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En juin 2009, le Gouvernement du Québec a adopté la Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines (PL 21). Cette loi, dont les dispositions sont entrées en vigueur entre juin et septembre 2012, a notamment pour objet d’encadrer l’exercice de la psychothérapie. Cet élément revêt un caractère particulièrement novateur en ce que le secteur concerné est perçu comme à risque de préjudice alors qu’il ne faisait jusqu’alors l’objet d’aucune réglementation (Office des Professions du Québec [opq], 2013).

Les nouvelles modalités d’encadrement de la psychothérapie (NMEP) instaurées par la loi réservent d’emblée la pratique et le titre de psychothérapeute aux médecins et aux psychologues. Elles permettent aussi à certains professionnels de la santé mentale et des relations humaines d’y avoir accès s’ils sont détenteurs d’une maîtrise dans leur discipline respective et s’ils ont une formation spécifique en psychothérapie. Les professionnels visés sont les conseillers d’orientation, les ergothérapeutes, les infirmières, les psychoéducateurs, les sexologues, les criminologues, les thérapeutes conjugaux et familiaux et les travailleurs sociaux (opq, 2013).

L’encadrement de la psychothérapie soulève un certain nombre de problèmes pour les professionnels visés. Considérant le caractère très large de la définition adoptée par le législateur et son manque de précision sur le plan opérationnel, des auteurs ont, par exemple, exprimé la crainte que les NMEP n’entraînent l’exclusion d’intervenants compétents de ce champ, une réduction conséquente des services à la population, une augmentation des coûts et une psychologisation accrue de certains problèmes sociaux (Brodeur et al., 2015). Un rapport produit par la ministre responsable des lois professionnelles pour faire le bilan des trois premières années d’application des NMEP tend à confirmer certaines de ces craintes. Le rapport évoque notamment le retrait à tort de certains droits de pratique à des professionnels ne détenant pas de permis de psychothérapeute, l’abolition préventive de certains programmes se trouvant dans une zone grise entre les interventions qui relèvent de la psychothérapie et celles qui n’en relèvent pas, de même que de la confusion sur le terrain concernant la restriction ou non des modèles d’intervention associés à la psychothérapie (Vallée, 2016). Rappelant le caractère expérimental des NMEP et le peu de données empiriques disponibles, le rapport appelle toutefois à une étude plus systématique des effets de la législation. Cette recommandation rejoint celles d’autres auteurs qui, à l’échelle internationale, souhaitent que les modalités d’encadrement de la psychothérapie mises en vigueur au cours des dernières années soient évaluées (Van Broeck et Lietaer, 2008). Le présent article entend apporter une contribution à cet effort en s’intéressant de manière plus spécifique aux impacts des NMEP sur les travailleurs sociaux québécois. Après avoir exposé les chevauchements possibles entre le travail social et la psychothérapie, nous verrons que les NMEP ont notamment pu avoir un impact sur la qualité du travail et la satisfaction au travail des travailleurs sociaux québécois. Nous présenterons ensuite les résultats d’un sondage mené en 2016 auprès de 74 d’entre eux dans le but d’explorer la présence de tels impacts. La discussion fera ressortir les aspects jugés les plus préoccupants par les répondants et proposera, par extension, quelques pistes de réflexion concernant l’identité professionnelle des travailleurs sociaux.

Le travail social

Le travail social est une profession ancienne qui a émergé au cours de la révolution industrielle. Il vise à la fois à aider les personnes et les familles à résoudre les difficultés qu’elles rencontrent dans le contexte des relations humaines et à créer des conditions sociales favorables à la prévention ou à la résolution de ces difficultés (Colby et Dziegielewski, 2010). Son intervention se situe au point de rencontre entre les personnes et leur environnement et fait appel à la fois à des méthodes individuelles, de groupe et communautaires. L’article 37d du Code des professions du Québec stipule en outre que l’exercice de la profession de travailleur social consiste à « évaluer le fonctionnement social, déterminer un plan d’intervention et en assurer la mise en oeuvre ainsi que soutenir et rétablir le fonctionnement social de la personne en réciprocité avec son milieu dans le but de favoriser le développement optimal de l’être humain en interaction avec son environnement » (Gouvernement Du Québec, 2009). Ces définitions font de l’interaction entre la structure sociale et l’individu l’objet central de la profession et l’on peut par conséquent situer son intervention de part et d’autre de cette interaction. Molgat (2015) fait toutefois observer que, dans la pratique, les efforts sont surtout déployés sur le plan du fonctionnement de l’individu dans la structure sociale. Dans les faits, on se soucie plus de soutenir les individus que de modifier les structures sociales qui créent les contextes d’intervention. L’intervention individuelle, fortement marquée par les discours de la psychologie, constitue la pratique dominante.

La psychothérapie

La psychothérapie a pour sa part fait l’objet de multiples définitions. De manière très large, elle désigne « [traduction] l’utilisation systématique d’une relation humaine dans un but thérapeutique » (Butler et Strupp, 1986, dans Brent et Kolko, 1998, p. 17) ou encore « [traduction] une méthode visant à changer les pensées d’une personne, ses émotions ou ses comportements dans le but de faciliter un meilleur fonctionnement et un ajustement aux circonstances de la vie » (Lambert et Hawkins, 2001, p. 12372). Jusqu’à récemment, la psychothérapie ne faisait pas l’objet d’une régulation particulière. Depuis quelques années, un certain nombre de pays et de provinces ont toutefois tenté d’implanter des mesures pour la réglementer (Van Broeck et Lietaer, 2008). Les dispositions prises au Québec avec le PL 21 s’inscrivent dans cette tendance.

Dans le contexte de la nouvelle loi québécoise, la psychothérapie est définie comme étant

un traitement psychologique pour un trouble mental, pour des perturbations comportementales ou pour tout autre problème entraînant une souffrance ou une détresse psychologique qui a pour but de favoriser chez le client des changements significatifs dans son fonctionnement cognitif, émotionnel ou comportemental, dans son système interpersonnel, dans sa personnalité ou dans son état de santé. Ce traitement va au-delà d’une aide visant à faire face aux difficultés courantes ou d’un rapport de conseils ou de soutien.

opq, 2013, p. 73

La psychothérapie ainsi définie constitue une activité réservée aux professionnels désignés par la Loi (opq, 2013). Il est à noter que celle-ci prévoit par ailleurs une liste d’interventions établies par règlement qui s’apparentent à la psychothérapie, mais qui n’en constituent pas (Gouvernement du Québec, 2009).

Chevauchement entre travail social et psychothérapie

En août 2014, 270 des 12 022 travailleurs sociaux inscrits à l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux du Québec (OTSTCFQ) avaient obtenu un permis de psychothérapeute en bonne et due forme, la majorité d’entre eux l’ayant obtenu par le biais d’un processus de reconnaissance des droits acquis (Vallée, 2016). C’est donc dire qu’à peine 2,5 % des travailleurs sociaux auraient le droit de pratiquer la psychothérapie telle qu’elle est définie dans le PL 21. Étant donné les recoupements possibles entre les définitions de la psychothérapie et celle du travail social exposées plus haut, il s’avère pertinent de s’interroger davantage sur le lien existant entre le travail social et la psychothérapie et d’explorer les impacts possibles des NMEP sur les travailleurs sociaux. Dans le monde occidental, les chevauchements possibles entre le travail social et la psychothérapie paraissent nombreux. Les approches psychodynamique, humaniste-existentielle, cognitive-comportementale, systémique et interpersonnelle – qui sont explicitement mentionnées dans la réglementation québécoise sur l’obtention du permis de psychothérapie – sont exposées autant dans les livres portant sur la psychothérapie que ceux portant sur le travail social (Austad, 2009; Fonagy et Arabella, 2005; Greene, 2008; Hick, 2010; Sperry, 2010; Walsh, 2010). Aux États-Unis, dans une étude comparant les types de psychothérapie enseignés dans les différents programmes de maîtrise en psychiatrie, en psychologie clinique et en travail social, Weissmanet al. (2006) ont observé que l’approche cognitive comportementale et l’approche psychodynamique étaient enseignées dans les formations en travail social. Les auteurs conçoivent ces modèles comme des formes de psychothérapie et considèrent donc que les travailleurs sociaux reçoivent une formation en psychothérapie. Au Québec, ces approches sont aussi enseignées dans les écoles de travail social et sous-tendent bon nombre de formations proposées par l’OTSTCFQ à ses membres (otstcfq, 2017).

Analysant des politiques gouvernementales et des documents professionnels produits en Angleterre, Blewett, Lewis et Tunstill (2007) ont fait ressortir sept composantes principales du travail social, dont son rôle thérapeutique. Ce rôle occupe une place centrale chez certains travailleurs sociaux et fait partie intégrante de leur identité. Dans une étude menée auprès de 230 étudiants à la maîtrise en service social à l’université de Toronto, Bogo, Raphael et Roberts (1993) ont montré que deux principaux paradigmes étaient en compétition chez les étudiants. Le premier correspond aux étudiants (n = 95) qui se définissent comme des travailleurs sociaux, travaillent auprès des populations défavorisées et jouent une variété de rôles allant de la réponse aux besoins individuels au soutien dans les changements sociaux. Le deuxième (n = 59) correspond aux étudiants qui se définissent comme des thérapeutes dans un contexte d’intervention individuelle auprès de clientèles favorisées. De façon similaire, Weiss, Gal et Dixon (2003) se sont intéressés aux idéologies professionnelles et aux préférences professionnelles de finissants en service social dans 10 pays. Les auteurs estiment que, dans la majorité des pays, dont le Canada, les finissants en travail social privilégient la pratique directe auprès des individus et l’utilisation de stratégies psychothérapeutiques. Enfin, dans une étude effectuée auprès des travailleurs sociaux ontariens travaillant dans le domaine de la santé mentale, la psychothérapie constituait le cinquième rôle par ordre d’importance et était endossée par 53 % (n = 179) des répondants (Calderwood, O’Brien et MacKenzieDavies, 2007).

Impact des NMEP

Sans que l’on puisse les assimiler complètement l’un à l’autre, on constate un chevauchement certain entre le travail social et la psychothérapie. La réservation de l’exercice de cette dernière aux seuls détenteurs de permis conduit toutefois à penser que ce chevauchement n’est plus possible pour les travailleurs sociaux québécois. Sous la nouvelle législation, des travailleurs sociaux peuvent être exclus de l’exercice de certains rôles qu’ils croyaient les leurs. Des études ont révélé que les rôles qui sont les plus susceptibles de chevaucher la psychothérapie, comme le counseling et le casework, sont ceux qui sont les plus désirés par les travailleurs sociaux et dont la perte serait la plus regrettée (Agresta, 2004; Asquith, Clark et Waterhouse, 2005). Celle-ci pourrait avoir un impact négatif sur les travailleurs sociaux, tant dans le secteur public que dans la pratique privée.

Dans une étude publiée en 1987, Schlenker et Gutek ont étudié l’impact de la perte d’un rôle professionnel chez des travailleurs sociaux d’une importante agence américaine de services sociaux qui ont été réaffectés à des postes non professionnels. Les principaux résultats indiquent que les travailleurs sociaux réaffectés ont éprouvé une diminution de leur satisfaction professionnelle et de leur estime personnelle; ils avaient également une plus forte intention de changer d’emploi que ceux qui n’ont pas été réaffectés. Les résultats de cette étude sont évocateurs de l’impact potentiel que peut avoir la modification d’un rôle de travail sur les professionnels lorsque le nouveau rôle qui leur est assigné ne correspond plus à leurs attentes. Considérant l’intérêt des travailleurs sociaux pour les rôles qui chevauchent la psychothérapie et qui pourraient dorénavant se retrouver hors de leur champ de pratique légal, on peut se demander si certains d’entre eux ont éprouvé une diminution de leur satisfaction professionnelle ou s’ils en sont venus à désirer changer d’emploi comme les travailleurs sociaux de l’étude de Schlenker et Gutek (1987).

Dans le cadre de la présente étude, nous avons fait l’hypothèse que les NMEP pouvaient avoir un impact négatif sur la qualité du travail des travailleurs sociaux. Le concept de qualité du travail renvoie directement à l’individu et aux conditions intrinsèques de son travail. Il inclut différentes dimensions comme le contenu du travail, les relations professionnelles, la reconnaissance professionnelle ou l’autonomie professionnelle (Institut De La Statistique Du Québec [isq], 2008). Le rapport ministériel faisant le bilan d’implantation des NMEP permet de penser que les incidences sur les relations professionnelles et la reconnaissance professionnelle seront particulièrement importantes puisque des tensions ont été observées dans des équipes de travail interdisciplinaires et en santé mentale. Ces tensions seraient partiellement expliquées par une hiérarchisation des interventions psychosociales selon laquelle la psychothérapie serait une intervention « supérieure », ce qui nuirait ainsi à l’interdisciplinarité (Vallée, 2016). De plus, tout comme l’indique l’étude de Schlenker et Gutek (1987), les travailleurs sociaux québécois pourraient subir une baisse de leur satisfaction professionnelle dans le contexte de la modification de leur rôle de travail.

La présente recherche, effectuée dans le cadre d’un programme de maîtrise en service social, s’intéresse aux impacts des NMEP sur les travailleurs sociaux. À partir du point de vue des principaux intéressés, elle cherche à savoir comment les NMEP affectent les différentes dimensions de la qualité du travail des travailleurs sociaux et si les NMEP ont un impact sur leur satisfaction au travail.

Cadre conceptuel

Selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ, 2008), le travail peut être analysé selon trois dimensions : la qualité du marché du travail, la qualité de l’emploi et la qualité du travail. Ces dimensions correspondent respectivement au niveau macro, méso et micro de l’analyse systémique. La qualité du marché du travail prend en compte le contexte d’évolution des emplois et du travail dans une société. La qualité de l’emploi fait référence aux conditions d’emploi offertes par les employeurs. La qualité du travail renvoie quant à elle à l’individu et à ses conditions de travail. Les trois dimensions s’influencent entre elles et sont intégrées à un environnement plus large qui inclut le contexte social, économique, politique et géographique. Dans la présente étude, nous avons décidé de centrer l’analyse sur la dernière dimension afin de saisir les impacts les plus immédiats des NMEP sur les travailleurs qu’elles affectent. Partant de la proposition générale de l’ISQ et en nous inspirant des travaux de plusieurs autres auteurs qui se sont intéressés au concept (Clark, 1998; Hackman et Oldham, 1980; Handel, 2005; Le Capitaine, Grenier et Hanin, 2013; Lowe, 2007), neuf dimensions de la qualité du travail ont été retenues. Elles sont résumées dans le Tableau 1.

La satisfaction au travail renvoie à l’évaluation subjective de son emploi par le travailleur. Elle constitue un indicateur de la qualité de vie professionnelle globale (Lowe et Schellenberg, 2001) et est l’une des mesures les plus utilisées pour définir la qualité globale d’un emploi (Lowe, 2007) et pour résumer la qualité d’un emploi (Clark, 1998). Elle est par ailleurs corrélée avec les différentes dimensions de la qualité du travail (Clark, 1998; Hackman et oldham, 1980; Handel, 2005; Judge, 2004; Lowe, 2007).

Dans le cadre de la présente étude, on fait l’hypothèse que les NMEP ont un impact globalement négatif sur les différentes dimensions de la qualité du travail et que cela influence partiellement la satisfaction au travail des travailleurs sociaux. On présume aussi à ce que cet impact soit modulé par l’intérêt que ces derniers portent à la psychothérapie et, plus particulièrement, par l’obtention ou la réalisation de démarches en vue d’obtenir le permis de psychothérapeute.

Tableau 1

Dimensions de la qualité du travail évaluées dans l’étude

Dimensions de la qualité du travail évaluées dans l’étude

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Méthodologie

Afin de répondre aux questions de recherche, un sondage a été effectué. La population à l’étude est l’ensemble des travailleurs sociaux de la province de Québec qui sont engagés dans une pratique directe du travail social. Parmi les 12 805 travailleurs sociaux inscrits à l’OTSTCFQ, 13 % sont des hommes et 87 % sont des femmes (otstcfq, 2016). Il n’existe toutefois pas de statistiques concernant le nombre de travailleurs sociaux s’engageant dans une pratique directe du travail social.

Critères d’inclusion

Pour participer à l’étude, les répondants devaient travailler dans la province de Québec et avoir été engagés dans des tâches impliquant un contact direct avec les usagers pendant au moins un an avant l’entrée en vigueur du PL 21, en juin 2012, pendant un an après cette entrée, et au moment de la passation du questionnaire. Ils pouvaient travailler dans les réseaux public, communautaire et privé et dans un contexte individuel, familial ou de groupe. Les travailleurs sociaux qui travaillaient exclusivement en organisation communautaire, qui étaient uniquement impliqués dans des tâches administratives ou qui avaient pour tâche de conseiller leurs collègues sans eux-mêmes exercer une pratique directe ont été exclus. Finalement, les participants devaient être en mesure de lire et d’écrire le français adéquatement puisque le questionnaire était disponible en français seulement.

Instrument de mesure

La collecte de données a été effectuée à l’aide d’un questionnaire comprenant des questions fermées et ouvertes. Une première version du questionnaire a été soumise à un comité d’experts formé de trois travailleurs sociaux chevronnés et sensibles aux enjeux soulevés par les NMEP afin d’en vérifier la validité du contenu. Une conférence téléphonique entre les concepteurs de l’instrument et les membres du comité a eu lieu afin de recueillir leurs commentaires et de discuter des ajustements à apporter. La version finale du questionnaire a été mise en ligne par le biais de Lime Survey. Elle comprend 48 questions divisées en six sections permettant : 1) de vérifier que les participants répondent aux critères d’inclusion; 2) de mesurer leur perception du lien entre le travail social et la psychothérapie; 3) d’évaluer leur niveau de connaissance du PL 21; 4) d’examiner l’impact des NMEP sur les dimensions de la qualité du travail et la satisfaction au travail; 5) de recueillir des informations sur l’obtention ou non du permis de psychothérapeute; et 6) de collecter des données sociodémographiques.

Méthodes d’échantillonnage

Étant donné le caractère exploratoire de l’étude, une stratégie de recrutement non probabiliste a été établie. Les efforts de recrutement se sont d’abord concentrés sur les régions de la Capitale-Nationale (03) et de Chaudière-Appalaches(12). Plusieurs méthodes ont été employées. D’abord, les travailleurs sociaux ont été invités à participer à l’étude par le biais de l’OTSTCFQ. Un courriel de sollicitation et un courriel de rappel ont été envoyés en février et mars 2016 aux 1296 membres des régions visées s’étant inscrits comme praticiens et ayant fourni à leur ordre une adresse courriel. De manière complémentaire, une annonce de recrutement a paru sur la page Facebook de la coordination régionale des travailleurs sociaux des régions 03 et 12. La recherche a aussi été brièvement présentée verbalement à près de 300 travailleurs sociaux lors de conférences ou de rencontres d’équipe dans leur milieu de travail. Enfin, un des établissements de santé et de services sociaux des régions visées a accepté de transmettre des courriels de recrutement à ses 380 travailleurs sociaux. Malgré les efforts déployés, seulement 30 participants ont répondu à ces différents appels. Il a alors été décidé d’étendre le recrutement à l’ensemble des travailleurs sociaux de la province par le biais de l’OTSTCFQ. Un nouveau courriel de sollicitation a été envoyé à 11 288 travailleurs sociaux en septembre 2016.

Participants

Au total, 88 personnes ont répondu au questionnaire, correspondant à un taux de réponse inférieur à 1 %. Parmi elles, 73 (83 %) y ont répondu entièrement et 15 (17 %) partiellement, souvent en remplissant la section sur les critères d’inclusion et en répondant à une ou deux questions. Parmi les 15 participants ayant fourni des réponses partielles, un seul a été inclus dans l’échantillon final puisqu’il avait rempli pratiquement l’ensemble du questionnaire. L’échantillon final est composé de 74 participants âgés entre 29 et 66 ans (X = 44). 25 % sont des hommes et 75 % sont des femmes. Étant donné la stratégie de recrutement retenue, les régions de la Capitale-Nationale et de Chaudières-Appalaches sont surreprésentées par rapport à leur poids réel dans la population (42 % et 17 %).

Quarante-six participants (62,2 %) déclarent travailler dans un Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) ou un Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) et 16 (21,6 %) déclarent travailler dans plus d’un milieu. La presque totalité des participants (n = 72; 97,3 %) utilise l’intervention individuelle, de couple et familiale. Vingt et un participants (28,4 %) mentionnent également l’intervention de groupe alors qu’un participant (1,4 %) pratique l’organisation communautaire. L’intervention individuelle, de couple, familiale et de groupe occupe une place centrale dans le travail des répondants. Quarante-deux (56,8 %) d’entre eux disent y consacrer plus de 75 % de leur temps, 18 (24,3 %) de 50 à 75 % de leur temps, 8 (10,8 %) de 25 à 50 % de leur temps et 6 (8,1 %) moins de 25 %.

Vingt-deux participants (29,7 %) détenaient un permis de psychothérapeute au moment de l’enquête alors que 52 (70,3 %) n’en avaient pas. Il s’agit d’une proportion beaucoup plus élevée que dans la population à l’étude. Parmi ceux n’ayant pas de permis, 9 (12,2 %) ont déclaré avoir effectué des démarches pour l’obtenir alors que 43 (49,1 %) n’en ont pas effectué.

Analyse des données

Afin de répondre aux questions de recherche, des analyses descriptives ont été effectuées pour chacune des dimensions de la qualité du travail et pour la satisfaction au travail. Un indice global reflétant la qualité du travail à partir des réponses sur ces différents points a également été calculé. Ensuite, une analyse de variance (ANOVA) a été effectuée pour déterminer la présence d’une différence sur la qualité du travail entre les participants ayant un permis de psychothérapeute, ceux ayant effectué des démarches sans obtenir de permis et ceux n’ayant pas fait de démarches. Un test de Kruskal-Wallis a été effectué pour déterminer l’existence d’une différence entre ces trois groupes sur la satisfaction au travail. De plus, un test unilatéral de Spearman a été effectué afin de vérifier l’existence d’une corrélation entre la qualité du travail et la satisfaction au travail. Finalement, une analyse de contenu par unité d’information a été effectuée pour analyser les questions ouvertes portant sur la qualité du travail et la satisfaction au travail (Leray, 2008).

Résultats

Qualité du travail

La première question de recherche porte sur l’impact des NMEP sur la qualité du travail. L’étude pose l’hypothèse que les NMEP ont eu un impact négatif sur l’appréciation par les travailleurs sociaux des différentes dimensions de la qualité du travail. On s’attend toutefois à ce que cet impact soit différemment perçu selon que le travailleur social a obtenu ou non le permis d’exercer la psychothérapie.

Analyses quantitatives concernant la qualité du travail

Le contenu des tâches est la première dimension examinée. On a demandé aux participants s’ils avaient remarqué des modifications à leurs tâches depuis l’entrée en vigueur des NMEP ou s’ils envisageaient de telles modifications dans le futur. Dix-neuf participants (26 %) ont remarqué des modifications alors que neuf participants supplémentaires (12 %) estiment que des modifications dans leurs tâches auront lieu un jour ou l’autre en raison des NMEP. Ainsi, plus du tiers (38 %) des participants constatent ou envisagent des changements. De plus, 74 % des participants ayant remarqué des modifications dans leurs tâches et 65 % de ceux qui les prévoient ont perçu ces modifications comme étant défavorables. Ainsi, bien que 62 % des participants ne rapportent aucun impact des NMEP sur le contenu de leurs tâches, une minorité substantielle perçoit ou prévoit des modifications défavorables, confirmant partiellement l’hypothèse avancée.

On a également questionné les participants sur l’impact des NMEP concernant sept autres dimensions de la qualité du travail, soit l’intérêt pour son travail, la reconnaissance professionnelle, l’utilité de son travail, la perception de rendre un service de qualité, l’autonomie professionnelle, le désir de changer d’emploi et le développement des compétences. Pour chacune des dimensions mesurées, ils devaient choisir l’option qui correspondait le mieux à leur situation sur une échelle de 1 à 5 allant de « a diminué beaucoup » à « a augmenté beaucoup ». La répartition des réponses pour chacun de ces éléments est présentée dans le graphique 1. Afin de faciliter la compréhension, les données ont été recodées et ramenées à une échelle en trois points (a augmenté, n’a pas changé, a diminué). La plupart des participants répondent que rien n’a changé pour la majorité des éléments. Toutefois, la majorité de ceux qui signalent des changements identifie des impacts négatifs. La diminution du sentiment d’autonomie professionnelle et la perte de reconnaissance professionnelle sont les impacts défavorables rapportés le plus souvent.

Graphique 1

Impact des NMEP sur les différentes dimensions de la qualité du travail

Impact des NMEP sur les différentes dimensions de la qualité du travail

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Finalement, les participants ont été interrogés sur une dernière dimension de la qualité du travail, soit la qualité des relations professionnelles. Les questions portaient plus précisément sur l’augmentation ou la diminution des tensions et des conflits avec leurs gestionnaires, leurs collègues travailleurs sociaux et leurs collègues d’autres professions. Le graphique 2 présente à nouveau les résultats sous forme simplifiée. Ces résultats suggèrent que les NMEP ont affecté négativement la qualité du travail de certains travailleurs sociaux en suscitant une légère augmentation des tensions et des conflits en contexte de collaboration avec d’autres professionnels.

Graphique 2

Impact des NMEP sur les relations professionnelles

Impact des NMEP sur les relations professionnelles

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Une échelle a été créée à l’aide des éléments présentés dans le Graphique 1 afin d’obtenir une mesure globale de l’impact des NMEP sur la qualité du travail[1]. L’échelle a permis d’obtenir un score se situant entre 7 et 35 (= 18.77, ET = 4.75). Un nombre moins élevé correspond à des impacts négatifs alors qu’un nombre plus élevé correspond à des impacts positifs. La consistance interne de l’échelle a été évaluée à l’aide du coefficient alpha de Cronbach et a été jugée satisfaisante [α = .91]. Bien qu’un alpha inférieur à 0,90 soit plus généralement accepté, certains auteurs préconisent un alpha entre 0,70 et 0,95 (Tavakol et Dennick, 2011). Tel que prévu considérant l’analyse des différents éléments qui la composent, la moyenne de 18,77 reflète la perception d’impacts modérément négatifs.

Partant des scores obtenus à cette échelle, une analyse de variance (ANOVA) a été effectuée afin de vérifier si la perception des impacts des NMEP varie en fonction de l’obtention du permis de psychothérapeute, des tentatives pour l’obtenir ou de l’absence de démarches pour l’obtenir. L’analyse indique une différence significative entre les trois groupes [F (2,71) = 7.78, p < .01]. Un test de comparaisons multiples avec un alpha ajusté de Bonferroni de .0167 indique une différence significative entre les participants ayant obtenu un permis de psychothérapeute (M = 21.32, ET = 4.40) et ceux ayant fait des démarches sans obtenir le permis (M = 14.78, ET = 4.29). Les participants n’ayant pas fait de démarches afin d’obtenir le permis ne diffèrent pas significativement des deux autres groupes (M = 18.30, ET = 4.35). Les participants qui ont tenté sans succès d’obtenir le permis de psychothérapeute sont ceux qui expriment l’opinion la moins favorable par rapport aux NMEP. Leur perception des impacts est significativement plus négative que celle exprimée par ceux qui ont obtenu le permis, lesquels, de leur côté, semblent avoir une vision neutre (ni favorable ni défavorable) de la nouvelle réglementation. Ces résultats suggèrent que les NMEP ont un impact différencié sur différents groupes de travailleurs sociaux.

Analyses qualitatives concernant la qualité du travail

Des questions ouvertes ont été posées aux participants afin d’avoir une meilleure compréhension de l’impact des NMEP sur les différentes dimensions de la qualité du travail. Dans leurs réponses, 16 participants ont mentionné des éléments en lien avec la modification de leurs tâches. La première modification rapportée a trait au langage utilisé en intervention. Des participants évitent des mots ou expressions comme thérapie, processus thérapeutique et évaluation psychosociale qui pourraient évoquer une transgression de la nouvelle réglementation. Certains évitent de dire qu’ils font de la psychothérapie même s’ils ont l’impression d’en utiliser les compétences. Pour ces participants, ce n’est donc pas tant la tâche elle-même qui change que la façon d’en parler. Quelques participants ont mentionné leur crainte de faire des interventions qui seraient considérées comme de la psychothérapie et de s’exposer à des représailles, sans toutefois en être venus à modifier leurs interventions. Cependant, d’autres ont cessé d’utiliser des techniques, des modèles ou des types d’intervention associés à la psychothérapie. Parmi ceux-ci, on trouve par exemple l’intégration par les mouvements oculaires (IMO), la Programmation neurolinguistique (PNL), la thérapie des schémas et l’approche cognitive-comportementale, même si les participants ont dit avoir reçu des formations pour s’en servir. D’autres rapportent que leur gestionnaire leur a interdit d’animer certains groupes, notamment ceux consacrés aux troubles anxieux et ceux portant sur les troubles de la personnalité.

Finalement, certains participants constatent des modifications dans l’attribution des dossiers par les gestionnaires. De façon similaire, ils estiment que le personnel des programmes d’aide aux employés hésite davantage à recommander une personne à un travailleur social et que les usagers des services sont, pour leur part, plus enclins à se tourner vers un psychologue que vers eux. Des participants rapportent également devoir justifier leurs compétences auprès des organismes dont ils dépendent pour avoir accès à la clientèle ou auprès de collègues comme les médecins et les psychologues.

Les participants ont formulé des commentaires en lien avec plusieurs autres dimensions de la qualité du travail. Le Tableau 2 indique la répartition de ces commentaires en tenant compte de l’obtention ou non du permis d’exercice de la psychothérapie et des démarches faites pour l’obtenir. On observe qu’environ un quart des participants ont déclaré que les NMEP n’ont eu aucun impact sur la qualité de leur travail. Abordé par plus de 40 % des participants, le thème de la reconnaissance professionnelle est celui qui a suscité le plus grand nombre de commentaires. Ceux-ci vont dans le sens soit d’une augmentation de la reconnaissance professionnelle, soit d’une diminution. La moitié des commentaires émis par ceux qui ont obtenu un permis de psychothérapeute ont trait à une meilleure reconnaissance par les usagers des services, par les employeurs et par les assureurs. Un commentaire favorable a également été émis par un participant n’ayant pas de permis, qui rapporte une « plus belle reconnaissance du rôle du T.S. » dans son milieu de travail (P54). Les autres participants ayant commenté cette dimension tiennent un discours laissant deviner une moins bonne reconnaissance. Plusieurs mentionnent explicitement une moins grande reconnaissance de leur travail, de leurs rôles et de la profession. Certains mentionnent que le travailleur social est maintenant considéré comme un professionnel de second ordre dans leur milieu. D’autres emploient des expressions ou des métaphores associées aux champs sémantiques de la lutte et du débat pour qualifier les efforts nécessaires pour faire valoir leurs compétences auprès des usagers, de leurs collègues et des organismes qui orientent la clientèle vers eux. Le participant 63 écrit par exemple : « Au niveau des organismes référents, j’ai l’impression de devoir me battre pour que mon “rôle” soit reconnu et “mériter” des références ».

À propos de l’autonomie professionnelle, certains participants ayant un permis de psychothérapeute abordent les limites qui encadrent leur pratique. Par exemple, le participant 12 note que ses formations doivent dorénavant être en lien avec l’approche liée à son permis et qu’il peut moins participer à des formations axées sur le travail social. L’opinion du participant 42, qui note simplement que les NMEP balisent sa pratique, apparaît neutre, voire positive. Plusieurs autres participants évoquent leurs questionnements et leurs incertitudes quant à la légitimité de leurs interventions qui en viennent à constituer une limite à leur autonomie. Par exemple, le participant 9 rapporte qu’« il est très difficile de savoir quelle est la frontière à ne pas franchir entre les interventions qui ne sont pas de la psychothérapie et celles qui en sont réellement ». Confrontés à l’imprécision des définitions et des limites de leur champ d’activité, les participants ne se sentent pas libres de faire les interventions souhaitées, et ce, encore une fois, même s’ils déclarent avoir été formés pour effectuer ces interventions. Finalement, certains participants mentionnent se sentir surveillés par d’autres professionnels ou par les gestionnaires.

Tableau 2

Modifications de tâches mentionnées par les participants

Modifications de tâches mentionnées par les participants

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Dans les commentaires sur la qualité des services rendus, certains participants disent se sentir moins compétents dans leurs interventions en raison des adaptations qu’ils ont dû faire à leur pratique. Ayant modifié leur pratique contre leur gré, ils ont moins confiance en leurs nouvelles méthodes de travail ou ont l’impression que ces méthodes de travail sont moins efficaces pour aider leurs clients. Ils disent également agir de façon moins spontanée dans leurs interventions en raison des questionnements qu’ils entretiennent quant à la légalité de leur pratique. D’autres participants mentionnent que les NMEP ont diminué l’accès aux services de manière générale. Enfin, quelques participants lient les NMEP à une amélioration de la qualité des services rendus dans la mesure où elles promeuvent l’acquisition des compétences et connaissances nécessaires à une pratique compétente et la professionnalisation des services de leur organisation.

Les commentaires en lien avec le développement des compétences font ressortir des opinions contradictoires chez les détenteurs de permis de psychothérapeute. Certains voient les exigences de formation imposées par les NMEP comme une occasion d’approfondir les orientations théoriques qui leur ont permis d’accéder au permis. D’autres estiment que cette spécialisation théorique restreint le développement de leurs compétences. Certains perçoivent négativement le fait de devoir maintenant répondre aux exigences de formation de deux ordres professionnels. Parmi les participants qui n’ont pas de permis, certains déplorent l’absence de soutien de l’OTSTCFQ pour leur permettre d’avoir accès au permis de psychothérapeute maintenant et lors de l’implantation initiale de la loi. Certains signalent par ailleurs l’impact négatif de la nouvelle réglementation sur l’accès à la formation, soit parce qu’ils observent une réticence des formateurs et des superviseurs à former des travailleurs sociaux sans permis, soit parce qu’ils sont eux-mêmes moins motivés à se tourner vers des formations qui touchent à la psychothérapie et dont ils ne pourront pas profiter au maximum.

Dans la dimension des relations professionnelles, un seul participant rapporte une amélioration en évoquant une plus grande clarté des rôles en contexte interdisciplinaire. Les propos des autres répondants révèlent plutôt les tensions qui existent dans l’établissement des rôles et des frontières. Les participants parlent de « chasse [aux] sorcières » (P11), de « guerre de clocher » (P38), de luttes pour « gagner du terrain » (P51) et de « discussions musclées » (P9) pour décrire l’atmosphère qu’ils observent dans leur milieu de travail. Deux participants mentionnent des conflits avec des psychologues, qui auraient été jusqu’à dénigrer le travail effectué par les travailleurs sociaux. Le participant 26, qui détient un permis de psychothérapeute, rapporte également des tensions avec les psychologues.

Finalement, trois thèmes supplémentaires de moindre importance ont été abordés par les participants, l’intérêt pour leur travail, le désir de changer d’emploi et l’utilité de leur travail. Un seul participant mentionne directement une perte d’intérêt pour son travail (P57), alors que deux mentionnent un désir de changer d’emploi (P13, P38). Bien que rarement exprimés, ces propos démontrent un très fort impact des NMEP sur ces deux participants. Finalement, quelques participants abordent l’utilité de leur travail en mettant en doute la pertinence et la valeur de leurs interventions en lien avec les NMEP.

Satisfaction au travail

Analyses quantitatives de la satisfaction au travail

La deuxième question de recherche porte sur la satisfaction au travail, la première hypothèse étant que les NMEP ont un impact négatif sur cette variable. L’impact des NMEP sur la satisfaction au travail a été mesuré à l’aide d’un élément sur une échelle de Likert en cinq points allant de « a diminué beaucoup » (1) à « a augmenté beaucoup » (5). Les résultats montrent que la satisfaction n’a pas changé chez près de la moitié des participants (n = 36). La grande majorité de ceux qui ont signalé des changements rapportent toutefois une diminution de leur satisfaction au travail (n = 32). Seuls six participants ont mentionné que leur satisfaction au travail avait augmenté suite à l’adoption des NMEP.

La deuxième hypothèse formulée stipule que les impacts négatifs perçus par les participants sont moins grands chez ceux ayant un permis de psychothérapeute. Considérant que la variable dépendante n’est pas sur une échelle d’intervalle ou de ratio (Rosenthal, 2012), le test non paramétrique de Kruskal-Wallis a été utilisé pour vérifier cette hypothèse. Le résultat du test indique une différence significative entre les participants ayant le permis, ceux ayant tenté sans succès de l’obtenir et ceux n’ayant pas tenté de l’obtenir [H (2) = 13.07, p < .01]. Les participants ayant un permis obtiennent un rang moyen de 46, ceux sans permis de psychothérapeute mais ayant fait des démarches obtiennent un rang moyen de 18, et ceux sans permis et n’ayant pas fait de démarches obtiennent un rang moyen de 37. Un rang plus élevé correspond à une satisfaction professionnelle plus élevée. Ainsi, les participants ayant un permis de psychothérapeute sont ceux qui déclarent la plus grande satisfaction au travail à la suite des NMEP. Bien qu’il ne soit pas possible de connaître où se situent les différences significatives à l’aide d’un test de Kruskal-Wallis, on constate que les participants ayant fait des démarches sans obtenir de permis de psychothérapeute constituent au contraire le groupe ayant obtenu le plus petit rang moyen sur l’échelle de satisfaction.

Étant donné le lien rapporté dans la documentation scientifique entre la qualité du travail et la satisfaction au travail, un test unilatéral de Spearman a été effectué afin de vérifier la présence d’une corrélation entre l’impact des NMEP sur la satisfaction au travail et l’impact perçu des NMEP sur la qualité du travail tel que mesuré par l’indice global construit précédemment. Tel que prévu, une corrélation positive significative (r (72) =  89, < .001) a été observée.

Analyses qualitatives de la satisfaction au travail

Finalement, une question ouverte a été posée aux participants afin d’obtenir une meilleure compréhension de l’impact des NMEP sur la satisfaction au travail. Vingt participants ayant un permis de psychothérapeute ont fourni des réponses à la question, dont cinq qui rapportent n’avoir constaté aucun impact. Trente-sept participants n’ayant pas de permis et n’ayant pas fait de démarches ont également répondu et 15 d’entre eux disent n’avoir remarqué aucun impact. Huit participants ayant effectué des démarches, mais n’ayant pas obtenu de permis de psychothérapeute ont répondu et un seul ne mentionne pas d’impact. Bon nombre des éléments de réponse à cette question ont été classés dans les différentes dimensions de la qualité du travail plutôt que sous le thème de la satisfaction au travail proprement dit. Ces éléments de réponses ont été pris en compte dans les analyses rapportées plus haut concernant la première question de recherche. Ils permettent de croire que les participants établissent naturellement un lien entre la satisfaction au travail et les dimensions de la qualité du travail. Parmi les quelques participants qui se sont directement prononcés sur leur satisfaction au travail, dix mentionnent être moins satisfaits, soit en le disant explicitement, soit en énumérant des émotions négatives comme le découragement, la démobilisation et la crainte.

Discussion

L’impact des NMEP sur la qualité du travail et la satisfaction au travail

La présente étude cherchait à savoir de quelle manière les NMEP ont affecté la qualité du travail et la satisfaction au travail des travailleurs sociaux du point de vue des principaux intéressés. L’hypothèse générale était que les NMEP auraient un impact négatif sur chacune de ces dimensions. Les résultats appuient cette hypothèse, mais seulement partiellement. En fait, les NMEP n’ont entraîné aucune modification de tâches pour une majorité de travailleurs sociaux ayant pris part à l’étude. Dans la majorité des cas, elles n’ont pas non plus altéré l’intérêt des participants pour leur travail, leur sentiment d’aider les autres, leur impression d’offrir un service de qualité aux clients qu’ils rencontrent, leur impression d’être utiles à la société, leur désir de changer d’emploi, ou leur impression de développer leurs compétences. Près de la moitié des répondants ne rapportent aucun changement concernant la satisfaction au travail. On ne peut par conséquent pas conclure à un impact négatif des NMEP pour l’ensemble des répondants ni pour l’ensemble des dimensions. Les résultats appellent à une analyse plus nuancée.

La présente étude a permis de documenter, tant par la méthode quantitative que par la méthode qualitative, des impacts légèrement négatifs des NMEP sur la qualité du travail et la satisfaction du travail. Ces impacts diffèrent toutefois en fonction des groupes de travailleurs sociaux, ceux ayant démontré un intérêt pour la psychothérapie sans pouvoir la pratiquer légalement étant ceux qui rapportent le plus d’impacts négatifs. Par ailleurs, trois dimensions de la qualité du travail ressortent comme étant plus problématiques aux yeux des participants qui ont signalé des effets négatifs : la reconnaissance professionnelle, l’autonomie professionnelle et les conflits avec les collègues d’autres professions.

La reconnaissance professionnelle est la dimension qui ressort le plus, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. En effet, 55 % des participants notent que leur sentiment d’être reconnus professionnellement a diminué depuis l’instauration des NMEP. Ils ont l’impression d’être considérés comme des professionnels de second ordre dans leur milieu et de devoir se battre davantage pour faire valoir leurs compétences auprès de leurs collègues, des usagers et des organismes qui orientent la clientèle vers eux. Cette perception n’est pas dénuée de fondement. Le rapport ministériel sur la mise en application des NMEP indique en effet que certains employeurs ou organismes payeurs ont tendance à surestimer la nécessité que les interventions soient effectuées par des psychothérapeutes (Vallée, 2016), comme si la psychothérapie était une panacée.

La prédominance du thème de la reconnaissance chez les participants à cette étude n’est pas particulièrement surprenante étant donné les débats récurrents qui ont cours concernant l’identité professionnelle du travail social. Pour comprendre l’impact des NMEP à ce niveau, il est utile de rappeler que « la profession souffre d’un sentiment de non-reconnaissance par la population […] et par le champ des professions humaines et sociales en général » (Chouinard, 2013, p. 166). L’espace ne permet pas ici d’aborder en profondeur les causes de ce sentiment de non-reconnaissance. On peut toutefois en esquisser les contours. Selon Chouinard (Caron et Chouinard, 2014; Chouinard, 2013), ce sentiment tiendrait notamment au fait que la professionnalité du travail social repose principalement sur son axe relationnel plutôt que sur son axe technique. Cet axe relationnel est central puisque c’est dans la relation à l’usager que se crée le sens qui permet de relier ce dernier à la société. Le travail sur cet axe est toutefois hautement symbolique et comprend une part d’indétermination qui rend difficile son énonciation sous forme de règles que l’on peut facilement communiquer aux autres. Les travailleurs sociaux éprouvent ainsi souvent de la difficulté à définir leur pratique, ce qui contribue à rendre leur travail méconnu de la population et des autres professions. Quant à l’axe technique du travail social, constitué par les savoirs et les méthodes, il repose dans une large mesure sur les emprunts faits à d’autres disciplines, notamment à la sociologie et à la psychologie, ce qui contribue à la difficulté qu’ont les travailleurs sociaux à légitimer leur spécificité professionnelle. Dans ce contexte, les NMEP viennent accentuer un problème déjà présent au sein de la profession. Leur impact sera vécu particulièrement intensément chez les travailleurs sociaux qui ont investi dans l’acquisition des savoirs et des méthodes associés à la psychothérapie dans le cadre de leur formation de base ou de la formation continue. On comprend notamment la frustration ressentie par ceux qui, dans l’axe technique, se voient maintenant interdire le recours à des savoirs et des méthodes qu’ils croyaient avoir maitrisés.

L’autonomie professionnelle est la seconde dimension qui paraît menacée par les NMEP. Environ 40 % des participants ont indiqué que leur sentiment d’autonomie professionnelle avait diminué en raison de ces nouvelles modalités. Cette perte d’autonomie résulte en partie des décisions des gestionnaires – qui réattribuent des dossiers, modifient les tâches et assignent de nouveaux rôles – et en partie des décisions des travailleurs sociaux eux-mêmes qui cessent, par crainte de représailles, d’effectuer des actions ou d’utiliser des approches pour lesquelles ils se sentent compétents. Le rapport ministériel sur la mise en application des NMEP corrobore cette tendance en soulignant le rôle des employeurs et des organismes payeurs (Vallée, 2016).

La restriction de l’autonomie professionnelle est, dans une certaine mesure, un effet souhaité des NMEP. Dans une perspective hétérorégulatoire (Boisvert et al., 2003) et dans un objectif de protection du public, celles-ci visent à limiter l’exercice de la psychothérapie aux seuls détenteurs de permis. La constitution de ce monopole implique l’exclusion de certains acteurs qui se trouvent ainsi brimés dans leur autonomie. Les NMEP s’inscrivent par ailleurs, tout comme l’ensemble des mesures du PL 21 dont elles font partie, dans les visées de la Nouvelle gestion publique qui tente de rationaliser l’administration publique en délimitant les champs de compétence des différentes professions (Caron et Chouinard, 2014).

Restreindre l’autonomie professionnelle pose cependant des difficultés si l’on considère d’autres valeurs chères à l’administration publique et au système professionnel, dont celles de polyvalence, d’adaptabilité et d’accessibilité compétente aux services. On peut à cet égard rappeler que l’autonomie est à la base du système professionnel québécois tel qu’il a été conçu à l’origine et que certains auteurs la considèrent toujours comme le meilleur mécanisme de protection du public (Desharnais, 2008). On peut également rappeler que les travailleurs sociaux étaient déjà soumis, avant l’entrée en vigueur des NMEP, à un code de déontologie qui les enjoint, avant d’accepter un mandat et durant son exécution, à tenir compte des limites de leur compétence (Gouvernement Du Québec, 2016, article 3.01.01). Renforcer leur discernement relativement à leurs compétences en matière de psychothérapie et aux situations rencontrées dans la pratique pourrait être une autre voie à privilégier par le législateur pour atteindre son objectif de protection du public.

L’un des objectifs initiaux de la modernisation des lois professionnelles était d’amener une « plus grande ouverture des milieux professionnels à la multidisciplinarité et à l’interdisciplinarité » (opq, 1999, p. 16). La moitié des participants de la présente étude perçoivent au contraire une augmentation des tensions et des conflits avec des collègues provenant d’autres professions. Un constat similaire est également ressorti lors des entretiens effectués par Mimeault (2016) auprès d’un petit groupe de travailleurs sociaux oeuvrant en santé mentale jeunesse. Ces derniers ont rapporté, dans leur champ de pratique, des questionnements concernant la répartition des rôles voire la revendication de rôles réservés par certains professionnels. La zone grise qui entoure la définition de la psychothérapie (Vallée, 2016) a laissé place à beaucoup de subjectivité, faisant naître une compétition entre les professions souhaitant s’approprier des droits de pratique. Si l’on en croit ces indices, les NMEP ne semblent pas avoir atteint l’objectif visé.

D’Amour, Sicotte et Lévy (1999) ont déjà fait observer que la logique du système professionnel est en opposition avec la collaboration interprofessionnelle. L’étude, effectuée auprès de neuf professions dans trois programmes d’un même CLSC, indique que les groupes professionnels prennent en compte les intérêts de la clientèle, mais également d’autres intérêts tels que la protection de leur propre territoire professionnel. La présence de zones grises dans les milieux de travail amènerait de nombreux débats entre les professionnels qui seraient peu disposés à partager leur territoire. Étant donné l’existence d’un chevauchement entre le travail social et la psychothérapie, les tensions documentées dans la présente étude à la suite de l’entrée en vigueur des NMEP apparaissaient donc prévisibles.

Dans leur étude, D’Amour, Sicotte et Lévy (1999) ont également fait ressortir qu’une hiérarchie s’était établie entre les différentes professions dans des contextes de pratique où il n’existait pas une domination du territoire par le médecin. Un phénomène semblable semble être à l’oeuvre à la suite de la mise en oeuvre des NMEP. Les travailleurs sociaux de la présente étude et les participants de l’étude de Mimeault (2016) rapportent des tensions dans leurs relations avec des psychologues plutôt qu’avec d’autres professionnels. Cela serait dû au fait que des psychologues questionnent leur droit de pratiquer certaines interventions dans le but d’assurer leur emprise sur le nouveau territoire que leur confèrent les NMEP. Étant donné le cadre légal qui permet à des professionnels de plusieurs disciplines d’exercer la psychothérapie, on pourrait s’attendre à ce que les travailleurs sociaux détenant le permis de psychothérapeute échappent à ce type de conflit. Au regard des résultats de la présente étude, cela ne semble toutefois pas être toujours le cas. Les NMEP instaureraient plutôt une hiérarchie des services dans laquelle les psychologues obtiennent une meilleure reconnaissance professionnelle que les autres détenteurs de permis. Le psychologue serait ainsi considéré comme le professionnel de premier choix, suivi par le professionnel pouvant pratiquer la psychothérapie puis par les travailleurs sociaux sans permis de psychothérapeute.

Adaptation des travailleurs sociaux aux NMEP

Au-delà des questions liées à la qualité du travail, qui ont été au coeur de la réflexion poursuivie dans la présente recherche, on peut faire l’hypothèse que l’adoption des NMEP pose des défis pour l’identité professionnelle des travailleurs sociaux québécois. Comme toutes les identités professionnelles, cette identité est constamment en mouvement. Elle est le fruit d’une négociation entre ce que Dubar (2010) appelle l’identité pour soi et l’identité pour autrui. La première de ces identités renvoie aux aspirations du groupe professionnel, à son histoire et à son appropriation dynamique des identités virtuelles qui lui sont attribuées par les autres acteurs. La seconde correspond précisément à ces identités offertes ou imposées par les institutions extérieures. Le PL 21 a assurément altéré l’identité pour autrui des travailleurs sociaux, d’abord en proposant une nouvelle définition de leur champ d’exercice et en leur assignant des activités réservées, puis en introduisant les NMEP. À la suite de ces changements, on peut s’attendre à observer certaines formes de négociation identitaire au sein même de la profession. Il s’agit, pour les principaux intéressés, de s’approprier les nouvelles identités de la manière la moins douloureuse possible.

Les NMEP amènent la possibilité, pour certains travailleurs sociaux, d’obtenir un deuxième titre professionnel : celui de psychothérapeute. Bien qu’il y ait pour eux des enjeux liés à la formation et à la hiérarchisation des statuts professionnels évoqués plus haut, nos résultats suggèrent que ce groupe s’en sort plutôt bien. Sans manifester un enthousiasme débordant à l’égard des NMEP, ils en semblent relativement satisfaits. La situation est plus difficile pour ceux dont les interventions recoupent la psychothérapie, mais qui ne peuvent pas porter le titre. Pour eux, l’identité pour soi ne correspond pas à l’identité pour autrui telle que construite par les NMEP. Certains d’entre eux pourront réconcilier ces identités en suivant le parcours prévu pour se conformer à la réglementation. Pour d’aucuns, le coût sera toutefois trop élevé, puisqu’il s’agit de suivre une formation universitaire de deuxième cycle et de répondre à des critères élevés en matière de stages (300 heures) et de formation théorique liés à la psychothérapie (765 heures) (opq, 2013). La période de transition ayant permis à certains de faire reconnaître leurs droits acquis étant terminée, le niveau élevé de ces exigences peut expliquer le sentiment de découragement rapporté par plusieurs de nos participants.

Face aux pressions de leurs gestionnaires, au discours des assureurs, aux attentes des usagers et aux sanctions possibles de la part des ordres professionnels chargés d’appliquer les NMEP, certains travailleurs sociaux devront modifier leur pratique s’apparentant à la psychothérapie. Plus du tiers des répondants de la présente étude ont affirmé avoir subi des changements qui leur étaient défavorables à cet égard ou en redoutent pour le futur. Certains choisiront toutefois de résister et d’exploiter les marges de manoeuvre découlant d’une définition floue des frontières entre le travail social et la psychothérapie. Dans son étude auprès de six travailleurs sociaux, Mimeault (2016) observe que ces derniers ont peu, voire pas du tout modifié leur pratique suite à l’entrée en vigueur des NMEP. Convaincus d’être compétents dans les interventions qui chevauchent la psychothérapie, ces travailleurs sociaux ont développé un réflexe de protection de l’acte. En entrevue, ils ont utilisé plusieurs stratégies afin de justifier le maintien de leur pratique, en abordant par exemple leur formation initiale ou continue, leur compétence ainsi que les avantages de leurs pratiques pour les usagers des services. Ils tentent de protéger leur champ d’exercice en optant pour une pratique qu’ils jugent légitime, soit une pratique compétente et pertinente, plutôt que de s’en tenir uniquement à l’aspect légal de celle-ci.

Dans son analyse, Mimeault (2016) identifie par ailleurs neuf stratégies langagières utilisées par les travailleurs sociaux. Plusieurs de ces stratégies incluent le remplacement de termes ou d’expressions ambiguës ou apparentés à la psychothérapie par des termes mieux adaptés aux NMEP. Par exemple, les expressions thérapie familiale et dynamique familiale sont remplacées par des expressions comme entretiens familiaux, relations familiales ou fonctionnement familial. Une autre stratégie consiste à varier le langage en fonction de l’interlocuteur. Par exemple, certains des participants ont reconnu faire de la thérapie familiale, une forme de psychothérapie, mais seulement dans le contexte de la confidentialité que leur procurait la recherche. Sous le couvert de l’anonymat, certains répondants de la présente étude ont également soutenu faire de la psychothérapie ou des interventions qui s’en rapprochent sans avoir le permis de psychothérapeute. Il apparaît que les stratégies langagières documentées par Mimeault (2016) sont également utilisées par les répondants de la présente étude. Ces diverses stratégies de résistance permettent aux travailleurs sociaux concernés de faire cohabiter l’identité pour soi qu’ils souhaitent préserver avec l’identité qui leur est assignée par autrui. Étant donné le pouvoir de sanction dont dispose légalement l’ordre des psychologues du Québec (OPsyQ) pour faire appliquer les NMEP, ces stratégies de résistance comportent toutefois des risques pour les individus qui les emploient.

Limites de l’étude

Cette étude a été réalisée dans le cadre des études de deuxième cycle de la première auteure avec des moyens modestes. Elle comporte des limites qu’il convient de souligner. La première a trait à l’adoption d’un devis de recherche qui ne comporte que des données rétrospectives. Idéalement, il aurait été préférable de mesurer l’impact des NMEP en questionnant les travailleurs sociaux avant et après l’entrée en vigueur des NMEP afin de faire des comparaisons systématiques. Dans le contexte de l’étude, il a pu s’avérer difficile pour eux de se remémorer ces éléments a posteriori et les résultats peuvent avoir été faussés pour cette raison.

Une deuxième limite est liée au contexte dans lequel l’étude a été réalisée. Entre la mise en vigueur des NMEP en juin 2012 et le moment où le questionnaire a été passé, le Gouvernement du Québec a fait adopter la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux (PL 10) qui a entraîné la fusion de nombreux établissements de santé et de services sociaux. Cette « réforme Barrette » de 2015 a entrainé des changements significatifs dans l’organisation des services (Gouvernement Du Québec, 2015). De l’avis des gestionnaires interrogés par Olivier, Lapointe et Verter (2016-2017), la réforme a eu un impact profond au sein des établissements. Elle s’est faite à un rythme effréné, en augmentant l’incertitude, le stress et la charge de travail du personnel. Plusieurs gestionnaires ont craint l’épuisement de leurs employés et l’impact du stress sur leur santé mentale. Les restrictions budgétaires ont également eu des répercussions néfastes sur le moral des troupes. Cette réforme majeure a donc pu avoir un effet confondant lorsque les participants ont été questionnés sur la qualité de leur travail et leur satisfaction au travail, bien qu’on leur ait demandé spécifiquement de se référer aux effets des NMEP. 

Une troisième limite est liée à l’échantillon. Tel qu’indiqué lors de la présentation de la méthodologie, il a été difficile de recruter des participants. Quelques hypothèses peuvent être avancées pour expliquer ces difficultés. D’abord, il est possible que le contexte de transition lié à la réforme Barrette ait relégué au second plan les préoccupations liées aux NMEP et que les travailleurs sociaux aient été par conséquent moins motivés à répondre au sondage. Le fait que la recherche a été menée de manière indépendante, sans autre appui institutionnel de la part de l’OTSTCFQ ou des établissements sollicités que le fait de relayer les courriels d’invitation, a également pu jouer. Enfin, puisque le travail social chevauche le champ de la psychothérapie sans s’y substituer complètement, il est possible que plusieurs travailleurs sociaux ne se soient pas sentis interpellés par la problématique soulevée par la recherche et que seules les personnes les plus intéressées par celle-ci aient répondu. Le pourcentage élevé de participants ayant un permis de psychothérapeute dans l’échantillon, près de 30 %, comparativement à moins de 3 % dans le reste de la population, semble attester de ce biais de sélection. Dans ce contexte, il apparaît difficile de généraliser les résultats à l’ensemble des travailleurs sociaux.

Depuis l’entrée en vigueur des NMEP, certains rôles et tâches que les travailleurs sociaux effectuaient se retrouvent maintenant dans une zone grise entre la psychothérapie et le travail social. Or, il s’agit souvent de rôles et de tâches pour lesquels les travailleurs sociaux considèrent avoir été formés et pratiquer de manière compétente. Certains ont pu faire reconnaître leur savoir-faire et ont obtenu le permis de psychothérapeute. D’autres n’ont pas pu y parvenir. Ils s’adaptent à la situation en modifiant leur pratique ou en déployant diverses stratégies langagières pour protéger leur champ de pratique antérieur.

Les NMEP ont donné un monopole de la pratique de la psychothérapie à ceux qui ont un permis de psychothérapeute avec comme objectif de protéger le public. Or, la frontière est mince entre la protection du public et la protection des intérêts d’un groupe de professionnels lorsqu’un monopole de pratique est accordé à un ordre. En ayant le pouvoir de réglementer la formation nécessaire pour obtenir un permis de psychothérapeute et de délimiter les frontières de la psychothérapie, l’OpsyQ détient un contrôle important sur l’accès à la pratique de la psychothérapie (Desharnais, 2008; opq, 2013). Le PL 21 avait prévu contrebalancer ce pouvoir en créant un conseil consultatif interdisciplinaire ayant pour mandat de donner des avis concernant la réglementation à l’Office des professions, au ministre responsable des lois professionnelles et aux différents ordres professionnels dont les membres peuvent exercer la psychothérapie. Pour diverses raisons, ce conseil n’a pas joué le rôle escompté au cours de son premier mandat quinquennal, allant même jusqu’à connaître une période de dormance de deux ans. Un comité inter-ordre, dirigé par l’OpsyQ, a toutefois été créé pour examiner les problèmes posés par l’opérationnalisation de la définition de la psychothérapie (Vallée, 2016). Il est à souhaiter que la portée de ces travaux interdisciplinaires soit renforcée et que les préoccupations de professionnels comme ceux qui ont participé à la présente étude y soient représentées.

En terminant, il importe de rappeler que les résultats de la présente recherche reposent sur un échantillon de petite taille qui ne peut pas être considéré comme représentatif de l’ensemble des travailleurs sociaux. Les constats qui en découlent devront être corroborés par d’autres recherches pour qu’on puisse en tirer des conclusions fermes. Dans la mesure où les travaux interdisciplinaires toujours en cours viendront clarifier ou modifier encore les frontières entre la psychothérapie et le travail social, d’autres études seront nécessaires pour mesurer leur impact sur la qualité du travail et la satisfaction au travail des travailleurs sociaux.