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Publiée en italien en 2018 et traduite en français, cette étude des regards croisés dans les manuels d’histoire et géographie tunisiens et italiens pour l’école secondaire aborde la question de l’éducation interculturelle en Italie et la présence croissante d’élèves musulmans issus de l’immigration et des pays méditerranéens (à ce propos, il faut remarquer une erreur : à la page 23, on lit que les élèves musulmans représentaient en 2013 23,2 % de l’ensemble des élèves, tandis que leur nombre à l’époque ne touchait que 3,3 %, selon les données ministérielles). Étant donné le rôle particulier attribué à l’enseignement de ces deux matières dans la formation citoyenne, l’auteure analyse les modèles identitaires et les représentations de l’autre présents dans les manuels, la qualité de l’information (stéréotypée ou erronée), leur rapport à l’autre (inclusif ou non) et dans quelle mesure ils favorisent ou entravent le dialogue.
Après un long chapitre dédié à la didactique interculturelle, en particulier en Italie, et aux initiatives internationales de révision des manuels suivent deux chapitres sur l’analyse des manuels italiens et tunisiens. Pour ces derniers, la sélection est facile, à cause de l’existence du texte unique d’état. L’auteure a donc pris sept manuels : quatre publiés entre 2013 et 2014 et, de façon à faire une analyse rétrospective couvrant les phases précédentes de la politique scolaire tunisienne, trois autres parus en 1968, 1986 et 1998. En Italie, cependant, la production des manuels est libre et il y en existe un grand nombre. L’auteure a choisi les manuels les plus utilisés en 2015-16 dans trois villes représentatives du nord (Gênes), du centre (L’Aquila) et du sud (Reggio Calabria). Elle n’en donne cependant que les titres et les maisons d’édition, non les auteurs.
Le tableau des manuels italiens est à double face : la majorité de l’échantillon donne l’image d’un monde musulman homogène et immuable tout au long de son histoire et, pour la situation contemporaine, ne tient pas compte des différences entre pays, notamment en ce qui concerne la condition féminine et le rôle de la charia. D’autres manuels, en revanche, sont plus attentifs sur ces aspects. Certains manuels associent l’immigration à des images de désespoir, pauvreté et marginalité, avec une tendance à identifier l’immigré comme musulman et différent, dont l’intégration dans les sociétés européennes est très problématique, tandis que d’autres manuels soulignent la responsabilité de l’Europe dans l’accueil des migrants et le non-respect des droits de la personne. En général, l’auteure dénonce l’approche eurocentrique qui traite le monde arabo-musulman et l’Empire ottoman uniquement en fonction de l’histoire européenne, mais il faut souligner que cette approche – typique de l’enseignement de l’histoire dans les écoles italiennes – concerne tout le reste du monde.
Pour la Tunisie, l’auteure ouvre son analyse avec une présentation détaillée de la réforme du système scolaire de 1991, fruit d’une large consultation avec la société civile et qui a touché aussi bien les contenus que les pratiques didactiques. Pour le programme d’histoire, un acquis de cette réforme est la proposition d’une identité tunisienne non plus basée sur une dimension arabo-musulmane, mais ancrée à une dimension méditerranéenne, qui intègre dans la culture arabe l’ensemble du passé préislamique du pays : berbère, carthaginois et romain. Ainsi, l’histoire européenne occupe une grande place, couvrant entre la moitié et les deux tiers des nouveaux manuels. Ce choix ne fait pas l’unanimité, comme le prouve l’important parti islamique Ennhada qui considère ces manuels trop prooccidentaux. Les derniers manuels ont aussi une nouvelle approche didactique, remplaçant la structure narrative par une structure basée sur des sources et des citations, suivis d’exercices pour un apprentissage actif. Une insuffisante formation des enseignants a toutefois entravé l’application de cette innovation, comme témoignent des inspecteurs que l’auteure a interviewés.
Dans sa conclusion, l’auteure critique l’approche générale des manuels italiens, qui présentent l’arabisation de la Méditerranée comme une rupture culturelle, et empêchent ainsi un dialogue qui a, aujourd’hui, à cause de l’immigration, des retombées sociales. En revanche, dans les manuels tunisiens, elle apprécie le choix de construire une identité méditerranéenne et reconnait aussi dans ce choix la volonté politique d’éloigner le pays du reste du monde arabe et de la vague montante de réislamisation. Or, c’est justement le caractère politique de cette opération identitaire qui invite une réflexion critique sur la nature de cette vision d’une identité méditerranéenne, qui est censée être partagée sur les deux rives de la mer, mais qui sous-estime les conflits, notamment ceux de l’époque moderne et contemporaine. Plutôt que de chercher à construire une identité basée sur le passé, on pourrait préférer l’enseignement de la citoyenneté, qui analyse les sociétés actuelles avec leurs spécificités, afin de trouver des réponses aux problèmes du présent.