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1. Introduction

Pour les didacticien⋅ne⋅s (dans cet article = chercheur⋅se⋅s en didactique) c’est le rapport à la discipline scolaire qui constitue l’élève : ce qu’elle⋅il fait et ce qu’elle⋅il apprend en classe d’histoire ou dans d’autres lieux de transmission de savoirs sur le passé. Le sujet – l’enfant, l’adolescent, le jeune, l’élève – est une construction qui élague la réalité : certaines caractéristiques sont jugées pertinentes pour l’investigation et d’autres écartées ou négligées. En général, ce processus reste implicite dans les publications : cet article vise une explicitation et une réflexion sur les catégorisations à l’oeuvre. Les choix de catégorisation peuvent renvoyer à la subjectivité de la⋅du chercheur⋅se, aux contraintes qu’elle⋅il rencontre, à son inscription scientifique, au souci d’une communication plus simple ou brève, etc. (Cohen-Azria et Sayac, 2009). Ces raisons, qui supposeraient une autre méthodologie que l’analyse textuelle des publications de recherche effectuée ici, ne seront pas examinées. Les corpus se limitent aux publications de recherche, à l’exclusion des ouvrages destinés explicitement à la formation des enseignante⋅s ou à l’implémentation de nouvelles pratiques, même si leur auteur est une chercheur⋅se.

Ont été retenues celles figurant dans les bibliographies destinées aux étudiant⋅e⋅s engagé⋅e⋅s dans des recherches en didactique de l’histoire que j’ai pu colliger, dans la note de synthèse de Lautier et Allieu-Mary (2008) ou dans les travaux récents. Cette collecte est complétée par les articles publiés dans les revues dédiées à la didactique de l’histoire (par exemple, Le cartable de Clio) ou considérées comme des revues de référence (par exemple, Revue française de pédagogie) et par des communications des colloques internationaux de didactique publiées en ligne. Ne sont prises en compte que les publications en français ou en anglais accessibles en France. J’ai ainsi exploré plus de 150 publications (1985-2018) en me limitant aux travaux sur le primaire et le secondaire. Les publications n’ont pas été hiérarchisées : du point de vue envisagé ici, c’est la mise en oeuvre d’une construction de l’élève qui importe et non la notoriété de l’auteur⋅e ; en outre, des articles de jeunes chercheur⋅se⋅s pourraient témoigner d’orientations récentes intéressantes.

L’ensemble peut être classé en trois catégories relativement à la place et au statut de l’élève.

La première regroupe des travaux dont les élèves ne sont ni objets ni sujets de recherche : recherches portant sur les programmes ou les manuels, écrits prescriptifs sans mise en oeuvre en classe, recherches sur les conceptions et les pratiques des enseignant⋅e⋅s. Elles ont été écartées, quel que soit le renom de l’auteur⋅e ou la pertinence des réflexions. C’est souvent le cas des recherches pionnières, antérieures à 1991.

La deuxième catégorie rassemble les recherches empiriques portant sur les apprentissages usuels (résultats, processus, interactions enseignant⋅e-élèves en classe d’histoire, apprentissages informels…).

La dernière correspond aux travaux où les élèves sont partie prenante d’une expérimentation sur de nouveaux supports, de nouvelles démarches ou de nouveaux contenus, dans un dispositif de recherche.

Le corpus final est de 89 publications. Une limite importante comparativement au développement de la didactique de l’histoire tient aux disponibilités en France des publications anglophones (minorées) et ibérophones (non traitées ici). Les éventuelles formulations générales employées doivent être rapportées à ces limites.

L’analyse prend appui sur les catégorisations à l’oeuvre dans les recherches en didactiques selon Daunay et Fluckiger (2011). Ils distinguent :

  • le sujet social : il est référé à sa famille, à ses groupes d’appartenance, son genre, son environnement, ses cultures, ses pratiques sociales, bref tout ce qui fait sa vie hors de l’École.

  • Le sujet scolaire, l’élève, à travers sa place, son rôle, son comportement dans l’établissement, dans la classe et dans les diverses situations d’apprentissage, dont l’histoire n’est qu’une partie.

  • Le sujet épistémique, apprenant : c’est sans doute le plus évident lorsqu’il est question de recherches sur les apprentissages, comme résultats ou comme processus, et de relation entre les situations d’apprentissage disciplinaires, leur fonctionnement et leurs effets.

Toutefois, j’y ajoute le sujet politique : les finalités de l’histoire enseignée sont axées sur la formation d’un⋅e citoyen⋅ne, doté⋅e d’une identité politique, souvent définie comme nationale. Cette finalité est rappelée par les chercheur⋅se⋅s de façon récurrente, d’où l’hypothèse d’une construction spécifique.

2. Le sujet scolaire

Dans nombre de publications en didactique de l’histoire, les élèves sont des acteur⋅rice⋅s neutres, certes intervenant dans le cours, apprenant des contenus, effectuant des tâches, mais dépourvu⋅e⋅s d’autre identité. La classe semble constituer une entité anonyme, homogène. Le sujet scolaire est ainsi interchangeable, n’était son âge (Ashby, Lee et Dickinson, 1997 ; Demers, Lefrançois et Éthier, 2015 ; Lee et Ashby, 2000), son expérience scolaire de l’histoire, et parfois son « niveau scolaire » ou « niveau de réussite » (Duquette et Zanazanian, 2014 ; Haeberli et Hammer, 2003 ; Martineau, 1999). Cette variable peut être indiquée à priori en caractérisant le public concerné ; elle peut être croisée avec les résultats testés dans le protocole de recherche ou les attitudes et les conceptions de la discipline (Haeberli et Hammer, 2003 ; Vieuxloup, 2003). Il est exceptionnel que, comme Cariou (2004), les chercheur⋅se⋅s s’appuient sur l’autodéfinition du niveau ou de la place scolaire par les élèves. Pourtant, les sociologues de l’éducation ont mis en évidence des effets du sentiment de réussite ou d’échec sur la liberté cognitive et la prise de risque que s’autorisent les élèves (Crahay, 2007).

Dans la plupart des recherches analysées, les élèves ne semblent pas réticent⋅e⋅s à s’engager dans le dispositif choisi, si extraordinaire soit-il. Tout se passe comme si les chercheur⋅se⋅s n’avaient pas à prendre en considération la motivation à réaliser la tâche attendue, qu’il s’agisse d’un travail scolaire, d’un questionnaire apparemment d’opinion ou d’un entretien… sauf si cette motivation est un critère de réussite de l’expérimentation (Bourdin, Licot, Conti et Duquenne, 2001).

2.1 La routine et la coutume du cours

Beaucoup de recherches, dans différents contextes, ont caractérisé le rôle des élèves en classe d’histoire, du moins ce qui y traduit le rapport à la discipline et les apprentissages (Audigier, Auckenthaler, Fink et Haeberli, 2002 ; Boutonnet, 2014 ; Doussot, 2011 ; Haeberli et Hammer, 2003 ; Lalagüe-Dulac, 2010 ; Le Marec et Vézier, 2006 ; Martineau et Déry, 2002 ; Souplet, 2012 ; Tutiaux Guillon, 1998, 2016). Pour beaucoup d’élèves, chaque cours est cloisonné : la séance se focalise en effet sur une question ou un thème et l’organisation scolaire impose à l’élève de passer d’une matière à l’autre dans la journée. Dès l’école primaire, les élèves paraissent construire une matrice implicite de ce qu’il convient de faire pour comprendre les attentes de l’enseignant⋅e en histoire : elle comporte la référence aux faits appris, aux supports distribués, les marques du passé et le vocabulaire exigé. Dans les cours ordinaires, l’élève apprend à écouter, à « suivre le cours » magistrocentré, à répondre rapidement et brièvement aux questions, à accepter une validation magistrale immédiate sans la discuter, à ne pas dévier du fil conducteur imposé par l’enseignant. Les interactions enseignant⋅e-élèves visent à susciter la participation et l’adhésion des élèves à un contenu préparé en amont et peu infléchi par leurs apports. Elles⋅ils apprennent à la fois qu’il faut prendre la parole et qu’il faut accepter qu’elle soit très contrôlée. Les élèves prennent ainsi l’habitude de chercher la « bonne réponse ». Sauf exception, très peu argumentent. Cette attitude est parfois confortée par l’enseignant⋅e qui ajuste la difficulté de la question au niveau de réussite ordinaire de l’élève interrogé⋅e (Bonnery, 2011).

Les élèves apprennent aussi le maniement disciplinaire de documents hétérogènes par leur nature (texte, image, graphique, carte, frise chronologique, photographie, bande dessinée, reconstitution…) et leur statut (source primaire ou secondaire, document auctorial). Le sens du document est d’abord celui d’une image vraie du passé : c’est le niveau cognitif le plus fréquemment sollicité (Audigier et coll., 2002 ; Audigier et Haeberli, 2004 ; Boutonnet, 2014 ; Demers et coll., 2015 ; Doussot, 2011 ; Haeberli et Hammer, 2003 ; Tutiaux Guillon, 1998). L’approche critique prenant en compte le contexte, les intentions, les destinataires et leur réception, les modalités d’écriture, etc. est rare, même dans le secondaire, au-delà du rituel « auteur⋅e et date ». La confrontation de documents contradictoires l’est encore plus. En groupe, les élèves cherchent une réponse qui fasse consensus (Le Marec et Vézier, 2006). Les didacticien⋅ne⋅s dénoncent la conception « réaliste » de l’histoire qui en résulte (Boutonnet, 2014 ; Bugnard, 2001 ; Cariou, 2006b ; Dahan, De Sousa et Schmutz, 2004 ; Duquette, 2010 ; Haeberli et Hammer, 2003 ; Vieuxloup, 2003). Sauf pour une minorité d’élèves, l’histoire se confond avec le passé dont elle dit la réalité ; elle est vraie, univoque et intangible, voire tout entière contenue dans les sources et dans ce qu’enseigne l’École. Apprendre l’histoire c’est donc dire ce qui s’est passé en restituant le cours. Ce n’est pas rechercher une compréhension des évènements et des sociétés. Il s’agit de mémoriser des faits en vue de l’évaluation, prioritairement des dates, conformément à une représentation largement partagée. Ce rapport au savoir fait obstacle au développement d’une approche plus conforme à l’épistémologie (Demers et coll., 2015).

Les didacticien⋅ne⋅s réfèrent ainsi le sujet scolaire à des insuffisances : difficultés à conceptualiser, à construire un raisonnement causal compliqué, à contrôler les analogies spontanées, à réussir des travaux complexes, à formuler des hypothèses, à critiquer des sources, à lire et comprendre les manuels, à argumenter. S’adapter aux situations expérimentales (activités de problématisation, de conceptualisation, d’argumentation) représente donc un défi, une prise de risque et une perte de repères déstabilisants pour les élèves (Jadoulle, 2015 ; Vieuxloup, 2003).

2.2 L’élève au musée : un autre sujet scolaire ?

Au 21e siècle, les visites scolaires dans les musées, les monuments ou des lieux d’histoire muséifiés se sont multipliées ; de même, les recherches sur la muséification du passé ou la formation des enseignant⋅e⋅s à en tirer parti. Quelques-unes en analysent le fonctionnement, le vécu et les effets du point de vue des élèves. Quelle est la catégorisation alors en oeuvre : élève (sujet scolaire) ou visiteur (sujet social) (Cohen, 2002) ?

Dans la plupart des visites décidées par l’enseignant⋅e, quel⋅le que soit l’intervenant⋅e, un temps est dévolu à transmettre de l’information, parfois un autre à des activités originales, un autre peut engager à une circulation autonome dans les lieux ; mais il s’agit toujours que les élèves apprennent. Les traces matérielles du passé chargent de concret et de véracité les savoirs et rapprochent les situations passées de situations familières. Des activités spécifiques peuvent amener les élèves à travailler les interprétations plurielles d’un même expôt et du coup la fabrication d’une signification du passé (Moisan, 2014). Dans ces pratiques, et dans les recherches correspondantes, la catégorie élève l’emporte nettement. D’autres travaux insistent davantage sur le rôle de l’émotion, en particulier dans des lieux ou des musées porteurs de drame ou de mort (Hommet, 2017 ; Souplet, 2015). La confrontation aux objets, aux traces du passé et l’autorisation de réactions subjectives semblent renvoyer à la⋅au visiteur⋅se, quand le repérage des contenus de savoir, éventuellement mis en relation avec les cours, renvoie plus à l’élève. Toutefois, s’il s’agit de lieux de mémoire, l’élève-visiteur⋅se est aussi souvent considéré⋅e comme sujet politique. Il y a là un exemple rare de catégorisation (implicite) complexe.

2.3 Une place limitée de l’expérience personnelle

Le sujet scolaire est dépouillé de l’expérience vécue au-dehors. Avec les plus jeunes, la vie quotidienne peut être convoquée comme ressort ponctuel de compréhension et, selon les termes repris de Moscovici (1961), « d’ancrage » (Audigier et coll., 2002 ; Cariou, 2004 ; Lautier, 2006 ; Le Marec et Vézier, 2006 ; Tutiaux Guillon, 1998). Mais l’élève apprend progressivement que les références à sa vie extrascolaire et subjective n’ont pas de légitimité en histoire, même si elles peuvent en avoir dans d’autres disciplines (Lalagüe-Dulac, 2010 ; Tutiaux Guillon, 1998). Pour analyser les situations ordinaires, les chercheur⋅se⋅s en didactique de l’histoire convoquent elles⋅eux-mêmes rarement l’expérience non scolaire des élèves.

Pourtant, cette expérience et ces savoirs comptent tout autant dans l’apprentissage de l’histoire que les acquis scolaires antérieurs : l’apprentissage gagne à ce que ce qui est enseigné soit significatif pour l’élève, fasse sens par rapport à ce qu’elle⋅il vit, espère, croit (Lalagüe-Dulac, 2010 ; Tutiaux Guillon, 1998). Des investigations sur la compréhension ou les attitudes des élèves font délibérément appel à cette expérience, par exemple en demandant aux jeunes d’imaginer leur avenir. C’est aussi un support pour engager la réception active de ce qui est enseigné, par exemple quant au patrimoine (Lautier et Allieu-Mary, 2008) ou pour que les élèves se réfèrent à ce qu’elles⋅ils apprennent pour penser leur présent. Les expérimentations ou les analyses de débats posent la question de la place qu’il est légitime et pertinent d’accorder en histoire à la parole privée de l’élève. Lorsque les discussions portent sur des sujets sensibles, celle-ci est fréquente, et sa mise en discussion contribue à la construction d’une identité et d’une culture partagée. Pour autant, si elle ne se réfère pas à des contenus disciplinaires, elle peut être jugée inadaptée aux apprentissages visés et renvoyée à une opinion que l’élève doit apprendre à écarter ou dépasser (De Cock Pierrepont, 2007 ; Lautier et Allieu-Mary, 2008).

Les chercheur⋅se⋅s caractérisent généralement le sujet scolaire en histoire par la maitrise de son métier d’élève – et non par ses apprentissages historiques – et souvent par ce qui lui fait défaut : manque de réflexion historique, manque d’apprentissage des contenus épistémologiquement pertinents, rapport convenu à l’histoire. Il est ainsi défini par son écart au sujet épistémique. La façon dont les élèves franchissent cet écart n’est actuellement pas objet de recherche, non plus que la façon dont se constitue le sujet scolaire disciplinaire.

3. Le sujet épistémique

Dans quasi toutes les recherches en didactique de l’histoire centrées sur des apprentissages complexes, l’élève est construit comme sujet épistémique. L’expression semble empruntée initialement à Piaget qui nomme « sujet épistémique » les structures d’action ou de pensée communes à tous les sujets d’un même niveau de développement, par opposition au « sujet individuel » utilisant ces instruments de connaissance. L’évolution du sujet épistémique correspond, dans la perspective piagétienne, au développement des structures de l’intelligence et de la connaissance et à l’évolution de la raison, c’est-à-dire à l’élaboration par le sujet de nouveaux instruments de connaissance solidaires de nouveaux contenus de connaissances. Les didacticienne⋅s s’attachent ainsi au développement cognitif de l’élève, au type de savoir qu’elle⋅il est à même de maitriser, à la façon dont elle⋅il apprend un mode de pensée spécifique. Symétriquement à la précédente conclusion, le sujet épistémique est en rupture avec le sujet scolaire : il s’agit de valoriser et d’examiner des apprentissages et des mises en activité qui ne sont pas l’ordinaire de la classe ; en outre, il s’agit de changer la conception épistémologique que les élèves se font de l’histoire et l’intérêt qu’elles⋅ils lui portent (Doussot, 2011 ; Duquette, 2010 ; Le Marec et Vézier, 2006). Ce sujet épistémique garde sa valeur générique et universelle, donc se distingue du sujet social.

Le sujet épistémique est construit comme celui qui apprend à penser l’histoire et à penser en histoire. Les appuis théoriques des recherches relèvent, d’un côté, de l’épistémologie de l’histoire, c’est-à-dire des caractéristiques des modes de production historiens de savoirs valides sur le passé (tels que développés par des historien⋅ne⋅s et des philosophes) et, de l’autre, de la psychologie cognitive ou sociale (en particulier Bruner, Vygotski, Moscovici, Barth et bien sûr des psychologues qui s’intéressent directement à l’apprentissage de l’histoire, comme Voss, Carretero et Wineburg).

3.1 L’apprentissage des concepts

Les recherches sur le maniement des concepts par les élèves portent sur les concepts qui désignent et interprètent les objets sociohistoriques (le pouvoir, la révolution, la nation, etc.) et sur ceux qui constituent les structures de la pensée historique, dits de second ordre (preuve, cause, changement, etc.) (Ashby et coll., 1997 ; Seixas et Peck, 2008). Les uns et les autres ont à voir avec la pensée quotidienne.

Les recherches étudiant la construction des concepts de premier ordre par les élèves postulent souvent des formes de continuité entre concept quotidien, marqué par les caractéristiques concrètes, et concept historique (Cariou, 2004 ; Carretero, Lopez, Gonzalez et Rodriguez-Moneo, 2012 ; Cooper et Capita, 2003). Une pluralité de registres de savoir coexiste (Fink, 2009 ; Lautier, 2006). La complexité des concepts historiques fait que les élèves se réfèrent souvent à des acceptions partielles et précaires, limitées à des attributs pertinents dans la plupart des situations rencontrées, et d’abord concrets, et associent savoirs scolaires et connaissances de sens commun (Cooper et Capita, 2003 ; Deleplace et Niclot, 2005 ; Guyon, Mousseau et Tutiaux Guillon, 1993 ; Lautier, 1997). C’est la possibilité de revenir sur une interprétation initiale et de la corriger qui marque l’apprentissage, par rationalisation et disciplinarisation du savoir (Cariou, 2004, 2006a, 2006b ; Guyon et coll., 1993 ; Lautier, 2006). Les concepts de second ordre sont davantage liés à la démarche historienne et au souci de faire comprendre aux élèves comment les historien⋅ne⋅s produisent des savoirs valides – ce qui devrait permettre de surmonter la vision réaliste dominante – et pourquoi des discours divergents, voire contradictoires, sont possibles (Audigier, 1998 ; Le Marec et Vézier, 2006). Les travaux sur la problématisation conjoignent les deux perspectives (Doussot, 2011, 2018).

Les chercheur⋅se⋅s définissent implicitement le sujet épistémique comme l’auteur de ses apprentissages. Pour conceptualiser, l’élève doit se référer aux exemples qu’elle⋅il connait et associe au concept visé, mais aussi s’en détacher pour en enrichir la signification et la pertinence : abstraction, décentration, structuration des informations qui les stabilisent sont nécessaires. Le progrès se marque dans une complexification et un contrôle de la pensée initiale. Les erreurs, les maladresses et les hésitations témoignent de ce processus : considérer l’élève comme un sujet épistémique change ainsi le statut de l’erreur (Aisenberg, 2004 ; Cariou, 2006b ; Guyon et coll., 1993). Mais contrairement à ce que sous-entend le sens générique de « sujet épistémique », les recherches ne dégagent pas de parcours ou de processus communs à tou⋅te⋅s les élèves.

3.2 L’apprentissage de raisonnements et compétences disciplinaires

Les travaux sur l’acquisition de la pensée historique par les élèves sont précoces et représentent un des courants majeurs de la didactique, ce qui se traduit par une pléthore de textes – et aussi par une grande polysémie (Martineau et Déry, 2002) – ceci avant même que se développe une institutionnalisation des compétences en histoire scolaire (institutionnalisation qui d’ailleurs diffère dans ses principes et son détail d’un pays à l’autre). Les premières investigations sont souvent initiées par des psychologues, ce qui n’est pas sans effet sur la conception du sujet épistémique. L’emprunt de l’approche piagétienne a pu susciter des réserves quant aux capacités de l’élève à accéder à un mode de pensée historique (Ashby et coll., 1997). Mais les recherches de Wineburg ont amplifié et approfondi la connaissance des difficultés et des potentialités des adolescente⋅s. D’autres recherches visent à analyser et à susciter une pensée sur le modèle historien, référence classiquement légitime des didactiques : étude des documents, maitrise de la temporalité, écriture du récit, conduite d’une enquête pour interpréter une source ou une situation, analyse critique des discours, problématisation historique, raisonnement hypothético-déductif, argumentation… (Ashby et coll., 1997 ; Doussot, 2011, 2018 ; Jadoulle, 2015 ; Lebourgeois-Vérillon et Rebiffe, 2011 ; Martel, 2014 ; Seixas, 1993, 1997, 2011 ; Vézier, 2016). À ces recherches empiriques s’ajoutent des analyses épistémologiques et des recommandations, écartées ici.

Peu de recherches examinent le rapport effectif des élèves aux compétences inscrites dans les curriculums, peut-être parce qu’il s’agit là d’une prescription récente et inégalement prise en charge dans les classes. Certaines définissent les compétences disciplinaires pertinentes, nécessitant à la fois des savoirs factuels, conceptuels, procéduraux, des attitudes et des comportements pour interpréter une situation sociohistorique, ou en visent l’acquisition par les élèves. Elles contribuent à caractériser le sujet épistémique par un type de rapport au savoir, mais peuvent rester seulement programmatiques.

Audigier et Basuyau (1992), Cooper et Capita (2003), Demers et coll. (2015) analysent la façon dont les élèves parviennent (ou non) à une maitrise du temps historique à travers leur usage de frises chronologiques, leur compréhension de l’intérêt d’utiliser des dates pour situer les évènements ou repérer des changements, leur capacité à penser ensemble des changements contemporains, mais hétérogènes ou dissonants, et à mettre en rapport des traces du passé. Angvik et Von Borries (1997), Lautier (1997), Tutiaux Guillon et Mousseau (1998) éclairent les conceptions du temps historique : signification positive ou négative de l’évolution, résignation devant son caractère aléatoire, progrès linéaire quasi organique, ou changements impulsés par la volonté humaine, voire divine. Mais ces travaux font peu de lien avec les processus mis en oeuvre par les élèves.

Cariou (2006a, 2012), Doussot (2011), Kaufmann et Lanoix (2014) ou Le Marec et Vézier (2006) ont ciblé la compétence à produire un texte cohérent, validé, historiquement pertinent et traduisant une appropriation des significations. Leurs expérimentations offrent aux élèves la possibilité de proposer un écrit personnel, dans lequel elles⋅ils engagent leur interprétation du passé et explicitent parfois leur point de vue, ou encore dans lequel elles⋅ils transforment le support qui leur est proposé pour mettre l’outil à leur main. Les élèves engagent alors un processus de « secondarisation » (Chabanne et Bucheton, 2002 ; Jaubert et Rebière, 2001) : l’écrit spontané initial est repensé, formalisé, ajusté au regard des attentes disciplinaires et du souci de comprendre le passé. Le travail est long et doit être étayé par l’enseignant⋅e pour que les élèves travaillent sur et par le langage historien. Il apparait ici nettement que le sujet épistémique est un sujet auteur qui construit ses apprentissages par l’exercice d’une pensée autonome et singulière. Les mêmes conclusions ressortent des recherches sur la compétence de lecture en histoire (Wineburg, 1991 ; Wineburg, Reisman et Gillis, 2015). La réduire à la prise d’informations entrave la compréhension des élèves. Encourager une activité dialogique de production de significations, à travers des interactions soutenues, permet de « transformer les énoncés en stratégies de pensée » (Siman, 2008, p. 168).

La construction d’une pensée critique historienne a été étudiée précocement. Un soutien de l’enseignant⋅e peut aider des élèves, même jeunes, à construire une vue plus sophistiquée d’une source – malgré la résistance de lectures naïves la tenant pour véridique (Barton, 1997 ; Wineburg et coll., 2015). La distanciation, étayée sur des savoirs procéduraux et des savoirs factuels, permet de mettre en doute un document-source, d’apprécier les effets liés à sa nature et son auteur, de le situer dans un contexte, une intention. La décentration permet d’abandonner des interprétations frustes au profit d’une saisie plus complexe du monde et constitue une des conditions de la discussion démocratique et de la prise en compte du point de vue de l’autre (Demers et coll., 2015). Les chercheur⋅se⋅s les provoquent en soumettant aux élèves des documents contradictoires ou au moins divergents (De Cock Pierrepont, 2007 ; Le Marec et Vézier, 2006 ; Martel, 2014), une situation problème ou une situation de problématisation engageant une pensée dialectique et une argumentation des interprétations discordantes (Guyon et coll., 1993 ; Doussot, 2011, 2018 ; Duquette, 2010). La visée est double : un⋅e élève performant⋅e en histoire et un⋅e citoyen⋅ne rationnel⋅le averti⋅e (Gagnon, 2010 ; Rey et Staszewski, 2010). Le sujet épistémique est ainsi le doublet du sujet politique.

Par contre, alors même que le thème des fonctions sociales de l’histoire est bien documenté, peu de chercheur⋅se⋅s s’intéressent à la façon dont les élèves sont capables de les identifier, de distinguer histoire et mémoire, d’appréhender de façon critique ce que les médias présentent du passé, de reconnaitre la pluralité sociale des points de vue historiques, et si elles⋅ils le font, c’est plutôt pour en constater la difficulté (Wineburg, Mosborg et Porat, 2001).

3.3 Sujet épistémique et formes disciplinaires originales

Les expériences visant à développer les compétences historiennes des élèves s’éloignent de la forme disciplinaire : les apprentissages et les productions attendus sont moins normés, le travail se fait en groupes et davantage en autonomie, les questionnements et parfois les supports diffèrent, etc. Les situations de travail s’avèrent mieux adaptées à des apprentissages complexes (Martel, 2014). La construction du sujet épistémique s’articule ainsi à l’innovation, même si l’élève y reste soumis⋅e à des contraintes scolaires (cadrage de l’activité, exigences de l’enseignant⋅e). Certaines situations d’apprentissage s’en écartent davantage.

L’usage des jeux s’est répandu en classe d’histoire, d’abord comme jeu de rôle ou de simulation du passé, plus marginalement par un emprunt aux jeux vidéos. Les recherches sur les usages des environnements virtuels sont encore dominées par des propositions, des prescriptions ou des pratiques de motivation. Les données empiriques probantes sur les apprentissages sont limitées. Sous conditions et si l’enseignant⋅e sait construire une situation d’apprentissage dans ce sens, certains jeux sont de bons supports pour enrichir les connaissances, stimuler la pensée historique, développer la conceptualisation, favoriser la problématisation et la découverte de la complexité de certaines situations sociales (Bourdin et coll., 2001 ; Boutonnet, Joly-Lavoie et Yelle, 2014 ; Rogers, 2003). Ils sont en outre propices aux discussions entre élèves et favorisent la décentration et l’aspect ludique motive certains élèves (Bourdin et coll., 2001 ; Boutonnet, 2014). De tels projets peuvent inciter les chercheur⋅se⋅s à une construction du sujet articulant l’adolescent⋅e joueur⋅se (le sujet social), le sujet scolaire et le sujet épistémique.

Autre forme de travail, inscrite dans les enjeux de mémoire du 20e siècle, l’appel aux témoins dans la classe (Aisenberg, 2004 ; Dahan et coll., 2004 ; Fink, 2009, 2014). Le témoignage direct est censé conduire à des apprentissages spécifiques, en raison de la proximité qu’il assure avec la réalité sociale passée, en raison de l’empathie dont font preuve les jeunes et parce qu’elles⋅ils sont possiblement confronté⋅e⋅s à des dissonances, voire des régimes de vérité différents, même s’elles⋅ils ont plutôt tendance à accumuler les informations disparates pour les imbriquer dans un récit cohérent. Les témoignages jouent sur la sensibilité et permettent aux élèves de mieux faire lien entre le passé et leur présent, voire de concevoir leur rôle d’acteur⋅rice⋅s historiques, jugement moral compris – on rejoint le sujet politique. Ces recherches – certaines des années 1990 – réfléchissent sur le rapport entre construction d’une pensée historique et développement d’une implication personnelle dans l’histoire.

3.4 Sujet singulier ou sujet collectif ?

La plupart des expérimentations didactiques fondent les protocoles sur les interactions entre élèves dans un groupe. Exigeant des élèves de formuler et reformuler leurs idées, ces pratiques engagent l’argumentation, la décentration et l’organisation de réponses complexes par la prise en compte d’interprétations divergentes, la conceptualisation par le travail sur les mots (Doussot, 2011 ; Guyon et coll., 1993 ; Rey et Staszewski, 2010 ; Vieuxloup, 2003). C’est le groupe qui devient sujet épistémique, même si certaines analyses didactiques individualisent les progrès. Ce groupe peut être la classe, dès lors que s’instituent des discussions dont l’enjeu est la construction collective d’une signification satisfaisante. Dans ce cas, même si des chercheur⋅se⋅s n’emploient pas ce concept, elle fonctionne comme une « communauté discursive disciplinaire » (Jaubert, Rebière et Bernié, 2003) c’est-à-dire un ensemble de personnes discutant ensemble de la signification disciplinaire des faits et des sources et passant ainsi d’une approche de sens commun à une autre, plus raisonnée et distanciée dans un processus de « secondarisation » (Cariou, 2012 ; Doussot, 2011 ; Lalagüe-Dulac, 2010). Toutefois, la réintroduction d’une analyse individuelle permet de différencier sujet collectif et apprentissages singuliers (Souplet, 2012).

En didactique de l’histoire, le développement cognitif du sujet est largement subordonné aux savoirs, définis par leur épistémologie. Est-ce à dire que la psychologie n’apporte aucun complément pertinent ? En outre, la plupart des chercheur⋅se⋅s ont tendance – ceci résulte de la définition du champ didactique – à abstraire le sujet épistémique des apprentissages attendus et exigés de l’élève dans d’autres disciplines que l’histoire : penser en géographe, en mathématicien⋅ne, en physicien⋅ne, en biologiste, en philosophe, etc., et savoir que sous les mêmes injonctions les exigences diffèrent. Se centrer sur un sujet épistémique exclusivement disciplinaire n’empêche-t-il pas de remettre en question certains processus et certaines difficultés ? Aucun⋅e spécialiste d’une discipline n’est astreint⋅e aux variations qui pour l’élève sont quotidiennes… En outre, l’apprenant⋅e en histoire rencontre ailleurs des contenus voisins : par exemple, le mouvement intellectuel des Lumières, une peinture de Léonard de Vinci, le concept de liberté, une crise économique, etc. sont étudiés dans d’autres disciplines ; de même, des capacités comme celles qui relèvent de la lecture de textes, de graphiques et de statistique, de l’analyse d’un tableau, de l’écriture d’un récit ou de l’argumentation ; ou encore des attitudes et des comportements civiques... Ne serait-il pas éclairant de confronter comment des didacticien⋅ne⋅s de différentes disciplines construisent « leur » sujet épistémique et de comparer les caractéristiques génériques, partagées, spécifiques des sujets épistémiques disciplinaires ?

4. Le sujet politique

Partout, l’histoire est enseignée pour former un⋅e acteur⋅rice politique. L’histoire de l’éducation, l’analyse didactique des contenus soulignent cette finalité. Les recherches sur les apprentissages associent certains d’entre eux et la formation civique. C’est même dans certains contextes – l’Amérique latine par exemple – un but fondateur de la didactique de l’histoire, articulée sur la démocratie. Il s’agit de penser l’élève comme un sujet capable de trouver sa place dans la communauté politique et d’y agir de façon que l’on suppose raisonnée, éthique et porteuse d’un avenir positif pour tou⋅te⋅s (savoir ce que recouvre cet avenir est un autre problème et diffère selon les contextes et les auteurs). Toutefois, dans cet article, je ne m’appuie que sur les études empiriques où la recherche concerne les élèves considéré⋅e⋅s peu ou prou comme sujets politiques – et j’écarte les perspectives larges tracées sur les programmes ou la discipline scolaire en général. Sous ces conditions, deux spécifications du sujet politique ressortent : la conscience historique et l’identité nationale.

4.1 La conscience historique

Même si le concept est bien antérieur aux années 1990, c’est à partir de cette décennie qu’ont débuté des travaux empiriques sur la conscience historique des élèves (Angvik et Von Borries, 1997). Les recherches, en particulier doctorales, se sont multipliées (Charland, 2003 ; Duquette, 2011 ; Fink, 2014 ; Hommet, 2017). Certaines recherches – par exemple sur le patrimoine – n’ont pas pris appui sur ce cadre théorique, mais abordent les mêmes questions en envisageant la construction de significations du passé en rapport avec l’identité collective des jeunes.

En synthétisant les travaux analysés, on peut définir la conscience historique comme une conscience temporelle qui articule présent, passé et futur, une conscience personnelle qui permet de se situer dans l’histoire et de se comprendre comme possible acteur⋅rice historique, voire une conscience critique qui permet de saisir la place de la subjectivité dans la compréhension du passé et dans l’agentivité historique (Seixas, 2004). Ces caractères sont aussi au fondement de l’action politique éclairée. Il n’y a cependant pas consensus entre chercheurse⋅s. Les un⋅e⋅s considèrent la conscience historique comme subjective et biaisant la vision du passé, les autres comme étroitement liée à la pensée historique. Les recherches traitent ce qu’on en repère chez les élèves (et la façon dont s’articulent les dimensions précédentes) et parfois les situations susceptibles de la stimuler. Ces travaux concluent souvent qu’au même âge et dans des contextes d’apprentissage analogues, les jeunes construisent des rapports différenciés au passé. Seule une minorité semble capable d’une conscience historique temporelle. Dans la construction complexe de la conscience historique, l’expérience, la mémoire familiale, la culture individuelle jouent un rôle essentiel (Moller, 2012 ; Wineburg et coll., 2001). Enquêter sur la conscience historique des jeunes, c’est prendre en compte la subjectivité, la pensée historique et l’identité ; ces recherches esquissent, implicitement au moins, des liens entre sujet épistémique, sujet social et sujet politique.

4.2 Identité nationale, identité collective

Avec des méthodologies faisant appel à la production d’écrits longs, à des questionnaires ou à des entretiens, de multiples recherches caractérisent le rapport des jeunes au passé de la nation dont se réclame la société dans laquelle elles⋅ils vivent et l’École qu’elles⋅ils fréquentent (Barton, 2005 ; Carretero et coll, 2012 ; Charland, Éthier et Cardin, 2010 ; Grever, Haydn et Ribbens, 2008 ; Lantheaume et Létourneau, 2016 ; Létourneau et Caritey, 2008 ; Tay et Bouhon, 2018). Les élèves sont supposé⋅e⋅s (par l’institution et l’opinion) assumer les succès et les tribulations de « leurs » ancêtres grâce à l’apprentissage scolaire de l’histoire. Cette finalité est longtemps passée par le grand récit national et une liste de faits et de héros⋅ïnes faisant office de repères identitaires communs : évaluer leur assimilation était relativement simple. Mais en fait, l’identité nationale est très diversement caractérisée et assumée par les adolescent⋅e⋅s (Carretero et coll., 2012 ; Haeberli et Hammer, 2003 ; Lantheaume et Létourneau, 2016). Le cours d’histoire n’est en outre pas le seul à nourrir l’identité nationale : pensons aux cours de langue et littérature « nationales », d’éducation à la citoyenneté, mais aussi à tout ce qui se joue hors de l’École, dans les commémorations officielles, le sport, la culture populaire et familiale, y compris dans ses contenus hétérogènes, voire contradictoires (Barton, 2005 ; Carretero et coll., 2012 ; Lantheaume et Létourneau, 2016). Différentes enquêtes en didactique de l’histoire (et d’autres en sociologie politique) mettent en avant une construction identitaire complexe étayée par des ancrages pluriels (local, familial, national) plus ou moins cohérents et articulés. Isoler ce qui en revient à l’apprentissage de l’histoire scolaire est extrêmement difficile, comme aussi démêler apprentissage en classe d’histoire et apprentissage socioculturel non scolaire (Lautier et Allieu-Mary, 2008 ; Tutiaux Guillon, 2008 ; Wineburg et coll., 2001). Le champ de la didactique peut s’en trouver élargi à l’ensemble des situations où les enfants et les jeunes apprennent de l’histoire à l’École et en dehors, ce qui peut affecter les différences de catégories envisagées ici.

La visée nationalisante de l’histoire scolaire interfère avec la façon dont différents groupes reconnaissent leurs ancêtres et leur histoire. Les évènements significatifs, les significations des mêmes évènements, diffèrent (Barton, 2005 ; Charland et coll, 2010 ; Levstik, 2000 ; Peck, 2011 ; Savenije, Van Boxtel, et Grever, 2015 ; Wineburg et coll., 2001). Cependant, les recherches empiriques sur comment les élèves construisent leur identité par l’apprentissage de l’histoire sont trop peu nombreuses pour autoriser une généralisation. Quelques enquêtes témoignent d’une racialisation des interprétations du passé ou du moins de différences d’interprétation imputables aux appartenances ethnicisées ou à un sentiment de marginalisation sociale (Cariou, 2004 ; Grever et coll., 2008 ; Peck, 2011 ; Seixas, 1993). Mais certain⋅e⋅s élèves ne s’autorisent pas de tels arguments : le silence les met à l’abri. Des travaux ont expérimenté le recours en classe à l’histoire familiale. L’analyse des résultats en montre l’ambiguïté : d’un côté, un enseignement différent, au service des finalités de tolérance, de reconnaissance, mais aussi de meilleur enracinement des descendant⋅e⋅s d’immigré⋅e⋅s ; de l’autre, le risque de figer les élèves dans leurs origines familiales, sans tenir compte des processus complexes et divers d’acculturation (Lautier et Allieu-Mary, 2008 ; Lorcerie, 2003).

D’autres expériences visent à développer un sentiment d’appartenance à l’échelle d’un quartier ou d’une ville, liant mémoire familiale, vécu des élèves et traces d’histoire locale. La réflexion exigée par la construction d’un lien local entre passé et présent suscite un intérêt pour l’histoire, mais aussi une conscience de sa place sociohistorique. On rejoint ici, même si le concept n’est pas employé, les travaux sur la conscience historique : les élèves, même au primaire, réalisent qu’elles⋅ils ont une histoire, à travers leur famille et leur communauté, et une agentivité. Toutefois, le vécu historique ne se lègue pas nécessairement, en particulier lorsqu’il est tissé de douleur, de culpabilité ou de honte.

4.3 Un⋅e citoyen⋅ne, mais laquelle⋅lequel ?

Former la le citoyenne est le topos de l’histoire scolaire et de la didactique, même si les conceptions de la citoyenneté diffèrent notablement. L’identité nationale est d’ailleurs posée comme nécessaire à cette formation – ne serait-ce que parce que c’est ce qui assure les droits politiques (à la différence des apatrides) et l’appartenance à la communauté politique. La familiarité des références partagées assurerait une cohérence temporelle, spatiale et sociale, nécessaire au débat politique.

Dans les recherches empiriques retenues ici, la catégorie « citoyen⋅ne » est-elle construite et comment ? Tou⋅te⋅s les chercheur⋅se⋅s se réclament de la démocratie. La plupart du temps, ils accolent à « citoyen⋅ne » les adjectifs « responsable », « actif⋅ve » et « critique ». Pour certain⋅e⋅s, la citoyenneté requiert une conscience des enjeux contemporains, ce que l’histoire favorise par l’étude des conséquences des évènements et par l’analyse des sociétés. La⋅le citoyen⋅ne vu⋅e ainsi est capable de choix, ce qui disqualifie la leçon-récit et soutient d’autres activités (les simulations, les débats, la problématisation…) et d’autres contenus (les questions controversées, voire les questions socialement vives). Pour d’autres, ce sont d’abord les capacités critiques et argumentatives qui sont requises pour permettre de construire des opinions raisonnées et étayées, ce qui exige la capacité à mettre en perspective les faits et les discours.

Les propositions pratiques sont plurielles. Mais dans les publications se lisent surtout les progrès épistémiques ; la dimension politique relève plutôt d’une justification. Les exercices d’historisation permettraient d’apprendre à analyser les sociétés dans leur complexité et à prendre conscience de leur dimension historique ; les capacités à lire des textes historiques, à débattre et mettre en cohérence des positions différentes apparemment aussi valides ou véridiques soutiendraient la participation démocratique ; l’étude des changements passés et de leurs acteur⋅rice⋅s donnerait envie de participer à la vie démocratique et permettrait d’imaginer un futur. Faire acquérir aux jeunes des outils intellectuels leur permettant une autonomie de réflexion sur la chose publique, leur donner confiance dans leurs capacités de compréhension et de jugement, les habituer à faire face à des problèmes : ces buts associent étroitement conception des apprentissages et conception de la citoyenneté. Mais est-ce la conception de la citoyenneté assumée par la⋅le chercheur⋅se qui pilote le projet de recherche ? Ou le projet de recherche qui implique certaines caractéristiques de la citoyenneté ? Il n’est pas si fréquent que les textes des didacticien⋅ne⋅s de l’histoire explicitent leur positionnement politique – alors qu’il y a beau temps que l’épistémologie et l’historiographie ont écarté la neutralité des chercheur⋅se⋅s dans les autres domaines…

Quasiment toutes les publications du corpus considèrent la citoyenneté effective comme un horizon et non comme une pratique apprenante. Il ne semble pas que les élèves soient déjà des sujets politiques à même de s’engager dans l’analyse politique ou dans l’action à de rares exceptions (Vézier, 2016). Dans les situations d’enseignement-apprentissage, seules deux pratiques sociales de citoyenneté apparaissent de façon récurrente : une analyse critique des situations et des discours, une participation aux débats (inégalement politiques d’ailleurs). La culture politique des élèves et son lien dialectique avec l’apprentissage de l’histoire (dont elle résulte, mais aussi qu’elle soutient ou biaise) sont rarement abordés, même pour des élèves assez âgée⋅s à priori pour l’avoir développée. Les pratiques politiques des élèves hors de la classe (la mise en place de coordinations, la manifestation, la pétition, voire le discours politique sur les réseaux sociaux) sont absentes du corpus analysé… Les didacticien⋅ne⋅s de l’histoire ne prennent guère en compte les capacités des élèves à agir, à argumenter leurs raisons d’agir, à s’organiser en vue d’un but et des enjeux retenus. La conception du sujet politique est-elle ici bridée par le sujet scolaire ? Pourtant, les données produites par Lautier (1997) ou Tutiaux Guillon et Mousseau (1998) les incitaient déjà à réfléchir sur la corrélation entre le contexte sociopolitique dans lequel s’inscrivent explicitement les jeunes et leur intérêt pour l’histoire.

Il ressort de nombreuses recherches que les valeurs assumées par les élèves leur permettent de donner sens à ce qu’elles⋅ils apprennent, ce qui les conduit à interpréter le passé en fonction des valeurs contemporaines (Lautier, 1997 ; Souplet, 2012 ; Tutiaux Guillon, 1998). Contrairement aux affirmations courantes, le passé est moins utilisé pour comprendre le présent que le présent pour comprendre le passé. Pour les jeunes, justice, émancipation, égalité, solidarité, liberté de parole, tolérance donnent le sens des évènements et constituent des références partagées. Ces valeurs juvéniles sont ambigües : d’un côté, elles qualifient positivement les relations et la personne – l’amitié, la solidarité, l’honneur ; de l’autre, elles colorent en négatif la société et la vie publique, dont les jeunes sont prompt⋅e⋅s à dénoncer les insuffisances et elles affectent la confiance dans l’avenir et l’humanité. Pourtant, les jugements de valeur et les positions éthiques des élèves sont rarement étudiés par les didacticien⋅ne⋅s, même si quelques-une⋅s associent jugement de valeur et perspective historique (Duquette, 2011). Tout en reconnaissant que des valeurs sont impliquées par certains contenus d’enseignement ou certaines pratiques, elles⋅ils ne les font guère entrer dans la construction de l’élève comme sujet politique. Est-ce parce qu’en histoire scolaire, hormis celles qui fondent les droits de la personne, elles n’ont guère de place légitime ? Est-ce parce que la catégorie du sujet démocratique les inclut comme une évidence ?

Ainsi, dans les recherches, le sujet politique est surtout un projet, une visée justifiant certains apprentissages. Cela peut sembler paradoxal dans la mesure où il occupe une place récurrente dans les enjeux de l’apprentissage de l’histoire et où – même si elles⋅ils délaissent le jeu traditionnel des partis – les jeunes sont loin d’être tou⋅te⋅s désengagé⋅e⋅s. Est-ce la trace d’une représentation de la scientificité ? Le résultat d’une difficulté méthodologique ? Le souci de ne pas confondre didactique de l’histoire et sociologie politique ? La question vaut d’être posée au moins pour les recherches récentes sur l’agentivité des élèves… et quant à l’horizon démocratique dans lequel s’inscrivent les projets didactiques.

5. Le sujet social

Le sujet politique emprunte certains traits au sujet social, mais ne prend pas en compte les identités sauf nationales ou communautaires. Or, l’École est un des vecteurs de socialisation et les interactions y contribuent à l’identité sociale. Mais, globalement, les identités, quand elles sont mentionnées dans les publications analysées ici, semblent plus affirmées par les chercheur⋅se⋅s que par les jeunes.

5.1 L’identité sociale, un objet marginal ?

Dans le corpus étudié, les caractéristiques du sujet en tant que membre de groupes sociaux sont peu mobilisées ou, si elles sont collectées, ne semblent pas appeler ensuite à développement ou peser sur les analyses présentées (Audigier et Haeberli, 2004 ; Baquès, 1994 ; Létourneau et Caritey, 2008 ; Wineburg et coll., 2001). Cariou (2006b) en réfute d’ailleurs la pertinence et Seixas (1997) pointe qu’elles ne le sont que pour certain⋅e⋅s élèves. Les actualisations différentes de la langue selon les milieux ne sont pas mentionnées dans les publications abordant les interactions langagières, la conceptualisation, le débat, la lecture (Cariou, 2012 ; Siman, 2008 ; Souplet, 2012). Peu de travaux s’appuient sur la sociologie ou l’anthropologie même pour des thématiques qui tiennent à l’identité, hormis des recherches pluridisciplinaires (Lantheaume et Létourneau, 2016). Or, il est possible de travailler, sans modifier les programmes et même avec des élèves très jeunes, sur les communautés vécues, les traces du passé qui affectent leur vie quotidienne, sur les relations que leur contexte social entretient matériellement ou symboliquement avec le passé (Demers et coll., 2015). Le vécu familial, le genre, l’appartenance socioculturelle, les mémoires familiales, les espérances et les intérêts personnels influencent les interprétations du passé et la reconfiguration de ce qui est étudié en classe (Carretero et coll., 2012 ; Tutiaux Guillon, 1998). Tutiaux Guillon (2001) signale que l’identité de l’adolescent⋅e joue dans sa compréhension de l’histoire. De rares recherches prennent en considération les élèves immigré⋅e⋅s, comme le font bien sûr des enquêtes sur la façon dont ces élèves bricolent une cohérence entre divers passés nationaux (Tay et Bouhon, 2018). Les analyses de leurs récits montrent aussi que leur rapport à la religion oriente leur conception des évènements (Grever et coll., 2008). Malgré ces données, le rapport entre identité sociale et compréhension historique n’est pas une problématique fréquente, même si certains aspects ont été abordés autour du sujet politique.

Exception ? La place du genre est de moins en moins marginale. Des recherches montrent que l’intérêt pour telles thématiques historiques ou les représentations sociales de telles périodes sont genrés (Angvik et Von Borries, 1997 ; Duquette et Zanazanian, 2014 ; Tutiaux Guillon et Mousseau, 1998). Certaines s’inscrivent dans la perspective d’une capacitation féministe. Les travaux de sociologie et d’histoire du genre, les débats sur l’introduction dans les programmes de l’histoire des femmes ont sans doute contribué au changement. Mais la variable « genre » occulte les autres. Or, la relation entre identités et compréhension du passé tient à la fois au genre, au milieu socioculturel, à la perception de l’avenir, aux valeurs religieuses et politiques – et évidemment à la situation scolaire. Il n’est pas aisé de démêler cet écheveau, d’autant que la recherche découpe et isole les objets étudiés. Si l’éducation scolaire contribue à la formation de la personne, à la socialisation dans ses dimensions d’identité et de relation aux autres, les didacticien⋅ne⋅s postulent souvent que l’histoire y contribue sans analyser en quoi les appartenances et les relations sociales des élèves jouent sur la façon dont l’histoire scolaire apprise, appropriée, contribue à cette socialisation. Elles⋅ils laissent apparemment cela aux sociologues et aux psychologues.

5.2 Le sujet social ou le sujet épistémique ?

Les élèves connaissent aussi le passé par la culture juvénile (films, bandes dessinées, jeux vidéo, musique…), les souvenirs de famille et la culture la plus largement partagée, y compris celle qui s’exprime à travers les publicités, l’histoire publique ou les quiz. Se construit ainsi un cultural curriculum, concept recouvrant tout ce qui est appris au fil de la vie sur le passé (Wineburg et coll., 2001).

Les didacticien⋅ne⋅s ont précocement souligné le rôle de la pensée sociale dans la compréhension du passé, la construction des concepts, l’interprétation des sources et la mémorisation en empruntant à la psychologie sociale le concept de représentations sociales (Audigier et Haeberli, 2004 ; Castro-Siman, 2003 ; Cariou, 2004, 2006b ; Cavoura et Gika, 2017 ; Guyon et coll., 1993 ; Lalagüe-Dulac, 2010 ; Lautier, 1997 ; Souplet, 2012 ; Tutiaux Guillon, 1998 ; Vieuxloup, 2003). Les élèves cherchent à donner sens au passé à partir de leur expérience et des représentations sociales familières et elles⋅ils remettent malaisément en cause ces interprétations qui rapprochent des faits ou des personnages distants dans le temps et l’espace et sont structurées par des valeurs et des images. Même peu satisfaisantes pour les enseignant⋅e⋅s et les chercheur⋅se⋅s, elles font office de repères communs, de registres explicatifs, de concepts quotidiens. Mais elles sont inégalement riches : les élèves les plus jeunes et les plus démuni⋅e⋅s se limitent à une représentation simple quand les plus âgé⋅e⋅s et les plus savant⋅e⋅s introduisent des nuances. Ceci permet à quelques chercheur⋅se⋅s de distinguer des façons personnelles d’entrer dans les situations passées et les sources (Hommet, 2017). Mais si ce cadre théorique est autant mobilisé, c’est parce qu’il permet de comprendre les apprentissages et les malentendus, non parce qu’il donne une image plus pertinente du sujet. Autrement dit, c’est le sujet épistémique qui est au centre du projet et non le sujet social dans sa complexité et ses multiples caractéristiques.

La subjectivité des élèves – que les enseignant⋅e⋅s disqualifient comme hors de propos en histoire – n’est guère abordée en didactique de l’histoire, malgré quelques pistes. L’ensemble est dispersé et fragmentaire. Carretero et coll. (2012), Cavoura et Gika, (2017), Duquette (2010), Fink (2009), Kessas (2011) et Hommet (2017) pointent le rôle de l’émotion, facilitant ou entravant la compréhension historique ; on a déjà dit son poids face aux mémoires douloureuses. Baquès (1994) conclut, dans des recherches postérieures à sa thèse, à la prégnance des facteurs socioaffectifs comme obstacle au changement d’appréhension de l’art contemporain. Certaines méthodologies mettent en jeu implicitement la subjectivité, comme demander aux élèves de « raconter à leur façon », dans une posture de narrateur⋅rice⋅s libre⋅s (Lantheaume et Létourneau, 2016 ; Létourneau et Caritey, 2008 ; Tay et Bouhon, 2018). Les élèves sont alors autorisé⋅e⋅s à exprimer leurs jugements, leurs émotions, leurs sentiments tout en rendant compte de faits du passé qu’elles⋅ils ont choisis. Dans les jeux de rôles, les élèves simulent ou assument émotion et empathie envers des personnages. Des expérimentations engageant l’histoire de la famille peuvent aller dans le même sens.

Ces recherches dispersées, souvent récentes, peuvent orienter la didactique de l’histoire vers un tournant épistémologique (Allieu, 2016) et répondre à une exigence de changement (Mottet et Éthier, 2016).

6. Conclusion : des questions en suspens

Dans le corpus analysé apparait nettement la dominante du sujet épistémique, construit plus ou moins en contraste avec le sujet scolaire, en connexion au sujet politique et influençant la façon dont est pris en compte le sujet social. Rien d’étonnant à cela pour des recherches en didactique, centrées sur la discipline scolaire, même si d’autres contextes d’apprentissage de l’histoire sont pris en charge. Cette construction se fait pourtant aux dépens de certains questionnements, mentionnés au fil de l’article.

Tou⋅te⋅s les élèves n’ont pas le même rapport à l’histoire et au passé. Des enquêtes récurrentes montrent l’écart entre celles⋅ceux pour qui l’histoire a un sens au regard de leur formation culturelle, sociale, voire politique, qui se sentent appartenir à l’histoire qui se fait, qui affirment que l’histoire permet de comprendre comme agir – et une minorité (souvent aussi en échec scolaire) qui n’y voit qu’une matière scolaire (Angvik et Von Borries, 1997 ; Lautier, 1997 ; Tutiaux Guillon et Mousseau, 1998). De telles données interrogent la façon dont le sujet social se constitue comme apprenant en histoire. Elles incitent aussi à reconsidérer la place que donnent les recherches à l’apprentissage informel et à la subjectivité. Par ailleurs, des recherches comparatives entre didactiques, pour un même panel d’élèves, permettraient de mieux cerner en quoi le sujet scolaire contraint le sujet épistémique, disciplinaire ou non. Des problématiques explicites articulant sujet épistémique, sujet social, sujet politique enrichiraient aussi les approches de l’apprentissage et potentiellement de l’enseignement. Dans cet esprit, il serait pertinent de poursuivre et d’amplifier le dialogue, déjà engagé ici ou là, entre didactique de l’histoire, sociologie et psychologie.

En tout cas, expliciter la façon dont chaque chercheur⋅se, chaque recherche construit les élèves comme sujets, expliciter ce qui est retenu comme pertinent et ce qui est exclu contribuerait non seulement à une épistémologie de la didactique de l’histoire, mais limiterait aussi la réification des élèves qui transparait parfois dans les recherches.