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Depuis le début des années 1980, les priorités québécoises en matière de politique technologique ont suivi des tendances observées ailleurs dans le monde : l’engouement pour les biotechnologies des années 1980 et 1990 (Cambrosio et al.1985; Limoges, Cambrio et Pronovost, 1991; Vignola-Gagné, 2008) a fait place à l’engouement pour les nanotechnologies au début des années 2000 (Lafontaine, 2006; 2010), puis pour l’intelligence artificielle (IA) à partir du milieu des années 2010 (Roberge, Morin et Senneville., 2019)[1]. L’avènement de ces technologies, dites « de pointe », a poussé l’État québécois à mettre sur pied divers programmes, infrastructures et organisations vouées à leur promotion et à leur financement. Que ce soit par l’intermédiaire de soutiens accordés à des entreprises, telle I.A.F. Biochem en 1986, à la création d’organismes voués au rapprochement entre entreprises et universités, comme NanoQuébec en 2001, ou à la fondation d’instituts de recherche, comme Mila en 2017, le gouvernement du Québec a joué un rôle central dans le développement de ces domaines de recherche scientifique et technologique au potentiel économique prometteur, mais incertain.

L’analyse que nous proposons de l’intérêt politique pour les nanotechnologies au début des années 2000, puis pour l’IA à partir du milieu des années 2010, montre que leur déploiement au Québec respecte une logique analogue (Bensaude-Vincent, 2009; Lafontaine, 2006). Les premières actions publiques mises en place pour développer ces nouvelles technologies sont fortement influencées par des initiatives menées aux États-Unis, pays encore perçu comme le lieu des révolutions technologiques à venir. Elles font intervenir des acteurs et des organisations, publiques ou privées, qui parviennent à faire accepter aux responsables politiques leurs représentations de l’économie et de la société du futur, au centre desquelles figurent les technologies qu’ils promeuvent. Elles mobilisent également l’éthique comme garante d’une innovation responsable, répondant aux exigences sociétales d’un développement technologique et industriel qui se veut désormais « durable ». Enfin, elles font du rapprochement entre universités et entreprises, voire de la mise des premières au service des secondes, le cadre concret de la politique par laquelle le futur technologique imaginé doit advenir.

Les représentations d’un futur jugé inéluctable, mais dont serait irrémédiablement exclu tout pays faisant l’impasse sur le développement de ces technologies émergentes, se trouvent au coeur de la mobilisation des ressources matérielles et symboliques des promoteurs et autres acteurs engagés dans cette « course » à l’innovation (Van Lente et Bakker, 2010; Van Lente, 2016). Ce futur est rendu désirable grâce à la construction d’un imaginaire qui génère une partie des attentes autour de l’avènement de ces technologies (Maestrutti, 2011). Comme certains travaux en histoire et en sociologie des sciences et des technologies l’ont montré, les imaginaires associés aux discours spéculatifs sur les futurs technologiques, sortes de fictions plausibles (Selin, 2011), permettent d’ouvrir des espaces rhétoriques dans le présent où des politiques sont définies et des rapports de force établis en faveur de ces technologies promues (Van Lente et Rip, 1998; Selin, 2007; Bontemps, 2008). Autrement dit, les visions composant ces imaginaires (pensons, dans le cas des nanotechnologies, aux nanorobots pour la médecine cellulaire, aux nanotubes pour l’industrie manufacturière ou aux nanopuces pour les super-ordinateurs), diffusées dans la sphère publique par des scientifiques, des décideurs politiques, des industriels ou par les médias à grand tirage, jouent un rôle performatif et constituent le socle sur lequel s’appuient les promesses économiques.

La construction de tels imaginaires n’est pas qu’affaire de discours et de rhétorique, puisqu’il s’agit en fin de compte de s’attirer des soutiens politiques et économiques, de s’assurer une approbation sociale plus large et, surtout, de capter les ressources financières qui permettront ultimement à une industrie de s’établir et à un marché de se développer (Borup et al., 2006). L’ensemble de ces actions coordonnées, menant à la formation d’une communauté organisée de promoteurs hétérogène et plus ou moins organisée (Martin, 2015), forme ce qui est qualifié dans de nombreux travaux en sociologie des sciences et des technologies de régime d’économie des promesses technoscientifiques (Van Lente, 1993; Brown et Michael, 2003; Joly, 2010; Stephens et Ruivenkamp, 2016;Martin, 2018; Lemay, 2020) ou, plus simplement, d’économie de la promesse. Ces actions sont indissociables des intérêts individuels ou collectifs des promoteurs, puisqu’en s’engageant « dans une série d’activités rhétoriques, organisationnelles et matérielles par lesquelles le futur peut être “colonisé” », les promoteurs cherchent aussi à [traduction] « s’assurer un certain type d’avenir pour eux-mêmes » (Brown, Rappert et Webster, 2016, p. 4).

Les espoirs suscités par les promesses technologiques ont toutefois tendance à être déçus et finissent souvent par s’estomper. Les périodes d’engouement, parfois frénétique, pour une nouvelle technologie sont généralement suivies d’une phase de désillusion à la hauteur des promesses de départ. Elles donnent lieu à un « cycle de battage technologique » (Gislera, Sornettea et Woodard, 2001; Bakker et Budde, 2012; Dandurand et al., 2020) se résumant aux éléments suivants : les nouvelles technologies passent par une période de battage (hype) durant laquelle les promoteurs discourent abondamment sur le futur en promettant des transformations socioéconomiques radicales. Ces discours engendrent des attentes chez différents intervenants (États, entreprises, firmes de capital à risque, etc.), entraînant des investissements se voulant à la hauteur du potentiel révolutionnaire présumé de la technologie. Les attentes n’étant finalement par remplies, les bailleurs de fonds diminuent considérablement leur implication. Les promesses initiales laissent alors place à un discours plus rationnel sur la technologie, qui trouve bel et bien des applications pratiques – bien qu’éloignées des aspirations initiales (Joly, 2015; Ruef et Markard, 2010). Si plusieurs sociologues ont montré que ce modèle réduit le cours de l’histoire à une linéarité simplificatrice (Van Lente, Spitters et Peine, 2013; Borup et al., 2006; Joly 2010, p. 9-10), il n’en fournit pas moins une représentation utile du cycle de vie de la rhétorique accompagnant diverses technologies promues comme « révolutionnaires » (Bakker et Budde, 2012).

En adoptant l’angle de l’économie de la promesse, nous reconstituons dans cet article l’essentiel des actions coordonnées visant à promouvoir les nanotechnologies et l’IA au Québec, afin d’expliquer les décisions politiques qui ont été prises vis-à-vis du développement de ces deux technologies, la première ayant déjà traversé sa période d’engouement alors que la seconde s’y trouve toujours. Notre argumentation s’appuie principalement sur les rapports produits par des organismes gouvernementaux ou sans but lucratif mis en place à différentes périodes pour promouvoir ces deux technologies au Québec. Le cas des nanotechnologies, pour lequel nous avons désormais plus de recul, permet par ailleurs d’évaluer l’écart entre les promesses initiales et ce qui est réellement advenu. Il fournit également des pistes de réflexion pour aborder de façon critique le soutien gouvernemental actuel accordé au développement de l’IA et les discours portant sur ses retombées économiques futures au Québec.

Le potentiel infini de la « révolution nano »

Pour asseoir la crédibilité du champ émergent des nanotechnologies au début des années 1980, les chercheurs en nanotechnologie lui attribuent une filiation « noble » dans le discours prononcé en 1959 par le prix Nobel de physique Richard P. Feynman au congrès de l’American Physical Society. Feynman y discutait la possibilité de manipuler la matière à l’échelle de l’atome et de profiter des lois de la mécanique quantique pour créer des matériaux aux propriétés nouvelles (Feynman, 1959). Dans le terme « nanotechnologie », le préfixe « nano » renvoie en effet au nanomètre, unité de grandeur qui équivaut à un milliardième de mètre. Il faut toutefois attendre la deuxième moitié des années 1980 pour que l’ingénieur Eric Drexler popularise véritablement le terme « nanotechnologie ». En 1986, ce protégé de Marvin Minsky, un pionnier de l’intelligence artificielle, publie son premier ouvrage Engines of Creation: The Coming Era of Nanotechnology, qui connaît un grand succès public. Il y présente un avenir technologique et industriel mythifié, rendu possible par des « nanomachines » autonomes, dites assembleurs. Selon Drexler, ces assembleurs permettraient [traduction] « d’apporter des changements aussi profonds que la révolution industrielle, les antibiotiques et les armes nucléaires, le tout réuni en une seule percée massive » (Drexler, 1986, p. 28).

Bien que cette vision des nanotechnologies soit décriée par plusieurs scientifiques (Amato, 1991), qui la qualifient d’utopique, elle suscite néanmoins l’intérêt du gouvernement américain (McCray, 2005). Cet intérêt permet à Mihail C. Roco – ingénieur mécanique de formation et conseiller gouvernemental en matière de science et de technologie – et ses collaborateurs de fonder l’Interagency Working Group on Nanoscience, Engineering, and Technology (IWGN) au cours des années 1990. Sous la tutelle du National Science and Technology Council (NSTC), l’IWGN entreprend des travaux qui prennent leur forme achevée dans la National Nanotechnology Initiative (NNI), dont le premier rapport est publié par le NSTC et endossé par le gouvernement de Bill Clinton en 2000 (McCray, 2005; Berube, 2006). Ce document reprend à son compte la vision mythique de Drexler et promet une nouvelle révolution industrielle – le mot « révolution » et ses dérivés y étant d’ailleurs mentionnés plus d’une trentaine de fois – au cours de laquelle aucun domaine ne sera épargné par la vague déferlante des nanotechnologies :

[traduction] On peut s’attendre à ce que le nombre de découvertes révolutionnaires signalées dans le domaine des nanotechnologies s’accélère au cours de la prochaine décennie; celles-ci sont susceptibles d’affecter profondément les technologies existantes et émergentes dans presque tous les secteurs industriels et domaines d’application, notamment l’informatique et les communications, les produits pharmaceutiques et chimiques, les technologies environnementales, les économies d’énergie, la fabrication, ainsi que les diagnostics et les traitements dans les soins de santé.

NSTC, 2000, p. 21

Les efforts de l’IGWN se concrétisent le 21 janvier 2001, lorsque le président Clinton annonce, dans un discours prononcé au California Institute of Technology (Caltech), des investissements publics de plus de 500 millions de dollars pour faire advenir la vision des promoteurs des nanotechnologies. L’initiative américaine lance une course mondiale aux nanotechnologies à laquelle le Québec participe très tôt. Dès l’an 2000, le gouvernement québécois met en place un Comité sur les nanotechnologies (CN) au sein du Conseil de la science et de la technologie (CST). Dirigé par Michel Desrochers, directeur général de l’Institut de recherche en biotechnologies, et formé de huit autres membres, dont sept chercheurs et un président d’entreprise, le CN produit le rapport Les nanotechnologies : la maîtrise de l’infiniment petit. Soumis en juin 2001 à David Cliche, alors ministre délégué de la Recherche, de la Science et de la Technologie, cet avis s’inspire largement de la vision promue par Mihail C. Roco et ses collaborateurs de l’IWGN. Les documents produits par ces derniers forment d’ailleurs le coeur de la recherche documentaire utilisée dans le rapport du CN[2].

Parallèlement à cet avis, le CST produit un second rapport qui brosse un portrait global de l’état de la recherche en nanotechnologies, où Eric Drexler est présenté comme l’« apôtre » du domaine (CST, 2001, p. 6). Le rapport fait grand cas de l’une des applications les plus prometteuses des nanotechnologies, les nanotubes de carbone, dont les propriétés « tout à fait étonnantes » permettraient notamment de fabriquer des câbles cent fois plus résistants que l’acier tout en étant six fois plus légers. Malgré les obstacles techniques barrant la voie aux applications industrielles des nanotubes de carbone, dont le rapport ne fait pourtant pas l’économie des détails, celui-ci n’en demeure pas moins persuadé que les « applications des nanotubes sont imminentes », citant pour exemple la compagnie sud-coréenne Samsung qui aurait déjà conçu un écran plat utilisant les nanotubes de carbone comme source d’électrons. La promesse des nanotubes de carbone est cependant conditionnée « à des investissements considérables en recherche avant de donner lieu à la mise au point de technologies » (idem, p. 24). Du point de vue de la temporalité, les nanotubes de carbone renvoient à la construction d’un futur qui est « à la fois omniprésent et fortement contestable » (Joly, 2010), puisque le rapport professe, de façon contradictoire, l’arrivée imminente de cette technologie, en même temps qu’il suggère que le délai d’attente avant sa commercialisation sera encore très long.

L’exemple des nanotubes de carbone illustre également la rhétorique inhérente à l’économie de la promesse, qui exige des financements publics urgents, tantôt en faisant miroiter de mirobolants retours sur investissement en termes d’emplois et de revenus, tantôt en agitant le spectre du déclin technologique si aucune mesure n’était prise par le gouvernement. En ce sens, les deux rapports publiés en 2001 par le CST se positionnent en parfaite continuité avec les discours des promoteurs américains les plus enthousiastes des nanotechnologies, puisque dès les premières pages, leur potentiel révolutionnaire est martelé afin de réclamer le soutien nécessaire de l’État :

Le Québec demeure vulnérable et requiert que les deux paliers de gouvernement consentent à investir des ressources financières importantes. […] Les possibilités d’application des nanotechnologies sont pratiquement infinies et touchent tous les domaines technologiques qui peuvent venir à l’esprit. Si une partie seulement de ces applications se concrétise, elle entraînera des bouleversements inédits au sein des industries aéronautique, automobile, chimique, électronique, pharmaceutique, de l’énergie, de l’environnement, etc. Il y a donc lieu de prévoir que les nanotechnologies constitueront une troisième révolution technologique.

CST, 2001, p. III et p. 2-3

Le slogan de la « troisième révolution technologique » est lui aussi omniprésent. Il est mobilisé au Québec, dès l’an 2000, lors d’un colloque sur les nanotechnologies organisé par le CST au congrès annuel de l’ACFAS. Mohamed Chaker, professeur à l’INRS Matériaux et Énergie, et futur président du Comité des affaires scientifiques de NanoQuébec, y expose une filiation naturelle entre la révolution industrielle du 18e siècle, la révolution microélectronique du milieu du 20e siècle et la révolution des nanotechnologies qui, selon lui, prendra son essor au début du 21e siècle. Ce qui lie ces trois étapes du développement technologique est l’échelle de la maîtrise de la matière, puisque l’on passe successivement du millimètre au micromètre, pour aboutir au nanomètre (CST, 2001). L’inscription d’une technologie, pourtant dite révolutionnaire, dans la continuité des progrès techniques réalisés dans le passé, a l’avantage de crédibiliser les discours sur ses promesses à venir. En effet, il n’y a pas de raison de douter du potentiel transformateur des nanotechnologies, si l’on considère que les avancées technologiques « révolutionnaires » précédentes, comme celle de la révolution industrielle du 19e siècle, ont bel et bien eu un impact social et économique profond. Cette vision s’inscrit par ailleurs parfaitement dans une conception téléologique et déterministe de l’histoire qui est caractéristique de la manière dont les ingénieurs pensent le changement technologique.

La rhétorique du retard technologique du Québec fait également partie des stratégies déployées par le CST pour convaincre le gouvernement « [d’]entrer dans l’ère de cette troisième révolution ». Dans l’avis soumis en juin 2001, les initiatives européennes, américaines et japonaises sont systématiquement rappelées, permettant au CST d’affirmer que « le Canada et le Québec accusent un sérieux retard dans le champ des nanotechnologies par rapport aux États-Unis, au Japon et aux pays européens » (CST, 2001, p. 58). Pour le pallier, le Conseil prône une coordination des travaux de recherche effectués sur les nanosciences et les nanotechnologies au Québec et la concertation des acteurs de la recherche (entreprises, gouvernement, universités). Il appuie donc la création et le financement par Valorisation-recherche Québec (VRQ) d’un organisme de coordination de la recherche universitaire sur les nanotechnologies. Les fonds promis par VRQ – 10 millions sur trois ans – ne sont cependant pas suffisants selon le CST. Le gouvernement du Québec devrait en effet investir 100 millions de plus pour la mise en place d’infrastructures de recherche et de transfert technologique adéquates, sous peine de se retrouver à la remorque de la concurrence internationale. Au même moment où les gouvernements canadien et albertain créent l’Institut national de nanotechnologie à l’Université de l’Alberta, Québec répond favorablement aux recommandations du CST en créant deux organismes sans but lucratif : NanoQuébec (NQ), responsable de coordonner les activités de recherche universitaire en nanotechnologies, et NanoQuébec-Innovation (NQI), chargé d’assurer le transfert technologique et de faciliter les partenariats entre les universités, les entreprises et les centres de R & D (NQI, 2003).

À compter de l’automne 2003, la relation entre les universités et les entreprises est mise au coeur de la politique déployée par l’État québécois en matière de nanotechnologies. Convaincu qu'elles entraîneront « la transformation radicale de nombreuses industries » et que « toutes les sphères de l’activité humaine [seront] touchées » (Fortin, 2004a), le gouvernement attribue, à partir de 2004, une nouvelle mission à NQ, celle de favoriser « l’innovation » en nanotechnologies. Autrement dit, NQ devient un outil de rapprochement entre les sphères universitaires, industrielles et financières, alors que son mandat initial consistait essentiellement à stimuler la recherche fondamentale. En février 2004, NQ et NQI fusionnent d’ailleurs dans une organisation qui conserve le nom de NanoQuébec. Le regroupement des deux organismes est considéré comme un moyen de réorienter le mandat de NQ vers « l’innovation et le développement économique » (NQ, 2004), selon la volonté du nouveau gouvernement Libéral élu au printemps 2003. La composition du conseil d’administration de NQ reflète d’ailleurs cette volonté, puisque six de ses neuf membres sont des hauts dirigeants de petites ou de grandes entreprises québécoises (Morazain, 2004, p. 27).

Parallèlement à la création de NQ en 2001, les gouvernements, tant québécois que canadien, amorcent une vague d’investissements majeurs dans les nanotechnologies au Québec (Grütter et Roseman, 2004). Ces fonds, essentiellement destinés à soutenir la recherche universitaire, proviennent notamment du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG), de VRQ, du Fonds de recherche du Québec - Nature et technologies (FRQNT), de la Fondation canadienne pour l’innovation, ainsi que de subventions gouvernementales directes. Selon le « Bilan des réalisations majeures » de NQ (NQ, 2010), la valeur des infrastructures construites et des équipements acquis par les universités québécoises depuis le début de l’engouement pour les nanotechnologies avoisine les 400 millions de dollars, essentiellement investis entre 2000 et 2004 (Morazain, 2004, p. 8), dont la moitié par le gouvernement du Québec (MEIQ, 2004). Ce montant permet au demeurant de souligner l’écart entre les discours fantasmant une place de « leader mondial » pour le Québec, alors qu’en 2004, seulement, le gouvernement des États-Unis a investi 1,6 milliard de dollars en fonds publics dans le développement des nanotechnologies, le Japon 1 milliard, l’Allemagne environ 240 millions, la France et la Corée du Sud environ 200 millions, contre environ 150 millions pour l’ensemble du Canada (Dufour, 2005).

Les sommes investies sont néanmoins substantielles à l’échelle du Québec et nécessitent une justification des responsables politiques auprès des contribuables. Les discours des promoteurs (dont le CST et NanoQuébec) se confondent alors avec ceux de l’État, qui adopte à son tour la rhétorique de l’économie de la promesse pour justifier ses investissements (Berube, 2006, p. 29 et 81-121). Ainsi, lorsqu’il accorde un financement de 725 mille dollars à NQ en 2004, le ministre canadien de l’Économie et du Développement, Jacques Saada, ne manque pas de mettre l’accent sur les profondes transformations socioéconomiques qu’entraîneront les nanotechnologies :

[traduction] Nous sommes à l’aube d’une véritable révolution technologique et industrielle qui est porteuse d’un potentiel énorme non seulement en termes de développement économique et de compétitivité de nos entreprises, mais aussi en ce qui concerne la qualité de vie de l’ensemble de notre société. (Saada, 2004)

Au Québec, Michèle Fortin, alors sous-ministre associée au ministère du Développement économique et régional et de la Recherche, qui a par ailleurs déjà siégé au conseil d’administration de NQ, se fait le porte-voix des nanotechnologies. En 2004, dans un communiqué du ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec (MEIQ) qui résume les interventions du gouvernement en faveur des nanotechnologies, elle assure que les investissements québécois sont primordiaux, puisque « le Québec se trouve à la croisée des chemins en ce qui concerne les nanotechnologies et c’est un rendez-vous qu’il ne faut pas manquer […] le potentiel de rendement à long terme est énorme » (Fortin, 2004b). L’inéluctabilité d’un futur « nanotechnologique » est aussi défendue par le MEIQ, ne laissant implicitement d’autre choix au gouvernement que d’intervenir :

Les nanotechnologies regroupent une nouvelle vague de technologies basées sur la science de l’infiniment petit. Plusieurs considèrent qu’elles représentent la 3e grande révolution technologique après la révolution industrielle et celle de la microélectronique. À court terme, la nanotechnologie donnera lieu à des applications évolutives et, à plus long terme, à de nouvelles technologies révolutionnaires. Ces changements ont le potentiel de transformer les principaux secteurs industriels du Québec, soit en rendant les entreprises plus compétitives, soit en menaçant celles qui n’auront pas su prendre acte de ce virage technologique.

MEIQ, 2004

Pourtant, loin des discours tapageurs promettant des applications industrielles révolutionnaires tous azimuts, les analyses internes produites par NQ pour le compte du gouvernement brossent un portrait beaucoup plus nuancé de la capacité des entreprises québécoises à embrasser la « révolution nano ». Ainsi, un « portrait des activités de nanotechnologies au Québec », réalisé en février 2003 avec l’aide de la firme de consultation Simon Bélair/Deloitte et Touche, notamment présenté devant Investissement Québec et la Société Générale de financement, indique que parmi vingt grandes entreprises contactées pour l’étude, seule Hydro-Québec, à travers l’Institut de recherche en électricité du Québec (IREQ), poursuit des recherches en nanotechnologies. Un rapport de la Communauté métropolitaine de Montréal abonde dans le même sens, puisqu’il note que « les grandes entreprises ne voient pas encore les nanotechnologies comme un élément stratégique de la planification de l’avenir » (Morazain, 2004, p. 9). Il dénombre une quarantaine de PME actives dans le domaine des nanotechnologies à l’échelle du Québec, en majorité concentrées dans la région de Montréal. Elles ont, pour la plupart, été fondées par des chercheurs, sont à l’étape du démarrage et ont par conséquent un statut fragile. Le rapport note ainsi que « le plus souvent, leurs activités s’articulent autour d’un seul produit ou d’une seule application », et que « leur présence n’a pas encore suscité l’émergence d’outils de capitalisation et de services vraiment particuliers » (idem, p. 18). Plutôt qu’un essaimage large, NQ privilégie en réalité quelques domaines jugés « prioritaires » qui devraient concentrer les financements publics et qui correspondent à des secteurs où le Québec possède déjà une assise industrielle forte : les biotechnologies, les produits pharmaceutiques, la métallurgie et les matériaux (Simon Bélair/Deloitte et Touche, 2003). Ce qui se dessine est donc une stratégie visant à définir une niche ou un segment de marché dans lequel l’industrie québécoise pourrait être performante et compétitive sur le marché international, plutôt que des applications qui traversent l’ensemble du tissu industriel québécois.

Les promesses de révolution, si elles alimentent les espoirs et permettent au champ politique de justifier ses investissements, entraînent aussi des appréhensions vis-à-vis du potentiel « disruptif » des nanotechnologies. En effet, le futur technologique imaginé est non seulement source de fascination, mais également d’appréhension. Partant de la prémisse selon laquelle les représentations du futur des promoteurs des nanotechnologies se concrétiseront, la plupart des États occidentaux produisent des documents portant sur l’éthique des nanotechnologies (NSTC, 2006). Le Québec n’y fait pas exception, puisqu’en juin 2006, la Commission de l’éthique de la science et de la technologie publie le rapport Éthique et nanotechnologies : se donner les moyens d’agir. Puisqu’elle considère que « les nanosciences et les nanotechnologies toucheront toutes les sphères de la vie courante », la Commission craint que la prolifération des nanoparticules ne mette en danger la santé de la population et contribue à la pollution des écosystèmes. Elle recommande donc que le gouvernement québécois agisse selon les principes de précaution et de développement durable et évalue constamment les répercussions des nanoparticules. Identifiant un éventail de lois provinciales et fédérales qui pourraient déjà couvrir le champ d’activité scientifique et industriel des nanotechnologies, la Commission pense néanmoins « que les textes législatifs accusent presque toujours un certain retard sur les nouvelles technologies et ne peuvent tout régler ».  Ainsi, afin de « répondre aux besoins de l’industrie », la Commission suggère que les entreprises aient recours à « l’autorégulation » (Commission de l’éthique, 2006, p. 32). Cette pratique se traduirait concrètement par l’application d’un guide de bonnes pratiques en cours d’élaboration au sein d’un organisme à but non lucratif, l’Institut Robert-Sauvé en santé et en sécurité au travail.

Si les considérations éthiques sont importantes dans la seconde moitié de la décennie 2000, au paroxysme de l’engouement pour les nanotechnologies, elles s’amenuisent à mesure que les espoirs nourris se dissipent. Ces attentes s’estompent non seulement parce que les nanotechnologies, ne remplissant pas les promesses attendues, finissent par susciter le désintérêt des gouvernements et des entreprises, mais aussi parce que la temporalité éphémère des effets d’annonce politiques est tout autre que celle de la recherche scientifique et du développement technologique nécessaires pour mener les nanotechnologies des laboratoires au stade de la maturité industrielle. Le désintérêt pour les nanotechnologies à partir de 2007 est même manifeste au niveau de la documentation qui leur est consacrée, comme le suggère l’évolution de l’usage, entre 1970 et 2012, du terme « nanotechnology » dans l’outil Ngram Viewer, fondé sur la base de données Google Books qui recense plusieurs millions de livres et de documents (figure 1). On observe bien qu’après une période de croissance exponentielle débutant en 1995, l’occurrence du mot « nanotechnology » connaît une décroissance tout aussi rapide à partir de 2007 et ce jusqu’en 2012, dernière date de la mise à jour de la base de données.

Figure 1

Occurrence du mot « nanotechnology » dans Ngram Viewer entre 1970 et 2012

Occurrence du mot « nanotechnology » dans Ngram Viewer entre 1970 et 2012

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Bien que NQ tente encore de maintenir une dynamique en faveur des nanotechnologies au début des années 2010, soutenant toujours que celles-ci « promettent d’être l’une des plus grandes révolutions technologiques du siècle » (NQ, 2010, p. 5), les États et les grandes entreprises à travers le monde révisent considérablement leurs attentes. La multinationale Bayer ferme par exemple son laboratoire de nanotubes de carbone en 2013, son président constatant que « les domaines d’applications potentielles, qui autrefois semblaient prometteurs d’un point de vue technique, sont actuellement très fragmentés ou ont trouvé très peu de synergies avec les produits du coeur de métier du groupe et leurs applications » (James, 2013; Additives for Polymers, 2013 ). Entre 2015 et 2016, trois éditoriaux de la revue savante ACS Nano, centrale dans le champ des nanotechnologies, interrogent de façon critique les discours optimistes passés sur les nanotechnologies, constatant notamment le faible nombre de produits commerciaux qui en ont été issus (Weiss, 2015; Möhwald et Weiss, 2015; Mulvaney et Weiss, 2016). L’un critique en particulier la tendance de plusieurs chercheurs à écrire leurs articles « comme si les organismes de financement étaient leur audience », et non leurs pairs (Möhwald et Weiss, 2015, p. 9427), tandis qu’un autre avertit la communauté du retour de bâton éventuel que pourraient générer des promesses démesurées, ainsi que du danger [traduction] « de laisser les auteurs de science-fiction définir ce qu’est la nano » (Weiss, 2015, p. 3397).

En 2018, différentes firmes de consultation estiment le marché mondial des nanotechnologies à une valeur qui oscille entre 40 et 75 milliards de dollars. Ces chiffres sont finalement modestes, si on les compare aux prévisions du président de NQ, Robert Nault, qui annonçait dans les pages du quotidien Le Devoir, en avril 2006, que les nanotechnologies étaient « à la veille d’un décollage imminent » et que « la part des ventes mondiales des produits incluant des nanotechnologies passera de 0,1 % en 2004 à 15 % en 2014, pour atteindre alors une valeur de 2 600 milliards de dollars » (Le Devoir, 2006, p. B1). Dans un contexte où l’engouement pour les nanotechnologies a considérablement diminué, NQ redéfinit son image publique et ses stratégies de promotion. Le 9 décembre 2014, l’organisme se regroupe avec le Consortium Innovation Polymères, délaissant complètement l’étiquette « nano » et adoptant le nom de PrimaQuébec.

Les nanotechnologies n’étant plus aussi propices à attirer les fonds publics, le nouvel organisme met désormais l’accent sur le potentiel stratégique des « matériaux avancés ». Au moment de sa fondation, le président du CA de PrimaQuébec, Pierre Lapointe, évacue d’ailleurs complètement les nanotechnologies de son discours. Il mentionne plutôt que l’organisme assurera « un développement optimum du secteur des matériaux avancés » et annonce « le positionnement du Québec comme un chef de file mondial en matière d’innovation collaborative et de matériaux avancés » (PrimaQuébec, 2014). À la suite de ce regroupement, les rapports de PrimaQuébec ne mentionnent plus les nanotechnologies, qui sont davantage associées à une technologie parmi d’autres qu’à un futur technologique et industriel radicalement nouveau (PrimaQuébec, 2018). À partir du milieu des années 2010, la mode est désormais à l’intelligence artificielle (IA) qui va profiter à son tour d’une période d’engouement technologique et bénéficier des largesses du financement gouvernemental. Tout en reprenant à son compte les mêmes ficelles rhétoriques, le nouvel engouement pour l’IA a aussi l’avantage de faire oublier la déconfiture de la « révolution nano » tant annoncée.

L’intelligence artificielle : le futur à portée de la main

Les débuts de l’IA comme champ de recherche scientifique remontent à la conférence de Dartmouth, aux États-Unis, organisée en 1956 entre autres par les mathématiciens John McCarthy et Marvin Minsky. Cette conférence, qui impose l’expression « intelligence artificielle », a pour objectif d’explorer les possibilités théoriques et pratiques de simuler l’intelligence humaine et de la reproduire dans une machine (McCarthy et al., 1955). Elle ouvre la voie à un nouveau champ de recherche qui se développe à partir des années 1960 à la Carnegie Tech, au MIT, à Stanford et chez IBM (Fleck, 1982). Dès le départ, les recherches en IA sont financées par le complexe militaire américain, qui espère notamment utiliser cette technologie pour traduire automatiquement des masses de publications russes (Crevier, 1997; Newquist, 1994). Les grandes figures du domaine, comme Marvin Minsky, prédisent rapidement que l’IA aura un impact fulgurant sur l’ensemble des activités humaines. Minsky annonce même qu’elle engendrera un monde dans lequel les humains cohabiteront avec des machines aussi, sinon plus, « intelligentes » qu’eux :

[traduction] Il est déraisonnable [...] de penser que les machines pourraient devenir presque aussi intelligentes que nous et s’arrêter ensuite, ou de supposer que nous serons toujours capables de rivaliser avec elles en termes d’esprit ou de sagesse. Que nous puissions ou non conserver une sorte de contrôle sur les machines, en supposant que nous le voulions, la nature de nos activités et de nos aspirations serait totalement changée par la présence sur terre d’êtres intellectuellement supérieurs.

Minsky, 1966

Ces prédictions, qui se sont avérées n’être que des spéculations sans fondement, sont suivies par des « hivers de l’intelligence artificielle » pendant les années 1970 et 1980, périodes de désillusion au cours desquelles le financement de la recherche en IA se réduit considérablement.

Ce n’est qu’au début de la décennie 2010 que l’IA revient à « la mode », générant de nouveau l’espoir d’une révolution technologique et industrielle. Ce retour en grâce est essentiellement dû à des percées réalisées en « apprentissage automatique » (« machine learning »), technique permettant d’effectuer des opérations plus complexes que le paradigme jusque-là dominant, dit des « systèmes experts » (Cardon, Cointet et Mazière. 2018). Cette technique, fondée sur l’analyse de milliers de cas présentés comme exemples connus et valides et qui permettent à l’algorithme « d’apprendre » leurs caractéristiques pour ensuite reconnaître automatiquement les nouveaux cas qui lui sont présentés, nourrit les espoirs au point que les promoteurs de l’IA prédisent à nouveau qu’elle provoquera des transformations socioéconomiques majeures; transformations qui seront subies ou planifiées, mais qui adviendront dans tous les cas[3]. Certains futurologues influents considèrent même la possibilité que l’espèce humaine en vienne à dépendre de systèmes d’IA munis de « superintelligence » (Bostrom, 2014). D’autres adoptent une position transhumaniste, prédisant que les humains n’auront d’autres choix que de s’intégrer complètement aux machines intelligentes dans un futur plus ou moins rapproché (Kurzweil, 2006). Ce type de discours inflationniste (Maclure, 2019) n’est pas sans rappeler le scénario apocalyptique de la « gelée grise » (grey goo), associé aux nanotechnologies, voulant que des nano-machines en viennent à consommer l’ensemble de la biomasse terrestre à force de s’auto-répliquer (Bensaude-Vincent, 2004).

Influencé par les promesses de retombées socioéconomiques immenses et par l’intégration de l’IA au modèle d’affaires des grandes sociétés américaines comme Google et Facebook (Martin, 2017), le National Science and Technology Council (NSTC) américain publie, en 2016, The National Artificial Intelligence Research and Development Strategic Plan. Dans ce rapport, le NSTC évalue les investissements américains en IA de l’année précédente à 1,1 milliard de dollars et recommande à la Maison-Blanche – qui acquiesce (Executive Office, 2016) – de réaliser des investissements encore plus importants sur le long terme, [traduction] « afin de permettre aux États-Unis de demeurer un leader mondial en matière d’IA » (NSTC, 2016, p. 3). Reprenant à son compte les scénarios les plus optimistes, le NSTC justifie ses recommandations par le caractère transversal de cette technologie :

[traduction] L’IA a le potentiel de révolutionner notre façon de vivre, de travailler, d’apprendre, de découvrir et de communiquer. La recherche en IA peut contribuer à la réalisation de nos priorités nationales, notamment l’accroissement de la prospérité économique, l’amélioration des opportunités éducatives et de la qualité de vie, et le renforcement de la sécurité nationale et domestique.

NSTC, 2016, p. 3

L’influence du contexte américain se fait rapidement sentir au Canada, où les discours optimistes portés depuis le début des années 2000 par le Canadian Institute for Advance Research (CIFAR) et son programme Learning in Machines & Brains font leur apparition dans la sphère politique dès 2015, lorsque le Conseil des technologies, de l’information et des communications (CTIC) du gouvernement fédéral prétend, dans un « appel à l’action en faveur de l’avenir de l’IA », que « l’intelligence artificielle permet aux machines […] de se comporter comme les êtres humains » (CTIC, 2015, p. 1 et 10). En octobre 2016, quelques mois après la publication du rapport du CTIC, trois chercheurs universitaires oeuvrant dans différentes branches de l’IA, Jean-François Plante, Jean-François Ethier et Louis-Martin Rousseau, s’adressent directement aux membres de l’Assemblée nationale du Québec. À la demande du Scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, ceux-ci sont invités à présenter le « potentiel » et les « défis des mégadonnées » devant les élus de l’Assemblée nationale (Quirion, 2016), développant à l’occasion une rhétorique typique de l’économie de la promesse. Ainsi, Louis-Martin Rousseau, professeur à l’École Polytechnique, qui deviendra plus tard l’un des directeurs scientifiques du centre de transfert technologique IVADO Labs, établit une filiation directe entre l’IA et la révolution industrielle des 18e et 19e siècles : « La première révolution industrielle : les machines étendent la puissance mécanique des humains. La prochaine révolution industrielle : les machines étendent la puissance cognitive des humains » (Rousseau, 2016). Cette filiation n’est pas sans rappeler les déclarations des pionniers de l’IA dans les années 1950, notamment celle de Herbert Simon et Allen Newell qui affirmaient déjà en 1958 que

[traduction] [l]a révolution énergétique des XVIIIe et XIXe siècles a obligé l’homme à reconsidérer son rôle dans un monde où sa puissance physique et sa vitesse étaient dépassées par la puissance et la vitesse des machines. La révolution en matière de résolution heuristique des problèmes obligera l’homme à reconsidérer son rôle dans un monde où sa puissance et sa vitesse intellectuelles seront dépassées par l’intelligence des machines.

Simon et Newell, 1958, p. 9-10

En plus de l’influence de ces discours, les gouvernements québécois et canadiens voient leur intérêt pour l’IA amplifié par la présence de Yoshua Bengio à l’Université de Montréal et Geoffrey Hinton à l’Université de Toronto – deux chercheurs reconnus mondialement dans le champ de l’apprentissage automatique –, ainsi que d’un nombre important de chercheurs en IA dans la métropole québécoise (Doloreux et Savoie-Dansereau, 2019). La présence à Montréal de Yoshua Bengio et de quelques chercheurs influents est un facteur de crédibilité, qui convainc les deux paliers gouvernementaux que le Québec pourrait être l’un des acteurs centraux de la nouvelle révolution industrielle annoncée[4]. Yoshua Bengio participe par ailleurs abondamment à la promotion de son domaine de recherche et à la légitimation des attentes inflationnistes. Lors d’une conférence publique tenue à Montréal en mai 2017, il mentionne par exemple que

[traduction] notre monde change de nombreuses façons, et l’une des choses qui va (sic) avoir un impact énorme sur notre avenir est l’intelligence artificielle (IA), entraînant une autre révolution industrielle. La précédente révolution industrielle a étendu la puissance mécanique de l’homme. Cette nouvelle révolution, ce deuxième âge de la machine, va étendre nos capacités cognitives, notre puissance mentale. Les ordinateurs ne vont pas seulement remplacer le travail manuel, mais aussi le travail intellectuel.

Bengio, 2017

La réduction de la révolution industrielle britannique, phénomène historique complexe, à une série de percées technologiques expliquant l’ensemble des transformations sociales et économiques du 19e siècle permet aux promoteurs de l’IA de fonder leurs promesses de transformation globale sur une base historique mythifiée qui évacue complètement les dimensions sociales (Hecht et Thad Allen, 2001). Cette tendance à réduire le social au technologique en ayant recours à l’image de la révolution industrielle, bien qu’elle relève davantage du discours performatif que de l’analyse prospective et qu’elle accompagne la plupart des percées technologiques majeures (Mody, 2004; Bensaude-Vincent, 2009), incite les États à entrer dans la « course » à l’innovation en IA, craignant de se voir dans le cas contraire relégués à l'arrière-ban des nations les plus « avancées ».

Désirant s’assurer une place dans le peloton de tête de cette « course », le gouvernement du Québec crée en 2017 le Comité d’orientation de la grappe en IA (COGIA), un comité consultatif ad hoc présidé par Pierre Boivin, président de la firme d’investissements Claridge, qui insiste fréquemment sur la mobilisation du secteur public dans le financement de l’IA (Claridge, 2017), et Guy Breton, à ce moment recteur de l’Université de Montréal. Composé d’acteurs qui ont intérêt à voir s’accroître le financement en IA, notamment parce qu’ils exercent pratiquement tous, au sein des principaux centres de recherche et de transfert technologique québécois en IA, des fonctions de directeurs, de chercheurs ou de membres industriels (Colleret et Gingras, 2020), le COGIA produit en mai 2018 la Stratégie pour l’essor de l’écosystème québécois en intelligence artificielle, dans laquelle l’IA est présentée comme le remède à une pléthore de problèmes et de défis touchant la société québécoise.

Pour convaincre le gouvernement d’investir plusieurs centaines de millions de dollars en IA, ce qui permettrait au Québec rien de moins que de « terminer parmi les gagnants de la course internationale qui bat son plein » (COGIA, 2018, p. 15), le COGIA assure que cette technologie aura des retombées socioéconomiques majeures. L’IA serait effectivement « appelée à transformer l’économie québécoise de façon radicale au cours des prochaines années », car « les applications d’IA amèneront nos industries, graduellement, mais inéluctablement, à faire plus avec moins » (COGIA, 2018, p. 12). Même le vieillissement de la population du Québec pourrait bénéficier de l’IA. En effet, dans une section sur les « convictions du Comité d’orientation », les auteurs de la Stratégie soutiennent que l’IA permettra « aux personnes âgées de vivre plus longtemps à domicile, de manière autonome et confortable, parce qu’elles pourront confier à un robot des tâches domestiques complexes, comme faire la cuisine ou faire le ménage » (COGIA, p. 17).

Si ces déclarations contrastent avec les applications véritables de l’IA – en réalité bien plus modestes et moins fiables que ce que le COGIA laisse entendre (Marcus, 2018; Mallicket al., 2020) –, elles permettent tout de même au Comité de faire miroiter une croissance économique décuplée grâce à l’IA. En s’appuyant sur la littérature de think tanks américains (McKinsey, 2017), le COGIA prédit ainsi qu’en « 2030, la contribution de l’IA à l’économie mondiale devrait atteindre les 15 700 milliards de dollars américains, comme si 10 pays de la taille du Canada faisaient leur apparition sur la planète et se mettaient à y injecter de la richesse » (COGIA, 2018, p. 16). En accord avec la rhétorique du retard technologique (Bouchard, 2008), les initiatives des pays « concurrents » sont aussi passées en revue, permettant à la Stratégie d’affirmer que « les investissements annoncés ne suffiront pas à positionner le Québec en tant que leader. Ces investissements ne feront que lui permettre de demeurer dans la course, tout au plus » (COGIA, 2018, p. 21). L’accent mis par le COGIA sur l’inexorabilité de la révolution IA et ses impacts socioéconomiques participe à une vaste entreprise promotionnelle, qui a pour résultat concret la mobilisation d’importants fonds publics pour le financement de la recherche technologique et industrielle en IA.

À partir de 2016, les deux gouvernements investissent en effet plusieurs centaines de millions de dollars pour la mise en place d’infrastructures de recherche et de transfert technologique à Montréal. Entre 2016 et 2019, Québec et Ottawa annoncent des investissements publics d’au moins 1 milliard de dollars en IA au Québec, répartis sur une période de 5 ans (Lomazzi et al., 2019; Colleret et Gingras, 2020). À lui seul, le gouvernement Legault annonce des sommes totalisant 329 millions de dollars pour l’IA dans son budget de mars 2019 (Québec, 2019, p. D37-D41). Quatre organismes de recherche et de transfert technologique créés entre 2017 et 2018 – Mila, IVADO, IVADO Labs et Scale.ai – recevront la plus grosse part de ce financement public au cours des années à venir. Pour la seule année 2019, le gouvernement du Québec a annoncé des investissements de 80 millions de dollars dans ces organismes, somme qui peut paraître infime au regard des milliards investis annuellement par les États-Unis et la Chine (O’Meara, 2019), mais qui, à l’échelle québécoise, participe néanmoins de manière significative à la concentration des ressources dans ce domaine de recherche. De fait, cet investissement représente environ 20 millions de dollars de plus que le budget annuel du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologie, lequel finance à l’échelon provincial l’ensemble des recherches en sciences naturelle et en génie (Gingras, à paraître).

Au coeur de la mission de ces quatre organismes se trouve la liaison entre le champ économique et le champ universitaire – et par extension, le champ scientifique (Gingras et Gemme, 2006). Étant donné que la recherche en IA est perçue comme l’élément déclencheur et structurant de la prochaine révolution industrielle et que les chercheurs sont généralement à l’emploi des institutions universitaires, ces dernières sont effectivement mises à contribution, selon la logique de rapprochement entre les universités et les entreprises promue au Québec et au Canada depuis les années 1980 (Friedman et Friedman, 1990). Fondé en 2017 par l’Université de Montréal (UdeM) et ses deux écoles affiliées (HEC et l’École Polytechnique de Montréal), grâce à un financement initial de 93 millions de dollars du gouvernement fédéral, IVADO est un centre de recherche spécialisé dans la gestion et l’optimisation des données. Se présentant comme « un pont entre les professionnels de l’industrie et les chercheurs universitaires » (IVADO, 2019), il participe à la création d’IVADO Labs, un organisme de transfert technologique sans but lucratif (OSBL) fondé par Hélène Desmarais et dirigé par Serge Massicotte, deux personnalités influentes du monde des affaires au Canada. Initialement nommé IVADO Inc., cet organisme adopte le nom IVADO Labs en août 2018, stratégie qui illustre son désir d’être associé au champ scientifique même s’il est en réalité un acteur du champ économique.

Parallèlement à la création d’IVADO et d’IVADO Labs, l’UdeM, HEC, l’École Polytechnique et l’Université McGill bénéficient d’un investissement d’environ 100 millions de dollars de la part du gouvernement du Québec pour la fondation de Mila[5], un OSBL spécialisé dans le développement d’algorithmes (Québec, 2017). Tout comme IVADO et IVADO Labs, Mila affirme vouloir mettre « à profit les interactions avec l’industrie » et susciter « l’émergence de start-ups tout en intégrant les impacts sociaux des technologies dans ses projets » (Mila, 2019a). Avec ses 40 membres industriels, Mila se veut simultanément un acteur du champ universitaire et un agent du champ économique. Il compte sur l’apport d’une soixantaine de professeurs d’université et sur plus de 170 étudiants de 2e et 3e cycles ou chercheurs postdoctoraux pour produire à la fois des recherches publiées dans des revues scientifiques et participer à des projets de recherche industriels au profit des entreprises membres. Ses états financiers de l’année 2018-2019 montrent toutefois que l’organisme suscite encore peu d’intérêt auprès des investisseurs privés. Alors que les gouvernements québécois et canadien lui ont alloué environ 14,5 millions de dollars en 2019, Mila n’a obtenu que 194 000 dollars en « commandites de l’industrie » et 264 000 dollars en « contrats de recherche » (Mila, 2019b), ce qui relativise pour l’instant l’idée selon laquelle la demande pour l’IA au sein du tissu industriel québécois serait aussi forte que ce qu’affirment les promoteurs de cette technologie.

Suivant cette tendance à l’intégration des champs scientifiques et économiques, les gouvernements canadien et québécois ont également financé la Supergrappe de chaînes d’approvisionnement axées sur l’IA (Scale.ai), un consortium d’entreprises et d’universités basé à Montréal. Créé en 2017, grâce à une subvention de 230 millions du gouvernement fédéral, suivi d’un financement de 60 millions du gouvernement du Québec (gouvernement du Canada, 2017; gouvernement du Québec, 2018), Scale.ai mobilise les chercheurs universitaires afin de soutenir les entreprises canadiennes dans leurs projets de recherche précompétitive en partenariat privé (Scale.ai, 2018). L’organisme rappelle ainsi le Microelectronics and Computer Technology Corporation (MCC) américain, un consortium de recherche précompétitive spécialisé en IA créé en 1983 et financé par Washington avant d’être dissous au début des années 2000 (Garvey, 2019).

Les investissements importants consentis pour développer l’IA au Canada sont justifiés par les décideurs politiques en usant d’une rhétorique empruntée aux promoteurs eux-mêmes. Ainsi, en décembre 2018, au moment d’annoncer un financement de 230 millions destiné à Scale.ai, le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, mentionne que « cette nouvelle technologie n’est rien de moins que révolutionnaire » et que l’investissement du gouvernement fédéral « ajoutera plus de 16 milliards de dollars à notre économie sur une période de dix ans » (Trudeau, 2018). Quelques mois auparavant, Dominique Anglade, alors ministre de l’Économie, de la Science et de l’Innovation du Québec, rappelait quant à elle l’inéluctabilité de la « révolution technologique », en soutenant que « tous les secteurs vont être appelés à se transformer » (Anglade, 2017). Selon cette logique, financer l’IA est implicitement la seule option qui s’offre aux gouvernements, le pire risque couru étant celui de « la complaisance » (Anglade, 2018). À l’instar de ce qui s’était produit dans le cas des nanotechnologies, ces discours repris par les élus et abondamment publicisés dans les médias engendrent de la fascination, mais alimentent également les craintes relatives aux impacts technologiques indésirables de l'IA.

On assiste alors à la montée de discours sur l’éthique. Comme dans le cas des nanotechnologies, l’éthique est mobilisée par les différentes parties prenantes de l’IA afin de s’assurer du label de « l’innovation responsable ». En 2018 est par exemple dévoilée la Déclaration de Montréal pour le développement responsable de l’intelligence artificielle, un document produit par l’Université de Montréal (UdeM), principale université à bénéficier des fonds publics en IA avec l’Université McGill. Qualifiée [traduction] « d’exemple éloquent de la manière dont les parties prenantes parviennent à établir les termes du débat en prêchant l’évangile de l’IA éthique tout en évitant de s’engager sur le fond » (Roberge et al., 2020), la Déclaration de Montréal adopte le ton caractéristique des promesses technoscientifiques. En insistant sur la bonne volonté des acteurs de l’IA et sur leur capacité à s’autoréguler (Roberge et al., 2019), elle évacue les questions relatives à la mise en place de mécanismes publics de reddition des comptes. L’accent est plutôt mis sur des déclarations de bonnes intentions, notamment en matière de « développement durable » et de soutenabilité écologique. On peut par exemple lire que « le développement et l’utilisation de SIA [système d’IA] doivent se réaliser de manière à assurer une soutenabilité écologique forte de la planète » (IA Responsable, 2018, p. 5), ce qui contraste par ailleurs avec les dernières études sur l’impact écologique de l’IA, qui font plutôt ressortir les coûts environnementaux et énergétiques considérables de la période « d’entraînement » des algorithmes (Strubell, Ganesh et McCallum, 2019).

À la manière de la Stratégie du COGIA, les documents éthiques, comme la Déclaration de Montréal, sont donc aussi des outils promotionnels. En mettant l’accent sur la capacité des parties prenantes de l’IA à s’autoréguler et en faisant miroiter des bénéfices hors de la portée des algorithmes, tels que la « soutenabilité écologique forte de la planète », ils participent à leur manière à la création d’une bulle technologique. Cette dynamique s’explique en partie par le fait que ce sont souvent les promoteurs eux-mêmes qui contrôlent les initiatives sur l’éthique. Au moment de la création en juin 2020 du Centre d’expertise international de Montréal pour l’avancement de l’intelligence artificielle (CEIMIA), le gouvernement fédéral annonce par exemple que Yoshua Bengio coprésidera le groupe de travail sur l’utilisation « responsable » de l’IA, faisant à ce moment de ce promoteur de l’IA un des maîtres d’oeuvre de l’encadrement de cette technologie au Canada (Gouvernement du Canada, 2020).

Loin d’être propre au Québec et au Canada, voire à l’IA et aux nanotechnologies (Caulfield, 2016; Hanson, 2011; Hilgartner et al., 2016), la proximité entre les comités d'éthique et les promoteurs permet à ces derniers de contrôler les orientations du débat et de s’assurer que les discours sur les balises morales de la technologie n’entrent pas en conflit avec leurs intérêts, en particulier au niveau de l’encadrement légal (Wagner, 2018). Le philosophe et éthicien allemand Thomas Metzinger, membre du groupe d’experts qui a produit, au nom de la Commission européenne, les Lignes directrices en matière d’éthique pour une IA digne de confiance en avril 2019, a notamment souligné cet état de fait. Au lendemain de la publication des Lignes directrices, le philosophe désavoue les travaux des experts de la Commission européenne. Il soutient que les discours éthiques comme ceux de la Commission représentent un exemple typique de ethics washing, une tactique utilisée [traduction] « pour distraire le public et pour empêcher ou au moins retarder une réglementation et une élaboration de politiques efficaces » (Metzinger, 2019; Wagner, 2018). Selon Metzinger, la stratégie des promoteurs de l’IA [traduction] « consiste, en réalité, à développer des marchés futurs et à utiliser les débats éthiques comme d’élégantes décorations publiques pour une stratégie d'investissement à grande échelle » (idem). Au coeur de l’engouement pour l’IA, les discours sur l’éthique se transforment dans les faits en outils pour convaincre le public du bien-fondé de l’entreprise des promoteurs.

Nanotechnologies et IA au Québec, des trajectoires similaires?

Dans son célèbre roman d’anticipation, 1984, George Orwell écrivait : « Qui contrôle le passé, contrôle l’avenir ». Les promoteurs des nanotechnologies et de l’IA ont adopté une stratégie différente, puisque c’est en voulant imposer leur vision du futur qu’ils cherchent à contrôler et à orienter les actions du présent. L’analyse des politiques québécoises en nanotechnologies et en IA révèle plusieurs similitudes, notamment dans les modalités d’intervention de promoteurs intéressés matériellement ou symboliquement, qui ont contribué de façon décisive à façonner les trajectoires de ces deux technologies au Québec. L’efficacité de leurs discours performatifs repose en partie sur la crédibilité qu’ils ont acquise dans leurs champs d’activité respectifs. Ils ont ainsi pu être rapidement intégrés par le gouvernement du Québec dans les instances de conseil et de soutien au déploiement des technologiques qu’ils promeuvent. Constituées d’individus provenant tant du champ académique que du champ économique, ces instances, telles que le Comité sur les nanotechnologies, NanoQuébec, ou le COGIA, ont, elles aussi, endossé l’habit de promoteurs prêchant l’avènement d’une révolution industrielle à laquelle les gouvernements se devaient d’être partie prenante sous peine d’être tenus responsables d’un retard technologique et économique insurmontable.

Cette dynamique a participé à la construction d’une bulle qui, dans le cas des nanotechnologies, s’est dégonflée lorsque les attentes ne se sont pas réalisées. Le cas des nanotechnologies permet d’ailleurs de mesurer l’écart entre les promesses initiales et les impacts véritables de la technologie, puisqu’au fil des obstacles techniques et des contraintes économiques, celle-ci s’est finalement concentrée sur le créneau industriel des « matériaux avancés ». Il faut ainsi garder en tête dans le développement actuel de l’IA au Québec que les discours sur le futur, qu’ils soient liés à des promesses de croissance économique, de création d’emplois et/ou de « révolution technologique », demeurent essentiellement spéculatifs et performatifs. Ils ont avant tout pour fonction de mobiliser des appuis et des financements, tout en assurant la légitimité des positions occupées par les différents promoteurs de la technologie en question. Les similitudes mises en lumière entre les trajectoires des politiques en nanotechnologies et en IA au Québec montrent que les promesses actuelles de l’IA n’ont rien de nouveau et s’inscrivent dans une logique semblable à celles de technologies plus anciennes. Ces promesses souvent hyperboliques ne devraient donc pas être analysées indépendamment des intérêts matériels et symboliques de leurs promoteurs.