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Cet ouvrage collectif, dirigé par le sociologue Stéphane Moulin, regroupe un ensemble de contributions de professeur·e·s et chercheur·e·s possédant une expertise appliquée aux organisations et au monde du travail. Ces expertises sont cumulées ici afin d’étudier les injustices au travail et leur perception par les travailleur.euse.s. Combinant les atouts propres à plusieurs disciplines, les auteur·e·s développent des perspectives d’analyses complémentaires sur la question de la justice organisationnelle. L’originalité de l’oeuvre réside dans la perspective critique qui y est développée, celle-ci s’opposant à la littérature actuelle entourant les approches de justice organisationnelle afin de formuler de nouveaux horizons pour le champ d’études.
D’emblée, le premier chapitre rédigé par Victor Y. Haines, Sylvie Guerrero et Alain Marchand permet de développer l’armature théorique et pratique propre aux approches de justice organisationnelle, avant d’être, dans un second temps, remise en question dans le deuxième chapitre écrit par Stéphane Moulin et Lamyae Khomsi. Les auteur·e·s de ce second chapitre y formulent une analyse critique des approches de justice organisationnelle qui envisage d’identifier leurs apports, mais également leurs limites. Ils défendent, entre autres, le décloisonnement du champ d’études, la prise en compte des rapports de pouvoir, la remise en question des analyses unidimensionnelles, ainsi qu’une meilleure articulation entre les niveaux macro et micro de la justice organisationnelle.
Cela étant dit, ces critiques permettent de tisser le fil conducteur des chapitres suivants qui intègrent ces dernières dans l’étude de nouveaux objets. Notamment, l’articulation entre les niveaux macro et micro développée dans le chapitre 2 s’actualise dans les seconde et troisième sections de l’ouvrage qui étudient les politiques gouvernementales et leurs effets sur les perceptions de justice. Alors que dans le troisième chapitre Elizabeth Quesnel, Nancy Beauregard, Marie-Claude Gaudet et Nicolas Turcotte-Légaré approfondissent les perceptions de justice à l’aune de facteurs internes à l’organisation tels que le leadership d’habilitation, l’auteure du quatrième chapitre met plutôt au coeur de son analyse l’influence des politiques publiques sur ces perceptions. Dans ce quatrième chapitre, Julie Cloutier étudie les effets de la pandémie sur les injustices et leur perception par le personnel de première ligne. En intégrant le rôle des politiques publiques dans les perceptions de justice ressenties par les travailleur.euse.s, l’auteure complète l’analyse produite dans le chapitre précédent. Par conséquent, la mise en commun de ces deux chapitres nous permet d’appréhender plus adéquatement l’articulation entre deux niveaux d’analyse complémentaires dans la compréhension des perceptions de justice organisationnelle.
Les chapitres 5 et 6 poursuivent d’ailleurs le même intérêt en étudiant, cette fois-ci, les effets des réformes néolibérales sur les perceptions de justice. Tandis que le cinquième chapitre étudie les politiques néolibérales et leurs influences sur les perceptions de la justice organisationnelle, le sixième chapitre souligne les rapports de pouvoir en place au sein des professions du secteur de la santé et des services sociaux. Ces chapitres intègrent alors un autre élément majeur des critiques formulées dans le second chapitre, à savoir la présence de rapports de pouvoir dans les discours entourant la justice organisationnelle. D’une part, Mélanie Bourque et Josée Grenier affirment que les politiques néolibérales impliquent un « déséquilibre historique inscrit dans le réseau entre le sanitaire et le social » (p. 132) qui touche particulièrement les travailleur·euse·s du secteur social. D’autre part, dans le sixième chapitre, François Aubry considère que l’intensification du travail des préposé·e·s aux bénéficiaires et l’invisibilisation de leur rôle provoquent une fragilisation de leur santé psychologique. Ainsi, en plus de développer une analyse macrosociologique de la justice organisationnelle, les auteur·e·s mettent de l’avant la nécessité de considérer la hiérarchisation entre les professions dans les approches de justice organisationnelle.
La dernière partie de l’ouvrage permet l’application des approches de justice organisationnelle à deux catégories distinctes : les employé.e.s et les entrepreneurs, le tout à l’aide d’études longitudinales qui conçoivent le sentiment de justice comme une variable évoluant dans le temps. Le septième chapitre écrit par Samantha Vila Masse mobilise une lunette intersectionnelle couplée aux approches de justice organisationnelle. Ce faisant, l’auteure fait émerger du terrain étudié, le secteur de la restauration, les multiples expériences d’injustices vécues par les employées, celles-ci étant ancrées dans des inégalités intersectionnelles. Dans le dernier chapitre du livre, Camille Thomas nous montre, à travers des enjeux spécifiques à l’entrepreneuriat, la médiation opérée « par des facteurs relatifs aux représentations ou croyances des travailleur.euse.s » (p. 38). En fait, celle-ci affirme que les entrepreneurs interrogé·e·s dans le cadre de sa recherche font preuve d’un ethos entrepreneurial qui masquerait « les liens entre perception de justice et bien-être » (p. 207). Ces deux chapitres offrent, par conséquent, des perspectives d’analyse particulièrement riches qui montrent comment les perceptions de justice varient selon les caractéristiques du travail, son environnement, ainsi qu’en fonction des croyances des travailleur·euse·s.
S’achève donc un ouvrage offrant un dialogue entre de nombreuses disciplines qui étudient le monde du travail et des organisations, le tout dans une perspective critique. Les apports et les limites identifiées par les auteur·e·s sont parfaitement mis en pratique dans des analyses de cas forts pertinentes, et qui emboîtent le pas à de nouveaux développements fructueux pour le champ d’études de la justice organisationnelle.