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Introduction

Plusieurs études, d'ordre doctrinal ou théorique, normatif ou descriptif, focalisent sur les réactions affectives des professeurs à l'égard des aspects de leur travail. Qu'elles concernent les enseignants du premier et/ou du second degré, qu'elles analysent des données recueillies dans des collèges ou des lycées ou qu'elles s'attachent à certains facteurs particuliers, elles en arrivent à une conclusion analogue: la satisfaction au travail est multidimensionnelle. Nous ne pouvons que mentionner ici quelques-unes des nombreuses études qui ont fait ressortir avec la plus grande précision cette réalité: Foucher (1981); De Vries, Miller, Toulouse, Friesen, Boisvert et Thériault, (1981); Forgionne et Peeters, (1982); Valois, Lessard, Cormier et Toupin (1985); Fahssis (1986), Chehata (1987), Miskel et Ogawa (1988); Brunet, Dupont et Lambotte (1991); Cranny, Smith et Stone (1992).

S'inspirant de ces recherches, l'auteur de cet article qui avait mené, en 1995, une enquête auprès des professeurs du secondaire du Sénégal[1] avait adopté une «définition opérationnelle» de cette notion qui amenait à prendre en considération vingt-cinq facteurs[2]. Rendant compte de ses résultats dans une thèse de doctorat soutenue à l'Université de Montréal en 1996, il avait été amené à établir une insatisfaction générale des professeurs sénégalais (Ndoye,1996). À l'issue de cette recherche, une question restait pourtant en suspens: sur certains aspects particuliers de leur travail, quelle intensité représentait l'insatisfaction des professeurs ?

L'objectif de la présente étude est de distinguer les indicateurs d'insatisfaction au travail des professeurs sénégalais et de formuler des hypothèses explicatives de leur intensité. Pour ce faire, elle expose, dans un premier temps, les éléments de la problématique et le cadre théorique adopté. Elle présente, dans un deuxième temps, les moyens utilisés pour la cueillette des données et procède à la mesure de l'affectivité négative des enseignants sénégalais à l'égard de certains aspects de leur condition d'enseignement. Dans un troisième temps, la discussion fait ressortir l'interprétation des résultats. Nous étudions successivement ces différents points.

Problématique

Formateur à l'École normale supérieure (ENS) de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), l'investigateur fait des visites de classe dans certains lycées et collèges de Dakar au cours du stage en responsabilité entière des élèves-professeurs de l'ENS. Durant ces supervisions, il note des locaux vétustes et insalubres, des effectifs nombreux, des emplois du temps surchargés, bref, des conditions de travail difficiles pour les professeurs[3] du second degré. Il remarque aussi que ces derniers, pour éviter les contraintes que l'environnement scolaire leur impose, adoptent des attitudes diverses: raccourcis dans la réalisation des programmes, horaires de cours amputés, retards fréquents, absentéisme et grèves cycliques qui mènent à un véritable délitement de l'enseignement moyen et secondaire.

De plus, en discutant avec des professeurs d'autres régions, l'auteur apprend que ces faits sont courants dans plusieurs établissements secondaires du pays. À les entendre, dans plusieurs villes (Dakar, Rufisque, Thiès, Kaolack, etc.), ces derniers seraient contraints d'officier dans un environnement pollué par des nuisances et des perturbations multiples, car des cantines de marché jouxtent des établissements scolaires occasionnant des nuisances de tout genre, de nombreux vols, des divagations d'animaux, etc. Ils travailleraient dans des bâtiments délabrés où ils redouteraient les courants d'air et l'effondrement des murs lézardés.

Les professeurs enseigneraient dans des salles mal équipées qui ne disposeraient pas de matériels didactiques, d'appareils scientifiques et d'autres articles essentiels à la situation d'enseignement-apprentissage. Ils se sentiraient mal à l'aise au sein de classes nombreuses où ils seraient peu disponibles pour un véritable encadrement pédagogique; ils trouveraient leur volume de travail (nombre d'heures de cours, y compris de préparation) trop lourd. En l'absence d'assistants sociaux, d'orthophonistes, d'animateurs socioculturels, d'éducateurs et de psychologues scolaires dans les établissements scolaires, ils seraient obligés de gérer des problèmes socioéconomiques et/ou affectifs qui accroissent leur charge de travail.

De plus, ils supporteraient difficilement que la faiblesse de leurs traitements oblige beaucoup d'entre eux à s'éreinter à occuper un deuxième, voire un troisième emploi. Ils contesteraient l'application de nouveaux barèmes ayant pour effet de favoriser la constitution de nouveaux corps d'enseignants non fonctionnaires (volontaires, vacataires, etc.) ne jouissant pas d'avantages sociaux et soumis à une insécurité de l'emploi. Bref, il régnerait un sentiment diffus de déception chez les professeurs du secondaire et ce phénomène serait national.

Or, au cours des dernières années, dans beaucoup de pays, des études ont établi qu'avec des professeurs démoralisés, il sera bien difficile de donner une formation de qualité à tous les jeunes afin qu'ils puissent s'intégrer dans la société (Blanchard, 1982; OCDE, 1990; Bureau international du travail, 1991 a ; Banque mondiale, 1991); que des professeurs qui manifestent des sentiments d'insatisfaction ne sauront améliorer l'enseignement secondaire pour lequel ils travaillent (Bureau international du travail, 1992; Dewees, Klees et Quintana, 1994; Cox et Griffiths, 1995; Ellmin, 1995).

Il n'est donc pas surprenant qu'informées de ces résultats et soucieuses de la qualité de l'enseignement du second degré, des voix sénégalaises, de plus en plus nombreuses, réclament que l'on place les problèmes de satisfaction au travail des enseignants en tête des priorités du gouvernement et des thèmes de recherche (Fall, 1988; Pirès, 1993).

Pour qui cherche à répondre à cette demande, il importe d'abord, nous semble-t-il, de clarifier le vocabulaire, car la confusion affecte les termes de satisfaction et d'insatisfaction au travail. Aussi, allons-nous préciser leur signification, identifier en termes clairs quelques variables avec lesquelles ils sont associés et expliciter le modèle théorique qui donne sens aux chiffres que nous aurons à avancer.

Le cadre théorique

Même brève, une revue des écrits consacrés au thème central de cette étude ne peut manquer de souligner le grand nombre de théoriciens contemporains[4] qui conçoivent la satisfaction au travail comme étroitement liée au décalage positif entre attentes et réalisations: Maslow (1954), Herzberg, Mausner et Snyderman (1959), Atkinson (1964), Alderfer (1969), Wolf (1970), Larouche (1978), Francès (1981) et bien d'autres seraient à citer.

Une lecture attentive des travaux les plus synthétiques et les mieux soutenus consacrés à l'analyse de la satisfaction au travail permet de saisir que la satisfaction et/ou l'insatisfaction sont susceptibles d'être associées à des variables d'ordre «organisationnel», professionnel et personnel. Mettant de l'avant ces variables, des auteurs comme Miskel et Ogawa (1988); Cranny, Smith et Stone (1992) et Brunet, Dupont et Lambotte (1991) trouvent que le facteur «avancement» (chances de progresser à l'intérieur de son corps ou au sein de la structure scolaire) est, à l'heure actuelle, celui qui crée le plus d'insatisfaction chez les enseignants. Adoptant ce point de vue et rejoignant de ce fait plusieurs autres chercheurs, Chapman (1982) et Poppleton et Riseborough (1990) considèrent que la saturation de la structure hiérarchique de divers pays réduit les possibilités d'avancement (Pelletier, Lessard et Basquet, 1980; Sikes, Measor et Woods, 1985; BIT, 1991 c ; OCDE,1992; Lowe, 1991). Encore que ces vues n'épuisent pas la position de l'Organisation internationale du travail (OIT), elles sont présentes dans un rapport de cette organisation qui, les percevant dans de très nombreux pays, a nettement mis en lumière les principaux obstacles à la progression des enseignants au sein de la structure scolaire.

S'agissant du facteur «effectif» (nombre d'élèves dans une classe), les travaux de plusieurs auteurs (SUDES, 1977; Lumeka-Lua-Yansenga, 1985; Ninomiya et Toshitaka, 1990; Berthelot, 1991; Payeur et David, 1991) par exemple, observent qu'une majorité d'enseignants en étaient insatisfaits. Par ailleurs, Goble et Porter (1980), Bayer et Chauvet (1980) et Brassard (1989) évoquent les contraintes externes qu'impose le cadre institutionnel à l'activité pédagogique: horaires, programmes surchargés, classes nombreuses, etc. D'après eux, les réunions, conseils de classe ou de professeurs, la réception des parents et toute autre activité annexe viennent se rajouter au travail pédagogique.

En ce qui a trait au facteur «conditions physiques du milieu scolaire», telles que le bruit, l'éclairage et la salubrité, des études estiment que ces conditions jouent un rôle important dans la satisfaction des enseignants (Sandholtz, 1990). Anderson et Iwanicki (1984), Tishler et Ernest (1989), Boman (1991), Lee, Dedrick et Smith (1991) par exemple, font valoir que les enseignants éprouvent de la satisfaction à travailler dans un milieu physique adéquat. Par voie de conséquence, des auteurs disent que des conditions physiques déplorables du milieu scolaire suscitent la colère des enseignants. De plus en plus nombreuses sont, en effet, les publications contemporaines, échos de recherches scientifiques, qui ne manquent pas de comporter les mêmes conclusions. Les recherches de Hamon et Rotman (1984), de Corcoran, Walker, et White (1988), de Szabo (1989), de Musambachine (1990), cité dans Bureau international du travail (1991 b ), de Cooksey, Ishumi, Malekela et Galabawa (1991), de Sikounmo (1992) entrent dans cette catégorie.

Quant au facteur «salaire», parmi les recherches importantes qui, à travers les années, ont porté sur le sujet, plusieurs ont abouti à des résultats assez contradictoires. C'est ainsi que si, dans quelques rares pays, les enseignants se disent satisfaits de leur salaire (Berthelot 1991; Gandara 1992), dans beaucoup d'autres, c'est l'insatisfaction qui prédomine. Ces résultats sont confirmés par diverses études: Wyllie (1966), Phipps (1968), Nelson (1970), Rowsey et Ley (1986), Raffel et Groff (1990), Campbell et Neill (1991), Valerio (1991), Chapman, Snyder et Burchfield (1993), Samoff (1994) et Imaz (1995). Sur le facteur ici étudié, Tiffin et Mc Cormick (1965) relèvent aussi que le salaire est rarement cité comme un des principaux éléments influençant la satisfaction; par contre, le niveau de satisfaction diffère selon l'emploi occupé. Au contraire, Chivore (1988) fait remarquer que parmi les vingt et un facteurs qui influent sur l'attrait de la profession d'enseignant du secondaire au Zimbabwe, ceux relatifs au salaire, aux compléments de salaire en nature étaient considérés comme les plus importants. Bame (1972) au Ghana, Alphonce (1993) pour la République Unie de Tanzanie, Makau et Coombe (1994) pour d'autres pays d'Afrique subsaharienne insistent opportunément sur le fait que la baisse des salaires relatifs des enseignants a pour effet de dissuader les candidats de valeur d'entrer dans l'enseignement et d'y rester.

En ce qui concerne le facteur «soutien à l'enseignement», Foucher (1981) et le Bureau international du travail (1996) signalent, pour leur part, que les travaux qui traitent de ce facteur lui attribuent une influence déterminante sur la satisfaction au travail des enseignants. Comme le mentionnent Estève et Fracchia (1988), plusieurs recherches mettent souvent en avant le rôle du manque généralisé de moyens dans l'apparition de l'insatisfaction des enseignants (Blase, 1982; Ndoye, 1996). Ce manque de moyens concerne aussi bien le matériel pédagogique que les locaux ou le mobilier (Organisation internationale du travail, 1981; Breuse, 1984; Wagao, 1991). Hawkes et Dedrick (1983), Halpin et Harris (1985) ont, de leur côté, mis en évidence que les obligations parascolaires apparaissent comme des éléments déterminants d'insatisfaction. Litt et Turk (1985) ainsi que Chissom, Chukabarah, Buttery et Henson (1986) notent, eux, que les enseignants se plaignent du matériel didactique, des équipements et de la bibliothèque.

Au total, bien que leur analyse de l'insatisfaction au travail ne se soit pas focalisée sur les mêmes dimensions et que dès lors, des disparités affectent tant leur formulation que l'intensité du sentiment découvert, les recherches ci-dessus répertoriées ont en commun de dégager de manière plus précise et plus concrète quelques aspects du travail qui contribuent à l'insatisfaction au travail.

Après cette recension, qui nous a aidé à positionner le plus justement possible facteurs socioprofessionnels et insatisfaction au travail, suit la présentation de l'approche qui éclaire notre propos. À cet effet, ce sont les conceptions de Herzberg, Mausner, Peterson et Capwell (1957), de Herzberg, Mausner et Snyderman (1959), de Herzberg (1968, 1971) qui nous paraissent constituer le cadre de référence le plus pertinent pour cette étude.

Utilisant une approche méthodologique basée essentiellement sur la technique des incidents critiques[5], Herzberg (1971) analyse la satisfaction au travail. Il déduit de ses recherches l'existence de deux ensembles de facteurs, d'où le nom de la théorie des deux facteurs (Brunet, Dupont et Lambotte, 1991). Dans sa pensée, la satisfaction et l'insatisfaction se situent chacune sur un continuum spécifique. En effet, son modèle théorique distingue, d'une part, un premier ensemble de facteurs liés au contenu même de la tâche. Ces derniers qui rejoignent les besoins plus élevés (besoins de développement) sont des facteurs dont l'absence laisse les travailleurs dans un état neutre, alors que leur présence génère un sentiment de satisfaction au travail. Nommés par Herzberg comme «facteurs intrinsèques» ou «facteurs motivateurs», ce sont la réalisation, les responsabilités, la reconnaissance, l'avancement, la croissance et la nature de la tâche elle-même.

Sa théorie identifie, d'autre part, un deuxième ensemble de facteurs essentiellement reliés au contexte du travail et qui semblent être toujours associés à de l'insatisfaction. Ceux-ci, rejoignant en gros les besoins de conservation, sont appelés «facteurs extrinsèques» ou «facteurs d'hygiène». Il s'agit des politiques de gestion, de la supervision technique, des relations interpersonnelles, des conditions physiques d'accomplissement de la tâche, du salaire, des avantages sociaux, du statut, de la sécurité d'emploi et de la vie personnelle (Bergeron, Léger, Jacques et Bélanger, 1979; Bourret, 1991).

Réfractée par notre étude, la théorie de Herzberg (1971) y valide la définition suivante: l'absence de facteurs intrinsèques liés au contenu même de leur tâche d'enseignement laisse les professeurs dans un état neutre; leur insatisfaction au travail est le sentiment de déplaisir provoqué chez eux par l'absence de divers facteurs extrinsèques ou d'hygiène se rapportant au contexte de leur tâche. C'est le lieu de souligner ici que cette approche forme le cadre de référence d'où sont issues plusieurs des idées plus spécifiques de ce travail; elle influence les questions posées et les interprétations faites pour expliquer nos résultats. De la sorte, ce cadre théorique a influencé la présente recherche sur trois aspects: celui de la posture méthodologique, de la démarche d'induction des catégories explicatives et, enfin, de l'orientation d'une phase de l'analyse qualitative des données.

Ce cadre théorique a influé sur l'approche méthodologique, en ce sens que la perspective adoptée dans la construction du questionnaire qui a servi à collecter les données de la recherche est, comme chez Herzberg (1971), à connotation nettement psychologique parce que l'unité d'analyse repose sur l'individu en tant que travailleur. Elle définit l'insatisfaction au travail comme une discordance entre les besoins qu'éprouve un travailleur et les incitations que lui fournit son travail (Larouche et Delorme, 1972, p. 595). Sous cet aspect, la logique qui a structuré l'élaboration du questionnaire (conception bipolaire) s'harmonise au modèle théorique dichotomique de Herzberg (facteurs intrinsèques et facteurs extrinsèques) avec lequel il établit un parallèle logique.

Ces clarifications fournissent déjà quelques indications relatives aux choix méthodologiques. Avant de procéder à la présentation et à l'interprétation des résultats obtenus lors de l'enquête, considérons, pour l'instant, la démarche méthodologique retenue dans cette étude en décrivant les sujets, puis en présentant la procédure ainsi que l'instrument de collecte des données.

La méthodologie

Les sujets

Pour procéder au recensement de notre population cible, nous avons, avec l'accord du ministère de l'Éducation nationale, utilisé la liste de tous les professeurs du secondaire contenue dans les rapports d'entrée reçus par la direction de l'enseignement moyen et secondaire général pour les années scolaires 1992 à 1995. D'après ces données officielles, le corps professoral travaillant dans les lycées, les collèges et les blocs scientifiques de l'enseignement général public totalisait 5515 personnes. Un échantillon statistiquement représentatif de ces personnes a été constitué après une stratification des établissements et une répartition des professeurs selon la région d'implantation et le type d'établissement. C'est donc un échantillonnage probabiliste stratifié selon la région et le type d'école[6].

Une étude de type descriptif a été menée auprès d'un échantillon de 1500 professeurs de collèges et de lycées de l'enseignement général public, dont 1273 hommes (84,8%) et 227 femmes (15,2%)[7]. L'âge de ces sujets variait de 24 à 54 ans, avec un âge moyen de 37 ans. Cet échantillon était majoritairement composé de personnes mariées (75,1%), de locataires (67,6%)[8] et de syndiqués (74,6%). La plupart des personnes ayant participé à l'enquête avaient le grade de professeur d'enseignement moyen (PEM) ou de professeur de l'enseignement secondaire (PES) (61,1%) au moment de l'administration du questionnaire.

La procédure

Le questionnaire Inventaire de satisfaction au travail (IST)[9], adressé aux professeurs de l'enseignement secondaire, a été administré par 20 enquêteurs régionaux sélectionnés (2 par région, pour les 10 que compte le Sénégal) et par nous-même. Ces enquêteurs, dont le choix a été facilité par les dirigeants des syndicats rencontrés au cours de réunions préparatoires à notre enquête, étaient tous soit des professeurs soit des censeurs. Une lettre circulaire uniforme exposait les buts et les dimensions de l'opération et assurait une garantie absolue d'anonymat aux personnes interrogées. À cause de la longueur de l'instrument de l'enquête et du fait de l'éloignement et/ou de l'enclavement de certaines régions, un délai d'un mois a été donné aux professeurs ciblés pour remplir le questionnaire et l'acheminer à Dakar. Leurs réponses nous sont parvenues selon plusieurs procédures: retour de courrier, voie hiérarchique, ramassage main à main. Ainsi, sur 1500 questionnaires diffusés dans 59 lycées et collèges désignés par tirage aléatoire sur une base de sondage définie par l'ensemble des établissements sénégalais du secondaire général public, 1311 ont été envoyés à l'ENS, soit un taux de retour avoisinant les 88 pour cent (87,39%). Dans l'analyse des réponses, l'étude table sur un échantillon final d'étude de 1240 sujets (1311 moins 71) qui se sont révélés exploitables conformément aux critères de l'enquête.

Le questionnaire

L'instrument de l'enquête, constitué d'un questionnaire anonyme comportant 66 questions, comprenait 3 parties. Les deux premières servaient à collecter des informations relatives aux variables de contrôle identifiées par la documentation scientifique ou retenues par nous comme pouvant avoir une incidence sur les variables de notre recherche. La troisième partie était constituée par l'Inventaire de satisfaction au travail, élaboré et validé par Larouche (1978) et comprenait 25 facteurs reliés étroitement aux divers aspects du travail des professeurs sénégalais. La validité de cette version du questionnaire a été mesurée par une série de vérifications empiriques ou prétests.

Les réponses au questionnaire ont été traitées statistiquement par le logiciel Statistical Package for Social Science s (S.P.S.S. PC, version 5.0). Pour valider ces données et les décrire, la recherche repose sur des statistiques descriptives afin de situer, pour chacun des 25 énoncés retenus, la fréquence des notes qui caractérise les sentiments des professeurs. Ces notes s'interprètent en les rapportant à leur valeur correspondante sur l'échelle.

Parmi les facteurs retenus dans l'Inventaire de satisfaction au travail, quels sont ceux qui apparaissent dans les réponses au questionnaire comme insatisfaisants et quel est le degré d'insatisfaction ressenti pour eux? Intéressons-nous maintenant à ces facteurs et étudions-les.

Les résultats de l'enquête[10]

Cette section vise à lever le voile sur l'insatisfaction des professeurs en procédant à une analyse détaillée des évaluations des facteurs faites par les sujets du sondage. Elle présente, en s'appuyant sur un graphique (voir section suivante), les notes moyennes de chacun des 10 facteurs pour lesquels les professeurs du second degré ressentent le plus d'insatisfaction.

L'attribution des notes a été faite, facteur par facteur, sur une échelle allant de 4 (pas du tout satisfait) à 20 (extrêmement satisfait). Ainsi, les notes 4 et 6 correspondent à «Pas du tout satisfait», 8 et 10 signifient «Peu satisfait», 12 veut dire «Satisfait», 14 et 16 traduisent «Très satisfait», 18 et 20 expriment «Extrêmement satisfait». À la suite de ces notations, les facteurs retenus sont le support technique (I), le support pédagogique (II), le salaire (III), l'effectif (IV), les manuels (V), les conditions de travail (VI), les relations parents/professeurs (VII), l'avancement (VIII), la mutation (IX) et la classification (X). Ils sont rangés, dans le tableau qui suit, du facteur qui a le score d'insatisfaction le plus élevé vers celui qui a le moins fort.

Les résultats globaux mentionnés dans le tableau 1 (ci-dessous) indiquent que l'insatisfaction des professeurs sénégalais porte, en premier lieu, sur des aspects de gestion administrative (support technique, support pédagogique, effectif, manuels, conditions de travail) et, en second lieu, sur des éléments de gestion des ressources humaines (salaire, relations parents/professeurs, avancement, mutation, classification).

Au vu des notes qui sont attribuées à ces 10 dimensions, le deuxième constat qu'on peut faire est que chacune a une moyenne inférieure à 9. Expression statistique du mécontentement des professeurs sénégalais devant ces aspects de leur travail, ce score, loin de n'affecter que des conditions matérielles, atteint aussi mais, dans une moindre mesure, des conditions institutionnelles (éléments sociaux et éléments de production).

En suivant l'ordre décroissant des moyennes d'insatisfaction, on constate, en troisième lieu, qu'il y a, grosso modo, trois groupes de facteurs. Un premier groupe ayant les cotes les plus faibles, (I) «support technique» = équipement technique disponible: x̄ = 5,50 et (II) «support pédagogique» = soutien de spécialistes: x̄ = 6,22. À cet égard, lorsqu'on s'arrête à leur évaluation, on peut dire que le degré d'insatisfaction y est extrêmement élevé. Parmi les indices supplémentaires de cette très forte insatisfaction, il faut mentionner le chiffre particulièrement faible de l«support technique». Ensuite, un deuxième groupe de cinq aspects pour lequel le score varie de 7,20 à 7,78. Il s'agit de (III) «salaire» = paiement du travail: x̄ = 7,20, (IV) «effectif» = ratio maître/élèves: x̄ = 7,30, (V) «manuels» = ouvrages: x̄ = 7,45, (VI) «conditions de travail» = milieu physique: x̄ = 7,70 et (VII) «relations parents/professeurs» = communications et rencontres: x̄ = 7,78. Ces moyennes laissent à croire que les professeurs apprécient très négativement ces cinq déterminants de leur travail. Enfin, un troisième groupe formé des trois facettes du travail ayant des moyennes allant de 8,00 à 8,12. Parmi eux, deux facteurs, (VIII) «avancement» = chances de promotion et (IX) «mutation» = transfert, recueillent un résultat chiffré équivalent: x̄ = 8,00. Un dernier facteur, (X) «classification» = ancienneté reconnue, obtient une notation de 8,12, ce qui représente le degré d'insatisfaction le moins élevé.

Tableau 1

Taux d'insatisfaction exprimée par rapport aux 10 facteurs par les enquêtés (n = 1240)

Taux d'insatisfaction exprimée par rapport aux 10 facteurs par les enquêtés (n = 1240)

Rang : ordre décroissant d'insatisfaction exprimée

x̄ = cote moyenne telle que calculée pour chacun des facteurs en fonction du niveau de satisfaction de 5 échelles allant de + de 16 pour le « très satisfaisant », entre 16 et 12 pour le « satisfaisant ». Le début de la satisfaction se situe à 12. Plus la cote s'éloigne de 12 en baissant, moins on est satisfait (tout ce qui est inférieur à 9 est jugé très insatisfaisant).

σx̄ = écart-type.

Source : enquête

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L'interprétation des résultats

Selon les moyennes obtenues par les différents indicateurs de la condition enseignante, le tiercé gagnant des principaux leviers de l'insatisfaction des professeurs est, dans l'ordre, «support technique», «support pédagogique» et «salaire».

En début de ce tiercé arrive le facteur «support technique» qui se démarque le plus par sa moyenne la plus faible (5,50). Le moins qu'on puisse dire est qu'il engendre un mécontentement franc et massif. Les professeurs auraient du mal à accepter de faire l'objet d'une petite attention de la part du pouvoir organisateur que «la logique du marché» pousse à opérer des coupes dans le budget de l'éducation. (Ministère de l'Éducation nationale, 1994, p. 2; Ministère de l'Économie, des Finances et du Plan, 1994, p. 17). En effet, l'objectif de réduction du déficit budgétaire poursuivi par les programmes d'ajustement structurel (PAS)[11] a concerné au plus haut point le secteur de l'éducation. Dans les premières années des PAS, ce secteur et les autres secteurs dits sociaux ont été considérés comme non productifs; par conséquent, ils ont subi des réductions budgétaires importantes. Ainsi, la part du budget de l'éducation dans le budget total qui s'était maintenue à 23,1% de 1983-1984 à 1985-1986, est tombée à 22,8% en 1986-1987, 22,2% en 1987-1988, 22,9% en 1988-1989. C'est à partir de 1989/1990 que s'est amorcée une remontée (25,1%), puis 26,6% en 1990-1991(Bureau international du travail,1996).

En ce qui a trait au facteur «support pédagogique», il constitue la deuxième plus grande insatisfaction exprimée par les enseignants. Sa très faible moyenne (6,22) renverrait à une faible croyance dans la régularité, dans l'utilité du support accordé par les inspecteurs et les conseillers pédagogiques à tout problème d'encadrement rencontré par les professeurs. Le suivi pédagogique des professeurs est déficient, car il n'existe pas encore un corps d'inspecteurs de l'enseignement secondaire (SUDES, 1996).

Concernant l'aspect «salaire» (7,20), on sait que la récession économique et les programmes d'ajustement structurel ont amené une baisse draconienne des salaires réels des professeurs lors de l'imposition du gel des salaires en 1980. Cette perte de salaire n'a jamais été récupérée depuis, malgré quelques augmentations qui traduisent moins le souci d'une revalorisation effective des salaires que la nécessité d'opérer un rattrapage pour apaiser des troubles sociaux continus (Ndoye et Rurhimwishaga, 1997). En conséquence, l'insatisfaction ressentie par les professeurs envers leur salaire découlerait de l'érosion de leurs revenus due au gel des salaires, à l'inflation et à l'augmentation du coût de la vie.

Placé au quatrième rang, le facteur «effectif» (7,30): le profond sentiment de mécontentement des enquêtés à l'égard de cette facette proviendrait de la dégradation constante de l'encadrement des élèves dans l'enseignement secondaire général. Si le ratio élève/maître est considéré comme un indicateur de qualité, on peut conclure à une médiocre qualité de ce cycle, car le nombre moyen d'élèves est de 60 alors que le ratio officiel est de 55 élèves pour un professeur. Les enseignants du second degré seraient insatisfaits de l'alourdissement de leur charge de travail par suite de l'augmentation des effectifs recommandée par les inspirateurs des programmes d'ajustement structurel (SUDES, 1994; Bureau international du travail, 1996).

Au cinquième rang, arrive le facteur «manuels». En observant l'évaluation de cet aspect réalisée par les «sondés», il semble que, si la disponibilité des manuels a connu une amélioration dans l'enseignement élémentaire à cause de la politique du livre mise en place par le Sénégal dans le cadre du Projet de développement des ressources humaines (PDRH)[12], il n'en soit pas de même dans les lycées et collèges (Ndoye, Mbaye et Dioum, 1997). La sérieuse insatisfaction qu'exprime la moyenne attribuée à ce facteur (7,45) procéderait de la pénurie de manuels scolaires dont les ratios sont encore loin du minimum acceptable: par exemple, en français, il y a environ un livre pour six élèves et, en mathématiques, un pour dix (Mbaye, 1998)

En sixième position se situe le facteur «conditions de travail» dont la faible moyenne (7,70) signale une affectivité négative des «enquêtés». À en croire le Bureau international du travail (1996), une classe suffisamment large, en bon état physique, bien aérée et bien éclairée, crée chez l'enseignant une atmosphère de gaieté et d'aisance. Dès lors, les conditions de travail pénibles engendreraient beaucoup de mécontentement chez les enseignants sénégalais parce que, par suite de contractions budgétaires sévères, les classes où ils travaillent n'ont pas de tables-bancs, de bureaux, d'armoires, de blocs sanitaires, etc.

L'énumération des questions serait sans doute incomplète si on ne portait pas les regards sur les quatre facteurs les moins insatisfaisants que sont les relations parents/professeurs, l'avancement, la mutation et la classification. On peut avancer ici quatre explications, une pour chacun des facteurs: l'insuffisance de communication directe entre parents et enseignants, les antagonismes entre les premiers et les seconds ainsi que les remises en cause du professionnalisme des professeurs (Sakho, 1994) donneraient à ces derniers l'impression que leur efficacité est suspectée par les parents d'élèves. Ils seraient insatisfaits du blocage de leurs perspectives de carrière, car leurs possibilités de promotion sont limitées en comparaison des autres corps. En effet, il est presque impossible à l'enseignant moyen d'être promu jusqu'au point de changer de corps: il est astreint à évoluer seulement à l'intérieur de l'enseignement toute la vie. De plus, la dernière proposition du gouvernement annoncée à la fin de 1996 et visant à abandonner le système d'avancement automatique tous les deux ou trois ans (projet de modification des articles 29, 30, 33 et 70 de la Loi 61-33) se traduira par une diminution de fait des possibilités d'avancement (SUDES, 1996). Encore une fois, c'est l'aspect financier qui est mis en avant (réduction de la masse salariale), même si les intentions affichées prétendent récompenser l'excellence.

Les professeurs refuseraient de se contenter d'un nombre annuel réduit de promus par suite de la révision du mode d'avancement qui était automatique tous les deux ou trois ans (Loi 61-33) en une modalité qui repose sur le mérite. Le statut d'un professeur dépendant en principe des critères de sa formation professionnelle initiale, de son recrutement et de son ancienneté, les professeurs déploreraient la baisse des standards de qualification qui légitime leur recrutement à un niveau inférieur.

Conclusion

En conclusion, cette recherche qui nous a permis de poser une série de questions relatives à l'insatisfaction des professeurs du second degré du Sénégal nous suggère deux objections au modèle théorique, car le profil dégagé des insatisfactions est légèrement différent de celui dressé par Herzberg (1971).

Premièrement, l'absence des facteurs extrinsèques ou d'hygiène est une source d'insatisfaction des professeurs et celle des facteurs intrinsèques ou de motivation ne laisse ces professeurs ni dans un état neutre ou d'inertie – absence d'insatisfaction et de satisfaction – ni n'occasionne peu d'insatisfaction. Au contraire, elle contribue largement à augmenter l'insatisfaction de base. De notre point de vue, dans un pays pauvre sous ajustement structurel intense (Noss, 1991) comme le Sénégal, les mesures draconiennes de rééquilibrage des comptes extérieurs et de la consommation interne, y compris la réduction des déficits publics, affectent tout le système économique et social dont l'éducation est un sous-système. Dans cette perspective, les actions de blocage du recrutement, de fermeture d'institutions de formation, d'augmentation des effectifs par classe, au secondaire, d'alourdissement de la charge de travail, de gel des salaires réels et de remise en cause des avantages sociaux des enseignants sont synonymes de dégradation des conditions de vie et de travail pour les professeurs qui dépendent des services publics pour leur subsistance et leur avancement. Dans ce contexte socioéconomique et socioscolaire de pauvreté accrue où les besoins physiologiques et les besoins de sécurité minimaux des enseignants ne sont pas satisfaits, les facteurs de satisfaction et ceux d'insatisfaction ne semblent pas disjoints. Par ailleurs, vivant dans une société africaine où le groupe est prépondérant (Diop, 1985; Diouf, 1994; Ndiaye, 1996) et où l'éducation de base développe l'hétéronomie (Rabain, 1979), les professeurs sont extrinsèquement orientés, car les besoins sociaux prennent le pas sur tous les autres. Pour eux, les facteurs intrinsèques sont les résultats des facteurs extrinsèques.

Deuxièmement, s'il est vrai que les professeurs sénégalais sont influencés par deux types de facteurs, nos résultats ne confirment pas l'existence de facteurs doubles, les uns amenant de la satisfaction, les autres de l'insatisfaction. Or, les résultats recueillis des études sur lesquelles repose la théorie de Herzberg suggèrent qu'en analysant l'insatisfaction au travail, on devrait isoler un certain nombre de facteurs radicalement différents des facteurs intrinsèques. Tel ne semble pas être le cas ici où quelques facteurs se trouvent dans un domaine contraire à celui que la théorie de Herzberg avait défini. En somme, l'insatisfaction n'implique pas des facteurs radicalement différents de ceux impliqués par la satisfaction. Et, à ce sujet, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à l'excellent article de Gruneberg (1979) avec lequel nous sommes d'accord quant au caractère arbitraire de la séparation des facteurs en deux ensembles. À notre sens, Herzberg reste prisonnier d'un dualisme – nature animale de l'homme = facteurs extrinsèques/dimension spécifiquement humaine = facteurs intrinsèques – de mauvais aloi. Se fondant sur une épistémologie qui divise le Moi entre esprit et corps, et uniquement sur une méthode psychologique, il simplifie à l'excès l'affectivité et néglige les différences et les particularités socioculturelles. Au vrai, le caractère multidimensionnel de l'insatisfaction au travail requiert, pour son élucidation, une approche pluridisciplinaire, car le niveau d'insatisfaction des professeurs à l'égard de certains aspects de leur condition d'enseignement paraît être influencé par les valeurs sociales structurant leurs sentiments. À ce point de la discussion, jaillit une question d'un très grand intérêt: les facteurs socioculturels que ne considère pas Herzberg ne conditionnent-ils pas l'insatisfaction?

Bien sûr, de telles conclusions sont à nuancer, car cette analyse de l'insatisfaction au travail des professeurs sénégalais a certaines limites. Limite de l'instrument, d'abord, car si le questionnaire permet d'identifier les leviers de l'insatisfaction, il ne peut expliquer de façon précise les causes des différences ou des similitudes dans l'insatisfaction qui sont apparues. Ensuite, la collecte des questionnaires par la voie hiérarchique peut entraîner certains biais. Après, l'étude n'a été menée qu'auprès des seuls professeurs du second degré général public. Enfin, les résultats ci-dessus exposés et les questions posées à leur propos amènent à se poser une question d'importance non traitée ici: comment réduire, à défaut de l'éradiquer, l'insatisfaction des enseignants des lycées et collèges sur certains aspects de leur condition enseignante? C'est là une question essentielle, à laquelle une prochaine recherche devra répondre.

En attendant, malgré ces limites, nous observons que des facteurs reliés à l'environnement du travail et d'autres directement liés au travail lui-même (classification, avancement, mutation, conditions de travail, salaire, supervision technique, effectif, manuels, relations interpersonnelles avec les parents d'élèves, supervision pédagogique) provoquent de l'insatisfaction. C'est dire que, malgré une prudence compréhensible, il convient de considérer désormais l'insatisfaction des enseignants comme un problème prioritaire à résoudre, car le comportement de ces derniers, leur expérience et leur dévouement sont des caractéristiques essentielles de la réussite de l'enseignement (Organisation internationale du travail/UNESCO, 1989; Abrah, Beyene, Dubale, Fuller et Holloway, 1989; Hyde, 1993; Lange, 1993; Long et Fofanah, 1990; Palme 1993; Wamahiu, 1994; Waweru, 1994).

Pour motiver les enseignants sénégalais, les pouvoirs publics doivent les faire participer à l'amélioration de l'enseignement. Relever leur niveau d'aptitude suppose une forte contribution de l'État pour l'épanouissement de ceux sans lesquels aucun développement durable n'est possible (Bureau international du travail/ UNESCO, 1984; OCDE, 1990; Bureau international du travail,1996). C'est donc un changement complet d'orientation qu'il faut imposer; il faut une politique qui développe intensivement l'éducation et la formation et, corrélativement, qui prenne prioritairement en compte les intérêts et les besoins des enseignants des lycées et collèges du Sénégal.