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Dans le cadre d’une recherche doctorale (publiée en 2021 sous le titre Genèse et legs des controverses liées aux programmes d’histoire du Québec, [1961-2013]), Lemieux a mené en 2016 une vingtaine d’entretiens avec des artisans du système scolaire québécois. Le professeur à l’UQAR n’a toutefois pas pu inclure dans cet ouvrage tout son matériel de thèse.
Penser l’histoire et son enseignement au Québec vient combler en grande partie ce manque en rassemblant 11 de ces entrevues avec des auteurs de rapports sur l’enseignement de l’histoire et de programmes d’études de cette discipline. Indubitablement, ce panel hétérogène offre une contribution de fort calibre pour saisir l’évolution de ce champ au Québec, de la Révolution tranquille à aujourd’hui. Les trajectoires des figures interrogées sont multiples : enseignement au secondaire ou à l’université en didactique ou en histoire, conseil pédagogique dans des commissions scolaires, encadrement au ministère de l’Éducation, direction d’associations professionnelles.
Les échanges s’ouvrent sur un récit des parcours des « informateurs », puis explorent leur contribution aux débats et documents pertinents. Lemieux a ordonné les entrevues selon la date à laquelle les acteurs sont entrés en scène. Faisons de même et notons au passage qu’un premier interlocuteur est né dans les années 1920, trois dans les années 1930, six dans les années 1940 et un dernier dans les années 1950.
Si Guy Rocher a joué un rôle décisif au Québec en matière de politique linguistique, culturelle et scientifique, selon le Petit Larousse, il est ici interviewé en tant que membre de la Commission Parent, commission dont le rapport de 1963-1966 est considéré comme la matrice du système scolaire québécois actuel. Rocher livre ses souvenirs à propos du chapitre sur l’enseignement de l’histoire, écrit par Jeanne Lapointe, sur les relations de ce texte avec l’École de Québec (centrée « sur les contextes sociaux, culturels et économiques » plutôt que sur « l’importance de la Conquête » britannique dans l’histoire « de la société québécoise », chère à l’École de Montréal, p. 25), sur les suites du rapport et sur le besoin de démocratisation de l’éducation, y compris pour les arts.
Malgré le contraste des portraits que dessinent Denis Vaugeois, Bruno Deshaies, Michel Allard et Brian Young, les quatre sont tracés par touches sombres, racontent des anecdotes de coulisses et des enjeux de politique partisane ou témoignent d’un décrochage, d’une instrumentalisation et de malentendus (peut-être volontaires) sur la nature des compétences ou des finalités critiques des cours actuels. Leurs chapitres n’en éclairent pas moins leur temps, leur vie et leur oeuvre.
Le chapitre le plus éclairant est celui dans lequel Micheline Dumont explique l’évolution et la situation de l’enseignement de l’histoire. Quoiqu’elle sous-estime la proportion de la formation actuelle à l’enseignement secondaire dévolue aux cours disciplinaires, on reconnaît dans cet exposé clair, factuel, fin, profond et serein les qualités habituelles d’une observatrice attentive d’un champ qui fut longtemps le sien. Le chapitre de Christian Laville analyse, précise et recadre certains éléments du portrait brossé par Dumont (et d’autres), mais sur un ton plus dépité et polémique. Paradoxalement, ses réflexions profondes sur les finalités de l’enseignement de l’histoire (p. 111-115) feraient l’unanimité chez les intervenants du livre et sa position antifédéraliste étonnerait plusieurs d’entre eux.
Gilles Berger fait bande à part. Héritier de l’enseignement non directif prôné par André Lefebvre, il insiste sur l’histoire inductive, locale ou à rebours, sur la signifiance et le pédocentrisme. Jacques Robitaille se distingue aussi, notamment en dénonçant avec éloquence l’effet sur l’apprentissage de l’école à trois vitesses, de la trop courte formation initiale à l’enseignement, de l’intérêt porté à la chronologie (au détriment des concepts et du questionnement), du manque de temps de préparation, de l’évaluation axée sur la mémorisation. De l’autre côté du spectre, Robert Comeau explique avec candeur et satisfaction qu’il a oeuvré en 1996 et 2006 pour créer « par tous les moyens » un « groupe de pression » et mener un « travail de politisation » (p. 165) pour recentrer l’enseignement de l’histoire sur la « transmission d’un héritage culturel », et afin que « la division (entre la 3e et la 4e secondaire) ne soit plus 1867, mais 1840. C’est important parce que 1840, c’est pour moi la date pivot de l’histoire politique du Québec, celle de sa mise en minorité politique » (p. 169). Enfin, Jacques Beauchemin se centre sur la période qui suit l’élection du Parti québécois en 2012, lorsqu’il a accepté le mandat de redonner au cours d’histoire une trame narrative nationale qui « permet de comprendre l’histoire du Québec dans la diversité de ses manifestations, dans la pluralité des évènements qui l’ont traversée » (p. 175) dans « son irrécusable singularité » (p. 188), mais sans « poursuivre un projet normatif qui consisterait à inoculer un peu de fierté nationale aux élèves du secondaire » (p. 181).
Plusieurs entrevues soulignent la nécessité de développer la pensée critique des élèves et de prévoir une solide formation des enseignants assurant la maîtrise de l’expression orale et écrite, d’une culture générale, de la discipline et privilégie la didactique de l’histoire par rapport à la psychopédagogie.
Les novices découvriront comment se déroulèrent les accouchements douloureux de générations de programmes québécois d’étude de l’histoire. Cependant, malgré la qualité de l’introduction qui analyse globalement l’évolution du champ, même l’expert aurait bénéficié d’une mise en contexte plus étoffée. Certes, un chapitre ultérieur peut éclairer un chapitre antérieur, mais les références à des victoires à la Pyrrhus ou des canons de Navarone qui n’ont plus d’écho nuisent à la compréhension de certains des protagonistes. Par exemple, ce qui oppose Deshaies et Berger à Laville ou Vaugeois peut échapper à qui ignore les détails de leurs contentieux, lesquels pourraient maintenant paraître dérisoires (voire relever strictement de conflits personnels), sans l’avoir alors été. Par ailleurs, quelques témoignages versent dans le narcissisme, le plaidoyer pro domo ou la petite histoire et glissent sur l’analyse, mais la nature de l’exercice y appelle. En outre, le lecteur n’aura pas manqué de remarquer que l’échantillon ne compte qu’une seule femme, même si d’autres sont nommées, comme Charpentier, Dussault, Lapointe-Aubin ou Fahmy-Eid. L’auteur regrette d’ailleurs en notes infrapaginales de n’avoir pas pu interroger certains témoins privilégiés. Enfin, le lecteur regrettera peut-être que l’analyse ne confronte pas davantage les versions contradictoires.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage incontournable permet d’accéder à ce que des cocréateurs de divers avatars des programmes d’histoire voulaient qu’on retienne de leurs diverses opinions. Du reste, comme la mort prématurée de Laville nous l’a rappelé quelques mois après la parution de cet ouvrage, l’un de ses moindres mérites n’est certes pas d’avoir gardé des traces de tout cela avant qu’il ne soit trop tard, ce qui arrive souvent trop tôt.