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L’acte d’éduquer — ou d’enseigner, mais alors en lien avec l’acte d’apprendre, — renvoie nécessairement, la tenant comme une évidence, à la capacité de qui apprend et par là se forme d’entrer en relation avec le monde extérieur, le réel, et avec les autres. La question épistémologique et la question éthique sont proprement centrales en éducation : quel rapport au réel instaure l’acte à la fois d’enseigner et d’apprendre, ou de connaître ? quel rapport à l’Autre, concrètement aux autres, est-il du même coup engagé ? Double interrogation à une autre question : qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce qu’être humain. C’est pourquoi l’ouvrage de Didier Morel est à juste titre présenté comme un essai d’anthropologie philosophique.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’exploration de la question épistémologique. Le lecteur est invité dès le départ à prendre acte de la rupture ou de l’écart insurmontable, dans l’acte de connaître, entre le réel tel qu’il est « hors de moi » et sans moi, d’une part, et le réel pour moi, d’autre part, tel qu’il peut être perçu seulement et jamais vraiment reçu dans ce que j’en (re)construis, ce que l’auteur appellera la réalité (p. 31-32). Cette distinction entre réel et réalité ou réel pour moi proposée par Didier Morel est capitale, pratiquement fondatrice de son anthropologie : en disant Je ou en se posant comme sujet, la personne dit son irrémédiable distance, voire son opposition par rapport à ce qu’elle reconnaît du même coup comme réel et ayant sa consistance propre, indépendamment du rapport établi grâce auquel et dans lequel elle « s’en fait une idée » . Le réel résiste à sa saisie par le sujet humain. Les faits, dont la science nous invite à prendre acte tout en les donnant comme étant le réel lui-même, ne sont jamais donnés tout faits dans la nature ou hors de nous (p. 41). Le réel pour moi sera toujours, en réalité, un réel (re)construit, interprété, auquel un sens est donné. Ainsi en va-t-il, en science, de la théorie qui, le construisant, à la fois rend possible et empêche la saisie du réel. L’enjeu du rapport au réel instauré tient en la nécessité de maintenir vivante, au coeur même de ce rapport, la conscience de son impossibilité en dehors de la médiation d’un réel pour moi ou d’une réalité construite qui toujours le trahit. Faute de quoi s’ensuivra, le réel étant réduit à ce que j’en peux (re)construire pour moi, l’enfermement dans l’idéologie (p. 85-98). Il nous faut accepter de vivre, malgré l’inconfort qu’elle peut engendrer, la tension inhérente à la « dualité sans dualisme » entre le sujet et le réel qui lui est et demeure extérieur (p. 99).
Il s’ensuit — et nous entrons alors dans la seconde partie de l’ouvrage et dans l’exploration de la question éthique — que toute connaissance est prégnante de sens et de valeurs (p. 143-167). L’éthique du « travailler à bien penser » d’Edgar Morin (La Méthode, 6 – Éthique, Paris : Éd. du Seuil, 2004, p. 63-69) requiert le respect du réel et de son autonomie en même temps que de la complexité des rapports et des liens entre les éléments du réel extérieur et avec moi. Le respect de l’altérité du réel ouvre la voie à la reconnaissance de l’Autre ou d’autrui et, dans les rapports avec lui, à l’accueil et au respect de ce qui fait son altérité (Morel, p. 175-196). D’où l’importance de la distance en éducation : pour développer l’esprit critique, d’une part ; pour empêcher, d’autre part, que l’enseignant exige des autres, élèves ou étudiants, qu’ils conforment leurs vues aux siennes.
Ce qui fait pour une part l’intérêt de la riche contribution de Didier Morel à la construction d’une anthropologie philosophique en lien avec l’éducation, fait aussi l’agacement parfois du lecteur. Reprenant les apports de l’Anthropologie philosophique de G. de Humboldt et des commentaires de J. Quillien (1991), ainsi que des réflexions sur la pensée complexe d’Edgar Morin dans La Méthode (1981, 2001) — deux sources et références majeures de son livre —, D. Morel accumule les citations de divers auteurs, mettant en lumière rencontres et convergences. Mais, outre que la surabondance des citations inlassablement enfilées puisse lasser le lecteur, celui-ci est en droit de se demander si les différences et parfois les divergences entre les visions des auteurs cités ne sont pas indûment aplanies. Malgré quoi l’ouvrage donne aux chercheurs et, plus encore, aux professionnels du champ de l’éducation, tout spécialement aux enseignants, à (re)penser ce qui est au coeur de leur action.