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Au cours des deux dernières décennies, les professions libérales, notamment celles marquées par une longue tradition, ont connu des changements majeurs (Dentet al., 2016; Langlois, 2011; Adleret al., 2008; Faulconbridge et Muzio, 2008)[1]. La plupart des travaux dans le domaine soulignent qu’au sein de celles-ci les professionnels sont plus nombreux à être soumis à de nouveaux modes de rationalisation managériale qui redéfinissent les normes d’efficacité (Demazière, Boussard et Milburn, 2010), ce qui complexifie leur travail, redessine les contours de leur autonomie professionnelle et engendre la négociation de nouvelles formes de professionnalisme (Adler et Kwon, 2013; Dambly, 2013; Evetts, 2012 et 2011; Faulconbridge et Muzio, 2008; Freidson, 2001). La figure du « professionnel » ne désigne plus seulement le qualifié, l’expert et le travailleur autonome animés par des valeurs d’engagement et de responsabilité, mais aussi un ensemble d’impératifs organisationnels qui ne sont pas sans conséquences sur leur rapport au travail et leur pratique quotidienne. À cela s’ajoute un nouveau rapport entre le professionnel et le bénéficiaire, qui s’exprime par la remise en question des anciennes formes d’autorité professionnelle et le renforcement de la relation marchande (Champy, 2011; Cultru, 2004). En outre, le rapport au travail se caractérise de moins en moins par la prédominance d’un ethos du devoir, qui se traduisait autrefois par une identification forte à la profession, un investissement important dans le travail ainsi que des frontières poreuses entre le travail et la vie hors travail (Jones et Green, 2006; Lapeyre, 2006; Lalive D’Épinay, 1998). En somme, tout porte à croire que les changements organisationnels en cours s’inscrivent aussi dans une dynamique de transformations organisationnelles culturelles substantielles.

Ces changements n’ont pas épargné les médecins de famille[2]. De fait, les recherches en sociologie de la santé et nos travaux font état de changements majeurs dans les conditions d’exercice de la profession au cours des dernières années, thème nodal de notre article. Sur ce plan, les médecins de famille ont à composer avec des contraintes administratives de plus en plus lourdes et des objectifs de performance qui ont des effets sur l’organisation de leur pratique, les rapports interprofessionnels et le partage de leur champ professionnel (Adler et Kwon, 2013; Hudon, Mathieu et Martin, 2009; Kirkpatricket al., 2009; Demers, 2003; Dussault, 1995). Sur le plan culturel, cette profession est marquée tant par l’effritement du modèle traditionnel de la carrière médicale, caractérisé par un investissement intense dans le travail, une « disponibilité permanente » et un haut niveau d’engagement envers la profession (Karazivan, 2010; Jones et Green, 2006; Lapeyre et LeFeuvre, 2005; Robelet, Lapeyre et Zolesio, 2005), que par la féminisation de sa main-d’oeuvre (Fortinet al., 2014; Lapeyre et LeFeuvre, 2005 et 2013; Contandriopoulos et Fournier, 2007) et la multiplication des couples à double carrière (Hamplova et LeBourdais, 2008; Lapeyre et Robelet, 2006; Breuil-Genier et Sicart, 2005). Ces changements sont arrimés à des modifications majeures dans les valeurs à l’égard du travail et dans les situations de vie personnelle et familiale, soit un ensemble de facteurs socioculturels qui contribuent à redéfinir l’identité professionnelle des médecins de famille.

Cet article examine les incidences des transformations organisationnelles et culturelles contemporaines sur l’identité professionnelle des médecins de famille. Il vise à rendre compte, à partir de l’analyse de trois cohortes d’insertion sur le marché du travail, des nouvelles formes de rapport au travail qui contribuent à redéfinir l’identité professionnelle des médecins de famille. Adoptant une position critique envers les modes d’explication fondés sur les thèses générationnelles en vue de comprendre les changements dans les valeurs à l’égard du travail et de la profession médicale, la présente recherche révèle d’autres éléments à considérer afin de mieux comprendre l’évolution des identités professionnelles, notamment, comme nous venons de l’indiquer, les conditions d’exercice du travail professionnel, la féminisation de la pratique, les changements de valeurs et les nouvelles situations de vie personnelle et familiale.

Nos résultats font ressortir qu’une réelle redéfinition de l’identité professionnelle est en cours, et que celle-ci se fonde non seulement sur le rapport à l’activité de travail et à ses conditions d’exercice, mais aussi sur les formes novatrices de rapports entre la vie de travail et la vie hors travail. Il s’avère que si plusieurs dimensions fondatrices de l’identité professionnelle des médecins de famille sont toujours partagées par l’ensemble des cohortes – notamment un fort ancrage identitaire centré sur les besoins des patients –, des traits de différenciation substantiels tendent à restructurer les assises identitaires. C’est ce que nos analyses diachroniques, visant à désenclaver la lecture synchronique par cohorte, mettent en relief. Elles sont fondées sur l’approche des parcours de vie.

Perspective analytique : l’identité professionnelle

Parmi les nombreux travaux en sciences sociales qui ont porté sur le processus de formation de l’identité professionnelle, trois approches distinctes ont retenu notre attention.

La première met surtout l’accent sur l’importance déterminante de l’effet culturel de l’activité professionnelle sur les identités au travail. On y trouve aussi bien les premiers travaux américains dans le domaine, surtout au sein de l’approche interactionniste (Hugues, 1955) que ceux, plus récents, de l’école culturelle française, largement impulsée par Sainsaulieu (1977). Selon cette perspective, l’identité au travail est le résultat d’une socialisation professionnelle et des circonstances variées de l’expérience de travail. Par exemple, Sainsaulieu distingue quatre « modèles culturels » (retrait, fusion, négociation et affinité) qui caractérisent les travailleurs selon leurs appartenances professionnelles (de l’ouvrier spécialisé au professionnel) et leurs formes de socialisation au travail (Piotet et Sainsaulieu, 1994; Sansaulieu, 1972 et 1977). Si cette approche empreinte de psychosociologie ne permet pas de rendre compte de la pluralité des facteurs extrinsèques expliquant les différentes attitudes au travail, elle offre toutefois l’avantage de bien montrer le processus singulier de définition de soi à l’oeuvre dans l’ensemble de la sphère du travail, depuis les formes de socialisation réelles et anticipées propres à chacune des catégories professionnelles jusqu’aux effets du poste de travail ancré dans un mode précis d’organisation du travail.

La deuxième perspective, plus ancienne, quoique actualisée, associe la construction identitaire de l’individu à l’analyse des cercles sociaux dans lesquels il s’inscrit (De Coninck, 2006; Pescosolido et Rubin, 2000; Simmel, 1955). Initialement théorisée par Simmel, elle présente le processus d’individuation comme le produit de la combinaison de cercles d’appartenances, de plus en plus nombreux, au sein desquels l’individu se réalise et qui lui donnent son unicité. En somme, à travers ses appartenances multiples – travail, famille, réseaux sociaux auxquels il appartient – l’individu cherche à atteindre une cohérence identitaire, « à construire une image de lui-même qui fasse un tout » (DeConinck, 2006, [En ligne]). Ainsi, l’importance du travail dans la définition de soi est couplée aux autres sphères de vie dans lesquelles s’investissent les individus, de sorte que l’identité puisse être conçue comme un tout, chacune de ces sphères s’influençant mutuellement. Fort riche, cette perspective présente toutefois l’inconvénient de limiter la construction identitaire aux appartenances inscrites dans la réalité vécue, ce qui commande des réserves. Comme l’a illustré Merton (1968), la construction identitaire de l’individu peut s’ériger de manière distancée de sa situation vécue, parfois en contre-appartenance, en raison de ses aspirations et des groupes de référence auxquels il se compare.

La troisième approche décloisonne le processus de formation de l’identité professionnelle, notamment en considérant l’ensemble de la trajectoire personnelle de l’individu (la vie professionnelle bien sûr, mais aussi la formation initiale, la vie privée, la famille, les expériences de vie, etc.) comme facteur de construction de l’identité professionnelle. Dans sa forme contemporaine postwébérienne, elle est surtout issue des travaux anglais sur le Work Orientation (Goldthorpeet al., 1968), français sur la formation de l’identité professionnelle (Méda et Davoine, 2008; Dubar, 1991), et québécois sur la signification du travail (Mercure et Vultur, 2010). Le décloisonnement repose essentiellement sur l’analyse concomitante des trajectoires personnelles et professionnelles des individus dans la construction de leur identité professionnelle. L’analyse repose ainsi sur la prise en considération simultanée de l’expérience de travail, du vécu hors du travail, mais aussi des formes culturelles de centralité et de finalité du travail qui participent du façonnement de l’identité au travail (Côté et Malenfant, 2013; Mercure et Vultur, 2010, Côté, 2013, Fleury, 2019).

Aux fins de notre étude, nous retenons surtout des travaux antérieurs l’importance de considérer les formes d’agencement entre la vie de travail et la vie hors du travail en vue de circonscrire les dynamiques de reconfiguration identitaire des médecins de famille. En effet, cette profession est traversée par de nombreux changements quant aux conditions d’exercice de la pratique et au contexte social et culturel. Comme l’illustrent maints travaux, le corps médical a dû s’adapter à un environnement de travail de plus en plus complexe et contraignant, ce qui a contribué à redéfinir son autonomie professionnelle (Bezeset al., 2011; Mckinlay et Marceau, 2002; De Souza, 2001; Freidson, 1985). La montée du nouveau management public (NMP) a conduit à un resserrement des cadres formels qui définissent les rôles, statuts, droits et obligations du médecin dans plusieurs pays occidentaux (Santiago, Carvalho et De Sousa, 2015; Bezeset al., 2011; Kirkpatricket al., 2009; Hannigan, 1998). Elle s’accompagne d’une prolifération de mesures économiques visant à accroître la performance des médecins généralistes en fonction d’indicateurs de qualité de soins déterminés par l’État (McDonald et Spence, 2016; Sicsic, 2014; Arliaud et Robelet, 2000; Fournier, 2001; Fairfieldet al., 1997). Si les réactions du corps médical envers les incitatifs économiques varient d’un contexte national à un autre, un consensus existe néanmoins au sein des recherches internationales dans le domaine sur le fait que la tendance est à l’accroissement et à l’affermissement de telles mesures, lesquelles ont des effets tangibles sur l’autonomie et la pratique des médecins (McDonald, 2015; McDonald et Roland, 2009; DeSouza, 2001; Arliaud et Robelet, 2000; Culbertson et Lee, 1996). De fait, l’usage de plus en plus répandu de guides cliniques en vue de normaliser et de standardiser la pratique médicale selon une logique d’efficience a modifié l’autonomie traditionnelle du médecin et son libre arbitre professionnel (Adler et Kwon, 2013; Rappolt, 1997); ou encore, l’extension du travail de collaboration interprofessionnelle a mené à une redéfinition du travail des médecins, surtout en ce qui concerne les champs de pratique partagés avec les autres groupes professionnels (Hudon, Mathieu et Martin, 2009; Huus, Latimer et May, 2003). Les transformations du rapport clinique entre le médecin et son patient constituent un autre changement qui a eu des incidences majeures tant sur la pratique médicale quotidienne que sur le statut du médecin au sein de sa profession et dans la société. Pour l’essentiel, sa pratique est passée d’un modèle paternaliste dans lequel il faisait figure d’expert autoritaire, à un modèle plutôt consumériste dans lequel il s’inscrit dans une relation marchande et plus égalitaire; puis, plus récemment, à un modèle à tendance collaborative où la décision médicale est davantage partagée, le médecin étant de plus en plus associé à un partenaire dans la trajectoire de soins (Gerber, Kraft et Bosshard, 2014; Légaré, 2009; Pierron, 2007; Palazzolo, 2006).

Des facteurs d’ordre culturel doivent également être considérés afin de bien saisir la portée des transformations qui touchent la profession médicale. Les travaux de Jones et Green (2006) ont mis en évidence l’émergence d’un nouveau professionnalisme en Grande-Bretagne dont les principaux traits se distinguent, voire s’opposent, à l’ethos professionnel des médecins plus âgés. Au modèle traditionnel caractérisé par la vocation, l’engagement dans le travail (commitment), la pratique solo et la relation paternaliste, les jeunes médecins opposent un modèle selon lequel, d’une part, la qualité du travail rime avec la qualité de la vie et, d’autre part, les relations avec les patients et les autres travailleurs de la santé sont moins hiérarchiques et plus égalitaires. D’autres études, menées dans le contexte canadien et américain, confirment ce décalage des représentations et du rôle du médecin entre les nouvelles et anciennes générations de médecins (Fortinet al., 2014; Beaulieuet al., 2008; Jovic, Wallace et Lemaire, 2006; Smith, 2005). En interrogeant des médecins appartenant à la génération X et d’autres appartenant à celle des Baby-Boomers, Jovic et son équipe (2006) soutiennent, sur la base de l’analyse des discours, que les deux cohortes se distinguent fortement sur trois aspects de leur professionnalité : l’équilibre travail-famille, les heures de travail et l’engagement dans la profession (commitment). Les médecins interrogés s’entendaient généralement pour dire que ceux de la nouvelle génération semblaient accorder plus d’importance à l’équilibre travail-famille, travaillaient moins d’heures que la génération précédente et se dévouaient généralement moins à leur travail. Toutefois, l’analyse de certains indicateurs quantitatifs (dont les heures de travail) n’avait pas permis de mettre en évidence des différences statistiquement significatives entre les deux générations quant à l’investissement temporel dans le travail.

Au Québec, les données des recensements et de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM)[3] révèlent toutefois qu’en 2011, la durée moyenne de la semaine de travail des médecins de famille était significativement plus courte qu’en 1991, s’établissant à 41,3 heures comparativement à 45,5 heures, soit 4 heures de moins qu’en 1991 (Tableau 1). Cette diminution est essentiellement attribuable à une diminution des heures travaillées chez les hommes, ceux âgés de 50 ans et plus en particulier, et à la féminisation de la profession médicale. Concernant ce dernier point, il s’avère que si le nombre moyen d’heures travaillées par les femmes est resté relativement stable au cours de la période étudiée, il demeure significativement plus bas que celui des hommes chez les moins de 50 ans. L’accroissement de la proportion de femmes parmi les médecins de famille au Québec entre 1991 et 2011, passant d’environ 33% à près de 50% selon les données de Statistique Canada et de la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ), a eu pour effet de contribuer à abaisser la durée moyenne de la semaine de travail de l’ensemble des médecins de famille.

Plusieurs études ont mis en évidence le fait que la féminisation du corps médical et la multiplication des couples à deux carrières ou homogames ont contribué à l’effritement du modèle vocationnel de la profession et conduit à la quête d’un meilleur équilibre entre le travail et la vie familiale, voire à une modification substantielle de la manière de pratiquer la médecine (Fortinet al., 2014; Lapeyre et LeFeuvre, 2005, 2009 et 2013; Contandriopoulos et Fournier, 2007; Lapeyre et Robelet, 2007; Gjerberg, 2003; Heiligers et Hingstman, 2000). De plus, dans une profession longtemps dominée par le modèle du male breadwinner (Crompton, 1999; Crompton, Birkelund et Le Feuvre, 1999), l’agencement de deux carrières au sein d’un couple engendre généralement une réorganisation importante de la sphère familiale, notamment des ajustements aux chapitres de la répartition des tâches familiales et de l’aménagement de l’horaire, ce qui soulève des enjeux liés au degré d’investissement personnel dans le travail et à l’évolution des carrières (Jollyet al., 2014; Tremblay et Mascova, 2013; Robelet, Lapeyre et Zolesio, 2005).

Tableau 1

Nombre moyen d’heures travaillées par les médecins de famille selon l’âge et le sexe, Québec, 1991-2011 (en heures)

Nombre moyen d’heures travaillées par les médecins de famille selon l’âge et le sexe, Québec, 1991-2011 (en heures)

Notes : différences statistiquement significatives (p<0,05) selon * l’année d’observation, l’âge, ‡ le sexe.

Source : Statistique Canada, Recensement de la population de 1991 et Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

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Le tableau 2, tiré de l’analyse des données du recensement de 1991 et de l’ENM, illustre et nuance le phénomène de la multiplication des couples à deux carrières ou homogames chez les médecins de famille québécois au cours de la période 1991-2011. D’entrée de jeu, il appert que ce phénomène d’accentuation s’observe essentiellement chez les hommes, une tendance différente s’observant chez les femmes. En fait, chez les hommes, la multiplication des couples à deux carrières se traduit par l’augmentation de la proportion de médecins en couple avec une personne occupant un poste de cadre ou de professionnel, ou travaillant 35 heures ou plus par semaine. Chez ceux en mi-carrière, ces deux proportions sont passées de 25 à 34 % et de 30 à 39 % entre 1991 et 2011. Les proportions plus élevées de jeunes médecins dans l’une ou l’autre de ces situations suggèrent que ce phénomène pourrait s’accentuer au cours des années à venir.

Cela nous amène à examiner la situation particulière des femmes, déjà fortement touchées par la réalité des couples à deux carrières en 1991. Contrairement aux hommes, celles-ci sont moins fortement touchées par cette réalité en 2011 qu’elles ne l’étaient 20 ans auparavant. Certes, elles le sont encore globalement davantage que les hommes, mais l’écart a diminué de manière sensible au cours de la période étudiée. Cette diminution est particulièrement nette chez les femmes de moins de 35 ans, lesquelles ont vu diminuer la proportion de celles d’entre elles qui étaient en couple avec une personne occupant un poste de cadre ou de professionnel ou travaillant travaillant 35 heures ou plus par semaine. Il est encore tôt pour dire s’il s’agit d’une nouvelle répartition des rôles dans le couple, nos données ne nous permettant pas d’en savoir davantage sur l’occupation du conjoint et l’évolution de celle-ci. Notons simplement que chez les femmes en mi-carrière, on observe également une diminution de la proportion des couples homogames, celle-ci étant passée de 53 % à 42 %. Malgré cette moindre homogamie, les femmes continuent d’être en couple avec une personne travaillant 35 heures ou plus par semaine, ce qui tend à invalider l’hypothèse d’une nouvelle répartition des rôles chez les femmes en mi-carrière, même quand elles bénéficient d’un statut plus élevé que leur conjoint.

Tableau 2

Proportion de médecins de famille en couple par groupe d’âge et par sexe, Québec, 1991 et 2011

Proportion de médecins de famille en couple par groupe d’âge et par sexe, Québec, 1991 et 2011

Notes : différence statistiquement significatives (p<0,05) selon * l’année d’observation, † l’âge, ‡ le sexe.

Source : Statistique Canada, Recensement de la population de 1991 et Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

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Ces études et considérations nous ont permis de repérer les éléments importants à examiner pour saisir les nouveaux contours de l’identité professionnelle des médecins de famille, soit les changements liés à l’activité de travail, les facteurs culturels et l’évolution du contexte social. Malgré l’intérêt des études citées plus haut, on peut regretter que la plupart d’entre elles se limitent à un facteur dominant ou à une catégorie particulière. En outre, elles abordent l’identité professionnelle de manière souvent statique, se limitant à une période déterminée de la vie individuelle ou à un contexte sociohistorique donné, sans considérer l’évolution du contexte et des trajectoires professionnelles et sociales. Pour notre part, nous tenterons de proposer une lecture plus holistique, ce dont notre cadrage conceptuel vise à rendre compte. À l’instar de Dubar (2001), nous considérons que l’identité professionnelle n’est ni conforme à la seule identité attribuée, soit l’identité « pour autrui », ni à la seule identité biographique, soit l’identité « pour soi ». Nous souscrivons à la perspective selon laquelle l’identité professionnelle peut être considérée comme le travail que l’individu réalise pour établir une cohérence entre ce qui le constitue en tant que personne (identité « pour soi ») et la situation professionnelle qu’il a ou qu’il vise (identité « pour autrui ») (Dubar, 2001).

Méthodologie

L’étude a porté sur les médecins de famille qui pratiquent dans la grande région de la Capitale-Nationale. Trois cohortes d’insertion sur le marché du travail furent interrogées, soit les médecins ayant amorcé leur carrière avant 1991, entre 1991-2002, et après 2002. Ce choix repose sur différentes considérations. D’une part, ce découpage correspond à deux grandes périodes de réformes dans le réseau québécois de la santé et des services sociaux, soit la mise en oeuvre des recommandations du rapport Rochon (1991-2002) et l’application des conclusions de la commission Clair (2003 à 2015). Ces réformes ont eu une influence importante sur l’organisation de la pratique médicale au Québec. D’autre part, le choix de ces cohortes correspond approximativement aux grandes étapes de la vie professionnelle – insertion, mi-carrière, fin de carrière (Fortinet al., 2014; Dupuy, LeBlanc et Mégemont, 2006; Guérin et Wils, 1992; Riverin-Simard, 1984) – et de la vie familiale (moins de 35 ans, 35-49 ans et 50 ans et plus).

Des entretiens individuels ont été conduits auprès de 35 médecins pratiquant sur le territoire du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de la Capitale-Nationale, lequel présente des réalités urbaines, rurales et semi-rurales. Différentes variables liées au profil personnel et de travail ont présidé à la constitution de l’échantillon raisonné : sexe du participant, année d’obtention du permis d’exercer la médecine, type de milieu de pratique médicale, secteur géographique : Québec, Charlevoix ou Portneuf[4]. Un échantillon théorique a d’abord été constitué afin de favoriser le recrutement de médecins présentant des profils diversifiés. Ainsi, pour chacune des cohortes, nous avons établi à 12 le nombre de participants, lesquels devaient être recrutés dans différents milieux de pratique, soit les groupes de médecine familiale (GMF), les cliniques non GMF, l’urgence, la réadaptation, les centres d’hébergement en soins de longue durée (CHSLD), les centres locaux de services communautaires (CLSC), ainsi que les soins palliatifs. Certains médecins pouvaient par ailleurs combiner plus d’un type de pratique. L’échantillon empirique diffère légèrement de ce qui avait été prévu au départ, puisque nous avons éprouvé des difficultés à recruter de jeunes médecins en début de carrière, particulièrement des hommes dont la pratique principale se trouve en GMF. Le tableau 3 présente le profil des participants.

Tableau 3

Portrait des répondants

Portrait des répondants

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Si notre échantillon raisonné n’est pas statistiquement représentatif, il permet néanmoins de rendre compte d’une pluralité de profils, de situations et de contextes, qui sont à même d’influencer le rapport au travail.

Différentes stratégies ont été utilisées afin de constituer l’échantillon. En premier lieu, un courriel de recrutement a été acheminé à tous les médecins oeuvrant sur le territoire à l’étude via le Département régional de médecine générale (DRMG)[5]. Parallèlement, le projet de recherche fut diffusé par différents acteurs clés dans leur réseau de travail. L’équipe de recherche a aussi présenté le projet à l’occasion de réunions administratives. Enfin, certains médecins ont été recrutés à l’aide de personnes ressources, dont des membres de notre comité consultatif ainsi que des acteurs clefs de l’organisation médicale de la grande région de Québec.

La méthode de l’entretien individuel a été retenue en vue d’amener les répondants à se confier sur les dimensions structurantes, et parfois sensibles, de leur trajectoire de vie. Le caractère intime de ce type d’entretien favorise, au-delà des valeurs liées au travail, l’expression de celles propres aux différentes dimensions de leur existence personnelle. Le schéma d’entrevue comportait quatre sections thématiques. La première section portait sur la pratique professionnelle des médecins et les motifs qui président à l’aménagement de l’activité de travail. Les médecins étaient invités à décrire leur trajectoire professionnelle, en commençant par expliquer pourquoi ils avaient choisi cette profession. La deuxième portait sur les représentations de la pratique de la médecine familiale, notamment l’image qu’ils ont de la profession. La troisième section abordait les interrelations entre le travail et la vie hors travail, et la dernière partie de l’entretien amenait les médecins à s’exprimer sur les différences générationnelles et sexuées.

L’entretien, semi-directif, s’inscrivait dans la perspective théorique des parcours de vie, qui met en évidence les interrelations entre les différents domaines de la vie d’un individu et de ses proches, tout en considérant l’effet du temps sur les trajectoires (Côté, 2013; Lalive D’Épinay et al., 2005; Elderet al., 2004). Les thématiques et les questions qui y étaient associées étaient suffisamment souples pour laisser aux médecins le soin d’aborder les éléments qu’ils jugeaient structurants dans leur parcours professionnel et de vie.

Les entrevues, d’une durée moyenne de 1 heure 45 minutes, furent enregistrées et transcrites sous la forme de verbatim. Le contenu a par la suite fait l’objet d’un travail de réduction des données qui a conduit à la rédaction de résumés compréhensifs. Cette première phase de codification s’est faite à l’aide d’une grille d’analyse qui a été élaborée par les trois chercheurs de l’équipe et dont les dimensions renvoyaient aux principales thématiques du guide d’entretien et à de nouvelles catégories émergeant du matériel. Le contenu de chaque entrevue a été codifié de manière à mettre en évidence les principales caractéristiques du profil (socioéconomique et de pratique) du médecin, le déroulement de sa trajectoire professionnelle, ses représentations (actuelles et passées) à l’égard du travail et de sa profession, ainsi que les modalités d’agencement entre le travail et la vie hors du travail. L’équipe de chercheurs a par la suite analysé de manière qualitative et compréhensive les résumés en deux phases. La première, intra cas, a consisté à examiner les trajectoires professionnelles sur la base du noyau central de reconstruction du récit afin de repérer et de relier les multi-événements qui ont façonné le rapport au travail dans le temps; la seconde, inter cas, à analyser de manière transversale le discours par le recours à des catégories plus larges afin de repérer les régularités et les récurrences qui caractérisent le processus social de transformation du rapport au travail.

Nos interprétations provisoires et les résultats ont été présentés et discutés avec les membres d’un comité consultatif composé d’un représentant du DRMG, de médecins pratiquant en GMF, en GMF-U ou en soins palliatifs, ainsi que d’un représentant de la direction des services professionnels du CIUSSS de la Capitale-Nationale. Ceux-ci, dotés d’une forte connaissance du milieu et d’une grande diversité d’expériences concrètes, ont été invités à examiner et à commenter nos premières analyses et à proposer leurs propres interprétations, de manière à affiner nos analyses et à peaufiner nos interprétations. Rappelons que les membres de ce comité ont été consultés dès le début de nos travaux et pendant toute la durée du projet de recherche.

Concernant les limites de l’étude, étant donné la diversité de milieux de pratique et le nombre de participants par cohorte, il est possible que le recrutement n’ait pas permis de rejoindre tous les profils de médecins. Toutefois, la perspective diachronique qui a été privilégiée en effectuant des entrevues en profondeur, qui portaient sur l’ensemble de la trajectoire professionnelle des médecins, a permis de documenter, pour une même personne, plusieurs types de pratique et d’expériences professionnelles. L’approche préconisée a très certainement permis de saisir les éléments structurants du rapport au travail des médecins qui peuvent être transférés à différents cas de figure.

Pour l’essentiel, nous pouvons décomposer les résultats de recherche selon quatre grands axes. Le premier, d’ordre plus général, illustre par différents cas de figure le fait que la médecine familiale est traversée par de profonds changements, qui conduisent à une réelle redéfinition de cette profession. Cette redéfinition s’étend sur deux autres axes : le rapport à l’activité de travail et à ses conditions d’exercice, qui pose la question de l’identité et du sens du travail, et le rapport entre la vie de travail et la vie hors travail, qui soulève la question de la centralité et de la finalité du travail. Enfin, un quatrième axe permet de rendre compte de la diversité des formes de rapport au travail et de la multiplicité des facteurs qui président au travail de construction identitaire.

Résultats

Une identité en quête d’elle-même

Un des éléments importants qui structure l’identité des médecins de famille est la place centrale qu’occupe la relation avec le patient dans le travail de soin. Être médecin de famille c’est « faire partie de la vie de quelqu’un » (Dr Lambert, fin de carrière[6]), ou encore « prendre le temps avec les gens et les écouter, […] développer des liens privilégiés, comprendre la globalité […] puis essayer de traiter l’ensemble » (Dre Vallée, début de carrière). Peu importe l’âge des médecins et les secteurs de pratique, cette dimension est au coeur de ce qui donne un sens à leur pratique. L’ancrage identitaire touche tant l’aspect relationnel que la prise en charge longitudinale et la continuité des soins. Ceci renvoie également à une conception globale de la médecine, qui tient compte de l’individu dans son contexte de vie.

Il y a l’aspect de la connaissance, mais aussi de la négociation avec le patient […]. Et puis, en tenant compte de son contexte de vie, de ses antécédents, des choses qu’on connait de lui depuis qu’on le connait. […] C’est ça qui devrait faire du sens à pas mal tous les médecins de famille. […] Un médecin de famille n’est certainement pas quelqu’un qui est là pour juste faire une application comme un technicien aurait à le faire. Il n’est pas là pour prescrire des pilules, mais il est là pour être présent quand le patient est à l’urgence, quand il est à l’hospit [sic], donc de faire de la continuité partout. […] Ça fait partie du rôle du médecin de famille, vous voyez, puis ça part du début de la vie, jusqu’en fin de la vie.

Dr Bérubé, fin de carrière

Même si ce lien s’exprime de différentes manières selon les secteurs de pratique, il demeure central dans la relation d’aide, y compris dans les situations où la relation ne se déploie pas dans le temps, comme le démontrent les propos du Dr Villeneuve concernant l’expérience à l’urgence où le contact avec le patient, bien que circonscrit à un moment précis, n’en demeure pas moins chargé d’intensité.

C’est ce que je trouve passionnant et ce que je trouve toujours passionnant, c’est comment, justement, tu peux rentrer en relation d’aide, tu sais, sans prendre des semaines. […] Tu sais, tu t’assis [sic] sur la civière, tu prends la main de la personne, puis il y a quelque chose qui se crée.

Dr Villeneuve, mi-carrière

Les médecins se définissent également comme des pivots, des chefs d’orchestre ou des coordonnateurs de soins entre les médecins spécialistes et les autres ressources du réseau. Comme porte d’entrée de la première ligne, le rôle central qu’ils jouent dans le suivi et l’orientation de la trajectoire de soins de leurs patients est, selon plusieurs, ce qui caractérise désormais leur profession, ce dont témoignent des expressions omniprésentes telles que : « être le pivot pour toutes les ressources humaines », « le rassembleur », « le lien ou le coordonnateur », « le chef d’orchestre, la personne qui a la vue d’ensemble », etc. Toutefois, le contexte ne semble pas favorable à l’actualisation de leur rôle tel qu’ils le définissent.

De fait, plusieurs problèmes sont soulevés par les médecins de famille. D’une part, nombreux sont ceux qui abordent les effets du contexte actuel de pratique sur leur satisfaction au travail et sur ce qui donne un sens à l’exercice de leur profession, spécialement la pression à la performance et la logique de débit. Cette situation touche directement la dimension relationnelle des soins, les médecins de famille ayant régulièrement, par manque de temps, le sentiment de ne pas être en mesure d’offrir les meilleurs soins possibles aux patients et de répondre adéquatement à leurs besoins.

Mais, c’est sûr que des fois, j’aimerais ça être capable de pouvoir prendre plus de temps avec un patient, mais bon. On est constamment poussé à voir plus de monde, puis il y a beaucoup de pression … surtout dans nos urgences. […] Des fois, j’aimerais ça aller un peu plus loin ou prendre un peu plus de temps quand je sens que quelqu’un en a besoin. Je ne peux pas toujours le faire. Le système est très congestionné.

Dr LaRue, début de carrière

D’autre part, les médecins soutiennent que la médecine familiale fait face à un problème de définition. Les changements survenus dans les dernières années ont mis en lumière un certain flou quant à la spécificité de leur champ de pratique, qui devient plus problématique dans un contexte où ils sont désormais amenés à collaborer avec plusieurs autres professionnels. Longtemps définie par la négative, c’est-à-dire par rapport à « ce qu’elle n’était pas », la médecine familiale doit maintenant se questionner sur « ce qu’elle est en voie de devenir » dans un contexte de pratique pluridisciplinaire, ce qu’illustrent bien les propos du Dr Simon.

Les médecins de famille, c’était quoi? C’était tout ce que les spécialistes ne faisaient pas. Alors ce n’était pas une définition, ça. C’est une définition par défaut. Maintenant, chaque autre profession [qui arrive en GMF ou GMF-U] se définit elle-même, empiète sur tout ce qui n’est pas un spécialiste, empiète sur le médecin de famille. Mais nous, on ne s’est toujours pas définis. C’est pour ça que les gens se sentent menacés. C’est parce qu’on n’a pas de définition.

Dr Simon, mi-carrière

Enfin, des médecins déplorent la méconnaissance de leur rôle, voire la non-reconnaissance de leur contribution dans le réseau de la santé et des services sociaux (RSSS). Parfois « regardés de haut » par les médecins spécialistes, « ballottés comme des pions » par le gouvernement, considérés de manière instrumentale par certains clients et stigmatisés comme des « abuseurs de système » dans les médias et l’opinion publique, les médecins de famille ne sentent pas toujours que leur rôle est valorisé à sa juste valeur au sein de la société. Les quatre extraits d’entretiens présentés ci-dessous témoignent de l’intensité de ce ressentiment.

[…] Des fois, on est juste vus comme un pivot, alors qu’on règle un pourcentage élevé de problèmes sans les référer, mais ça, c’est pas vu. Tout ce qui est vu, c’est « Ah, faut que j’aie un billet de mon médecin pour aller voir le spécialiste », mais c’est pas ça la réalité.

Dre Girard, début de carrière

[…] puis juste que les gens puissent sentir qu’il y a quelqu’un qui les accompagne dans toutes les étapes de leur vie, qui peuvent compter sur nous, nous dire leurs choses de façon confidentielle, qu’on peut les référer à d’autres ressources, c’est déjà beaucoup pour beaucoup de gens. Mais ça, je ne trouve pas que c’est reconnu comme rôle, malheureusement.

Dre Girard, début de carrière

[…] C’est comme si à chaque époque, il arrive un nouveau ministre, un nouveau gouvernement, eux autres ont leurs politiques, alors nous autres, on est ballottés comme des pions là-dedans. […] Le contexte actuel dans lequel je pratique, je n’aime pas ça. […] J’ai l’impression qu’on doit continuellement se battre pour faire reconnaître notre travail, démontrer que c’est utile. Comme si on était toujours des gens qui étaient à risque de profiter du système ou de ne pas faire ce qui est attendu de nous. […] C’est beaucoup une non-reconnaissance de ce qu’on fait, une méconnaissance de ce qu’on fait.

Dr Leduc, mi-carrière

Là où ça m’agace, c’est que de ces temps-ci, les docteurs, on est tous des pas bons, […], puis on fraude le système, puis on travaille pas fort. Il y a une espèce de docteur bashing. […] Ce bout-là, je te dirais, ça m’achale sérieusement. Ça, ça me blesse personnellement.

Dr Corriveau, fin de carrière

Autant les jeunes que les plus âgés constatent que le statut social du médecin a beaucoup évolué au fil du temps. Ils soulignent qu’ils ne bénéficient plus du même prestige ni du même rayonnement au sein de la société. Les changements récents dans le réseau, les débats autour du projet de loi 20[7], de même que l’image des médecins de famille véhiculée dans les médias n’ont fait qu’accroître ce sentiment.

C’est important, la valorisation de notre profession, c’est l’identité. L’identité professionnelle du médecin de famille est complètement remise en question [de nos jours].

Dre Lemay, mi-carrière

Autant avant, on était peut-être un peu trop encensés, puis ça n’avait pas de bon sens, mais là, c’est rendu de l’autre côté, il faut essayer d’être dans un juste milieu qui, j’espère, va arriver prochainement.

Dr Bérubé, fin de carrière

Outre ces difficultés, le discours des médecins est marqué d’ambivalences concernant la manière dont ils se définissent par rapport à la profession et la place qu’occupe le travail dans la définition de soi. Ainsi, plusieurs réfutent l’identification à la vocation, mais reconnaissent qu’être médecin nécessite une implication de soi et un désir de se dévouer à l’autre. Les propos de la Dre Grondin illustrent bien cette ambiguïté partagée par maints médecins.

Je pense que c’est un grand mot « vocation », […], mais il faut que tu aies quand même un peu, je pense, une âme de sauveur ou un désir d’aider le monde que tu soignes. Mais tu sais, « vocation », il faudrait définir le mot « vocation ». Si on prend « vocation » comme la prêtrise ou se dédier à Dieu, se dédier complètement à ses patients, je pense qu’on peut difficilement espérer ça dans le monde où on vit. […] Mais moi, j’ai cette âme là de sauveur. Il faut même que je fasse attention pour me protéger. C’est ça, moi, je ne dirais pas que j’ai la vocation, mais j’ai le désir d’aider.

Dre Grondin, mi-carrière

Ceux qui soutiennent que la profession est « un métier comme un autre », et qui de surcroît affirment qu’ils ne se définissent pas uniquement par le travail, reconnaissent néanmoins son importance sur le plan de leur identité sociale tout en considérant qu’il exige un investissement temporel très important, souvent au détriment de leur vie personnelle. Chez ces derniers, une telle ambiguïté se traduit souvent par des choix qui semblent en contradiction avec leur quête d’équilibre entre la vie de travail et la vie à l’extérieur du travail.

Parce que vous allez rire, là, je dis que je travaille trop, mais en même temps, j’ai demandé à la secrétaire qu’elle me mette plus de quarts de travail. J’ai demandé à travailler plus, être plus souvent sur la liste de garde parce que c’est ce que j’aime faire. Ça fait que c’est ironique, hein, venant d’un gars qui dit qu’il veut travailler moins, mais qui demande à travailler plus.

Dr Veilleux, début de carrière

Les difficultés qu’éprouvent les médecins à actualiser ce qui procure un sens à leur travail, le manque de reconnaissance de leur rôle et de leur statut, les ambiguïtés et contradictions qui caractérisent leur discours par rapport à la place du travail dans leur vie et dans la définition de soi sont autant d’éléments qui témoignent de changements importants au sein de la profession médicale, spécialement d’une redéfinition de l’identité professionnelle. Cette redéfinition n’affecte pas seulement les jeunes médecins, mais participe d’un mouvement beaucoup plus large, qui engendre un repositionnement par rapport à la profession médicale sur deux principaux axes, à savoir le rapport à l’activité de travail et à ses conditions d’exercice et le rapport entre la vie de travail et la vie hors travail.

Rapport à l’activité de travail et à ses conditions d’exercice

Depuis les dernières décennies, la pratique médicale est traversée par de nombreux changements qui ont eu des effets importants sur les conditions d’exercice des médecins de famille. Ces derniers déplorent notamment la forte bureaucratisation de la pratique, qui se traduit par le fait qu’une proportion importante de leur temps est désormais consacrée à des tâches administratives au détriment de celles associées aux patients. Or, la protection d’un temps et d’un espace clinique constitue un enjeu important pour les médecins, en raison des pressions importantes auxquelles ils sont soumis pour accroître la prise en charge des patients, mais aussi parce que c’est dans la relation de soin qu’ils se sentent utiles. C’est ce qui confère un sens à leur travail.

Ce qui est fatigant, ce n’est pas ce qu’on fait, c’est ce qu’on ne fait pas. […] Des formulaires, de dix mille sections de labo à regarder chaque année, les documents à regarder de radiologie, etc. Donc c’est très, très difficile d’être à niveau dans tout ça. […] parce que devant les patients, on ne s’enfarge pas dans les virgules quand on est en retard d’une heure et demie. […]

Dr Robert, fin de carrière

Par semaine, je fais dix heures minimum de papier. Le gouvernement, il dit, « Ah, les docteurs, vous ne prenez pas de patients ». Mais ce qu’ils ne disent pas à la population, c’est qu’à chaque fois que tu prends un patient, il y a tellement de papiers rattachés à des patients, des formulaires de médicaments d’exception, des formulaires de ci, des formulaires de ça… On est inondés de formulaires, c’est épouvantable.

Dr Simard, fin de carrière

En outre, le système, de plus en plus rigide, impose une logique avec laquelle le médecin doit composer, même si celle-ci ne correspond pas à la réalité clinique. Les médecins doivent se conformer à un cadre administratif normalisé imposé par différentes instances (RAMQ, CIUSSS, hôpitaux, etc.) qui régulent la profession, la facturation, la démarche de prise en charge, etc. Ils sont également soumis à des contraintes, des normes et des directives qui interfèrent avec leur jugement professionnel, orientent leur pratique et limitent certaines possibilités en termes d’intervention. Bien que les objectifs de ces normes apparaissent parfois louables, plusieurs médecins considèrent que le cumul des contraintes contribue à dénaturer leur travail. Celles-ci revêtent la forme d’un cloisonnement des tâches assorti d’exigences normatives, tous deux inscrits dans un esprit bureaucratique.

Il y a de plus en plus de normes, donc ça fait un travail où on passe beaucoup de temps à se conformer à des choses puis on n’est pas toujours certains si c’est utile. On le fait parce qu’il faut le faire, parce qu’il faut être conforme à une norme. Ça devient un peu lourd, de faire tout ça, même si chaque chose prise individuellement a de l’allure, mais c’est quand on additionne tout ça ensemble qu’on se rend compte que dans une journée, on passe quand même un certain temps à se conformer à des choses… Puis des fois, ça peut dénaturer notre travail.

Dr Meunier, mi-carrière

La plus grande centralisation du RSSS a également occasionné une perte importante de pouvoir pour les médecins, lesquels affirment être moins consultés à propos des décisions qui les concernent et, bien souvent, tenus à l’écart d’informations qui, avant la récente réforme, leur permettaient de prendre part aux orientations organisationnelles.

Puis là, c’est clair qu’il n’y a plus rien qui monte d’en bas pour ramener des projets vers le haut, c’est clair que c’est complètement l’inverse, et ça, c’est rough. Je veux dire là, on n’a plus accès à aucun budget, on n’a plus aucun pouvoir.

Dr Bérubé, fin de carrière

En fait, de profession libérale, la médecine évoluerait vers un modèle de fonctionnariat, situation que plusieurs déplorent. Les propos des médecins sont explicites : « Tu n’es plus une libre entreprise. Tu es un fonctionnaire, puis tu as toutes sortes de règles de fonctionnaire. […] On s’en va vers un fonctionnariat pur et simple de la médecine » (Dr Brochu, fin de carrière); ou encore : « Clairement, je veux dire, on nous demande d’être fonctionnaires, alors qu’on était des humanistes. C’est pas la même affaire » (Dr Bérubé, fin de carrière). Les médecins soulignent également que les exigences de performance et de débit s’immiscent dorénavant dans tous les secteurs de soin, ce qui exerce sur eux une forte pression pour qu’ils adaptent leur pratique aux exigences gouvernementales. Les obligations de restreindre la durée des consultations et d’établir des priorités entre les problèmes de santé à traiter sont vécues comme autant de compromis qui menacent le modèle humaniste de la médecine familiale, qui privilégie à l’inverse une vision globale et intégrée des soins. À la quantité, les médecins opposent la qualité des soins, l’importance de la prévention et de la relation avec le patient, qui constituent des dimensions structurantes de leur identité. La complexité de la relation avec les patients est fortement mise en relief.

Ça fait que la santé mentale occupe une part importante de notre temps, puis les maladies chroniques. Les maladies chroniques, écoute, à cette heure, on a des vieux qui ont 80-90 ans, qui ont passé au travers d’un cancer, ils ont de l’insuffisance rénale, ils sont diabétiques, hypertendus, ils ont fait une maladie coronarienne, ils ont la totale. Ils rentrent ici, avec huit, dix, douze, quinze médicaments, c’est l’enfer. Puis tu as 15 minutes pour gérer une bonne partie des problèmes.

Dr Allaire, mi-carrière

Cette logique n’épargne pas la relève médicale. Plusieurs médecins s’inquiètent des nouvelles orientations ministérielles (nouveau cadre GMF-U[8]) qui auront pour effet d’orienter la formation des résidents vers une approche davantage axée sur le débit. Cette logique de débit est critiquée, attendu qu’elle renforce la valorisation d’une médecine lucrative qui ne favorise pas la qualité des soins et la prise en compte des besoins des patients. Plusieurs portent d’ailleurs un regard critique sur le gouvernement, leur propre fédération syndicale et certains collègues qui, selon leur point de vue, promeuvent une vision entrepreneuriale de la médecine familiale.

On se retrouve avec, au gouvernement, des dirigeants qui pensent la médecine comme un business, puis ça, je trouve que c’est dramatique dans la qualité des soins. […] Tu sais, je trouve que dans les 20 dernières années, la façon d’encourager les médecins à travailler plus en les payant plus pour la moindre petite affaire qu’ils font, je ne trouve pas que ça a été la bonne voie au bout du compte, pour améliorer les soins, puis pour améliorer les services. Je trouve que ça a entretenu une moralité douteuse des fois.

Dre Grondin, mi-carrière

Le modèle ainsi privilégié maintient les médecins dans une pratique de type individualiste, alors que plusieurs souhaiteraient pouvoir compter sur l’ajout d’autres professionnels en santé pour un meilleur soutien au travail et des soins de plus grande qualité pour les patients.

Les médecins constatent également que leur liberté d’orientation de pratique s’est progressivement affaiblie. Depuis le début des années 1980, différentes lois et règlements les ont contraints à s’investir dans des champs de pratique spécifiques, moins bien desservis en services médicaux, parmi lesquels la prise en charge en première ligne. Bien que cette tendance à contrôler davantage l’orientation de la pratique médicale ne soit pas nouvelle, les mesures sont devenues, au fil du temps, plus nombreuses, ce qui a des incidences contraignantes dans plusieurs domaines de la pratique. Nombreux sont les médecins qui, dans ce contexte, se sentent obligés d’effectuer des choix qui ne correspondent pas à leur souhait d’orienter leur carrière comme ils l’entendent, par exemple en ce qui a trait au type de clientèle ou d’investissement temporel dans le travail.

Bien, c’est sûr qu’on a de la pression de prendre des patients, d’en prendre tout le temps plus, puis ce n’est pas nécessairement évident parce que tu veux pas non plus délaisser les autres secteurs, puis en même temps… je suis partagée entre la clinique puis l’unité [de soins palliatifs]. […] Ça fait que moi, de prendre plus de patients, puis de faire plus de bureau, ce n’est pas ce que je souhaite. Mais je sens toujours une pression à cause des changements, tu sais, de vider le guichet [d’accès pour la clientèle sans médecins de famille].

Dre Poirier, mi-carrière

Bien que les transformations du RSSS aient apporté des changements importants dans les conditions d’exercice des médecins de famille, d’autres facteurs doivent aussi être pris en considération. C’est le cas notamment du rapport médecin-patient qui s’est lui aussi transformé au fil du temps. Les médecins s’inscrivent désormais dans un certain rapport de négociation avec les patients, qui modifie leur rôle traditionnel et positionne autrement leur autorité professionnelle. Le médecin agit davantage comme un guide qui, fort de ses connaissances scientifiques, accompagne les patients dans une prise de décision partagée. Peu importe leur âge, les médecins semblent s’être approprié ce nouveau rôle et y voir plusieurs avantages dans leur pratique, même si, au quotidien, ils jonglent avec différentes postures auprès des patients, ce que décrivent avec force et en détails plusieurs médecins.

Moi, ça me plait beaucoup de donner le plus de responsabilités possible au patient, puis d’essayer de pas décider pour le patient, de présenter les alternatives. « Voici ce qu’est mon avis sur le problème. Maintenant, avec le diagnostic que je pose, on peut faire quelque chose. Voici une alternative à ce qu’on pourrait faire, et on peut ne rien faire aussi. Maintenant, ce que vous voulez faire, ça, ça va être à vous à le trouver. On peut discuter ensemble pour savoir qu’est-ce que vous voulez faire ». Ça, ça me plaît beaucoup.

Dr Simon, mi-carrière

Donc, il y a quatre catégories de patients, pour mettre des repères. Ceux qui sont autodéterminés 100 %, c’est eux autres qui décident. Ils me disent quasiment quoi prescrire au cas où qu’il arrive telle affaire : « Je veux ci, je veux ça ». Puis j’aurais beau dire n’importe quoi, là, je vais avoir besoin de beaucoup d’arguments avant qu’il dise « OK, décide ». Il y en a d’autres, c’est : « Qu’est-ce que je prends? » Je prescrirais n’importe quoi, puis ils le prendraient. Puis entre les deux, il y a deux autres intermédiaires. Donc ça, c’est le niveau d’autodétermination des gens, ça dépend de leur personnalité…

Dr Robert, fin de carrière

De plus, la complexification des clientèles ainsi que l’accroissement des problèmes d’isolement social et de santé mentale justifient de plus en plus la nécessité de travailler en équipe interdisciplinaire. Cette collaboration avec d’autres professionnels contribue à redéfinir la place jadis hégémonique du médecin au sein des équipes de soins. Bien que le médecin demeure souvent au centre de la coordination des soins, il est de moins en moins perçu comme le « patron » de l’équipe. Si certains le vivent plutôt difficilement, voyant en cela une forme de banalisation de leur expertise, la majorité des médecins rencontrés ne souhaitent plus incarner ce rôle, préférant partager la responsabilité du suivi des patients avec d’autres professionnels. Selon eux, cela assure de meilleurs soins aux patients et conduit à une pratique plus stimulante et enrichissante, même si cela engendre une relative perte d’autonomie professionnelle. On observe toutefois chez les médecins un engagement variable dans le travail d’équipe et différentes modalités de collaboration. De manière générale, les médecins considèrent que cette dynamique de partage des soins « est une bonne évolution », au même titre que la réduction de la relation hiérarchique, cependant que le « médecin doit toujours avoir un rôle relativement central ». Comme le souligne le docteur Corriveau (fin de carrière) : « J’ai un peu perdu d’autonomie, mais j’ai gagné en qualité de l’acte, en travail interdisciplinaire. »

C’est ainsi que de nombreux changements survenus dans le RSSS modifient à la fois le contenu de la tâche, l’autonomie professionnelle et la représentation globale de la médecine familiale. Alors que certains changements sont fortement décriés par les médecins et génèrent d’importantes résistances de leur part parce qu’ils ébranlent le socle de leur identité professionnelle, d’autres suscitent davantage leur adhésion. Par exemple, la redéfinition du rapport médecin-patient et du rôle du médecin au sein d’une équipe de soin, même si elle engendre une perte de statut et d’autonomie professionnelle, est compensée par des gains tant pour les patients que pour les médecins : celle-ci favorise une meilleure qualité et accessibilité des soins, de même qu’une pratique professionnelle plus stimulante. Aussi les médecins vont-ils, dans un double mouvement, s’approprier ces changements et les adapter à leur clientèle et à la manière dont ils envisagent leur pratique. Ces changements contribuent néanmoins à redéfinir l’identité du médecin de famille, dont la figure de l’expert tend à céder sa place à celle de guide scientifique, d’accompagnateur et de coordonnateur de soins, à laquelle adhèrent de nombreux médecins chez les trois cohortes étudiées.

Les médecins sont également aux prises avec des règles et des contraintes qui empiètent sur leur « espace clinique ». La bureaucratisation de la pratique et la pression au débit instaurent une logique qui interfère dans la relation de soins de plusieurs manières, en édictant certaines règles par rapport au suivi des patients, en augmentant le rythme des consultations, ce qui favorise une vision parcellisée des problèmes de santé (une rencontre : un problème), et en obligeant les médecins à accroître le temps consacré à la complétion de dossiers et de formulaires au détriment du temps dévolu aux patients. Sur cet aspect, les médecins se montrent très critiques à l’égard des changements qui, à leurs yeux, les éloignent d’une médecine plus globale et humaniste à laquelle adhèrent nombre de médecins des trois cohortes. De plus, les incitatifs financiers liés à la rémunération à l’acte tendent à ancrer davantage la médecine familiale dans une vision entrepreneuriale, laquelle amplifie ce malaise identitaire. De fait, il existe un écart important entre la manière dont les médecins se définissent eux-mêmes et les représentations de la médecine familiale véhiculées à travers les changements imposés. Si tous ne sont pas affectés de la même manière parce qu’ils se situent à différentes phases de leur vie professionnelle, tant les jeunes médecins que les plus âgés sont interpellés par les effets des changements sur la relation de soins avec les patients.

Rapport entre la vie de travail et la vie hors travail

C’est sur l’axe du rapport entre le travail et la vie hors du travail que l’on observe des différences plus marquées entre les médecins en ce qui concerne leur rapport au travail et la définition de leur identité professionnelle. Nos données ont permis de dégager deux modèles types d’agencement entre la vie au travail et hors du travail : un premier, fondé sur une très forte centralité du travail à partir de laquelle s’articulent les autres dimensions de la vie; un second, structuré sur la base d’une représentation polycentrée de la vie où le travail occupe une place relative par rapport aux autres dimensions de la vie.

La disponibilité permanente vécue comme un sacrifice de soi

Dans le premier modèle, le travail et la profession médicale constituent le coeur de l’identité du médecin, transcendant tous les autres rôles sociaux, ce que résume bien le présent extrait d’un entretien : « Mais pour moi, ça n’a jamais été lourd ou coûteux de travailler. C’était certainement l’essence de mon existence » (Dr Laliberté, fin de carrière). Les médecins qui s’inscrivent dans ce modèle affichent un investissement temporel très important dans le travail qui laisse peu de place aux autres dimensions de la vie.

Bon, si c’était aujourd’hui, probablement que j’accepterais pas de travailler autant d’heures, mais à l’époque, c’était comme ça, puis on avait une charge de travail [importante]. C’était le travail, puis après, les loisirs. Puis, avec ça, on abandonne un peu la famille, qu’on néglige un peu. Bon, j’étais présent quand j’étais à la maison, mais quand tu travailles à peu près 80 heures par semaine, c’est pas tant que ça.

Dr Fecteau, fin de carrière

Ces médecins s’inscrivent dans une logique de « disponibilité permanente », font de longues heures de travail et se consacrent prioritairement à leurs activités professionnelles. Pour qualifier leurs valeurs à l’égard du travail, ils invoquent le sens du devoir et des responsabilités envers la population, lequel justifie un tel investissement dans le travail. Ils se représentent la profession comme une vocation, voire dans certains cas comme une mission.

Bien, c’est une vocation dans le sens de « se dévouer à ». En tout cas, moi, c’est comme ça que je l’ai vécu. Je suis pas capable de penser qu’il y a quelqu’un qui a des problèmes, puis que je pourrais dire « Non, je m’en occuperai pas ».

Dr Chouinard, fin de carrière

Je fais partie de ceux qui croient que tu as une mission. Puis ta mission, c’est ton travail. […] Si tu décides d’être médecin, tu dois apporter tout ce qui est nécessaire à ton engagement. Et si ça veut dire que ta vie sociale est perturbée, c’est que ta vie sociale sera perturbée.

Dr Trudel, fin de carrière

Le dévouement au travail est vécu par certains médecins comme un sacrifice de soi, de sa vie familiale et de ses temps de loisirs, comme le relate le Dr Brochu, qui se rappelle avoir « fait énormément de sacrifices pendant près de 40 ans […] ».

En somme, ce modèle valorise l’image du médecin qui travaille sans relâche et se dévoue à ses patients, occultant du même coup ses propres besoins, ce qu’illustrent les propos critiques du Dr Leduc et de la Dre Poirier.

On dirait, des fois, quand tu deviens médecin, tu n’es plus un être humain. Tu es un médecin, puis secondairement, tu es un être humain.

Dr Leduc, mi-carrière

[…] Quand je regarde un peu les médecins qui nous ont formés, en tout cas, les vieux médecins… ils avaient juste ça dans la tête, ils travaillaient, ils travaillaient, puis ils se glorifiaient de travailler, d’avoir 3000 patients. C’est celui qui en a le plus, puis de travailler 70 heures par semaine, puis d’aller travailler quand il est malade. C’était ça quand on a fait notre formation. J’ai vu des résidentes qui ont fait des gardes de 24 heures, elles avaient la gastro. Voyons donc, ça a pas de bon sens.

Dre Poirier, mi-carrière

Cet idéaltype représente le modèle identitaire, longtemps dominant en médecine, à partir duquel s’est érigé un véritable contre-modèle fondé sur la quête d’un équilibre de vie.

Entre engagement au travail et quête d’un équilibre de vie

Ce deuxième modèle contraste fortement avec le modèle précédent en regard de la place qu’occupe le travail par rapport aux autres dimensions de la vie dans la définition de soi. Le travail, bien que très important, ne constitue pas la seule valeur à partir de laquelle ces médecins définissent leur identité. D’autres dimensions de leur vie, notamment la vie familiale, participent de la construction identitaire.

Le travail c’est un aspect de ma vie. C’est sûr que je m’investis quand même, je trouve que c’est important, mais ça reste un métier. […] La médecine est pas au centre de ma vie. C’est définitivement pas [ça]…

Dr LaRue, début de carrière

Contrairement au modèle précédent, très ancré dans le don de soi, les médecins qui adhèrent au second modèle ne s’identifient pas à la vocation, surtout lorsque celle-ci sert à justifier et légitimer la priorisation du travail par rapport aux autres aspects de la vie. Au travail, ils sont dévoués et engagés, ce qui ne les empêche pas d’instaurer des limites pour protéger leur vie hors travail. Les propos du Dr Veilleux illustrent bien cette perspective :

Je suis payé à l’acte, je suis payé quand je travaille, puis quand je travaille pas, je suis pas payé, et je ne considère pas que j’ai une dette de temps, et encore moins que je dois me sacrifier sur l’autel du bien commun, il n’en est pas question.

Dr Veilleux, début de carrière

Cet idéaltype s’articule ainsi autour de deux pôles de valeurs, soit la valeur « travail », qui renvoie à la reconnaissance que la profession médicale implique un fort engagement professionnel, et la valeur « famille », qui affirme l’importance pour les médecins qui s’inscrivent dans ce modèle de s’investir dans la sphère familiale et de consacrer du temps à leur vie hors travail.

L’agencement de ces valeurs conduit à une redéfinition de l’engagement au travail qui, pour ces médecins, ne se réduit pas à un investissement temporel, c’est-à-dire à la quantité de temps passé au travail. Cet engagement repose également sur la valorisation d’une forme d’investissement éthique et affectif qui se traduit par l’importance accordée à la qualité des soins et de la relation avec le patient.

Je trouve que je fais très bien mon travail. Je ne crois pas que parce que je le fais de huit à trois, je vaux moins qu’un médecin qui fait son travail de huit à huit. […] Et je suis convaincue que la qualité du travail que je peux donner est justement préservée par le fait que je limite le nombre d’heures que j’y mets. […] Parce que je ne souffre pas de surstress, je souffre pas d’épuisement, je me sens pas désabusée, je perds pas mon empathie, je deviens pas écoeurée de ma clientèle. J’arrive jamais à reculons le matin. Pour moi, tout ça, c’est grâce au fait que je préserve des limites au nombre d’heures. […] Plus on sent qu’on fait un travail de qualité, plus on est heureux aussi. […] Je ne trouve pas que le dévouement se mesure par le débit.

Dre Labrecque, mi-carrière

Cette forme d’engagement se traduit également par une redéfinition du rôle et du statut des médecins au sein des équipes de soin, de même que par la valorisation de rapports égalitaires entre professionnels selon une perspective où le partage des responsabilités à l’égard de la clientèle contraste avec l’image « du médecin tout puissant » qui porte seul sur ses épaules le bien-être des patients.

Parce que c’est un peu ça qui des fois est difficile, c’est d’être irremplaçable, puis je mets mes collègues dans le trouble [si je dois m’absenter]. D’après moi, il faut s’enlever ça de la tête. Le fait de savoir qu’il y a une équipe autour qui soutient […], je pense que ça enlève un poids.

Dre Vallée, début de carrière

Ça a évolué parce qu’un docteur de famille, ça a été un Dieu le Père longtemps, ça a été comme… il y avait un wow autour de ça, là, mais maintenant, c’est moins ça, c’est l’équipe, parce qu’en diluant le travail, les gens se rendent bien compte qu’il y en a des compétences alentour, puis le docteur, il sait pas tout.

Dr Corriveau, fin de carrière

Rapports au travail et bricolages identitaires

Si le discours commun est souvent enclin à proposer une interprétation générationnelle de ces idéaux types, force est de constater que d’autres facteurs que l’âge doivent être considérés aux fins de l’analyse des éléments qui structurent l’identité professionnelle des médecins de famille. S’il est vrai que plusieurs jeunes médecins s’inscrivent dans un modèle qui valorise un meilleur équilibre de vie, et que les médecins plus âgés ont, en grand nombre, adopté le modèle de la disponibilité permanente, nos résultats nous invitent à nuancer fortement cette lecture dichotomique de la réalité. Nous avons observé, d’une part, qu’il existe une grande diversité à l’intérieur de ces deux modèles et, d’autre part, que les médecins passent souvent d’un modèle à l’autre, ou encore s’emploient à bricoler une identité professionnelle qui emprunte des traits de caractérisation à chacun de ces deux idéaux types. Outre l’âge, les situations de vie personnelle et familiale, ainsi que l’étape de leur vie où se trouvent les médecins, exercent une influence majeure sur les formes de rapport au travail et la construction de leur identité professionnelle.

Parmi notre cohorte de médecins plus âgés, quelques-uns ont fait le choix, à une certaine période de leur vie, de diminuer leur investissement dans le travail, se distançant du modèle traditionnel propre à cette génération. C’est le cas de la Dre Lemieux, qui a diminué ses heures de travail lorsqu’elle a eu ses enfants, même si le contexte de l’époque ne lui permettait pas de s’impliquer autant qu’elle l’aurait souhaité dans sa vie familiale, ainsi que du Dr Bérubé, dont la conjointe était aussi médecin de famille.

Mais il y a toujours du déchirement, il y a toujours de la culpabilité. D’être ailleurs et de ne pas être auprès de ses enfants […]. Les périodes de culpabilité sont grandes. Le questionnement est grand, et on s’en souvient plus… […] C’est pour ça que je travaillais quatre jours. J’ai déjà travaillé, juste un an, à trois jours. C’était merveilleux! Merveilleux, sauf que le milieu ne tolérait pas tellement ça, on a senti des pressions. Puis c’était un milieu d’hommes, à ce moment-là, quand j’ai commencé à travailler.

Dre Lemieux, fin de carrière

Donc, on avait le choix à un moment donné de dire, écoute, ma conjointe, elle a recommencé à travailler, mais comment est-ce qu’on fait pour pas faire élever nos enfants par les autres? Pendant, je dirais, les dix premières années, ou jusqu’à tant que la dernière commence l’école, tous les lundis, moi, j’étais en congé puis j’étais avec les enfants, puis tous les vendredis, c’était ma conjointe. Sauf quand on était de garde. Quand il arrivait une garde, bien là on s’arrangeait.

Dr Bérubé, fin de carrière

Par ailleurs, certains jeunes médecins que nous avons rencontrés présentaient des profils « atypiques », attendu qu’ils ne s’identifiaient pas aux médecins de leur génération, valorisant plutôt un investissement temporel très important dans le travail et affichant un rapport vocationnel qui se rapproche de l’ancien modèle des médecins plus âgés.

Tu sais, moi je suis à cheval entre la génération X puis Y. Je ne me reconnais ni dans la X, ni dans la Y. Je pense que j’ai juste le meilleur des deux. Puis mon conjoint est pareil comme moi, là-dessus. On est très, très dévoués dans notre travail. On a plus la mentalité des baby-boomers, au niveau investissement au travail. Des fois, on dit les X sont un peu plus détachés, les Y ils font ce qui est bon pour eux. Bien, c’est pas tout à fait comme ça que je le vis, ni d’une façon ni de l’autre… Je pense que je fais une différence dans mon travail, puis je pense que ça vaut la peine que je sois là pour le faire, puis si j’étais pas là, je pense que ça pourrait moins bien se passer.

Dre Doucet, début de carrière

Divers événements sont à même de provoquer des changements importants dans le rapport au travail, voire de susciter le passage d’une identification au modèle de la disponibilité permanente à celui de la quête de l’équilibre. Les exigences de la vie familiale et les problèmes de santé, parfois interreliés, sont des raisons fréquemment invoquées pour expliquer ce changement de valeurs qui engendre de réelles bifurcations professionnelles. Certains hommes, souvent après un épisode de maladie, vont décider de diminuer le temps passé au travail pour tendre vers un meilleur équilibre de vie. De même, la plupart des femmes à mi-carrière mentionnent qu’avant l’arrivée des enfants, le travail occupait une place très importante dans la définition de soi. Toutefois, après quelques années à tenter de concilier une carrière exigeante avec les responsabilités d’une vie familiale, plusieurs ont choisi de réorienter leur carrière dans un secteur dont les horaires étaient plus adaptés à leur situation. Le passage d’une identité fortement centrée sur le travail à une identité polycentrée est un processus complexe et difficilement vécu qui implique souvent le deuil de la carrière souhaitée, comme l’illustre le cas présenté ci-dessous.

Il y a un temps où, jeune professionnelle, j’avais décidé de me vouer à la profession. Je voulais vraiment être une professionnelle à part entière. J’avais quelqu’un qui faisait ma pelouse, quelqu’un qui déneigeait ma cour, quelqu’un qui s’occupait de ma maison, quelqu’un qui s’occupait de mes enfants, puis je sonnais pour rentrer chez moi. [À un moment], je me suis dit « Mais qui habite ici? C’est ma maison! ». J’avais perdu l’équilibre, disons, entre ma vie professionnelle et ma vie personnelle. C’est à partir de ce moment-là que j’ai dit « Tout le monde dehors, c’est moi qui rentre » […]. C’est là que j’ai fait un premier deuil de ma vie professionnelle, de me dire, moi, je me rendrai peut-être jamais au niveau professionnel que j'avais envisagé parce que je refuse de couper sur les bons moments que je pourrais avoir à la maison avec mes enfants.

Dre Bernier, mi-carrière

Au-delà des maternités, c’est souvent la combinaison des responsabilités familiales et d’un conjoint peu présent, ou moins impliqué dans la sphère familiale, qui conduit à une telle décision. Nombreuses sont les femmes médecins qui constatent qu’au sein de leur couple ce sont elles qui doivent assumer la plus grande part des responsabilités familiales, y compris dans les situations où c’est la femme qui occupe la profession la plus exigeante.

Mon conjoint, lui aussi est médecin, mais lui a décidé qu’il restait médecin. Il n’est pas devenu un père, il n’est pas devenu un mari, il a continué à être médecin. C’est ce qui a un peu fait que j’ai eu à m’ajuster, parce que lui ne s’est pas ajusté.

Dre Bernier, mi-carrière

Puis c’est sûr qu’on n’échappe pas facilement à la réalité de la femme qui gère quand même toujours plus de choses que l’homme. C’est quand même moi qui ai réduit mes heures de travail, malgré les efforts qu’il faisait pour ne pas se faire engloutir [par le travail]. C’est quand même moi qui ai dit « Moi, c’est du neuf à trois pour des raisons familiales », c’est quand même moi qui fais tous les repas de la famille. Ça fait qu’on pourrait dire que oui, c’est encore une réalité que la mère de famille, elle travaille et elle gère la maison. […] Oui, je peux dire mon chum, il fait l’épicerie, il fait le lave-vaisselle, il fait les devoirs du petit, mais la vue d’ensemble, c’est moi qui l’ai. Je suis comme le chef d’orchestre, quand même.

Dre Labrecque, mi-carrière

Ainsi, peu de médecins correspondent en tous points à l’un ou l’autre des deux modèles repérés. Dans la plupart des cas, on observe plutôt un bricolage entre les deux modèles : dans les faits, ils oscillent, à des degrés divers, entre un investissement vocationnel dans le travail et la quête d’un meilleur équilibre de vie. En outre, nombreux sont les médecins qui ne s’identifient pas à l’image stéréotypée des médecins de leur génération, avouant se sentir plutôt « entre les deux », et empruntant à la fois aux traits de la jeune génération et à ceux des plus âgés. En somme, il existe une grande diversité dans les manières dont les médecins de famille se définissent au regard des formes de rapport entre le travail et la vie hors du travail. Si l’âge est à considérer, d’autres facteurs apparaissent incontournables, par exemple les iniquités quant au partage des tâches et des responsabilités familiales. Sur ce point, on note que ce n’est pas tant la féminisation de la pratique qui est en cause, que le fait que les charges les plus importantes incombent aux femmes médecins, charges qui s’avèrent difficilement compatibles avec un fort investissement dans le travail. L’accroissement des couples professionnellement homogames, dont les deux conjoints combinent souvent des horaires atypiques, exerce une forte pression temporelle à la fois sur les hommes et les femmes, ce qui contraste avec la vie conjugale des médecins plus âgés, plus fortement ancrée dans le modèle de l’homme pourvoyeur et de la femme à la maison. La prise en compte de l’évolution du contexte social, mais aussi des rigidités structurelles de genre, même parmi des professionnels hautement scolarisés, permet de rendre compte de la grande complexité de ce processus de redéfinition identitaire, qui ne se réduit pas à un phénomène strictement générationnel.

Par ailleurs, des facteurs d’ordre culturel sont aussi à l’oeuvre en ce qui a trait aux choix de vie des médecins. Ce n’est pas seulement pour contribuer au partage des responsabilités familiales que certains s’emploient à baliser la place du travail dans leur vie. Le discours des médecins, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, rend plutôt compte de leur réel désir de s’impliquer et de s’investir dans leur vie familiale, d’accorder du temps à leurs enfants et de nourrir ces liens. Certaines femmes résistent à l’idée d’adopter une vision entrepreneuriale de leur vie familiale; d’autres médecins font appel à des services externes afin de se dispenser d’un certain nombre de tâches domestiques. Mais dans tous ces cas de figure, on observe que de tels choix ne visent pas à tourner le dos à la vie familiale, bien au contraire; ils reposent plutôt sur une revendication forte : celle du droit d’avoir une vie familiale de qualité dans laquelle les médecins souhaitent s’épanouir et se développer dans leurs différents rôles conjugal et parental. En ce sens, la famille, au même titre que le travail, est investie d’une finalité expressive, marquée par la quête de cohérence identitaire entre leurs valeurs et l’actualisation de ces valeurs dans les multiples sphères de leur vie. Rien d’étonnant alors à ce que maints médecins plus âgés soient nombreux à réinterpréter leurs choix de vie à l’aune de ce nouveau modèle culturel, regrettant d’avoir consacré tout leur temps à leur vie professionnelle. Comme le souligne un médecin âgé : « Si c’était à refaire, je dirais faire un peu moins de médecine, puis un peu plus de famille » (Dr Corriveau, fin de carrière).

Le tableau suivant présente une synthèse des facteurs de changements accompagnée d’extraits significatifs tirés de nos entrevues.

Tableau 4

Synthèse des facteurs de changement

Synthèse des facteurs de changement

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Notre étude a mis en relief une réelle redéfinition de soi chez les médecins au cours des dernières années. Il apparaît que celle-ci s’effectue selon deux axes : d’une part, le rapport à l’activité de travail et à ses conditions d’exercice; d’autre part, le rapport entre la vie de travail et la vie hors du travail. Le premier rapport soulève la question de l’identité et du sens du travail; le second, celle de la centralité et de la finalité du travail, autrement dit la question de l’ethos du travail. Quelles conclusions peut-on tirer de cette étude?

Nos observations montrent qu’un modèle hybride est en voie d’élaboration : être à la fois attentif aux besoins du patient et soucieux de soi – ni complètement individualiste, ni totalement altruiste. Pour l’essentiel, il repose sur un investissement temporel moindre dans la profession et une conception polycentrée de la vie, dans laquelle le travail occupe une place relative par rapport aux autres dimensions de la vie. Mais ce rapport au travail reste centré sur le bien-être du patient et marqué par un sens du devoir. Dans une large mesure, le rapport au patient demeure inscrit dans une dynamique relationnelle traditionnelle affective. Reste que l’affirmation du pouvoir de la connaissance est bien présente, mais arrimée à une valorisation de rapports plus égalitaires entre professionnels, en vue notamment d’une meilleure qualité de soins, et aussi d’un enrichissement professionnel.

À notre sens, ce nouveau rapport au travail témoigne d’un changement social substantiel au sein d’une importante profession libérale traditionnelle au Québec, exprimé ici par une transformation de son ethos. Il apparait que celui-ci participe des ethos professionnaliste et égotéliste observés par Mercure et Vultur (2010); il s’insère entre, d’une part, la construction de son identité au travail fondée sur l’expertise, un fort investissement personnel et une grande disponibilité et, d’autre part, un modèle polycentré axé sur la quête d’équilibre entre la vie de travail et la vie hors du travail. Un ethos en transition, qui conserve des dimensions du type professionnaliste arrimées à un virage vers le type égotéliste. Aussi la typologie de Mercure et Vultur gagnerait-elle à être enrichie par ce type hybride d’ethos propre à cette profession libérale traditionnelle, soit la survivance de la culture vocationnelle, qui comporte un réel sens du devoir comme orientation normative, ou plutôt comme autocritique interne à la conscience hésitante des choix égotélistes, autocritique marquée par une conception de la réalisation de soi qui s’inscrit dans la logique du service à un bien fondamental, soit la vie. Au total, comme le montrent les dimensions examinées, le modèle conserve des traits traditionnels, tout en étant hypermoderne. Un modèle de transition, de dilemmes entre le rapport humain fondamental, le sens du devoir et le rapport technique sophistiqué, figure classique du médecin, proche de l’humain qui le sollicite et à la fine pointe du savoir technique appliqué à la vie, comme a pu l’observer Parsons (1964) à l’occasion d’une autre phase de transition.

Par ailleurs, il est intéressant de constater que les femmes médecins refusent de s’inscrire dans un rapport vocationnel qui nie leur désir et leurs aspirations à se réaliser dans les autres sphères de leur vie, notamment la sphère familiale. Les difficultés à concilier le travail et la famille ont été largement documentées chez les professionnelles du soin, et les causes invoquées sont bien souvent associées à des horaires rigides, imprévisibles et atypiques (Côté, 2016; Fusulier, Sanchez et Ballatore, 2013). Or, les femmes médecins de famille, malgré les contraintes temporelles professionnelles et non professionnelles qui limitent fortement leurs possibilités d’action, détiennent une plus grande agencéité dans leur vie professionnelle que bien d’autres corps d’emploi, ainsi qu’un pouvoir décisionnel plus important en ce qui a trait à la régulation de leur temps de travail. Il n’est pas étonnant que ce soit parmi ce groupe professionnel qu’émerge avec force une redéfinition du rapport à la vocation, plus moderne, qui s’inscrit toujours dans une volonté d’engagement de soi, mais qui refuse le renoncement à soi et à une identité plurielle (Méda et Vendramin, 2013; Causse, 2008).

Nos résultats permettent également d’enrichir la lecture genrée du rapport au travail qui est souvent proposée dans la littérature portant sur les médecins (Lapeyre et Le Feuve, 2013; Lapeyre et Robelet, 2007; Jones et Green, 2006; Jovic, Wallace et Lemaire2006; Crompton, 1999). Il appert que la valorisation de la famille s’étend au-delà de ses frontières traditionnelles surtout délimitées sur la base de rôles traditionnels. De fait, si les femmes médecins de toutes les cohortes manifestent l’importance de s’investir dans leur vie familiale – ce dont témoigne également nos analyses quantitatives sur le nombre d’heures travaillées – on observe néanmoins que plusieurs hommes partagent également ces aspirations, voire que nombre d’entre eux font des choix en cohérence avec de telles valeurs, même si la frontière entre le travail et la vie hors travail leur semble parfois difficile à maintenir. Bref, au critère du genre se superposent d’autres facteurs, vraisemblablement culturels, pour expliquer l’identification ou le passage d’un modèle identitaire à un autre. Ce passage, soulignons-le, est assez ambigu : il prend la forme de multiples bricolages, variant certes selon les phases de la vie et les événements qui surviennent dans la vie professionnelle et personnelle, mais qui témoignent néanmoins d’une situation en cours de transformation.

Notre étude témoigne également de l’insuffisance des interprétations générationnelles pour expliquer les changements de l’identité professionnelle des médecins de famille (Fortinet al., 2014; Jones et Green, 2006; Jovic, Wallace et Lemaire, 2006; Smith, 2005). D’une part, plusieurs dimensions fondatrices de l’identité professionnelle, principalement le fort ancrage identitaire centré sur le besoin des patients, sont toujours partagées par l’ensemble des médecins, peu importe leur âge, et tous sont interpellés, à des degrés divers, par les effets des changements organisationnels qui ont touché la pratique au cours des dernières décennies. D’autre part, le rapport au travail et l’identité professionnelle ne sont pas donnés une fois pour toutes, mais évoluent tout au long de la vie, au gré des évènements qui jalonnent la vie personnelle et familiale, mais aussi de l’évolution du contexte social. C’est ainsi que le discours des médecins, jeunes et moins jeunes, rend compte d’un réel désir de s’impliquer et de s’investir dans la vie familiale et que plusieurs médecins, plus âgés, réinterprètent leurs choix de vie à l’aune de ce nouveau modèle culturel. À cet égard, il nous semble particulièrement révélateur que la baisse observée de la durée moyenne de la semaine de travail chez les médecins au cours des deux dernières décennies soit essentiellement le fait des hommes âgés de 50 ans et plus. Cela tient au fait qu’ils sont de plus en plus nombreux à ne pas s’identifier à l’image stéréotypée du médecin de leur génération : plusieurs éprouvent le sentiment d’être entre deux modèles d’identité professionnelle, empruntant tantôt des traits qui caractérisent le modèle traditionnel du médecin, tantôt des traits attribués à la jeune génération. Ces quelques constats rejoignent un pan de plus en plus important de la littérature savante dans le domaine, qui nuance les lectures générationnelles du rapport au travail, voire les invalident (Luc et Fleury, 2016; Buonocore, Russo et Ferrara, 2015; Guillot-Soulez et Soulez, 2014; Krahn et Galambos, 2014; Pichault et Pleyers, 2012; Parry et Urwin, 2011; Méda et Vendramin, 2010; Pralong, 2010; Saba, 2009).

Soulignons enfin qu’il ressort clairement que les transformations de l’identité professionnelle des médecins ne peuvent être limitées à un seul facteur, mais sont le fruit d’un entrelacs de changements. Ceux-ci mobilisent maints faits liés aux transformations organisationnelles, aux conditions concrètes d’exercice du travail professionnel, aux rigidités structurelles de genre persistantes et aux nouvelles situations de vie personnelle et familiale, de même, bien sûr, qu’aux changements culturels qui traversent notre société.