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L’événement de la publication de la correspondance privée de personnalités publiques est un type particulier d’acte politique. C’est aussi un genre littéraire spécial. Une adresse directe à un intime sous la forme d’une lettre suppose qu’il n’y a pas d’autre public implicite. Les auteurs des lettres n’imaginent pas un autre destinataire, mais souvent ils imaginent comment les autres pourraient les voir. La correspondance privée, c’est un peu comme se regarder dans un miroir. Vous vous regardez et imaginez comment votre interlocuteur pourrait vous imaginer. Dans la correspondance privée, les deux auteurs s’inquiètent souvent de la façon dont un démos ou un peuple tout entier pourrait percevoir ses défauts et ses allées et venues. Mais ils sont aussi engagés dans un délicat échange d’opinions et de sentiments. Quand quelqu’un de l’extérieur entre dans cette intimité, quand les lettres deviennent publiques, le destinataire impliqué est transformé. La correspondance prend alors la forme d’un antagonisme entre adversaires qui pourraient enquêter sur les détails de leur intimité comme quelque chose qui aide à expliquer la différence entre leurs deux visions du monde.
Ce livre propose de présenter la correspondance entre deux meilleurs amis, l’un, un socialiste qui était aussi un important militant et un écrivain qui s'est battu pour l'indépendance du Québec, et l’autre, un libéral qui allait devenir le principal opposant à l’indépendance du Québec. L’écrivain et syndicaliste Pierre Vadeboncoeur et Pierre Elliot Trudeau auraient été inséparables de l’école primaire jusqu’à leurs années au collège classique et au-delà. Ils ont commencé leurs études en droit à l’université de Montréal en 1940. La correspondance couvre la période de 1942 à 1995.
Il y a certains éléments dont l’absence semble étrange dans les 218 pages que compte cette collection de lettres qu’accompagnent une douzaine de photographies de la période. L’ouvrage comprend une longue introduction de Jean-François Nadeau, et des notes philologiques éparses de Jonathan Livernois permettent de situer les noms d’époque. Il est d’abord étrange qu’aucune lettre ne mentionne la Seconde Guerre mondiale. Comment deux intellectuels fraîchement sortis de l’école de droit et qui aiment la politique nationale et internationale, la philosophie classique, la littérature, l’art et la justice sociale pourraient-ils ne pas dire un mot sur la Seconde Guerre mondiale? D’autres lettres ont-elles simplement été perdues, comme le dit Nadeau? Se pourrait-il que certaines aient été intentionnellement exclues quelque part dans la chaîne de transmission? Peut-être est-il compréhensible que la lutte contre la conscription ait été perdue et que la plupart des intellectuels québécois de l’époque se soient sentis indifférents à la guerre. Mais comment expliquer qu’aucune de ces lettres n’en fasse mention entre 1946 et 1960? L’impression que j’en retire est que les deux épistoliers avaient une conception si abstraite et si élitiste de ce qui comptait en art et en politique qu’ils considéraient les événements en Europe comme une distraction banale qui ne valait pas la peine d’être commentée.
Le principal problème est que la grande majorité de plus d’une centaine de lettres proviennent de Pierre Vadeboncoeur (PV). Seulement une quinzaine sont de Pierre E. Trudeau (PT). Le Cabinet du premier ministre conserve des archives minutieuses. L’organisateur syndical et écrivain n’avait quant à lui ni d’entourage ni d’infrastructure de secrétariat comparables à ceux d’un premier ministre canadien. Toutes les lettres de PV dans les archives du Premier ministre ont été mises à la disposition d’Alain Vadeboncoeur qui a effectué la fouille. Nous ne savons pas quelles lettres de l’un ou de l’autre pourraient manquer, ni pourquoi. Ce déséquilibre fait en sorte que nous acquérons une bien meilleure compréhension de la psychologie et des positions politiques de PV que de celles de PT. Nous en savons déjà beaucoup sur PT dont l’image d’érudit a été abondamment cultivée par les médias et la recherche universitaire. Ces lettres révèlent un PT plus doux et plus vulnérable. Pourtant le ton de sa voix correspond déjà au personnage charismatique et dominant qui, une fois devenu premier ministre, s’aliénerait le Québec et l’Ouest canadien pendant des générations.
L’échange épistolaire a un caractère unilatéral. Souvent, alors que le lecteur s’attend à lire la réponse à une question pressante de PV dans une lettre subséquente de PT, cette réponse ne vient pas. Au bout d’un moment, le suspense s’émousse. Lorsque PT répond, c’est souvent pour donner des conseils et des encouragements à son ami. Parfois, PV semble rechercher soit son approbation, soit un soutien financier. Ils apprécient tous les deux les flatteries de l’autre, mais il semble que PV soit dans une position plus faible dans l’amitié. Parfois, PT donne le genre de conseil sévère que l’on donnerait à un ami qui a été frivole. À d’autres moments, Trudeau rassure simplement un Vadeboncoeur doutant de ses talents et lui enjoint de croire en lui. Plusieurs fois, il est clair que la réponse attendue de PT n’est pas au rendez-vous. Tout aussi souvent, on a l’impression que celui-ci était fatigué de répondre. Il y a plusieurs moments dans le différend politique sur la question nationale dans les années 1960 où le silence de PT pouvait être la seule réplique possible.
La moitié des lettres datent de la période 1942-1946. Très tôt, PV révèle qu’il a des problèmes de santé mentale. PT répond avec empathie et suggère le nom d’un psychiatre. Les deux échangent des blagues sur la psychanalyse, mais on sent que le jeune homme qu’était PV a dû faire face à des difficultés importantes. De nombreuses lettres de PV se terminent par des supplications anxieuses pour que PT écrive des lettres plus longues et plus fréquentes. À cette époque, PT écrit depuis Harvard, puis de Paris et de Londres. Dans une lettre expédiée de Harvard en 1944, PT spécule par analogie sur ce qui se passerait s’il couchait avec une femme, mais conclut que sa conscience ne le permettrait pas. Il s’exprime également sur l’importance qu’il attache au fait que ses amis se marient, alors qu’il ne l’est pas lui-même. Les deux passages révèlent ses valeurs morales catholiques. Par ailleurs, les deux amis partagent une passion pour les écrivains classiques (Voltaire et Charles Péguy en sont les modèles) qui leur vient aussi de leur formation jésuite au Collège Brébeuf.
Une grande partie de la seconde moitié de l’ouvrage est constituée des lettres de 1947 à 1970. Moins d’une douzaine sont datées d’entre 1970 et 1995. On y trouve quelques références à l’organisation syndicale mais aucun détail sur le soutien des deux amis à la grève d›Asbestos ou aux luttes contre le régime de Duplessis. Cité libre est mentionné à travers les critiques de PV à l’encontre de Gérard Pelletier qui a menacé de bloquer un de ses articles. Il exprime ses critiques dans une lettre de plainte adressée à PT et le rejettera simplement comme un allié indigne de confiance. PV subit un grand choc en 1965 lorsque Trudeau, Marchand et Pelletier se rendent à Ottawa pour travailler avec le gouvernement libéral de Lester Pearson. Une série de lettres envoyées de 1965 à 1968 se conclut par ces mots : « Je suis, je crois, très traumatisé par votre appartenance à ce maudit parti, à sa politique, aux intérêts qu’il représente. Très, très traumatisé. J’ignore si je reviendrai jamais, mais si je reviens un jour, ce sera que j’aurai pris pour ma part une distance infinie à l’égard de toute politique. » (p. 236)
L’un suit la tradition de Wilfrid Laurier tandis que l’autre choisit Henri Bourassa. L’un choisit le capitalisme libéral, l’autre une démocratie socialiste. PV rompt avec Trudeau et les deux ne se voient pas entre 1968 et 1993. Chacun continuera à se battre contre l’idéologie de l’autre au moment de la Crise d’octobre, du référendum de 1980 et du rapatriement de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique en 1981. Quelques brèves lettres concernent ensuite le règlement par PV de sa dette financière à PT pour l’achat de sa maison de la rue Bloomfield à Montréal; puis un dernier souvenir nostalgique de l’amitié qui les unissait autrefois. Pour moi, donner au lecteur accès à l’intimité en livrant au public ce qui était destiné à rester privé est voué à l’échec. En publiant les lettres, l’amitié devient une politique de l’amitié. Il est difficile de voir l’intimité comme une échappatoire et un moyen de sortir du politique.