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Depuis quelques années, le nom de François-Olivier Dorais est de plus en plus fréquemment associé à l’histoire intellectuelle au Québec et au sein des francophonies canadiennes. Les férus d’historiographie se souviendront certainement de son Un historien dans la Cité. Gaétan Gervais et l’Ontario français, paru en 2016. Plus récemment, Dorais, en collaboration avec d’autres chercheuses et chercheurs de la relève, a été associé à la publication d’ouvrages portant sur l’oeuvre de Joseph Yvon Thériault (un livre d’entretiens et un collectif d’hommages). Le livre dont il est question ici porte comme le titre l’indique clairement, sur l’école historique de l’Université Laval, école associée aux figures de Marcel Trudel, Fernand Ouellette et Jean Hamelin.

Le livre, divisé en six chapitres d’inégale densité, se penche sur les oeuvres de chacun des trois historiens (chacun a son propre chapitre), en plus d’aborder les débuts de l’Institut d’histoire et de géographie de l’Université Laval, les liens entre les deux « écoles de Laval » – celle d’histoire et celle de sociologie – ainsi que les deux « dispositifs collectifs » de l’école que sont la revue Histoire sociale/Social History et l’ouvrage Canada : unité et diversité.

Dorais signale dès le départ l’importance de son objet d’étude. Évoquant la société québécoise et son rapport à l’histoire, il souligne d’emblée que ce dernier

répond au besoin impérieux de conforter le destin historique d’une société culturellement fragilisée, toujours en proie, peut-être, à un retrait de l’histoire. Voyons-y un trait distinctif du Québec par rapport au reste de l’Amérique du Nord : son identité s’est presque toujours définie par rapport au temps plutôt que dans un rapport à l’espace.

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En ce sens, l’historiographie constitue beaucoup plus qu’une observation désintéressée de l’écriture savante du passé; elle est, comme l’a souligné maintes fois Fernand Dumont, le regard et la compréhension qu’une société pose sur elle-même.

L’école historique de Laval est secondaire à plus d’un titre : elle est moins connue que l’école sociologique de la même université, d’une part, mais surtout que l’école de Montréal – à laquelle elle s’oppose à bien des égards malgré d’importantes nuances amenées par Dorais – incarnée principalement par les figures de Maurice Séguin et de ses acolytes Guy Frégault et Michel Brunet.

Avec l’école de Montréal […] l’école de Québec façonne, dans les années 1950 et 1970, l’une des grandes « matrices » de la tradition historiographique québécoise, structurée autour de la tentative d’expliquer les causes historiques de l’infériorité économique, sociale et politique des Canadiens français. »

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L’analyse de ces deux écoles tire profit de la comparaison entre elles, voire de leur constante opposition : l’une est foncièrement nationaliste, l’autre plutôt fédéraliste; l’une est centrée sur une figure de proue et une oeuvre forte – Séguin et ses Normes – l’autre est plutôt, pour le dire comme Dorais, « horizontale » et parfois un peu hétéroclite; l’une est unie par une certaine homogénéité générationnelle, l’autre pas. De la comparaison vient un premier constat, récurrent, que Dorais présente dès les premières pages de l’ouvrage : l’école historique de Laval ne constitue pas, au même titre que l’école de Montréal, une véritable «  école de pensée », sinon au titre d’une « école d’activité » caractérisée par des projets communs et partagés plutôt que par une communauté de vision, voire de doctrine.

Au-delà de ces considérations, force est d’admettre que le portrait, l’analyse et l’interprétation que Dorais propose de l’école historique de Laval – particulièrement les chapitres portant sur les trois historiens lavallois – confinent au magistral. Sollicitant à l’occasion des prédécesseurs comme Ronald Rudin et Serge Gagnon, s’inspirant également de la pensée de Fernand Dumont, l’ouvrage possède une parenté évidente avec L’engagement sociologique de Jean-Philippe Warren (son codirecteur de thèse) qui portait sur la sociologie lavalloise. Dorais évoque pour chacun des historiens de Laval leur parcours biographique distinct, le contexte institutionnel particulier de l’Université Laval lors de leurs arrivées et, sauf pour Hamelin qui est la figure la plus souvent associée à l’école, de leurs départs respectifs. Il aborde également leurs approches distinctes, leur rapport à la méthodologie et à l’objet historique, leurs influences externes (l’histoire des Annales, notamment). Il aurait été intéressant ici d’accorder un peu plus d’attention au processus de « reproduction » de l’école (si reproduction il y a eu) : par exemple, on évoque vers la fin de l’ouvrage les écrits très critiques d’un jeune Jocelyn Létourneau sur Jean Hamelin, alors qu’un peu plus loin on identifie le même Létourneau, parmi d’autres, comme l’incarnation contemporaine de l’« esprit » de l’école de Québec.

Malgré ces quelques bémols, François-Olivier Dorais a produit ici un ouvrage d’exception. La présentation et l’écriture y sont toujours claires, soignées et d’une grande élégance. Le propos est toujours d’une profonde intelligence et d’une fine érudition. Dorais fait montre dans cet ouvrage de qualités vues ailleurs : une certaine modestie et un grand respect vis-à-vis des pensées, des oeuvres et des personnes dont il traite (qualités évidentes dans L’autre moitié de la modernité), une capacité à allier la mise en valeur, la sélection propice de l’extrait, de la citation ou du document d’archives et l’interprétation juste, jamais exagérée ni trop effacée. En cela, et L’école historique de Québec en est une parfaite illustration, Dorais est déjà un grand herméneute de l’historiographie québécoise et francophone du pays. Il ne reste qu’à souhaiter que la suite soit aussi passionnante que ne l’est L’école historique de Québec.