de cinéastes et d’artistes, issus de différentes avant-gardes, de l’art conceptuel ou encore de la recherche théorique, tentent de définir le dispositif cinématographique et ses effets à partir de ses composants et appareils, au moment même où la vidéo vient de s’établir comme art. Ainsi, Hollis Frampton conçoit-il, dans son programme “Pour une métahistoire du film”, le projecteur comme partie centrale de la machine film, en tant qu’ “acteur mécanique virtuose” (1971 : 111), jouant le ruban filmique comme un système de notation. Si Frampton vise par là l’art de Michael Snow, de Ken Jacobs, de Paul Sharits ou de Peter Kubelka, on voit que l’idée du métahistorien porte à la fois sur l’histoire du cinéma en tant qu’art et sur son dispositif spécifique. Car un film, selon l’approche matérialiste de Frampton, serait “tout ce qui peut passer dans un projecteur” (110) ; et le travail mécanique du projecteur reviendrait à un “travail fantôme” (111) s’affichant sur l’écran.

A peu près au même moment, Thierry Kuntzel, le futur artiste-vidéo, propose en France des textes essentiels sur le dispositif du cinéma et son principe de projection. Il s’agit de textes d’inspiration métapsychologique qui différencient également les différents niveaux de réalité du film, en distinguant entre ce qu’il appelle “film-projection” et “film-pellicule” : “Le défilement” (1973) et “Note sur l’appareil filmique” (1975) sont des contributions majeures aux débats sur le dispositif qu’on a tendance, à tort, à oublier aujourd’hui. Kuntzel, qui avait également contribué aux premiers développements de l’analyse filmique en France, passera ensuite à la création artistique, concevant de son côté une sorte de métahistoire du film par les moyens de la vidéo. Pour Nostos II (1984), une installation multi-écrans, il utilise le son de Letter from an Unknown Woman (Ophüls 1948) et fait surgir des images vacillantes, inspirées de scènes du film, pour retravailler l’expérience de cette oeuvre vertigineuse. Kuntzel aura fait passer l’idée du dispositif du cinéma en tant que bloc magique (le “Wunderblock” de Freud) vers la vidéo, conçue également comme appareil de mémoire se tenant, comme l’analyse filmique, dans un entre-deux. Il écrit, dans une note, rédigée en 1979 à propos de Nostos 1 sa première bande-vidéo : “Jamais la scène ne se donne entière à voir. Que mémoire (imagination) d’un objet ‘total’” (1993 : 128).

Peu avant, en 1976-77, Kuntzel publie avec deux artistes, Tania Mouraud et Jon Gibson[4], deux manifestes intitulés “Trans” (2006 : 64-65), inspirés par l’art conceptuel et par la critique du logocentrisme. “Trans”, ce n’est pas la machine-cinéma, ce n’est pas le mouvement, mais un lieu immatériel de passerelles, de migrations, de “nouveaux réseaux” que ces artistes créent au fil de leurs performances : “Il n’a pas de lieu, il a lieu”, déclarent les artistes-TRANS en 1976 (2006 : 64-65). “TRANS met en oeuvre l’analyse”, disent-ils, s’opposant au spectaculaire, ou encore : “TRANS n’a d’autre lieu que le sujet. Le sujet est désigné comme producteur par un jeu de sténogrammes qui le renvoient à son fonctionnement actuel” (Kuntzel 2006 : 65). Leur idée de réseaux rejoint la conception que Gene Youngblood avait articulé par sa description d’un “cinéma élargi” (1970), visant déjà d’autres supports que le film-pellicule, et soulignant justement la transdisciplinarité, les hybridations et les appropriations de ces pratiques, au sens où on décrira plus tard la potentialité de l’installation. C’est dans cette perspective qu’Anne-Marie Duguet (1988) définira celle-ci, par exemple comme processus et pure virtualité d’image, y compris dans sa fonction métacritique. Chez Youngblood, on trouve déjà les termes des technologies d’aujourd’hui : “film d’ordinateur”, “cinéma cybernétique”, ou encore “intermédia”; et les artistes-vidéo-théoriciens vont eux aussi envisager l’art-vidéo à l’intérieur d’une vaste transformation structurelle de l’art, à l’instar de Douglas Davis[5]. Au moment même où Kuntzel refuse la distribution des champs et des pratiques artistiques dans ses manifestes “TRANS”, tout en s’acheminant vers la vidéo, au moment où Frampton démontre le fondement du cinéma d’avant-garde américain par l’histoire des techniques, en définissant l’art du cinéma par l’historicité de son matériau et par son dispositif mécanique, Jean-Luc Godard écrit l’ébauche d’un “essai cinématographique” qu’il appelle Moi Je (1973). À cette histoire des premiers temps de la vidéo appartiennent également les expériences innovantes que Godard entreprend avec Anne-Marie Miéville au-delà du cinéma (notamment pour la télévision). En tant qu’esquisse mise sur papier, “Moi Je” présente un objet hybride, dans lequel s’intègrent des éléments de textes et d’images, aussi bien dessinés à la main que collés à partir des techniques de reproduction (voir Temple 2006 : 191; Godard 2006 : 195-143). Godard fournit ici une sorte contribution au débat sur le dispositif, en situant le spectateur dans un champ de tension entre “l’inconscient” social (premier chapitre “Je suis un homme politique”) et le “comportement machinal” du désir (deuxième chapitre : “Moi, je suis une machine”). Son approche cybernétique se réfère aux dispositifs techniques et sociaux, dont le cinéma et la télévision. Le modèle godardien de la machine ne s’inspire pas d’une conception strictement psychanalytique de l’insconscient, mais repose plutôt sur la notion de “machine socialo-désirante”, telle qu’elle a été développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari comme capacité de connexions multiples et multidirectionnelles. Dans L’Anti-Oedipe (1972), ils conçoivent la production du désir en fonction des machines socialo-techniques du capitalisme. À la machine désirante revient une fonction de coupure de flux par rapport à la machine technique de production, que Godard imagine dans son esquisse sous la forme du collage, par laquelle il souligne dans le même temps la multitude des éléments hétérogènes et leur connectibilité variable. On voit donc, au début des années 70, face à l’électronique, d’une part une avant-garde du cinéma qui se concentre sur ses composants matériels mêmes, de l’autre une avant-garde qui vise l’utopie d’un média transversal. Des deux côtés les manifestes placent leur art sous l’égide d’un sens aigu de l’histoire du cinéma.

Contre-emplacements des années 1990 – l’art comme critique

Anne-Marie Duguet (1988) a été l’une des premières à montrer qu’au fil des années 1970, le dispositif de surveillance (au sens foucaldien du terme), avec ses principes de continuité, de circularité, d’invisibilité de l’observateur et de dissociation entre voir et vu, devient le dispositif de référence pour l’art-vidéo s’inspirant des gestes théâtraux de l’art conceptuel et du minimal art. Depuis, la logique du direct et du temps réel a même infiltré les récits cinématographiques, elle est devenue une rhétorique, comme l’a souligné Thomas Y. Levin (2002). Certains artistes et cinéastes, visant à la fois la dimension politique et esthétique de ce dispositif tout en exposant sa rhétorique, ont su rédiger des sortes de manifestes accompagnant et expliquant leur travail de reprise critique.

Ainsi, le cinéaste et artiste Harun Farocki, s’intéressant, de son film majeur Images du monde et inscription de la guerre (1988) à ses installations Oeil/machine 1-3 (2000-2003) et Serious Games (2009-10), aux vues aériennes et aux simulations numériques servant à la reconnaissance militaire, déclare-t-il dans un texte publié dans la revue Trafic et intitulé “Du point de vue de la guerre” : “Il n’y a pas d’images qui ne visent l’oeil humain” (2004 : 452).

Dans le contexte d’une surveillance à destination et à mémoire incertaine, Farocki s’intéresse particulièrement aux dernières technologies et aux différents régimes de virtualité. Il analyse l’articulation de l’enregistrement au sein des outils numériques censés réduire ou transformer les informations analogiques. “Les films d’animation, écrit-il, qu’ils soient produits sur la planche à dessin, ou par ordinateur, utilisent volontiers un point de vue où il serait difficile, voire tout à fait impossible, de placer une caméra. […] Les films d’animation sont un genre qui ne peut véritablement peindre la mort : tout ici est réversible” (2004 : 446). Par là, Farocki renvoie, tout comme Serge Daney, l’image numérique à la “tendance-dessin”[6] du cinéma, s’opposant, depuis ses débuts, à la “tendance-enregistrement”. Comme Daney, Farocki dialectise cette opposition et la rend paradoxale. Il souligne qu’aujourd’hui les animations numériques “imposent une norme stylistique” et “se tiennent elles-mêmes pour des images exemplaires. Elles n’hésitent pas à représenter le sexe et la mort” (2004 : 446). Ou au contraire, ne prenant pas en compte l’homme, un désert de synthèse par exemple, dit-il, “est l’endroit idéal pour imaginer une guerre propre, où chaque arme suscite une anti-arme, puis une anti-anti-arme” (ibid : 450). Une telle simulation ressemblerait en ceci aux images fonctionnelles de la première guerre du Golfe, et ses vues aériennes filmées du point de vue des bombes, présentées aux téléspectateurs comme une sorte “d’utopie de guerre” (ibid. : 452).

Si Farocki dit, face aux images numériques, qu’il n’y pas d’images qui ne visent l’oeil humain, c’est justement pour mesurer le rapport complexe entre les deux régimes d’images que Daney attribuait au dessin et à l’enregistrement. Dans Serious Games par exemple, il montre à quel point les animations numériques des écoles militaires deviennent le modèle même de la réalité après-guerre. Dans Oeil-Machine, on voit, à partir des logiciels de traitement analytique des images, comment la différence entre image “enregistrée” et image “calculée” peut être graduelle. En ce sens, le texte “Le point de vue de la guerre” n’est certes pas un véritable manifeste, et encore moins un pamphlet contre le numérique et la “tendance dessin”; mais il marque, par son analyse sophistiquée de l’histoire des techniques de représentation, une autre ligne de démarcation. Celle-ci passe par la différence esthétique entre des images filmiques et des images fonctionnelles de surveillance, “ni montées ni cadrées” (Farocki 2004 : 450), car aujourd’hui, dit-il, “rien de neuf ne peut s’annoncer dans les images” (454). Chez l’auteur, il y a toujours une pensée-cinéma à l’horizon de sa critique des images contemporaines. Ses études des images “opératoires” présentent en quelque sorte une version à la fois brechtienne et cinéphile du manifeste situationniste de Guy Debord et de Jil Wolman, “Mode d’emploi du détournement” (1956), en une position libérée de sa portée nihiliste, et agrémentée d’une approche archéologique et épistémologique des images.

Tout comme l’installation Contre-Chant (2004) de Harun Farocki, la symphonie d’une grande ville à l’ère numérique, composée en grande partie d’images trouvées de surveillance civile, le film-essai Faceless (2007) de Manu Luksch part d’une manière polémique de la conviction qu’il n’est plus nécessaire d’enregistrer le réel d’une manière artistique : l’espace public des villes serait aujourd’hui filmé au quotidien d’une manière exhaustive. Ce court métrage d’une demi-heure est conçu comme un film de science-fiction. Il raconte l’histoire d’une femme vivant une vie sans visage à l’âge du contrôle total. Le jour où elle perd son masque, elle essaye de se soustraire au présent absolu et au régime du temps réel, grâce aux enfants “spectraux”. La nouveauté de Faceless tient au fait que cette cinéaste et artiste des médias a travaillé pendant plusieurs années – tout en mettant l’accent à la fois sur le processus et sur le résultat de sa création – sur un projet de surveillance dans l’espace public, en agissant elle-même devant des caméras anonymes. Une disposition juridique dans le domaine de la protection des données, prévoyant en Grande-Bretagne une réglementation de la sphère privée, a permis à l’artiste d’exiger la restitution d’une partie du matériau enregistré par des caméras de surveillance à Londres, à condition de pouvoir identifier la trace de son corps ou de son visage sur tel ou tel matériau, et pourvu que celui-ci ait été conservé sans dommages. Luksch a rédigé un “Manifesto for CCTV Filmmakers” qui précise les procédés permettant aux cinéastes de se servir de manière productive des règlements juridiques relatifs à la surveillance-vidéo dans l’espace public. Elle a procédé elle-même selon ce manifeste, pour se servir de vidéosurveillance (la Close-Circuit-Television - CCTV) à des fins filmiques et ainsi obtenir le matériau nécessaire pour composer Faceless. Traitant les images de surveillance, entre autres, avec des masques numériques, Luksch répond aux exigences de la protection de la sphère privée et du copyright; ainsi, elle trouve une forme pour appliquer son manifeste.

Ce manifeste, qu’elle signe avec Mukul Patel et le groupe “Ambient TV”, vise ainsi la création de “ready-mades légaux” et précise en six points les procédures à suivre, du premier point d’ensemble (“Le cinéaste n’a pas le droit d’introduire des caméras ou de la lumière sur les lieux du tournage”) jusqu’au dernier point réglant la distribution : “Le matériau reçu est soumis à une législation complexe concernant le copyright. Le cinéaste doit s’assurer des conseils juridiques et envisager une stratégie”.

Si Farocki et Luksch réalisent des installations, environnements et films à partir des matériaux électroniques et numériques, ils proposent par là une critique des dispositifs qui les ont engendrés. En ceci les conceptions esthétiques des deux artistes se rapprochent des projets des avant-gardes historiques, tels que Jacques Rancière les décrit. De la querelle historique entre l’art pur et le constructivisme suit, pour reprendre l’argument de Rancière, qu’aujourd’hui il reviendrait à l’art contemporain de s’attacher à une “critique des images” (2003 : 33). La stratégie artistique correspondante ne produit donc ni une contradiction, ni une homologie entre des images photographiques et filmiques de l’âge du cinéma d’une part et de l’autre des images de surveillance de l’âge numérique, mais elle vise le problème de la “fin” des images, face à une production visuelle surabondante. Mais si Luksch et Farocki renoncent en partie à la pellicule tout en se référant à une histoire des formes provenant du cinéma, d’autres artistes et cinéastes continuent au contraire d’insister sur la puissance de la pellicule.

Dispositifs obsolètes comme localisation des espaces et utopies autres

Au tournant du 21ème siècle, le goût de l’archive s’est accentué, aussi bien du côté de l’art contemporain que du côté du cinéma d’avant-garde. En faisant allusion à la théorie du postmoderne de Craig Owens, Hal Foster a parlé d’une “impulsion archivistique” (2004) qu’il détecte d’une manière exemplaire dans des oeuvres d’artistes tels que Thomas Hirschhorn, Sam Durant ou Tacita Dean. À la différence des approches multiples du bricolage artistique, le métahistorien de type framptonien a un goût analytique et une certaine idée canonique de l’histoire du cinéma qui l’aide à construire sa contribution à l’avant-garde. La conscience de ce que Frampton appelait “l’âge des machines” y est centrale. Peter Tscherkassky est un des cinéastes avant-gardistes contemporains qui incarne cet héritage à la fois canonique et matérialiste, tout en le déplaçant. Ses films de found footage en format Cinema-Scope (voir Blümlinger : 2013; Horwath/Loebenstein : 2005) démontrent par leur composition plastique la spécificité et l’unicité de leur matériau pelliculaire. Au moment même où le celluloïd disparaît des industries du cinéma et où les films circulent sous une forme dématérialisée et dégradée à travers l’internet (c’est donc l’achèvement d’une évolution que Frampton attribue à l’invention du radar), le choix du matériau analogique et la fabrication artisanale d’un film, conçus comme “instruction pour une machine de lumière et de son”[7] (c’est-à-dire un projecteur), font partie intégrante de ce geste artistique, fondé sur une technique spécifique de reproduction. Ces gestes attestent de la conscience historique du film et son appartenance au cinéma d’avant-garde. En distinguant, dans un texte-manifeste d’inspiration adornienne, l’esthétique argentique de l’esthétique numérique, et en insistant sur la différence de ces supports, Tscherkassky vise les possibilités “radicalement différentes” des deux pratiques artistiques s’ouvrant à un usage auto-réflexif : l’une basée sur un code binaire et soustraite à toute intervention directe, l’autre produite “par le jeu combiné de la lumière et des processus chimiques sur le bâti complexe d’une pellicule que l’artiste tient lui-même en main” (2002 : 86). En valorisant la possibilité de la fabrication artisanale et haptique du film analogique, Tscherkassky intègre le processus et le dispositif de production dans sa conception de l’oeuvre d’art.

Il convient de distinguer, à ce stade, d’un côté certains gestes “purs” provenant des cinéastes dits d’avant-garde (Peter Kubelka, Stan Brakhage par exemple), de l’autre des gestes provenant d’artistes contemporains qui valorisent la pellicule dans leurs films ou installations cinématographiques, en tournant aujourd’hui en 35 mm (par exemple : Matthew Barney, Pierre Huyghe, Rodney Graham ou Shirin Neshat). Parmi d’autres, Jonathan Walley a souligné à juste titre à quel point le cinéma d’avant-garde, depuis les années 60, vise un type d’image bien différent de celui des artistes-plasticiens qui font aujourd’hui des films “professionnels” au niveau de leur production et de leur distribution. Le recours au celluloïd implique chez ces artistes des conceptions esthétiques de l’image parfois opposées à celles du cinéma d’avant-garde – par exemple celles prises par Stan Brakhage, quand celui-ci publia en 1971 sa “défense” de l’amateur sous forme de manifeste (1995). Là, il s’agit d’un plaidoyer pour un régime qui correspond à un type de création bien différent, marqué par l’indépendance, par l’acte solitaire, mais aussi par la précarité des moyens. Au sein du cinéma d’avant-garde, il n’y a pas de “valeur de production” à vendre, pas de limitation de copies (sinon une limitation de nature économique) et pas de produits dérivés, contrairement aux usages au sein de l’art dit contemporain. Très justement, Hal Foster appelle la nouvelle qualité d’image des films d’artistes contemporains (qu’on trouve chez Matthew Barney par exemple), “pictorialisme effréné, ce qui veut également dire virtualisme effréné” (Foster 2003 : 94-95, d’après Walley 2008 : 187). Cela implique qu’un mode de représentation réaliste voire illusionniste est préféré à des principes d’abstraction ou de restructuration de l’espace traditionnel, et à la relation du spectateur au film, visés par le cinéma d’avant-garde[8]. Ce type d’opposition peut se jouer également à d’autres niveaux, par exemple celui du montage[9]. Ce type “pictorialiste” d’art contemporain prétend à une “contemporanéité sans borne et sans histoire”, au-delà de la modernité et de la post-modernité, pourrait-on prolonger l’argument de Walley, avec Hans Belting[10].

Pour situer cette opposition supposée entre artiste et cinéaste d’avant-garde sur un autre niveau que celui d’une compétition globale, s’orientant en fonction du marché, on tentera à nouveau de prendre en considération le critère framptonien de l’historicité : la réitération contemporaine de l’histoire du cinéma, telle que par exemple l’artiste Christian Marclay la pratique[11] ne s’inscrit pas dans la tradition matérialiste du “métahistorien”, car il ne s’agit pas de créer une tension entre ce qui relève d’une forme dominante et ce qui s’y oppose, ou encore d’explorer les composantes matérielles des puissances d’expression. Ce type de reprise s’effectue plutôt pour participer à l’idée d’un post-cinéma qui par sa volonté d’“utiliser” le cinéma (Grégory Chatonsky)[12] aspire en fin de compte tout simplement au mythe de la création d’un film, le musée étant devenu un lieu d’ersatz ou de laboratoire. C’est ainsi là plutôt l’idée postmoderne de la fin du cinéma[13], incarnée par exemple par les gestes conceptuels de Douglas Gordon, qui tirent des conséquences inverses du constat framptonien sur le devenir-art du cinéma : le post-cinéma a sans doute tout délibérément abandonné l’idée de l’avant-garde et avec elle son canon moderniste, qu’il soit littéraire, plastique ou filmique.

Cette opposition – entre cinéma des avant-gardes et artistes contemporains – n’est évidemment pas toujours aussi nettement accentuée. Ainsi, d’un certain point de vue, Tacita Dean se situe entre les deux, entre un régime que Catherine Fowler appelle “gallery films”[14] et le cinéma d’avant-garde : elle vend ses films en 16 mm en copies limitées (par exemple Kodak de 2006, en une édition de quatre); elle les tourne et les monte en petite équipe (les catalogues en parlent peu, les génériques encore moins). Ce sont en partie des documentaires ou portraits (comme Craneway Event de 2009, où elle filme Merce Cunningham), en 16mm Scope, ou encore des boucles inspirées par le cinéma élargi, comme Disappearance at Sea (CinemaScope) de 1996[15]. Dean commente son film Kodak en soulignant justement l’obsolescence de la technique :

Passage d’un solide bleu et visqueux à une transparence évanescente, la fabrication de la pellicule est un voyage d’une beauté sublime, que jamais je n’aurais connu sans son obsolescence originelle. La pellicule est tendue de façon rectiligne selon d’interminables circuits à l’intérieur de l’immense usine, étirée à toute vitesse verticalement et horizontalement sur des galets, dessinant et définissant une construction et un processus d’une sophistication incommensurable et d’une splendeur scientifique.

2007 : 97

Au moment où le dernier laboratoire britannique assurant un développement professionnel du format 16mm ferme cette filière obsolescente, Dean signe une pétition et rédige un manifeste qu’elle publie dans le journal britannique Guardian : “Save Celluloid, for Art’s Sake” (2006) – “Sauvez la pellicule, pour le salut de l’art”. Dean y raconte comment elle a collaboré avec ce laboratoire pendant longtemps, et souligne qu’elle avait l’habitude de commander d’innombrables copies chaque année, pour remplacer les copies inévitablement rayées, usées par la projection en boucle de ses films dans les musées et galeries. Dans son argumentation, elle se range non seulement, d’un point de vue économique, du côté de l’art et de l’artisanat (en opposant sa création au cinéma dit industriel), mais elle revendique, par sa création même, liée à des processus chimiques, optiques et physiques, une poétisation du dispositif de la production pelliculaire : “Mes films, dit-elle [en parlant des laboratoires], sont des descriptions visuelles [“depictions”] de leur objet et pour cela plus près de la peinture qu’elles ne le sont du cinéma narratif” (2006). Comme on sait, Dean a monumentalisé cette position en 2011, par son installation en grand format Film (2011), dans la Turbine Hall de la Tate Modern Gallery, où elle faisait basculer le format cinémascope verticalement pour projeter du matériau 35 mm sur un écran transparent de 13 mètres de hauteur, inspirée ainsi par des techniques anciennes telles que le cache ou la peinture sur verre. L’artiste expose ici la spécificité mediumnique du film au sens du cinéma d’avantgarde, c’est-à-dire non simplement d’un point de vue conceptuel, mais aussi en tant que “source de plaisir visuel”, comme le note Amy Taubin[16].

Ce n’est sans doute pas un hasard si Dean a tourné un portrait de Cy Twombly, Edwin Parker (2011), peu avant la mort de l’artiste, en montrant le peintre au sein de son atelier rempli de sculptures, d’objets et de curiosités, dans des plans souvent très proches, quittant ainsi la convention du portrait d’artiste. Elle y établit un lien entre l’unicité de l’acte de la peinture et la spécificité de l’enregistrement de la lumière et de la couleur sur pellicule. En filmant d’une manière haptique ce corps âgé et les objets qui lui sont attribués, elle expose son goût mélancolique pour la disparition.

La conclusion de la résolution de Dean est assez pragmatique et finalement réaliste : “Ce dont nous avons besoin au Royaume-Uni, c’est un laboratoire spécialisé pour des copies à qualité de conservation, en 16mm et en 35 mm” (2006). Si la conclusion du manifeste de Tscherkassky sur le tournant numérique, rédigée en 2002, prévoit déjà cette même niche dans laquelle le film analogique classique continuerait à exister, à de simples fins de conservation, elle souligne en même temps la dimension expérimentale et artisanale de son travail, c’est-à-dire “les possibilités spécifiquement artistiques de la pellicule cinématographique” (2002 : 87). Tandis que Dean fait valoir de son côté le processus de la production d’un documentaire – de l’acte de l’enregistrement jusqu’au travail d’étalonnage au laboratoire –, en insistant sur la beauté des appareils de production et de projection (s’agisse-t-il de procédés obsolètes comme l’anamorphose), Tscherkassky, d’une manière moins mélancolique, investit son sens historique dans la création du nouveau à partir du matériau existant, au sein même de sa chambre obscure, où il effectue avec un stylo laser et un procédé de reproduction archaïque (le tirage par contact) un travail manuel qui se présente sur format CinémaScope, d’une manière décidée, faisant justement valoir une instabilité spécifique de l’image, des impuretés et des ruptures restées visibles et audibles. Ainsi, il s’est obstiné à réaliser des oeuvres dont il dit qu’il “aurait été en fait impossible de réaliser sous cette forme par des moyens numériques ou qui y auraient perdu tout leur sens” (2002 : 86). Si ce dernier insiste ainsi sur la spécificité médiumnique du cinéma, il s’inscrit, certes, dans une certaine histoire moderniste, visant une focalisation analytique de l’oeuvre d’art sur ses propres composants. Il n’a pas inventé le procédé du tirage par contact ou de la peinture lumineuse sur pellicule, ni le CinémaScope; mais son invention réside, par sa détermination à invoquer le concept du médium, non pas en un retour vers les formes discréditées des média traditionnels, mais en “inventant” de nouvelles formes. Sur ce plan, son approche peut être comparée à l’impulsion moderniste et nullement mélancolique de l’artiste James Coleman dans ses Projected Images (voir Krauss 2002 : 199). Tscherkassky expose la logique du support argentique filmique tout en égrenant un champ de sens possibles, à partir d’un matériau préexistant, fût-il régi par les conventions les plus vulgaires et dérisoires (comme des publicités).

La disparition d’une technique culturelle s’accompagne de pertes esthétiques et sociales, telle est l’hypothèse critique de Dean qui s’intéresse à diverses techniques d’inscription; alors que Tscherkassky vise plutôt le fait qu’une technique ne disparaît jamais complètement. Et si son art n’exprime pas tant la dimension de perte, que la valorisation de la spécificité expressive du support argentique (Tscherkassky 2002 : 87), sa conception du dispositif de projection (qui tient à l’échelle de l’écran) renouvelle les théories des années 70 et l’idée correspondante d’un spectateur-cinéma. Ainsi, les textes et manifestes des artistes et cinéastes, leurs “théories” écrites, n’ont plus aujourd’hui la même fonction qu’au moment des premières avant-gardes : par exemple, redéfinir la notion de l’art ou la spécificité d’un art, à partir d’un nouveau média ou encore contre un système de représentation établi; elles n’ont pas plus la même fonction qu’au moment du tournant électronique qui fut encore un moment utopique. Ces prises de position visent plutôt, à l’âge numérique, une archéologie des images filmiques, une conscience historique, voire épistémique de leur support. Ou encore, par une sorte de principe de dénonciation ou de détournement, elles appellent à analyser les nouveaux réseaux, dispositifs prothétiques, sociaux et urbains que certains techno-avantgardistes (qui ne font plus la différence entre artiste et ingénieur), rangent trop facilement du côté du progrès infini. Ces derniers, même en cherchant “du nouveau” du côté d’une utilisation dissidente des technologies vont finir, le plus souvent, par servir le marché dominant (voir Harasser 2004 : 188).

Le recours renforcé aux images d’archives n’y est pas pour rien. Les manifestes des cinéastes-artistes des années 2000 (et les oeuvres correspondantes) que j’ai commentés n’incarnent par là ni un geste pointant la fin de l’art (qu’Arthur Danto avait jadis attribuée aux objets trouvés de Duchamp et de Warhol), ni un geste pointant la fin du cinéma (telle que certains apocalypticiens ou techno-avantgardistes l’annoncent), mais la possibilité d’un art reconfiguré, à condition d’une prise en compte performative des paradoxes de l’unité “oeuvre d’art”. Ainsi, les manifestes des artistes-cinéastes d’aujourd’hui visent-ils des hétérotopies qu’on peut comprendre au sens de Foucault, c’est-à-dire comme des “localisations physiques d’une utopie” : des espaces “autres”, accueillant l’imaginaire.

Figure 1

Peter Tscherkassky, Motion Picture (La sortie des ouvriers de l’usine Lumière à Lyon), 1989. Installation (caisson lumineux, projection 16mm); film du même nom (1984).

-> See the list of figures