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Si l’on suit les principaux analystes des discours produits dans le sillage des mouvements en faveur de l’alphabétisation[1], on ne peut que noter certaines permanences discursives[2]. Dans le même temps, comme tous les discours, ceux-ci manifestent du changement. À partir d’un corpus bien circonscrit de discours médiatiques sur le sujet (doublé ponctuellement de textes institutionnels), je propose d’illustrer l’une de ces mutations discursives, celle qui voit la lutte contre l’analphabétisme changer de cible ou plus précisément élargir son public et, ce faisant, ses actions. En effet, dans le corpus analysé, la fin des années 1980 et la décennie 1990 sont marquées par la publicisation d’actions visant des adultes, des personnes la plupart du temps au milieu de leur vie et qui peinent à trouver leur place dans un monde du travail demandant de plus en plus de compétences communicationnelles. À partir des années 2000, le thème de l’alphabétisation familiale fait son apparition et, avec lui, c’est un nouveau public qui est visé, celui des jeunes, en particulier de la petite enfance à laquelle il s’agit d’inculquer quasiment dès la naissance, comme on le verra, le gout de la lecture. Ce changement dans le discours médiatique accompagne un changement dans les politiques publiques qui s’attaquent à la question par de nouveaux biais. C’est ce changement, du moins son actualisation discursive au sein d’un corpus médiatique, que j’illustre ici.

Je traite ce sujet à partir d’un terrain, celui de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, à propos duquel je donnerai plus bas quelques indications. Toutefois, en dépit de ses caractéristiques (le fait qu’il s’agit d’un milieu linguistique minoritaire notamment), je propose que les observations que l’on peut faire sur ce terrain restent, mutatis mutandis, valables dans leur exemplarité pour illustrer des faits et phénomènes de société qui dépassent la seule situation acadienne néobrunswickoise. Ainsi, l’émergence du « problème social » (au sens où l’entend Gusfield, 2009) de l’analphabétisme dans le discours public en Acadie (que l’on peut dater de la fin de la décennie 1980) est largement comparable avec ce qui se passe ailleurs (notamment avec les situations françaises ou britanniques décrites dans les travaux référencés dans la note 1). Comme dans bien d’autres communautés, l’économie a vu rapidement changer ses besoins en matière de compétences recherchées sur le marché du travail. Parce que « la part langagière du travail » (Boutet, 2001; 2008; 2012; 2013, Greco, 2016) n’a cessé de croitre, les États ont dû dans un premier temps (années 1980-1990) composer avec une partie de leur population alors encore en âge de travailler, mais peu formée à accomplir des tâches faisant appel à des compétences en lecture-écriture. Les défis posés par l’alphabétisation de cette partie de la population sont au coeur des discours de presse pendant ces deux décennies (sur d’autres terrains, voir Lahire, 1999; Budach, 2003). Au tournant du millénaire, les préoccupations en matière d’alphabétisation ont changé de cible ou du moins ont élargi leur visée. C’est le groupe formé par les travailleurs et travailleuses en devenir, les enfants (dès le préscolaire, voire dès la naissance), qui est maintenant la cible de la plupart des politiques publiques. La cellule familiale devient alors le terrain sur lequel se joue l’alphabétisation, réussie ou non, des futurs travailleurs.

On note ainsi le passage d’un mouvement d’alphabétisation destiné essentiellement aux adultes sur le marché de l’emploi à un mouvement d’alphabétisation familiale (selon l’expression consacrée), pour notamment préparer dès aujourd’hui les travailleurs et travailleuses de demain. C’est ce changement, tel qu’il se donne à voir dans le discours de médias en Acadie, que j’illustrerai dans mon analyse. Il est attendu par ailleurs que comme dans toute évolution discursive, un discours ne chasse pas l’autre (ni à court ni même à moyen terme), les deux coïncident donc dans les données, y compris les plus récentes. De plus, des motifs discursifs présents dans la première phase des discours (la phase de l’alphabétisation des adultes) sont repris dans la deuxième phase (celle de l’alphabétisation familiale). On retrouve notamment le motif posant que l’acquisition de compétences linguistiques est avant tout une question de bonne volonté personnelle[3] (ou familiale) ou celui qui lie la bonne maitrise des habiletés linguistiques à l’épanouissement personnel et social, ce qui corolairement fait de la personne présentant des défis en termes de littératie, une personne nécessairement déficitaire. Ces reprises sont aussi intéressantes à mettre de l’avant, car elles témoignent notamment d’idéologies sur la langue, son apprentissage, sa maitrise, son rôle pour l’intégration sociale des individus, etc., qui, elles, restent pérennes, démontrant la forte naturalisation des idéologies linguistiques.

Avant d’en venir à l’analyse de discours proprement dite, je présente sommairement dans la partie suivante le contexte de cette étude, celui de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Je donne aussi plusieurs indications sur les données mobilisées, leur origine et nature, la façon dont elles ont été recueillies et dont elles sont ici appréhendées.

Fondements de l’étude : contexte, données et approche analytique

L’Acadie, plus précisément l’Acadie du Nouveau-Brunswick dont il est question ici, est une communauté historiquement issue de la colonisation française du nord-est de l’Amérique du Nord[4] et formée désormais de personnes aux origines diverses qui se reconnaissent par une volonté de vivre en français au sein d’un continent très majoritairement anglophone[5]. Cette volonté est appuyée par une législation qui garantit le bilinguisme officiel de la province depuis 1969 – rappelons qu’il en va de même au niveau fédéral depuis la même date. La province du Nouveau-Brunswick reconnait aussi l’égalité des deux communautés depuis 1982 et cette disposition est enchâssée dans la Charte canadienne des droits et des libertés (Gouvernement du Canada, 1982)[6]. Le poids numérique des francophones qui se situe aux alentours de 32 % selon les données du recensement fédéral de 2016 et la concentration de cette population le long de la côte est-atlantique (bien qu’avec certaines discontinuités et dans des proportions variables) ainsi qu’au nord de la province assurent aussi un environnement propice au maintien de la langue. Enfin, la mise sur pied d’un réseau institutionnel – les francophones au Nouveau-Brunswick possèdent leurs écoles[7], leur régie de santé, leurs institutions sociales et communautaires[8] – compte fortement parmi les éléments qui concourent à donner à cette communauté une certaine robustesse.

Parmi les institutions acadiennes qui donnent un certain poids et une certaine voix à cette collectivité, il y a la présence de médias par et pour la communauté. Cette présence remonte à la fin du 19e siècle et, depuis lors, plusieurs journaux se sont secondés ou succédé pour informer la population acadienne et défendre ses intérêts[9]. Pour la période qui nous intéresse, un quotidien acadien, L’Acadie nouvelle, permet de suivre un discours s’étalant sur les 40 dernières années. L’histoire et le rôle de ce média pour la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick a fait l’objet de plusieurs travaux, dont la thèse de maitrise de Marie-Hélène Eddie (2011). Ce travail fournit nombre d’informations utiles à qui veut en apprendre plus sur le journal, son histoire, son mandat, les attentes du lectorat acadien à son égard.

Le journal L’Acadie nouvelle, avec un premier numéro paru en 1984 et une publication quotidienne ininterrompue depuis lors, se présente comme un terrain privilégié pour tout analyste de la société acadienne du Nouveau-Brunswick. Il permet en effet de suivre le cheminement d’une thématique et de mesurer les permanences et les changements dans la façon de l’aborder. Plus largement le média offre une image de préoccupations qui, au sein de la population acadienne, peuvent apparaître, changer, voire disparaitre ou du moins muter. Bien avant ce travail, nombre de sociologues et de sociolinguistes se sont saisis des médias acadiens, y compris dans le cadre d’approches en diachronie pour relever et révéler divers enjeux sociaux (sur les questions de langue, voir les travaux de Boudreau, notamment 2009 et 2014).

L’analyse proposée ici s’appuie sur des données (des articles de format très varié) dont la recension commence avec l’apparition du journal en 1984 et s’arrête fin mars 2021. Le journal est dépouillé manuellement jusqu’en 1999, année où la recherche par mots-clés via la base de données Eureka.cc devient possible. Tous les articles (lors du dépouillement manuel autant qu’électronique) qui présentent comme mots-clés les noms : alphabétisation (et dérivés : le verbe alphabétiser, le nom ou adjectif analphabète[s]), et/ou littératie sont retenus dans un premier temps.

Bien que je dispose d’un corpus assez conséquent de plusieurs centaines de textes[10], l’analyse de discours conduite ici est essentiellement qualitative. Cet abord permet de mener un travail interprétatif efficace. En effet, au-delà de ce qu’il affirme explicitement (l’information donnée), la bonne compréhension d’un discours exige de reconstituer la fonction des informations qu’il propose dans la situation de communication où il a été produit. Il s’agit de relever les thèmes, les angles d’approche, les mots ou formulations mêmes qui reviennent le plus souvent, leur persistance, leur transformation voire leur disparition.

L’analyse de discours proposée ici s’appuie largement sur certains principes définis par le sociologue britannique Stuart Hall (1997) qui permettent de prendre en compte les rapports de pouvoir/savoir qui entourent la production et la circulation de représentations particulières dans le discours (voir Lindner, 2012). Dans la mesure où le champ du dicible est potentiellement illimité mais, dans les faits, fort restreint, les représentations, notamment médiatiques, qui constituent notre réalité sont circonscrites par le discours. Pour cette raison, l’analyse discursive proposée entend dépasser une approche purement sémiologique, dans la mesure où je m’intéresse certes à la manière dont le langage produit du sens, mais aussi aux enjeux de pouvoir qui commandent la façon même dont les choses sont représentées. Pour le dire autrement, l’analyse de discours utilisée ici s’attarde au discours comme producteur d’un savoir permettant, par le fait même de son existence, l’existence de façons de voir les choses, de dire les choses, de faire les choses, d’en parler et d’y réagir. Ce qui est en jeu est de voir, à la suite de Foucault (1980; 2001, voir aussi Ringoot, 2010), comment sont établies par le discours certaines manières de faire sens du monde qui nous apparaissent comme allant de soi.

Je rappelle que Hall est un penseur des Cultural Studies au sens large, dont l’oeuvre propose non seulement une réflexion sur la « race », mais aussi sur le genre et la classe. Parce que ces dernières dimensions (genre et classe) sous-tendent, sans toujours être vraiment explicitées, une bonne partie des discours analysés, le recours à cette pensée m’a semblé particulièrement fécond. Ce recours opéré postérieurement non seulement à la collecte des données, mais aussi à leur approche initiale (en l’occurrence en pratiquant une lecture intensive au sens où l’entend Krieg [2000]) et à une première catégorisation illustre ma démarche méthodologique largement inductive. Une « approche ancrée » (grounded theory, Glaser et Strauss, 1967) m’a conduite à orienter mes lectures théoriques (dont Hall, 1997) en fonction des observations faites dans le corpus. Toutefois, il s’agit moins, comme le proposent Glaser et Strauss, de faire émerger la théorie à partir de l’observation que de me saisir de propositions théoriques pour faire sens du matériau d’analyse.

Au-delà du sujet traité, l’un de principaux objectifs théoriques est de mettre en évidence l’intérêt d’une analyse de discours en diachronie. Exploiter un corpus s’étalant sur presque quatre décennies de discours médiatiques sur un thème (l’alphabétisation en Acadie) permet de mettre en perspective comment tout discours, loin d’être le reflet d’une réalité qui existe indépendamment de lui, contribue à construire, configurer et reconfigurer les pratiques sociales. Signalons qu’en Acadie, une telle démarche a déjà été appliquée au discours de presse, notamment par Boudreau (2009; 2014) pour traiter de discours à caractère épilinguistique.

D’une génération l’autre : de l’alphabétisation des travailleurs à l’alphabétisation familiale

Dans cette partie proprement analytique, je m’arrêterai en premier lieu sur le choix des mots mobilisés pour traiter des compétences des personnes en matière de lecture-écriture. Entre alphabétisation et littératie, je cherche à mettre au jour d’éventuelles différences ou tout au moins des nuances. Bien que les deux termes restent imprécis quand ils sont mobilisés dans les « discours profanes » (au sens de non-savants, dont les discours médiatiques), on peut déceler avec le développement du vocable littératie une modification du public cible notamment en ce qui a trait aux tranches d’âge visées prioritairement. Peu à peu on passe d’une priorité (mesurée selon le nombre de discours consacrés à une thématique plutôt qu’à une autre) pour l’alphabétisation des travailleurs à ce que l’on va nommer l’alphabétisation familiale, sujet auquel la notion de littératie est souvent accolée[11]. C’est ce que nous verrons de façon générale en deuxième lieu. Enfin, en troisième lieu, ce sont quelques grandes caractéristiques du discours sur l’alphabétisation familiale qui retiendront l’attention.

Au-delà des mots : que se fait-il, comment et pour qui?

Quand on s’intéresse au sujet de l’alphabétisation et à la mise en discours (à la construction discursive) de cette question sociale, il faut nécessairement prendre en compte la trajectoire des termes utilisés pour y faire référence, leurs définitions mais aussi leurs imprécisions. J’ai employé jusque-là le terme alphabétisation car c’est, le long du corpus, le plus fréquent et l’un de mes mots-clés, l’autre étant littératie, terme qui apparait plus tardivement (voir infra). Au sujet de ces deux mots, un point de terminologie s’impose. Quand on en use dans le média étudié, quel est ou quels sont les sens qui leur sont attribués? Tenter de cerner ces sens et illustrer leur instabilité est un premier pas dans l’analyse.

La littérature savante consacrée au sujet (Collins et Blot, 2003; Lahire, 1992; 1999; 2000; Dabène, 2002 notamment) a soulevé massivement le véritable défi définitionnel posé par ces mots. Cette même littérature a également montré que dans le discours public, a fortiori médiatique, le flou terminologique qui les entoure est peu questionné. D’une part, les termes ne sont que peu définis, leur sens est la plupart du temps à déduire de leur emploi; d’autre part, les mots sont souvent confondus.

Si l’on suit maintenant la trajectoire des mots quelle que soit leur acception, la période de référence permet de voir leur apparition même. Commençons avec alphabétisation qui, comme unité lexicale utilisée dans le corpus, apparait plus tôt. En effet, si le mot est absent des pages de notre quotidien pour les années 1984, 1985 et 1987, il apparait dans deux articles en 1986 et dans trois en 1988. À nouveau, il n’est l’objet d’aucun article en 1989 et 1990, mais c’est alors qu’un changement s’opère puisqu’en 1991, il est l’objet de dix-sept articles, en 1992 de neuf, en 1993 de huit, en 1994 de dix. Depuis lors, le terme maintient sa popularité aux alentours d’une dizaine de mentions par année. C’est donc bien une transition discursive à laquelle on assiste dans la presse acadienne au début des années 1990. À partir de là, le sujet s’impose avec une certaine mise en forme destinée à en démontrer l’importance, la gravité. La situation acadienne, où la question de l’alphabétisation des populations locales[12] devient un nouveau sujet de préoccupation, suit avec un léger décalage, ce que la littérature sur le sujet a mis au jour pour d’autres situations occidentales. Ainsi, en France par exemple, l’analphabétisme conçu comme problème national apparait dans le discours public à partir du milieu de la décennie 1980 (Lahire, 1999; Espérandieu et Vogler, 2000).

Le terme littératie est d’apparition plus récente. Dans le corpus sa première mention semble se trouver dans une chronique datée du 11 août 2000. Il n’est sans doute pas anodin de signaler que cette chronique intitulée « Littératie et développement économique » est signée par un universitaire. Si on suit Hébert et Lépine (2013), qui ont tenté une mise en perspective historique et une définition de la notion dans le monde francophone, la notion va en effet connaitre à l’orée du 21e siècle un grand succès chez les chercheurs et chercheuses de cet espace linguistique[13]. Le terme peu défini, toujours selon Hébert et Lépine, va se voir accorder un grand potentiel. Cette popularité va vite gagner l’espace public. Pourtant, si dans la recherche, on assiste à une mutation terminologique et épistémologique du concept d’alphabétisation vers celui de littératie (Collette, 2013), dans le discours général, les notions semblent interchangeables et restent peu ou mal définies.

Dans l’analyse que je propose, je ne cherche donc pas a priori si les termes sont distingués et comment, je soulignerai toutefois quelques tendances et nuances qui prennent un sens en regard de l’analyse proposée. Dans la mesure où j’adopte une approche critique, ce qui m’intéresse avant tout c’est de voir qui emploie ces mots (et alors éventuellement lequel préférentiellement), quand, où (dans quel contexte), pourquoi et avec quelle(s) conséquence(s).

Dans cette perspective, l’émergence de littératie dans les pages de L’Acadie nouvelle est intéressante dans la mesure où son utilisateur initial n’est ni un ou une professeure en éducation ou en linguistique, comme on pourrait s’y attendre dans la mesure où l’on parle de la langue et de sa maitrise, mais un économiste. Cette information prend sens au cours de l’analyse.

En ce qui a trait à la génération plus particulièrement ciblée par ce vocable plutôt que l’autre, un élément notable est le fait que le mot littératie apparait plus volontiers associé au public scolaire (ou du moins d’apprenants initiaux) qu’à celui des personnes adultes sur le marché du travail. Le terme vient d’ailleurs avant tout du monde scolaire : « Au départ, il désigne un ensemble de compétences et de savoir-faire élémentaires en lecture et en écriture, typiques de l’école primaire que l’on avait l’habitude d’évaluer pour noter les élèves et définir les niveaux à atteindre par classe » (Fraenkel, 2021, p. 221). Béatrice Fraenkel, dans cette même notice de dictionnaire consacrée à la notion de littératie, ajoute que « [c]ette approche quantitative est adoptée dès les années 1950 par l’Unesco qui organise, à l’échelle mondiale, de vastes programmes d’éducation des populations, les literacy campaigns (“campagnes d’alphabétisation”) » (Fraenkel, 2021, p. 221). Deux éléments ici, l’approche évaluative (la mesure du taux de littératie) et la mention d’un grand organisme international, vont se retrouver dans l’analyse du corpus

L’origine scolaire du terme fait que pour l’une de ses premières apparitions dans le corpus, on le trouve dans une brève qui débute ainsi : « Le district scolaire no 09 de la Péninsule acadienne invite la population au lancement officiel de son programme de littératie qui vise à améliorer la capacité de lecture de ses élèves » (Poirier, 2000, p. 14). Ce lien avec la jeunesse (et le fait de cibler essentiellement la lecture, dans une acception étroite de la notion de littératie) se retrouve année après année dans le corpus comme en attestent les quelques extraits suivants :

Mme Godin estime également que le Salon du livre a eu un impact positif sur les jeunes […] : « […], nous avons un gros impact auprès des jeunes, allant des tout petits jusqu’aux plus âgés. Nous voulons leur faire connaitre le livre, mais aussi les rapprocher de la littératie. Le Salon est un bon véhicule en la matière » affirme-t-elle.

M. R., 7 octobre 2011, p. 5

La collection de livres des écoles de Rogersville subira une cure de rajeunissement grâce à un don de 25 000 $ de la Fondation Indigo pour l’amour de la lecture […]. Cette année, la Fondation Indigo pour l’amour de la lecture a versé 1,5 million $ à des écoles dans le besoin partout au pays. […] Selon la présidente de la Fondation, Heather Reisma, ces subventions favorisent le gout de la lecture et le développement d’importantes aptitudes en littératie.

Poirier, 2016, p. 21

Un projet pilote sera lancé à l’école Mgr-Matthieu-Mazerolle et l’école régionale de Saint-André. À compter de septembre, une initiative qui allongera la journée scolaire d’une heure par jour pour les jeunes de la maternelle à la deuxième année […] On a hâte de voir les retombées positives de cette initiative, indique le directeur général. On veut favoriser la littératie […] avec nos « p’tits pits » pour leur donner une meilleure chance et une meilleure préparation pour leur avenir.

Paquette, 2018, p. 1 et 3

L’intérêt à commenter l’apparition du mot n’est pas que terminologique, en fait avec lui apparait une préoccupation bien plus ciblée pour des habiletés langagières afin de répondre à la nouvelle donne économique, et plus largement comme gage de développement économique et social. Voici le portrait dressé au lectorat :

La nouvelle économie basée sur le savoir exig[e] un niveau minimal de littératie. De plus, les changements sont extrêmement rapides et exigent que les individus puissent s’adapter rapidement dans un environnement en perpétuel changement […] Dans un tel contexte, un haut niveau de littératie devient un outil […] essentiel pour un individu […] il exist[e] un lien étroit entre le niveau de littératie d’un individu et son niveau de revenu […] Pour la société dans son ensemble, […] [il existe] un lien étroit entre la croissance économique et la spécialisation de la main-d’oeuvre. De plus, les secteurs économiques qui connaissent la croissance la plus importante sont des secteurs qui requièrent des niveaux de littératie élevés.

Desjardins, 2000, p. 13

Et le chroniqueur de conclure ainsi : « […] il est essentiel de poursuivre un objectif visant à accroitre le niveau de littératie de la population du Nouveau-Brunswick » (Ibid.).

De l’alphabétisation des travailleurs à l’alphabétisation familiale

L’accroissement du niveau de littératie de la population du Nouveau-Brunswick – qui est un objectif de premier plan visé par notre chroniqueur – va se décliner sous plusieurs facettes que nous pouvons documenter grâce à l’écho médiatique que différentes initiatives vont trouver. En fin de compte, à partir des ateliers d’alphabétisation populaire publicisés dans un premier temps dans L’Acadie nouvelle (dans les années 1980 et 1990), les actions en faveur de l’alphabétisation vont peu à peu prendre différentes formes, s’adresser à différents publics. Il s’agit aussi de passer d’initiatives ponctuelles et locales à une stratégie globale. En 2016, c’est d’ailleurs en ces termes que le gouvernement du Nouveau-Brunswick (sous la houlette du premier ministre Brian Gallant) va présenter son grand chantier de promotion de la littératie pour tous. Cette initiative se donne à voir en premier lieu sous la forme d’un rapport d’enquête intitulé Le pouvoir de la littératie – Vers la Stratégie globale en matière d’alphabétisation du Nouveau-Brunswick[14]. La table des matières du rapport offre une bonne idée de son contenu.

Une capture d’écran de la table des matières dudit Rapport montre l’importance accordée à la formation initiale en matière de développement de la littératie. Sur les sept points regroupés sous « Faits saillants et recommandations », plus de la moitié (quatre) concerne les enfants et la famille.

La promotion de la littératie que l’on voit se développer au fil du temps dans le corpus est de plus en plus explicitement tournée vers la jeunesse. Cette étude n’est pas la première étude de discours portant sur le discours de l’alphabétisation dans une communauté francophone minoritaire au Canada qui entende appréhender, derrière l’évolution discursive du thème, une évolution sociétale plus large. À l’orée du 21e siècle, Gabriele Budach (2003), à partir d’un terrain franco-ontarien, a pu noter une mutation discursive révélatrice de l’évolution des rapports sociaux, culturels et proprement politiques envers les compétences linguistiques des individus. La chercheuse identifie trois mouvements, trois avancées dans le discours sur l’alphabétisation (en arrêtant son étude au tournant du siècle[15]). En premier lieu, un discours dit de « l’alphabétisation populaire », auquel succède un discours de « l’alphabétisation bureaucratique » qui à son tour cède le pas à « l’alphabétisation culturelle ». Ces trois discours[16] exercent tour à tour « un certain pouvoir de domination » (Budach, 2003, p. 337) dans les débats sur l’alphabétisation des adultes en Ontario. De l’un à l’autre discours, on tend vers une prise en main gouvernementale de plus en plus forte des actions en faveur de l’alphabétisation. Plus précisément le gouvernement de cette province, après avoir un temps laissé la tâche au monde associatif, la reprend en main pour vite la confier au secteur privé dans une logique de recherche de rationalisation et réduction des couts. Budach nous montre donc des façons de faire et des attendus de plus en plus tournés vers la rentabilisation de la formation, mais surtout la rationalisation et l’instrumentalisation de ses objectifs : on vise l’ajustement du travailleur à la nouvelle donne économique[17]. L’ambition est la rentabilisation du capital humain[18]. Avec certaines nuances, je retrouve dans mon corpus des mouvements de discours similaires. Toutefois, dans l’étude de Budach (2003), on ne trouve rien concernant l’alphabétisation familiale et plus largement aucune donnée, aucun discours sur les actions à entreprendre pour favoriser l’alphabétisation dès la tendre enfance ou même durant les douze années de scolarisation obligatoire pour tous les jeunes des deux provinces. Il faut dire que le travail de Budach se conclut au début du 21e siècle. Il n’est donc pas étonnant que le thème soit absent. Dans le corpus acadien également à cette époque, il n’a pas encore débuté sa carrière. Le corpus étudié ici, parce que son spectre temporel est plus large, permet d’observer une nouvelle mutation discursive qui accompagne un nouvel avatar de l’alphabétisation, l’alphabétisation familiale, qui va cibler prioritairement la jeunesse. Ce nouveau mouvement se déploie au cours de la première décennie du 21e siècle.

Figure 1

Table des matières extraite du document « Le pouvoir de la littératie – Vers la Stratégie globale en matière d’alphabétisation du Nouveau-Brunswick ».

Table des matières extraite du document « Le pouvoir de la littératie – Vers la Stratégie globale en matière d’alphabétisation du Nouveau-Brunswick ».

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Avec des titres-slogans – « L’alphabétisation, ça commence à la maison », « Lire, une habitude qui se prend tôt » (Pître, 2008, p. 11) –, le média analysé se fait l’écho d’un mouvement qui prend de l’ampleur au pays. La littératie, qui devient de plus en plus une cause pour tous (et non un sujet qui engagerait les seules personnes directement concernées) engendre le mouvement dit de l’alphabétisation familiale. Ce mouvement va recevoir au Canada dès l’orée du nouveau millénaire une attention particulière. Ainsi, dès ce moment-là se met en place la Journée de l’alphabétisation familiale. Telle que présentée par ses instigateurs, cette journée est

[c]élébrée chaque année le 27 janvier, […] [et] a été créée en 1999 par ABC Alpha pour la vie Canada pour célébrer le plaisir de lire et d’apprendre en famille et pour encourager les familles canadiennes à consacrer au moins 20 minutes par jour à une activité favorisant l’apprentissage. Cette journée est marquée par des milliers d’évènements et d’activités à l’échelle du pays[19].

Cet engouement pour l’alphabétisation dite familiale se démarque dans les données. Dans le corpus, l’expression alphabétisation familiale apparait pour la première fois le 18 janvier 1999. Avec une dernière attestation datée du 29 janvier 2019, elle est présente 210 fois. Ce mouvement, comme son nom le laisse deviner, vise la famille et en premier lieu l’enfant. Je reviens dans la dernière sous-section à certaines caractéristiques du discours médiatique sur l’alphabétisation familiale en ce qui a trait au public visé. Précisons ici qu’en visant l’enfant, on ne se détache pas du mouvement vers la rentabilisation de la formation mis au jour par Budach. Ce mouvement doit être conçu comme la suite logique d’une tendance à faire la promotion de l’alphabétisation au nom de l’ajustement des personnes à la société et à l’attention portée à leur employabilité dans une économie de plus en plus demandeuse de compétences linguistiques. Le discours fait certainement valoir « la magie de la lecture avec un enfant », invitant les parents à « enfiler les chaussures d’un prince ou d’une princesse » (Dauphin, 28 janvier 2014, p. 7), mais la dimension utilitaire n’est jamais très loin :

La journée nationale d’alphabétisation familiale a souligné le bienfait de la lecture avec les enfants. Savoir lire, c’est être capable d’accéder à la connaissance. C’est la « clef » de l’éducation, qui ouvre elle-même les portes de l’avenir. […] J’encourage les parents et les tuteurs à consacrer chaque jour du temps à la lecture avec un enfant, votre enfant, des enfants. C’est une belle façon de passer du temps de qualité en famille, mais c’est aussi un investissement extraordinaire dans l’avenir de nos enfants.

Dauphin, 28 janvier 2014, p. 7, citant dans le deuxième segment la ministre Marie-Claire Blais; c’est moi qui souligne

Nous allons voir maintenant que les principales mises en discours qui caractérisent le traitement médiatique de ce thème mettent non seulement un accent sur la jeunesse et la famille, ce qui est attendu, mais plus particulièrement sur l’enfant dès le plus jeune âge et sur sa mère comme « pièce maitresse », « pierre angulaire » d’une alphabétisation réussie. Cette spécification du genre ira si loin que les dernières campagnes essayent d’inverser la vapeur en mettant l’accent sur le rôle du père.

Les femmes et les enfants d’abord… et les hommes dans tout cela?

À la lecture du corpus, certains éléments sont apparus qui distinguent les discours sur l’alphabétisation que je pourrais nommer « de première génération » (ceux de la fin du 20e siècle, qu’il convient toutefois de ne pas appréhender comme un bloc) et ceux « de deuxième génération » (qui apparaissent avec le changement de millénaire). L’une des plus notables de ces différences concerne les caractéristiques mises de l’avant quant aux publics cibles[20]. Deux sont apparues. Comme on l’a vu, l’âge de la clientèle visée est sans doute le changement le plus notable. Moindrement (moins explicitement), on note aussi un changement ou plutôt une extension en ce qui concerne l’occupation et le genre des personnes interpelées pour participer à une meilleure alphabétisation de la société. On passe de l’interpellation de la personne comme travailleur, travailleuse, à la personne comme parent. Dans l’exercice de l’activité parentale, on note alors et sans grande surprise une légère insistance sur le rôle de la mère dans la transmission de la langue.

Débutons avec l’âge du public cible, qui devient une donnée capitale dans la mesure où l’on passe d’un public essentiellement constitué de personnes qui sont sur le marché du travail (ou qui en sont exclues justement par manque de compétences littéraciques), mais quoi qu’il en soit des adultes, à un public bien plus jeune, d’âge scolaire et même plus jeune. Ce nouvel angle d’approche encore une fois n’est pas propre à la situation envisagée, mais s’inscrit dans une évolution du traitement du sujet où l’accent mis sur la jeunesse, sur la prime jeunesse, dans les discours (et les actions) sur l’alphabétisation relève de grands courants nationaux et internationaux en la matière. Il semble que de plus en plus, décision est prise « d’attaquer le problème à la racine », de faire de la prévention et non plus seulement de l’intervention. Les questions d’alphabétisation et d’éducation scolaires, mais aussi familiales tendent à se confondre. Là où les actions en faveur de l’alphabétisation prenaient la forme d’écoles de la deuxième chance pour ceux et celles qui n’auraient pu acquérir assez d’habiletés en la matière lors de leur prime scolarisation, de plus en plus c’est lors de cette scolarisation initiale, et même avant celle-ci, que l’on entend agir. Comme plusieurs chercheurs, chercheuses ayant réfléchi aux politiques d’alphabétisation de manière critique ont pu montrer un lien entre le développement du sujet comme problème public domestique en Occident et les opérations de mesure du taux d’alphabétisation par pays mené par l’ONU dans le dernier tiers du 20e siècle, on peut constater que c’est précisément lorsque l’on se met à évaluer les compétences en littératie des élèves que le sujet fait son apparition dans le discours médiatique. Dans son très bref survol de l’histoire de la littératie, Fraenkel rappelle en effet que « l’OCDE […] publie chaque année depuis 2000 le rapport PISA qui évalue, à partir d’un ensemble de tests, les compétences en literacy [et en numeracy] des élèves des pays membres afin de classer leurs systèmes d’éducation » (Fraenkel, 2021, p. 222).

Dans la foulée, l’ONU avec le « Programme de développement durable à l’horizon 2030[21] » adopte, par l’intermédiaire de l’une de ses institutions, l’UNESCO, des approches qui mettent l’accent sur les jeunes en faisant la promotion de l’alphabétisation[22]. Au niveau provincial, mettre l’accent sur les plus jeunes et la formation initiale est l’une des recommandations du Rapport cité plus haut. À partir de la fin de la décennie 2000-2010, le thème du bon départ dans la vie qui fait toute la différence trouve un large écho dans les pages de L’Acadie nouvelle :

Un nouveau rapport canadien sur l’apprentissage révèle qu’il y a beaucoup à faire pour sensibiliser les gens à l’importance de l’apprentissage dès la plus tendre enfance. […] Si les parents ne sont pas sensibilisés à ça, et ne stimulent pas leurs enfants ou n’ont pas les compétences de base pour le faire, les enfants vont commencer l’école déjà avec un retard […] Pour les enfants qui ont un retard au niveau des connaissances dès l’entrée au primaire, ce n’est pas facile de se rattraper. D’où l’importance de sensibiliser les parents grâce à des programmes d’alphabétisation familiale.

Eddie, 2008, p. 7

Le journal rend compte d’une série d’initiatives publiques ou plus individuelles, visant une meilleure alphabétisation des tout-petits. Ainsi, dans les pages culturelles, un article du 25 janvier 2008 met de l’avant l’engagement en la matière d’une éditrice jeunesse, Marguerite Maillet, qui dirige alors la maison d’édition pour enfants Bouton d’or d’Acadie (Mousseau, 2008, p. 29). Au fil des numéros du quotidien, on découvre de nombreux programmes comme « Regarde, j’apprends[23] » ou encore « Le gout de lire », qui visent le développement de compétences littéraciques dès le plus jeune âge. Des programmes comme le soutien orthophonique « Parle-moi », promouvant la stimulation du langage chez les plus jeunes, ou encore l’activité « Bébé à la bibliothèque », sont eux aussi publicisés par le journal[24]. Toutes ces initiatives peuvent également être comprises dans la démarche globale de l’alphabétisation « au berceau[25] » (pour reprendre une expression du sociologue Camille Peugny, 2013). Si éditeurs et autres acteurs des métiers du livre, voire professionnels de santé, sont appelés à faire leur part, plus que tout autre, le parent est alors mis de l’avant dans son rôle d’éducateur. Lors d’un reportage sur le passage d’une direction à l’autre à la tête de la Coalition d’alphabétisation du Nouveau-Brunswick, le journal cite la nouvelle présidente :

La famille est le berceau de l’apprentissage et de l’amour. Les parents ont besoin d’aide pour être les meilleurs parents possibles et pour réaliser qu’ils peuvent et qu’ils doivent commencer le processus d’apprentissage chez leur enfant dès leur naissance », a indiqué Mme Trenholme Counsell.

Gagnon, 2008, p. 10

Au Canada français, le foyer familial comme lieu de reproduction de la langue a une longue tradition, analysée notamment à travers des discours tenus sur le sujet par McLaughlin et Heller (2011). Ces dernières mettent également de l’avant le rôle spécifique dévolu à la mère dans sa fonction de reproductrice de la langue. Le discours envisagé par McLaughlin et Heller, celui tenu par des membres de confréries telle la société secrète qu’était l’Ordre de Jacques Cartier – un organisme de défense des intérêts des francophones qui sera jugé rétrograde et qui disparaitra à la fin des années 1960 – est présenté dans leur étude comme daté. Certains des discours qui se trouvent dans mon corpus, sous couvert de promotion de la lecture et de l’idée de donner les meilleures chances dans la vie dès le départ ramènent parfois subrepticement la femme à son rôle de mère, chargée de la bonne langue de son enfant.

En effet, en plus de viser la jeunesse et à travers elle, les parents qui en ont la charge, ramenant ainsi les individus à un rôle social, il y a dans ces discours une problématique de genre qui émerge en filigrane. En fait les adultes, souvent mis en scène dans leur fonction de parents, sont tenus pour occuper une place centrale au sein de la cellule familiale, et c’est là que parfois, suivant en cela l’ornière creusée par des siècles de patriarcat, le rôle de la femme comme « première éducatrice » est prioritairement pointé.

Le discours de l’alphabétisation populaire de « première génération » vise les travailleurs. Jusqu’à un certain point, ce discours est unisexe bien que, selon certains indices discursifs, il pourrait prioritairement cibler les hommes. Dans le corpus, ce qui permet de dire cela, ce sont essentiellement des moments (en particulier dans les années 1980 et 1990) où l’on insiste sur les besoins en alphabétisation dans le cadre de reconversions professionnelles concernant d’anciens employés de secteurs professionnels traditionnellement masculins tels que les pêcheries, la foresterie ou l’extraction minière. Cette dimension n’apparait que peu dans les textes les plus récents. Avec la promotion de l’alphabétisation familiale, les enfants sont mis à l’avant-plan, et avec eux, leurs parents et peut-être avant tout leurs mères. Là encore l’Acadie suit le courant général des politiques d’alphabétisation. L’histoire internationale des initiatives modernes en faveur de l’alphabétisation illustre en effet, à un niveau macro, cette attribution d’un rôle prépondérant aux femmes qui, toutes proportions gardées, arrive assez tardivement. Par exemple, au niveau symbolique, si depuis 1965 à travers le monde le 8 septembre est la journée où l’on souligne l’importance de l’alphabétisation, c’est seulement en 2010 que cette journée internationale de l’alphabétisation mettra de l’avant les femmes sous le thème de « [l]’alphabétisation et l’autonomisation des femmes ». Depuis lors le thème a connu un bon succès[26].

Dans le corpus, dans le cadre d’une vision somme toute très genrée des tâches de chacun et chacune[27], dans une famille et plus largement dans la société, les hommes sont présentés le plus souvent comme s’alphabétisant pour obtenir un emploi ou un meilleur emploi, un meilleur revenu afin de soutenir leur famille. Si l’homme doit avoir honte de sa condition d’analphabète, c’est parce qu’il ne peut, grâce au revenu d’un bon emploi ou simplement d’un emploi, subvenir aux besoins de sa famille. Au sein de la famille, l’homme joue le rôle classique de pourvoyeur de biens. Tandis que les femmes jouent le plus souvent un rôle de pourvoyeuse de soins – notamment linguistiques[28] – à l’enfant pour soutenir leurs besoins en alphabétisation :

Les filles qui quittent leurs études parce qu’elles sont enceintes […] apprennent rapidement l’importance de savoir lire et écrire pour élever un enfant […] Les femmes s’inscrivent souvent à un programme d’alphabétisation afin de pouvoir aider leur enfant à faire ses devoirs.

Petitpas-Taylor, 6 septembre 2008, p. 12

Plus largement, en avançant dans le temps l’alphabétisation tend à être pensée comme une « affaire de femmes ». Ce sont principalement celles-ci qui sont mises de l’avant, comme clientes des services d’alphabétisation[29], mais aussi comme agentes[30] ou comme promotrices de ces services. Dans ce dernier rôle, il est intéressant de souligner la couverture médiatique dont va bénéficier pendant le mandat de son mari la « première dame » du Nouveau-Brunswick, Diane Lord. La présentant le plus souvent avec son étiquette d’épouse, les pages du journal la suivent lorsqu’elle participe à des opérations visant à développer la littératie chez les enfants. Dans cette catégorie, citons la table ronde sur le thème « Développer le gout de lire : c’est une affaire de famille » annoncée par L’Acadie nouvelle dans son édition du 30 janvier 2001, table ronde organisée dans le cadre d’une journée dont la thématique cette année-là était « L’alphabétisation et l’apprentissage sont des affaires de famille ». L’année suivante on apprend que « [l]a femme du premier ministre Bernard Lord, Diane, est la présidente d’honneur du comité provincial de la Journée nationale d’alphabétisation familiale » (Paulin, 2002, p. 5). On dit encore d’elle qu’« impliquée comme femme et mère, elle a tenu à réitérer son appui à la promotion de l’alphabétisation au niveau familial et auprès de la petite enfance » (Paulin, 2000, p. 2). Des femmes plus anonymes sont aussi célébrées pour leur dévouement pour la cause de l’alphabétisation avec des reportages aux titres évocateurs : « Une maman de Val-Comeau honorée pour son dévouement » (Landry, 2006, p. 8); cette personne-là est pourtant honorée dans le cadre de sa participation à des activités salariées ou bénévoles et non comme mère, mais cela n’empêche pas qu’elle soit désignée sous l’appellatif générique de « maman ».

Les implications problématiques de cette insistance sur l’alphabétisation de la femme dans le but d’en faire avant tout une bonne mère vont d’ailleurs être soulignées dans le corpus dans un texte signé par celle qui était alors présidente du Conseil consultatif sur la condition de la femme au Nouveau-Brunswick, Ginette Petitpas-Taylor (devenue depuis la députée fédérale de Moncton-Dieppe-Riverview et récemment nommée ministre fédérale).

Le nouvel accent mis sur l’alphabétisation familiale, bien que ce soit une belle idée, a amené certaines personnes, apprenantes et formatrices en alphabétisation, à signaler le danger de trop insister sur l’analphabétisme des mères plutôt que sur celui des femmes, comme si l’alphabétisation était le devoir d’une mère et non le droit d’une femme.

Petitpas-Taylor, 2008, p. 12; c’est moi qui souligne

Au-delà de cet écueil[31] et pour en revenir plus largement au mouvement de l’alphabétisation familiale, indiquons avant de conclure qu’en appuyant l’alphabétisation des adultes, on ne vise plus seulement leur efficacité sur le marché du travail, mais aussi à en faire de meilleurs éducateurs comme futurs parents. En fait, efficience au travail et efficience parentale peuvent être mieux servies par une bonne littératie; ce qui permet finalement à plusieurs discours de coïncider. Un article paru le 8 septembre 2009 pour souligner la Journée internationale de l’alphabétisation permet de voir comment les deux formats (actions envers le travailleur adulte et actions envers la cellule familiale) coïncident désormais. En effet, à cette date, la Fédération d’alphabétisation du Nouveau-Brunswick fait part des « deux projets [qui] mobiliseront les efforts de l’organisme dans le but de répondre aux besoins d’alphabétisation chez les francophones » (Poirier, 2009, p. 14). Ces deux projets, baptisés respectivement Alpha familial et Compétences essentielles, visent l’un les parents et la petite enfance, et l’autre les travailleurs. Nous retrouvons bien là les deux visages, les deux pôles de l’alphabétisation. Dans le premier cas, il s’agit de « conscientiser » les parents pour en faire de meilleurs éducateurs, dans le second d’aider chaque « employé [à] atteindre une meilleure performance au travail » (Poirier, 2009, p. 14).

J’ai proposé dès l’introduction que la situation acadienne, aussi particulière qu’elle soit, peut aussi offrir un miroir pour regarder des mouvements et phénomènes qui se produisent ailleurs. La situation acadienne peut être prise comme un cas exemplaire qui permet d’en apprendre plus sur les politiques publiques en matière d’alphabétisation au niveau canadien, mais qui jette aussi un éclairage sur des politiques à vocation internationale. J’espère l’avoir montré en établissant des parallèles avec certaines positions prises par de grandes institutions mondiales.

Le mouvement illustré ici, où l’on passe de l’attention que les politiques publiques en matière d’alphabétisation portent au travailleur actuel à celle portée au futur travailleur, l’enfant, se comprend dans la mesure où, « [d]ans les pays industriels […] la scolarisation universelle initiale, progrès social majeur, n’assure pas pour autant, au sein des générations adultes déjà scolarisées, la maitrise continue de compétences maintenant de plus en plus requises dans la vie quotidienne au travail ou hors travail » (Bélanger, 2014, p. 19). Réussir l’alphabétisation initiale devient alors crucial.

Les données mobilisées ici et l’angle d’analyse privilégié offrent surtout une image des politiques publiques d’alphabétisation qui sont particulièrement publicisées médiatiquement. Ces discours médiatiques nous informent sur le ou les publics auxquels ces politiques s’adressent, notamment en matière de classes d’âge de ces publics, d’objectifs, etc. Dans la mesure où je me fonde sur presque quarante années de discours, ce travail permet de mettre au jour une évolution de ce point de vue. Malgré ces évolutions et mutations, il n’en reste pas moins que le principe valorisant le capital linguistique comme ressource matérielle ou symbolique perdure.