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Introduction

La compréhension de la dynamique de « l’économie de la connaissance » ou de « l’économie fondée sur la connaissance » occupe l’avant-scène des travaux contemporains portant sur la croissance économique [1]. Bien que la connaissance ait toujours été considérée comme un facteur important de la croissance économique, ce n’est que depuis une dizaine d’années que les économistes s’efforcent d’intégrer plus directement ce facteur dans leurs théories et modèles de la croissance économique. Ainsi, on en est venu à considérer comme éléments clés du progrès économique (OCDE, 1996) les investissements dans la recherche et le développement, dans l’éducation et la formation.

Outre ces investissements dans la connaissance, la diffusion de la recherche est importante pour la compétitivité et la performance économique. Ce sont les avancements dans la codification et la transmission électronique de la connaissance qui donnent à cette économie son caractère planétaire. Les entreprises de biens et services deviennent interdépendantes et s’internationalisent pour faire face à la concurrence. Cette interdépendance est cruciale pour les jeunes entreprises technologiques qui se voient forcées de conclure des alliances sur le plan mondial pour mener des recherches, assurer la distribution des produits, s’occuper du marketing et obtenir le capital nécessaire (Reimers, 1999).

L’innovation est le moteur de l’économie de la connaissance. Par rapport à l’économie en général, l’économiste Joseph Laoys Schumpeter (1934), dans Théorie de l’évolution économique, avait identifié l’innovation, l’entrepreneuriat et le crédit comme les moteurs de la transformation de l’économie. En 1939, dans Cycles des affaires (Schumpeter, 1939), il considère que l’esprit d’entrepreneurship au sein des grandes entreprises est la source de l’innovation (Lebrun, 2002). Selon Schumpeter (1943), le problème central de l’économiste consiste à analyser comment le capitalisme, à travers principalement les entreprises, crée et détruit ses propres structures. Il met l’accent sur « la destruction créatrice » de l’innovation et sur les grappes d’innovation (Abernathy et Clark, 1985). L’évolution des phases du circuit économique s’expliquerait, selon Schumpeter, par l’apparition d’innovations qui suscitent de nouvelles sorties sur le marché et de nouveaux investissements.

Mais comment peut-on définir l’innovation ? Pour Schumpeter (1939), l’innovation est une façon irréversible de faire les choses. Il la définit comme les changements dans la fonction de production qui ne peuvent être décomposés en étapes infinitésimales signifiant par cela que l’innovation ne peut pas être réduite à un moment particulier qui serait l’implantation de la nouveauté ; elle doit, au contraire, être conçue comme une série d’événements dont l’articulation est essentielle (Malerba et Orsenigo, 1995). L’OCDE (1981) considère l’innovation comme la concrétisation d’une idée en un produit nouveau ou transformé avec un potentiel de commercialisation, en un processus nouveau dans l’industrie ou dans une nouvelle méthode sociale. Ainsi, l’innovation modifie et remplace ce qui existe ou crée ce qui n’existe pas. Ce dernier type d’innovation est le plus difficile à réaliser. Le chemin entre invention et innovation est ardu : pour cent inventions, seules cinq peuvent être commercialisées. Dans les cas des spin-offs universitaires, sur dix nouveaux, seuls deux réussissent à se maintenir et à progresser. La sanction de l’innovation est le marché et sa récompense est le bénéfice ou le profit financier [2].

Selon Boyer (2002), quatre facteurs favorisent l’innovation : 1) la recherche systématique de nouvelles idées et de nouveaux patrons ; 2) le capital humain ; 3) les incitations à l’innovation ; 4) la bonne gouvernance. Les deux premiers facteurs paraissent plus évidents. Le troisième facteur repose sur des aspects tels que la crédibilité des politiques publiques d’innovation, le degré d’information dont disposent les agents et la composition des équipes innovatrices (chercheurs, entrepreneurs, intermédiaires techniques et financiers). Quant à la bonne gouvernance, un de ses aspects les plus importants est la codification claire et satisfaisante des règles de propriété intellectuelle.

Brève note méthodologique

Cet article traite principalement de la situation canadienne en matière de relations université-entreprise-État. On effectuera également certaines comparaisons internationales pour mettre en perspective la réalité canadienne. L’article se base sur des travaux de recherche antérieurs du chercheur et de ses étudiants dans les domaines de la gestion et des politiques publiques comparatives sur l’enseignement supérieur. Concrètement, les analyses de cet article se basent sur des données provenant d’une étude des relations université-entreprise financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH). La recherche a consisté en des entrevues semi-structurées auprès d’universitaires, de directeurs de laboratoire, d’entrepreneurs technologiques et de fonctionnaires de six pays développés. Elle s’est déroulée de 1993 à 1999. Au total, on a conduit 140 entrevues : 25 en Allemagne, 20 en Californie, 12 en Espagne, 28 en Ontario et 33 au Québec (Crespo, 1996 ; Crespo 1999 ; Crespo 2001; Portaria, 1996 ; Dridi et Crespo, 1999 ; Bouchard, 1996 ; Bernard, 1996). Deux études, actuellement en cours, conduites par des étudiants, traitent de la même thématique. Une de ces études analyse les politiques publiques en matière d’innovation en France, au Royaume-Uni, au Québec et au Canada à partir de la perspective schumpétérienne ; l’autre consiste en une analyse secondaire des entretiens et un suivi des répondants de la recherche menée de 1993 à 1999. Enfin, l’auteur a procédé, pour le présent article, à une revue documentaire pertinente sur les politiques publiques canadiennes.

Le Canada et l’innovation

Le Canada se situe dans les derniers rangs des pays du G7 par rapport à l’innovation. En effet, en tenant compte de la taille de sa population active, le Canada occupait en 1999, dernière année pour laquelle on dispose de données comparatives, le cinquième rang relativement à la demande de brevets à l’étranger (États-Unis, 1er rang), au capital humain consacré à la recherche et au développement (RD) (États-Unis, 2e rang), à la balance de paiements technologiques (États-Unis, 3e rang) et à la demande de brevets nationaux (États-Unis, 7e rang). La même année, le Canada obtenait la sixième place quant aux dépenses de RD par les entreprises (États-Unis, 2e rang) et à l’intensité de la RD (États-Unis, 2e rang). Enfin, le Canada se situait, par rapport aux dépenses publiques en RD, en dernière place (États-Unis, 2e place) (OCDE, 2001 ; Gouvernenent du Canada, 2001a et b).

L’université à la croisée des chemins

On peut affirmer que la période de 1985 à 1995 a été, au sein de l’université, une période de socialisation pour les relations université-entreprise. Pendant cette période, ces relations gagnèrent en crédibilité auprès de la communauté universitaire. Toutefois, l’aspect de commercialisation de la propriété intellectuelle et du profit continuait à être problématique [3]. Les résultats de nos recherches de la dernière décennie révélaient des comportements organisationnels qui se sont affirmés depuis. Par exemple, les rapports université-entreprise se développent plus aisément lorsque les relations interpersonnelles entre universitaires et entrepreneurs sont importantes. C’était le début du recrutement de spécialistes en transfert technologique pour appuyer le processus de valorisation de la propriété intellectuelle. On a accentué la création d’unités de transfert technologique, soit à l’intérieur de l’université, soit en périphérie. En Europe et au Canada, on a assisté à la naissance des incubateurs universitaires et à la création d’entreprises dérivées (start-up) avec participation au capital. À cette époque, certaines universités se distinguaient par leur implication en innovation, comme, entre autres, les universités de Lyon, de Grenoble – une des premières universités à mettre sur pied une société indépendante de gestion de la valorisation de la propriété intellectuelle – et Berkeley, ainsi que certains laboratoires CNRS comme le Laboratoire d’automatique et d’analyse de systèmes (LASS) associé à l’Université Paul Sabatier de Toulouse, à l’Institut national de sciences appliquées et à l’Institut national polytechnique, ces deux institutions étant aussi situées à Toulouse.

Qu’y a-t-il de changé dans les dernières années ? Depuis les études menées par l’auteur au cours de la dernière décennie, quatre tendances lourdes se sont accentuées : 1) l’accélération du phénomène de mondialisation ; 2) l’émergence d’une économie fondée sur la connaissance ; 3) le retrait progressif de l’État du financement du secteur de l’enseignement supérieur ; 4) l’accent mis par les politiques publiques de développement économique sur l’innovation.

La mondialisation n’est pas un processus homogène et ses effets ne sont pas homogènes. On peut caractériser succinctement ce phénomène en termes économiques comme des mouvements de capitaux, des marchés et des structures de production. Selon Petrella (1997, 2000), l’un des ténors de l’antimondialisation, la mondialisation a conduit à considérer l’éducation sous l’angle de la formation de ressources humaines, a conféré à l’éducation une logique mercantile, a considéré l’éducation comme un instrument de survie dans une ère de compétitivité mondiale, a subordonné l’éducation à la technologie et, finalement, a converti l’objectif d’égalité en objectif d’équité, afin de justifier les nouvelles formes de stratification et de décisions.

Le discours actuel des différentes institutions publiques se centre autour d’une économie de la connaissance. La demande croissante de connaissances de pointe pour satisfaire aux impératifs de l’innovation, conditions sine qua non de la compétitivité mondiale, exerce de fortes pressions sur les systèmes pour la mise en place de formules efficientes, sinon efficaces, d’offres de services éducatifs. C’est ainsi qu’on assiste à la prolifération de formations ponctuelles et à la naissance d’institutions d’enseignement virtuel. L’entreprise privée s’est lancée dans cette voie qu’elle juge prometteuse. Le coût de la formation payée par les entreprises américaines dépasse les 50 milliards de dollars aux États-Unis. Dans ce pays, il existe plus de 1000 universités d’entreprises (Neubauer, 2000). Les gouvernements essaient de soutenir le développement des compétences demandées par l’économie de la connaissance en finançant des filières scientifiques et technologiques et en investissant dans l’actualisation des compétences.

Le retrait progressif de l’État de certains financements de l’enseignement supérieur a conduit les institutions à chercher intensément des sources alternatives de revenus. Paradoxalement, l’État qui, au milieu des années 1980, avait initié son désinvestissement en éducation persiste dans cette lancée par rapport aux dépenses traditionnelles (maintenance, appui à la formation générale, crédits de fonctionnement), mais a commencé à investir dans des secteurs stratégiques liés à l’économie de l’innovation. Dans le cas du Canada, le gouvernement fédéral a créé en 1997 la Fondation canadienne pour l’innovation, laquelle octroie des fonds aux universités pour la mise à niveau des infrastructures des secteurs scientifiques et technologiques.

Il a aussi approuvé le financement de 2 000 nouvelles chaires de recherche. La Fondation, qui cesserait d’exister en 2005, dispose pour l’année 2003 de 450 millions de dollars canadiens. Ainsi, d’une part, l’État réduit le financement traditionnel et, d’autre part, réinvestit dans la RD qui devrait permettre au pays d’être concurrentiel dans une économie globalisée.

Finalement, on constate depuis dix ans, dans les sociétés avancées, une centration des politiques publiques sur des stratégies de développement économique basées sur l’économie de la connaissance. Les nouvelles politiques du gouvernement canadien en sont un exemple. La France a instauré, en 1999, une loi pour favoriser le transfert technologique et valoriser les résultats de la recherche des universités et centres de recherche. Le Royaume-Uni dispose d’une politique intégrée d’appui à l’innovation. Citons en outre le cas de l’Allemagne avec ses Centres de transfert technologique et l’investissement massif du gouvernement fédéral et des Länder dans la RD de pointe. À cet effet, les Länder de Baden-Würtemberg et de Bavière sont exemplaires. Les États-Unis possèdent plusieurs programmes et structures pour faciliter le processus d’innovation : la loi Bayh-Doyle (1983) autorise les universités à conserver les revenus provenant de la propriété intellectuelle des résultats de la recherche financée par le gouvernement fédéral.

Les constats réalisés lors des études citées restent encore valides. D’autres études montrent pratiquement les mêmes résultats (Martin, 2000). Certes, les vieux démons de l’opposition à la valorisation des innovations refont surface de temps à autre dans certains milieux. On peut affirmer, cependant, que, du moins en Amérique du Nord, l’opposition à l’engagement de l’université dans le développement économique de la société perd du terrain. Une résistance persiste toutefois à l’effet que bon nombre d’universités ne reconnaissent pas suffisamment les efforts de commercialisation de leurs professeurs lors des promotions dans la carrière professorale. Ainsi, peu d’universités reconnaissent formellement les succès obtenus dans la valorisation des découvertes scientifiques ou technologiques, ou les succès dans la création et le développement des entreprises dérivées. Par ailleurs, on note que les organismes universitaires d’interface, comme les bureaux de liaison entreprises-université (BLEU), se professionnalisent de plus en plus, en intégrant à leur personnel, à titre régulier ou contractuel, des experts en transfert technologique et des gestionnaires avec une expérience industrielle (Fisher et Atkinson-Grosjean, 2002). Clark (2003) appelle cette professionnalisation au sein de l’université, des rapports avec le secteur productif, « la bureaucratie du changement ».

Les changements dans les relations université-entreprise se manifestent dans l’apparition d’un modèle inversé de la relation traditionnelle du processus linéaire d’innovation : de l’université vers l’industrie. Il existe des exemples réussis de rapports inversés qui seront identifiés plus loin. La nouvelle composition des incubateurs universitaires est un autre exemple de l’inversion du processus d’innovation.

Cette approche contraste avec ce que Etzkowitz (2001) appelle la « première révolution académique », à savoir la révolution préconisée par Wilhelm Humboldt au milieu du XIXe siècle. Cette révolution, qui a transformé la recherche d’un type artisanal (un maître avec des apprentis) vers un type « industriel » au moyen du laboratoire de recherche, poursuit un idéal de recherche pure et désintéressée. En Amérique du Nord, ce sont les universités Harvard et Columbia qui commencent à considérer, presque à la même époque, la recherche comme un aspect indispensable de la mission de l’université. Ce sont cependant l’Université John Hopkins et l’Université de Chicago qui, vers la fin du XIXe siècle, donnent à cette perspective un élan décisif. Ces universités adhéraient au modèle de recherche fondamentale que Henry Rowland de John Hopkins proposait.

Selon Etzkowitz (2001), une « seconde révolution académique » est à nos portes : la révolution entrepreneuriale. En 1998, Burton Clark a publié une étude sur cinq universités européennes (Warwick en Angleterre, Twente dans les Pays-Bas, Strathcylde en Écosse, Chalmers en Suisse et Joensuu en Finlande) où il décrivait les caractéristiques entrepreneuriales de ces universités. Pour Clark (Ibid.), ces caractéristiques sont un noyau de direction renforcé, une périphérie étendue (unités de RD en lien avec les secteurs privé et gouvernemental), un financement diversifié, un centre académique fort et une culture entrepreneuriale intégrée. Selon Etzkowitz (2001), « la capitalisation de la connaissance [par les universités] représente une transformation du rôle de l’université dans la société comparable à la première révolution académique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, quand la recherche fut acceptée comme partie intégrante de la fonction professorale » (p. 1).

Un rapport remis au gouvernement canadien par Rank et Brochu (1999) signale qu’un nouvel ethos émerge concernant la recherche « désintéressée ». Selon cet ethos, au lieu de publier l’invention et, par le fait même, de la céder, le processus devrait être plutôt d’accorder une licence d’exploitation de l’invention, de la publier, mais non de la céder. Un journal de l’Université de Montréal, Forum, rapporte la stratégie de diffusion des résultats de recherche prônée par la BLFV de l’Université de Montréal selon laquelle il faudrait d’abord breveter et ensuite publier » (Sauvé, 2002).

L’entreprise : de simple réceptrice à réelle associée de l’innovation

L’industrie canadienne contribue au financement de la RD des universités dans des proportions qui la situent dans les premiers rangs des pays de l’OCDE. Ainsi, en 1991, l’industrie canadienne confiait aux universités 5 % de tous ses travaux de RD et 12 % d’autres travaux de RD. Considérant la contribution de l’industrie canadienne à la recherche universitaire, un rapport de l’OCDE (1998) signalait que le Canada obtenait la première place avec 10,4 %. Suivaient par ordre décroissant l’Allemagne (7,9 %), la Grande-Bretagne (6,2 %), les États-Unis (5,8 %), l’Italie (4,7 %), la France (3,3 %) et le Japon (2,4 %).

L’intérêt primordial des entreprises reste l’obtention de licences d’exploitation des résultats de la recherche universitaire. En ce qui concerne le Canada, les entreprises ne sont pas toujours intéressées à obtenir des licences d’exploitation au Canada en raison de la taille réduite du marché interne canadien. Ce marché générerait relativement peu de bénéfices financiers et augmenterait les coûts de pénétration des marchés étrangers. Céder la licence d’exploitation à l’étranger est, par ailleurs, une option qui rencontre des résistances en raison du déficit de paiements technologiques du Canada et de l’absence d’impact économique pour le pays.

L’industrie ne manifeste pas toujours son intérêt pour la recherche universitaire qui n’aurait pas des possibilités évidentes d’être commercialisée. Cette attitude est source d’irritation des relations université-entreprise. Les petites et moyennes entreprises, en particulier, manifestent peu d’intérêt pour les résultats de la recherche universitaire. La grande entreprise, au contraire, s’intéresse à la recherche universitaire parce que, entre autres raisons, elle coûte moins cher que celle conduite dans ses propres laboratoires. Dans une entrevue réalisée par l’auteur auprès des responsables d’une importante entreprise pharmaceutique allemande, cette raison a été évoquée de la façon la plus naturelle possible. Le rapport Reimers (1999) sur les pratiques exemplaires de transfert technologique en Amérique du Nord aborde cet aspect dans les mêmes termes.

Un autre trait entrepreneurial des relations université-entreprise est le financement du risque que le secteur privé accorde aux résultats de la recherche universitaire. Il existe un consensus au Canada concernant l’existence d’une plus grande disponibilité qu’il y a quelques années (Rank et Brochu, 1999) de fonds de capital de risque (2 millions de dollars canadiens et plus ) et de capital pour des travaux de valorisation (pre-seed) (à partir de 1,3 million de dollars canadiens). Au Canada, certains fonds privés et d’autres fonds parrainés par les syndicats disposent de capital de risque. Cela permet l’investissement du public dans ces fonds, car l’investissement moyen y est modeste en comparaison avec les fonds plus classiques. Ces fonds exigent un investissement minimum de 200 000 dollars canadiens. La plupart de ces investissements se font toutefois dans les domaines des sciences de la vie, du biomédical et de la biotechnologie. Dans d’autres secteurs, notamment ceux des sciences naturelles et de l’ingénierie pure, les investissements sont plus difficiles à trouver.

Il existe toujours, malgré une meilleure disponibilité, une grave pénurie de fonds pour financer les premiers pas (pre-seed) après la divulgation de l’invention. Les risques dans cette étape sont trop élevés pour que des investisseurs privés s’y intéressent. Les premiers pas du processus de valorisation peuvent coûter entre 20 000 dollars canadiens et 100 000 dollars canadiens et un grand nombre d’investisseurs voient cette étape avec beaucoup de scepticisme. Le financement pre-seed pourrait servir à la création de prototypes, à des démonstrations, à l’identification d’un partenaire industriel, à des analyses de marché, aux stratégies pour la prise de brevet, etc. Le gouvernement canadien offre un programme de financement de type pre-seed « Partenariats technologiques Canada » qui ne semble pas satisfaire les bénéficiaires étant donné qu’il s’agit, dans ce programme, de prêts remboursables (Rank et Brochu, 1999). En outre, les prêts ne sont jamais consentis au tout début du processus. Enfin, le Conseil de recherche en sciences naturelles et génie (CRSNG) du Canada a un programme de soutien à la valorisation de la propriété intellectuelle, mais ce programme ne semble pas non plus être fonctionnel (Rank et Brochu, 1999).

Cette pénurie est aggravée du fait qu’aucun programme du gouvernement fédéral ne s’intéresse de façon directe à cette première étape de valorisation. Indirectement, par le financement des BLEU, l’équipe de chercheurs ou le chercheur individuel peuvent trouver du soutien de type conseil, sous la forme d’un jugement d’experts sur les potentialités de commercialisation. Dans l’état actuel du financement, peu sinon aucun des BLEU ne peuvent avancer de capital pre-seed.

Notons, par ailleurs, que la structure fiscale canadienne des gains en capital ne distingue pas, pour les exemptions d’impôt, entre investissements en sciences et technologies et investissements dans d’autres secteurs plus sûrs. Signalons également qu’il est très difficile de recruter et de conserver des gestionnaires qui dirigent des entreprises naissantes. Selon Rank et Brochu (1999), pour arriver à retenir un gestionnaire de haut niveau dans une entreprise de biotechnologie, compte tenu de la compétitivité de l’offre aux États-Unis, il faudrait lui payer un salaire de 400 000 dollars canadiens par année. Évidemment, ce montant se situe hors des possibilités d’une entreprise qui débute.

Par rapport à l’évolution des rôles de l’industrie, on note l’apparition de ce qu’on appelle en anglais science and technology pull. Selon le modèle linéaire d’innovation, la recherche menée par des universitaires est d’abord publiée, diffusée, puis commercialisée par l’industrie. Ce modèle linéaire est de type technology push dont les exemples sont Silicone Valley (Californie) et Route 128 (Massachusetts). Dans le modèle inversé, la question ou le problème de recherche provient de la difficulté d’une industrie à développer un produit spécifique ou à faire face à un défi plus général. Des exemples de ce modèle inversé se trouvent dans la Silicone Alley de New York où des entreprises de développement de programmes informatiques répondent à des besoins du secteur financier et où des firmes de multimédia innovent pour répondre à des besoins des industries de la publicité et du divertissement (Etzkowitz, 2001).

La transformation des relations université-entreprise d’un modèle linéaire à un modèle interactif se révèle, comme noté plus haut, dans le changement de composition des incubateurs universitaires. En effet, connaissant l’existence d’un incubateur universitaire, des entrepreneurs dans le secteur des technologies et des ingénieurs demandent leur intégration au sein de l’incubateur qui leur permettra d’avoir accès à des soutiens techniques (bureaux prestigieux, secrétariat, fax, internet, etc.) et à des professeurs.

Le changement le plus fondamental se manifeste au sein d’expériences canadiennes et américaines portant sur de nouveaux arrangements organisationnels où des professeurs et des représentants d’entreprises et de gouvernements décident conjointement de la mise en marche de projets et de programmes de RD et mènent conjointement des activités planifiées. Nous sommes alors devant un modèle interactif d’innovation où recherches fondamentale et appliquée s’autofécondent, les barrières entre ces deux types de recherche devenant ténues. Des exemples de ces nouveaux arrangements organisationnels sont les Industry-University research centers et les Engineering research centers de la National Science Foundation des États-Unis et des Réseaux des centres d’excellence du Conseil national de la recherche du Canada (désormais, RCE).

En ce qui a trait à l’expérience canadienne, les RCE ont été créés par le gouvernement fédéral en 1989. Selon Fisher, Atkinson-Grosjean et House (2001), cette création représente le changement le plus draconien dans les politiques scientifiques du pays depuis la fondation, en 1916, du Conseil national de recherche du Canada. L’idée à la base de sa création était celle de se doter d’une structure qui permettrait à un petit pays, comme le Canada, d’entrer dans la production de la big science. Ainsi, on essaierait de réunir les meilleures compétences canadiennes provenant des milieux universitaires, de l’industrie et du gouvernement pour collaborer dans des contextes de RD d’intérêt national. Le but de cette stratégie était de « modifier la culture de la science académique autour du double objectif de compréhension et d’utilité » (Fisher et al., 2001, p. 312).

Dans la première phase des RCE (il y aura deux phases ultérieures), 15 réseaux de centres d’excellence furent créés, dont un seul en sciences humaines (le RCE sur le vieillissement). Cette première phase a servi à développer une connaissance expérimentale de la nature des RCE, comment les chercheurs doivent interagir, et sur l’environnement industriel du Canada. Les critères de sélection de la première phase accordaient à l’excellence scientifique du projet la moitié des points, les autres points étant distribués de la manière suivante : 20 % pour la pertinence industrielle ; 20 % pour la qualité du réseau ; 10 % pour les capacités administratives et managériales du réseau. Le financement des réseaux s’échelonnait sur cinq ans.

Après une évaluation qui a coïncidé avec un changement de gouvernement, la poursuite de l’expérience a été autorisée. La deuxième phase s’est échelonnée de 1994 à 1998, mais son budget fut réduit à 197 millions de dollars canadiens. Un des réseaux, celui portant sur le vieillissement de la population, a cessé ses opérations. Par ailleurs, il y a eu une modification dans la composition et la pondération des critères d’évaluation. Ainsi, le pourcentage accordé à l’excellence scientifique du programme de RD est passé de 50 % à 20 %. Les autres critères de sélection ont été la formation du personnel hautement qualifié (20 %), les partenariats et les mises en réseaux (20 %), l’échange de connaissances et l’exploitation de la technologie (20 %) et la qualité de la gestion du réseau (20 %). À partir de la deuxième phase, tous les réseaux effectuaient plus de recherche de type appliqué que de type fondamental. Une cause probable de ce changement a été la réduction du budget de fonctionnement : les chercheurs se sont alors efforcés de développer des projets aux thématiques présentant un intérêt potentiel pour l’industrie. Cette situation les a amenés à rechercher des partenaires dans l’industrie canadienne et de capital de risque, de négociations tripartites d’accords de propriété intellectuelle et l’instauration de processus efficaces d’attribution de licences à des associés industriels (Fisher et al., 2001, p. 320).

La troisième phase des RCE a commencé en février 1997, alors que le gouvernement fédéral rendait permanent ce programme. Modification importante dans le programme, son financement couvrirait sept ans et pourrait être renouvelé pour une autre période de sept ans. De cette façon, on pouvait soutenir les réseaux qui ne pourraient pas subsister sans l’appui des fonds publics et se retirer progressivement du financement des réseaux qui pouvaient fonctionner avec les fonds générés par leurs activités de RD. Dans les dernières années, nombre de RCE se sont incorporés formellement comme entreprises de RD afin d’avoir plus de facilités pour la défense de leur propriété intellectuelle ainsi que pour la gestion de leurs programmes de recherche et de leurs différents partenariats.

Le budget annuel des RCE venant des fonds publics est de 74 millions de dollars canadiens. Les RCE sont partie intégrante de la stratégie globale d’innovation du gouvernement fédéral dont on fera mention plus loin. En 2000-2001, les RCE sont constitués de 596 entreprises, 143 agences provinciales et fédérales, 44 hôpitaux, 149 universités et 269 autres organisations au Canada et à l’étranger. En cette même année, les RCE ont créé 78 spin-offs, soit 10 % de tous les spin-offs universitaires. De plus, les RCE ont obtenu des investissements externes de 80 millions de dollars, dont 48 millions provenaient des entreprises associées. Ces données proviennent d’une estimation du président du comité de pilotage, Thomas Brzustowski, qui ajoute d’autres données. Selon lui, dans une année typique d’existence, outre les réalisations qu’on vient de signaler – étant admis que ses moyennes diffèrent un peu des réalisations spécifiques pour 2000-2001 –, les RCE demandent 150 nouveaux brevets, accordent ou obtiennent 100 licences d’exploitation et contribuent à la formation de plusieurs milliers de chercheurs, étudiants diplômés, postdoctorants et techniciens de haut niveau.

En 2002, on compte 20 RCE : huit en santé, développement humain et biotechnologie (un seul RCE en sciences humaines, le réseau sur la langue et la littératie) ; six en technologie et information des communications ; quatre en ressources naturelles et deux en ingénierie et production manufacturière. Selon Fisher et al. (2001),

les RCE constituent un instrument idéologique. Leurs finalités idéologiques n’ont jamais été occultées : leur objectif est de changer la culture de recherche. Des documents de ce programme mentionnent que le pays ne peut plus se permettre d’avoir des chercheurs qui s’isolent eux-mêmes dans l’univers académique, poursuivant des problèmes ésotériques, à la charge des fonds publics. Au contraire, les chercheurs universitaires doivent être conscrits pour faire partie du « système national d’innovation » et encouragés à appliquer leur talent à des fins plus immédiates.

p. 322

L’innovation : l’intervention des gouvernements

Comme on le notait dans l’introduction, les analyses présentées ici concernent quasi exclusivement le Canada. Ainsi, au lieu de discuter des politiques publiques américaines ou des pays de l’Union européenne, on se concentrera ici sur certaines politiques et certains programmes canadiens et, en particulier, sur les orientations du gouvernement fédéral relatives à l’innovation scientifique et technique.

Le Programme d’aide à la recherche industrielle (PARI) du Conseil national de recherche subventionne de petites industries et offre un service conseil à travers un réseau de conseillers. Le programme facilite aussi les partenariats université-entreprise. Le programme PARI finance aussi la consultation sur des questions relatives à l’innovation : marketing, financement privé et production.

Il faut signaler que la commercialisation de la propriété intellectuelle produite dans des laboratoires du gouvernement constitue une priorité pour les ministères et les organismes à vocation scientifique. Il existe un programme gouvernemental, « Partenariats fédéraux en transfert de technologie », qui se charge de ce volet.

Industrie Canada s’intéresse beaucoup à la commercialisation de la propriété intellectuelle universitaire et gouvernementale. Dans ce but, ce ministère a mis sur pied un groupe d’experts qui formule des recommandations au Conseil consultatif de sciences et technologies pour la commercialisation des résultats de la recherche provenant non seulement des universités mais d’autres secteurs.

Le Conseil de recherches en sciences naturelles et génie (CRSNG) du Canada a lancé un programme de financement des agences universitaires de transfert technologique. Il y a une dizaine d’années, un programme semblable avait permis la création de ces agences dans l’enceinte universitaire. Aujourd’hui, la quasi-totalité des universités canadiennes bénéficient d’une telle agence. Les subventions du CRSNG permettent maintenant d’engager, sur une base contractuelle, des personnes avec expérience dans le transfert technologique.

Une autre voie suivie pour encourager les investissements en RD est la fiscalité. L’étude de Rank et Brochu (1999) rapportait que, selon les investisseurs et industriels consultés, le programme canadien de crédits d’impôt pour la RD serait un des meilleurs au monde et que, en conséquence, il n’était pas nécessaire de le modifier. Cependant, comme noté plus haut, ce programme ne serait pas fonctionnel pour les entreprises dérivées étant donné que, par définition, un crédit d’impôt implique que l’entreprise génère des revenus. Évidemment, les spin-offs ne bénéficient pas toujours de revenus provenant de la vente de leur technologie.

Cependant, l’étude de Rank et Brochu (1999) signale un problème relatif à la fiscalité canadienne, soit le niveau trop élevé des impôts sur le gain de capital, ainsi que le haut niveau d’impôt des particuliers. Le Canada fait partie des pays qui ont les niveaux de taxation les plus élevés.

Le gouvernement fédéral a entrepris en 2001 une vaste consultation de tous les milieux impliqués dans l’innovation scientifique et technologique sur ses orientations en la matière. La stratégie fédérale d’innovation se retrouve décrite dans deux documents qui traitent de ce que le Canada doit faire pour assurer l’égalité des chances et l’innovation dans l’économie de la connaissance. Il s’agit de « Atteindre l’excellence : investir dans les gens, le savoir et les possibilités » (Gouvernement du Canada, 2001a) et de « Le savoir, clé de notre avenir : le perfectionnement des compétences au Canada » (Gouvernement du Canada, 2001b).

Le deuxième document présente différentes considérations sur l’enfance et la jeunesse, l’éducation postsecondaire, les travailleurs adultes et l’immigration. Dans le cas de l’enfance et de la jeunesse, le gouvernement fédéral se propose de placer le Canada parmi les trois premiers pays du monde par rapport aux résultats en mathématiques, sciences et lecture et de faire en sorte que tous les élèves à la fin de l’enseignement primaire soient capables d’utiliser les ordinateurs et internet. Dans le cas de l’éducation postsecondaire, le gouvernement fédéral se donne comme objectif, entre autres, de faire passer, en dix ans, de 39 à 50 % le pourcentage de Canadiens de 25 à 64 ans qui détiennent un diplôme d’études postsecondaires. Par rapport aux travailleurs adultes, le gouvernement fédéral vise à diminuer, au cours de la prochaine décennie, de 25 % le nombre d’adultes peu alphabétisés [4]. Dans le secteur de l’immigration, le gouvernement fédéral se propose de passer de l’actuel 58 % d’immigrants avec une formation postsecondaire à 65 % en 2010.

Le premier document, « Atteindre l’excellence : investir dans les gens, le savoir et les possibilités », propose des objectifs et des cibles concernant le rendement au niveau de la connaissance, les compétences, les milieux d’innovation et le renforcement des collectivités.

Par rapport au rendement relatif à la connaissance, le gouvernement fédéral propose les objectifs suivants : augmenter considérablement l’investissement public et privé dans l’infrastructure de la connaissance dans le but d’améliorer le rendement de la RD ; accroître le nombre d’entreprises qui bénéficient des applications commerciales du savoir. Le gouvernement fédéral propose les cibles suivantes au regard de ces objectifs : se classer en 2010 parmi les cinq meilleurs pays quant au rendement en RD ; se classer parmi les meilleurs pays quant au pourcentage de ventes du secteur privé provenant d’innovations ; augmenter les investissements de capital de risque par habitant avec l’intention d’atteindre le niveau des États-Unis.

Parmi les cibles relatives aux compétences, dans le but d’atteindre l’objectif de former la main-d’oeuvre la plus qualifiée au monde, le gouvernement fédéral propose d’augmenter de 5 % par année, jusqu’en 2010, le nombre d’étudiants inscrits dans des programmes de maîtrise et doctorat des universités canadiennes.

Parmi les objectifs poursuivis dans les « milieux d’innovation », le gouvernement fédéral retient, entre autres, les suivants : promulguer des règles d’intendance et des politiques d’encadrement du marché qui soient attrayantes pour les investisseurs et améliorer les mesures incitatives à l’innovation. Le gouvernement fédéral propose, comme cibles, l’introduction d’un régime fiscal des entreprises qui soit compétitif avec ceux des pays du G7 et, d’ici à 2004, d’améliorer de manière notable le profil du Canada auprès des investisseurs potentiels.

Finalement, en ce qui concerne le « renforcement des collectivités par rapport à l’innovation », le gouvernement fédéral propose de créer de nouvelles lignes innovatrices dans les différentes collectivités et de libérer, avec la collaboration des autres niveaux du gouvernement, tout le potentiel de l’innovation de ces collectivités en fonction d’une évaluation de leurs forces, faiblesses et possibilités locales. Et, comme cibles, le gouvernement fédéral propose la mise sur pied d’au moins dix filières technologiques reconnues mondialement et, d’ici 2005, de rendre accessible dans tout le pays la communication à large bande de haute fréquence.

Pour chacun de ces aspects, le gouvernement fédéral se donne des priorités. Au sujet du rendement sur le plan du savoir, ces priorités sont : financer les coûts indirects de la recherche universitaire (on discute actuellement d’un niveau de 40 % au moins des coûts directs de la recherche) ; appuyer le potentiel de commercialisation des travaux de recherche universitaire ; offrir, au Canada, des conditions pour la conduite de la recherche qui soient compétitives mondialement. Le gouvernement fédéral se donne aussi comme priorités de favoriser la commercialisation des innovations qui sont des premières mondiales, de mobiliser les PME pour qu’elles adoptent et modifient les innovations d’avant-garde et d’augmenter l’offre de capital de risque.

Les priorités relatives « aux défis des compétences » sont de doubler la quantité de bourses offertes par les agences subventionnaires canadiennes ; de créer un programme de bourses prestigieuses, selon le modèle des bourses Rhodes ; d’appuyer les universités dans leurs efforts de recrutement d’étudiants étrangers et de moderniser le régime d’immigration pour hausser le nombre d’immigrants hautement qualifiés.

Les priorités relatives aux défis des milieux innovateurs sont la création d’une Académie des sciences en vue de renforcer et de compléter la contribution des organisations scientifiques canadiennes, la mise sur pied d’une étude comparative internationale des régimes financiers et la volonté de s’assurer que les régimes fiscaux fédéral, provincial et territorial encouragent et appuient l’innovation.

Enfin, par rapport aux défis de l’innovation dans les collectivités, le gouvernement fédéral analysera la possibilité d’octroyer des fonds aux collectivités de taille moyenne pour leur permettre d’élaborer des stratégies d’innovation correspondant à leurs situations respectives. De plus, le gouvernement fédéral travaillera de concert avec les autres niveaux de gouvernement et avec l’industrie pour formuler des solutions permettant le déploiement des communications à large bande, principalement dans les zones rurales éloignées.

Interprétation des interrelations de la triade université-entreprise-État

Deux approches théoriques peuvent être utiles pour interpréter l’évolution des rôles de l’université, de l’entreprise et de l’État. Il s’agit de la caractérisation par Gibbons, Limoges, Nowotny, Schwartzman et Trow (1994) de la nouvelle production du savoir et la métaphore de la « triple hélice » (triple helix) de Leydesdorff et Etzkowitz (2001).

Concernant la production de la connaissance, Gibbons et al. (1994) distinguent deux modes qu’ils nomment mode 1 et mode 2 (Ringuette, 1995). Le mode 1 correspond à la manière traditionnelle de production du savoir et de sa transformation technologique. Dans le mode 1, les problèmes sont définis et résolus dans un contexte dominé par la communauté universitaire. La recherche est disciplinaire. Le mode 1 de production de connaissances est homogène, hiérarchique, conservateur et contrôlé par les pairs. Dans le mode 2, la connaissance se développe dans un contexte d’application. Il existe une collaboration plus étroite avec les utilisateurs autour de problèmes bien spécifiques et localisés. Le mode 2 est transdisciplinaire, hétérogène, décentralisé et éphémère. Le contrôle de sa qualité se base sur l’utilité sociale. Le mode 2 conduit à l’émergence de nouvelles formes organisationnelles (Ibid.). Selon ces auteurs, il est nécessaire de mieux connaître la manière dont on peut faciliter les relations entre les groupes de chercheurs et les groupes d’innovateurs, des pourvoyeurs de capital de risque et d’autres groupes intéressés.

Pour Leydesdorff et Etzkowitz (2001), l’expansion du rôle de la connaissance dans la société et de l’université dans l’économie peut être interprétée au moyen de la « triple hélice » des interrelations université-entreprise-État. On utilise ici l’image de la constitution de l’ADN en spirales interreliées. Les activités des universités, des entreprises et des États dans le but de promouvoir et de développer la recherche scientifique et le développement économique ont créé des réseaux systémiques de spirales interactives (Ibid.). Selon ces auteurs, durant les deux ou trois dernières décennies, la production scientifique du savoir est devenue un facteur structural dans le processus d’innovation fondé sur la science (Ibid.). Ces auteurs emploient la perspective sociologique de l’interactionnisme symbolique lorsqu’ils affirment que la transformation des relations entre ces trois agences consiste à adopter le rôle d’autrui (Mead, 1962 ; Blumer, 1969). Ainsi, l’université tient le rôle de l’industrie lorsqu’elle collabore à la mise sur pied de sociétés dérivées dans ses incubateurs. L’État prend le rôle de l’industrie en appuyant ces développements au moyen de programmes de financement et de changements dans la régulation. L’industrie peut prendre le rôle de l’université en valorisant la recherche et la formation (Leydesdorff et Etzkowitz, 2001). La conséquence fondamentale de cette prise du rôle d’autrui est l’émergence de réseaux comprenant des acteurs et des actions de ces trois acteurs.

Selon Leydesdorff et Etzkowitz (2001) « l’innovation est une opération d’interface » (p. 3). La production de la connaissance est nécessaire, mais non suffisante pour l’innovation ; elle crée un potentiel qui devra être actualisé au moyen de l’interaction d’utilisateurs, de producteurs, d’entrepreneurs et de promoteurs de politiques publiques dans un « espace de transactions » où les inconvénients et les avantages sont partagés et discutés (Nowotny, Scott et Gibbons, 2001).

Dans le mode 1, tel qu’il a été noté plus haut, les trois acteurs agissaient à l’intérieur d’un système hiérarchique avec des rôles prédéterminés ou dans des marchés qui déterminaient des rôles respectifs. On observe, maintenant, que ces agences adoptent, de plus en plus, des rôles et des fonctions multiples, non seulement dans leurs propres institutions, mais aussi au sein de nouvelles organisations hybrides réunies en réseaux. Ces réseaux « peuvent être considérés comme une superstructure qui englobe une variété d’organisations qui transgressent les frontières institutionnelles et nationales » (Ringuette, 1995, p. 5).

Peut-on appliquer ces deux perspectives, surtout celle de la « triple hélice », à la caractérisation qu’on a produite ici des relations université-entreprise-État en référence au cas canadien ? Avant d’y répondre, il est utile de revoir l’état actuel de ces interrelations.

Partant des analyses précédentes, nous pouvons établir un ordre descendant de congruence avec le modèle de la « triple spirale » dans sa caractéristique « prendre le rôle d’autrui », ainsi qu’une approximation assez proche de la notion d’« espace de transaction ».

La transformation des rôles est beaucoup plus évidente dans le cas des universités. Le rétrécissement des frontières entre recherche fondamentale et recherche appliquée, l’orientation « utilitariste » de la recherche, le développement de bureaux d’interface (BLEU), la création d’incubateurs et d’entreprises dérivées vont dans le sens d’un ethos entrepreneurial. Il est clair, toutefois, que les universités publiques dépendent toujours, par rapport à la plus grande partie de leurs budgets, de l’État et, en ce sens, elles lui sont soumises hiérarchiquement. Bien que les universités retirent des revenus de la commercialisation de leur propriété intellectuelle, ces revenus ne permettent pas le « divorce » d’avec l’État. Selon un sondage de l’Association de gestionnaires universitaires de technologie (AUTM, 2002), sondage auquel ont participé 190 universités, hôpitaux universitaires, instituts de recherche et compagnies de commercialisation de brevets des États-Unis et du Canada, seulement 0,6  % des licences octroyées (125 licences des 20 968 rapportées) produisaient un revenu d’un million de dollars américains et plus. Ce montant, malgré son importance, est marginal au regard du budget global des institutions qui ont participé au sondage.

Le grand changement dans le secteur industriel est la technology pull : la production de connaissances « forcée » par l’industrie et avec sa participation. L’industrie n’est plus simple réceptrice de technologie ; on observe une évolution qui reflète son implication croissante dans la définition et l’exécution de projets communs de RD et dans sa participation, conjointement avec l’université, à la formation d’une élite scientifique et technique.

Dans ses politiques d’innovation, le gouvernement fédéral adopte des rôles additionnels qui appartenaient autrefois exclusivement à l’industrie ou à l’université. En plus de ses rôles traditionnels d’encadrement législatif et financier de la RD, le gouvernement fédéral s’implique dans la commercialisation de la propriété intellectuelle des découvertes et produits scientifiques générés dans ses laboratoires, dans l’accompagnement des sociétés dérivées, dans le financement avec perspective entrepreneuriale des agences de transfert technologique et dans la disponibilité de certains fonds de capital de risque. Le gouvernement canadien s’implique également dans la formation de l’élite scientifique et technique en associant ses laboratoires à des universités. Un exemple de cette implication est le centre de recherche fédéral sur le secteur de l’aérospatial actuellement en construction sur le campus de l’Université de Montréal. Les chercheurs gouvernementaux et les professeurs de cette université se concerteront et exécuteront ensemble la RD stratégique. Par ailleurs, comme dans ce futur laboratoire des étudiants, des postdoctorants et des techniciens s’intégreront à des projets spécifiques, le rôle de formation du laboratoire devient évident.

Le projet ambitieux du gouvernement fédéral présenté ici résume les traits essentiels des nouveaux rôles émergents : création d’une académie des sciences, apport de capital de risque, commercialisation des résultats de sa propriété intellectuelle, concertation avec l’entreprise privée pour la modernisation des réseaux de communication, appui à la création de filières technologiques de calibre mondial, financement de la formation d’une élite scientifique et technique, et implication dans les réseaux de production de connaissances. Le gouvernement canadien s’approprie des caractéristiques de l’entreprise en encourageant des innovations organisationnelles et des ajustements structuraux qui constituent la base des systèmes d’innovation (Leydesdorf et Ezkowitz, 2001).

C’est effectivement à travers les réseaux des centres d’excellence que la perspective théorique de la « triple hélice » se concrétise. Dans la phase actuelle de ces réseaux, un nouveau type d’arrangement organisationnel émerge : les divisions hiérarchiques disparaissent graduellement et les filiations des différents acteurs, bien que présentes (les professeurs sont toujours des professeurs d’un établissement ainsi que les industriels employés d’une industrie), tendent à devenir floues. Le fait que plusieurs de ces réseaux se soient incorporés pour faciliter la gestion et la commercialisation de la propriété intellectuelle est un exemple évident de la transformation des relations entre ces trois acteurs.

La « destruction créatrice » définie par Schumpeter (1943) se concrétise dans les nouvelles formes organisationnelles présentes dans les systèmes d’innovation. Cette « destruction » et (en employant un langage postmoderne) cette « reconstruction » comportent une dose certaine d’incertitude. « Tout n’est pas rose » au sein de nouveaux arrangements organisationnels. Le progrès accéléré de la technologie, la filiation institutionnelle qui ne cesse d’exister, les difficultés de communication résultant du choc de cultures institutionnelles différentes peuvent aboutir à des résultats imprévus et, parfois, chaotiques. Ainsi, il y a des réseaux qui naissent et d’autres qui disparaissent. Par exemple, le réseau sur le vieillissement a « complété ses travaux », ce qui pourrait s’entendre comme « n’a pas obtenu de financement en vue de poursuivre ses activités ». Cela correspond à la perspective théorique de la « triple hélice » : « il peut arriver qu’un système de “ triple hélice ” exhibe toutes sortes de comportements chaotiques tels que des conséquences inespérées, des crises, l’émergence des niches et l’autoorganisation » (Leydesdorff et Etzkowitz, 2001, p. 9).

Qu’arrive-t-il, dans ce contexte, aux sciences sociales et humaines ? Bien que l’importance des sciences sociales et humaines soit reconnue dans les processus d’innovation, leur place n’est pas assurée dans l’économie de la connaissance. L’introduction de nouveaux procédés de gestion, l’amélioration du fonctionnement des institutions, l’implantation des méthodes efficaces d’enseignement, les avancées dans les techniques de communication, la codification de préoccupations éthiques concernant le développement scientifique et technique, la compréhension des phénomènes d’adoption des innovations, le raffinement des statistiques sociales, etc. sont des thématiques d’une grande importance dans la société contemporaine. Malheureusement, l’intégration des sciences sociales et humaines dans les processus d’innovation n’en est qu’à ses débuts. En premier lieu, les gouvernements, en général, octroient un financement nettement insuffisant aux sciences humaines. En deuxième lieu, la mentalité « utilitariste » n’a pas pénétré de manière significative les sciences humaines et sociales. Les investissements privés en RD dans le secteur des sciences sociales est minime et les « découvertes » sont difficilement brevetables. On se trouve alors dans un état de balbutiement par rapport à l’intégration des sciences sociales et humaines aux processus d’innovation.

Le défi actuel pour ceux qui travaillent dans le domaine des sciences humaines est de trouver des chemins qui conduisent à une intégration efficace dans les processus d’innovation. Quelle valeur ajoutée peuvent offrir les sciences humaines au processus de production de connaissances innovatrices ? Quels langages et quelles orientations devraient adopter les scientifiques, les technologues et les spécialistes en sciences humaines et sociales qui permettent une fécondation réciproque ? Dans quels secteurs devrait-on entreprendre une intégration productive dans les processus d’innovation ? Comment susciter l’intérêt du capital de risque et des investisseurs dans les découvertes en sciences sociales et humaines ? Voilà un ordre du jour provisoire pour un débat qui, en mettant de côté les réticences et les incompréhensions mutuelles, permettrait de formuler des modalités d’intégration de la réflexion et de la production dans le secteur des sciences sociales et humaines à l’intérieur des nouveaux arrangements organisationnels de l’économie de la connaissance.