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Tout au long de ses 11 chapitres, cet ouvrage se situe au croisement de la théorisation et de la pratique didactique. Ayant recours à une diversité de références des domaines de la sociologie, de la philosophie, de l’anthropologie, de l’histoire, de la didactique et de la psychologie, l’auteur propose une philosophie pragmatique comme « boussole » pour aborder différents concepts provenant des sciences sociales qui peuvent enrichir le domaine de la didactique de l’histoire.

Dans une première partie en cinq chapitres, l’auteur pose les assises théoriques. Au chapitre un, il définit le document utilisé en classe d’histoire, survole l’évolution des méthodes d’enseignement et montre que la volonté de renouveler les pratiques par l’usage de documents semble peu porter ses fruits. Le problème résiderait dans une lecture littérale, décontextualisée et réaliste du texte, qui amènerait enseignant⋅e⋅s et élèves « à produire des contresens sur la signification des textes qu’ils étudient » (p. 37). Cette tendance est due à l’inertie du modèle de la « discipline scolaire » de l’enseignement de l’histoire, expliqué dans le chapitre deux. Ce modèle a comme vocation d’enseigner « des résultats qui seraient neutres et consensuels » (p. 42) et fait des élèves de simples spectateur⋅rice⋅s des « oeuvres », sans les pousser à en interroger les raisons d’être.

Le chapitre trois explique comment l’usage inadéquat des documents est lié à un dualisme structurel existant dans la science historique, qui saisit les faits à deux niveaux : certains déjà établis et d’autres construits. Pour Cariou, effectuer une lecture externe et interne des documents ne suffit pas et les faits ne préexistent pas. Ils sont « indissociables de l’argumentation en fonction de laquelle l’historien les construit, les choisit, les transforme et les remanie » (p. 55). Ainsi, la mobilisation des documents et des faits commence par la problématisation de l’enquête historienne, remettant en cause toutes représentations du passé en agençant raisons, causes, conséquences, agentivité, contextes spatiotemporels et dimensions langagières (les intrigues) brumeuses et porteuses d’indices à dévoiler et à interroger. Cela permettra aux enseignant⋅e⋅s et aux élèves de construire le savoir historique, et non de le recevoir comme savoir prescrit.

Aux chapitres quatre et cinq, Cariou parcourt les résultats de recherches anglophones, francophones et germanophones sur l’apprentissage de l’histoire, le raisonnement historique et la pensée historienne. Il présente les stratégies d’apprentissage. De même, l’auteur analyse des extraits d’interactions et d’écrits d’élèves. Cariou vise à montrer que le processus d’apprentissage de l’histoire est plus interprétable s’il ne se limite pas à analyser l’application disciplinaire des démarches du raisonnement historique ou de la pensée historienne, mais considère les interactions orales entre élèves et enseignant⋅e⋅s qui ont conduit à ces productions. Cette orientation pragmatiste permet « l’analyse de la situation dans laquelle se déploie l’action conjointe du professeur et des élèves visant l’appropriation des savoirs historiques » (p. 126).

La deuxième partie regroupe les chapitres six à onze et mobilise la théorie de l’action conjointe en didactique pour montrer comment les ajustements réciproques favorisent un nouveau rapport au document.

Au chapitre six, l’auteur montre comment les jeux d’apprentissage font partie intégrante de la théorie de l’action conjointe en didactique. Ces jeux suivent des normes qui les organisent, des règles stratégiques qui les mettent en action et une forme de langage. La dernière partie du chapitre montre, à travers une analyse de la tapisserie de Bayeux, comment le modèle d’une lecture réaliste et positiviste du document historique n’amène pas les élèves à construire un savoir et à développer des capacités épistémiques.

Les chapitres sept et huit, quant à eux, reviennent aux fondements sociologiques des jeux d’apprentissage et proposent par la suite une redéfinition du contrat didactique et de la dialectique intrinsèque à ce dernier ainsi qu’à celle du contrat-milieu didactique. Une nouvelle matrice agence au sein du contrat un mouvement de « va-et-vient » interne entre ce qui est « déjà-là » au terme de savoirs et des capacités et les attentes de l’enseignant⋅e et des élèves. Cet agencement prend en considération l’ensemble des pratiques de savoir et des jeux de langages dès lors expérimentés et incorporés par les élèves et les enseignant⋅es. Elle cherche aussi à mettre en place une stratégie d’enquête sur un problème, en faisant du milieu didactique un espace du problème, de sa résolution, ainsi que de la génération de nouveaux savoirs.

Dans les chapitres neuf, dix et onze, l’auteur met à l’épreuve les situations d’apprentissage développées à l’aide de la théorie de l’action conjointe en didactique, en l’appliquant à des séances de classes portant aux thèmes de la Révolution française et des invasions barbares. Ces chapitres plus balisés montrent comment les postures des élèves balancent entre une simple exploration réaliste des documents historiques d’un côté, et une lecture indiciaire plus constructiviste du savoir historique, de l’autre.

La difficulté du langage anthropologique et philosophique parfois employé dans des parties de l’ouvrage, ainsi que le cumul de sources et la grande diversité des concepts (parfois arides) pourraient rendre cette référence de base moins accessible au public cible.

D’après Cariou, la didactique de l’histoire n’est ni l’épistémologie, ni la sociologie, ni l’historiographie et la concentration sur la science historique « serait un localisme » (p. 26). Tout en tenant en compte de la justesse de cette approche pluridisciplinaire indispensable, nous considérons plutôt que la science historique dans son courant annaliste pourrait être une discipline de référence plus distinctive, à côté des autres disciplines. En d’autres termes, il serait envisageable de penser l’histoire disciplinaire dans ses dimensions épistémologique, culturelle et sociologique comme référence première sans pour autant rester aux limites d’une épistémologie théorique.

Néanmoins, ce manuel contribue de façon majeure au développement de la connaissance scientifique et des pratiques touchant l’enseignement de l’histoire. Notons l’originalité de sa démarche qui cherche à tenir compte des interactions orales entre enseignant⋅e⋅s et élèves au cours desquelles les propos, les savoirs et les productions sont interprétés. Ce regard ne se limite donc pas à de simples observations du milieu et du dispositif didactique. C’est un ouvrage indispensable pour les étudiant⋅e⋅s en histoire ou en didactique de l’histoire, pour les enseignant⋅e⋅s intéressé⋅e⋅s par l’enseignement de l’histoire scolaire ou pour les chercheur⋅se⋅s universitaires.