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Anne Legaré a réuni dans son ouvrage Le Québec, une nation imaginaire les textes qu’elle a écrits tant sur la nation québécoise, le rôle du fédéralisme canadien dans la formation de l’identité québécoise, que sur les relations du Québec avec les États-Unis et la France. Le fait d’avoir enseigné la science politique à l’Université du Québec à Montréal, de même que son engagement comme déléguée du Québec en Nouvelle-Angleterre ainsi que ses fonctions de secrétaire générale du Centre de coopération interuniversitaire franco-québécois à Paris, lui ont permis de développer un point de vue original sur ces trois questions.
Legaré partage la conception politique de la nation de Papineau et des patriotes de 1840 plutôt que la conception de la nation comme entité culturelle qui est toujours bien présente dans les débats politiques québécois. Rappelons que ce sont là deux tendances lourdes qui ont caractérisé l’histoire du Canada français depuis deux siècles, comme l’ont montré les travaux d’Yvan Lamonde. Il existe au Québec « deux instances de légitimation, ce qui crée un clivage mental et politique profond » (p. 56), un clivage qui se retrouve dans l’opposition qu’elle évoque entre la « nation en soi » (nation culturelle et historique) et la « nation pour soi » consciente de sa diversité et actrice d’un renouveau du politique.
Sa formule « la nation est une volonté » (p. 229) rappelle celle de Renan décrivant la nation comme plébiscite quotidien. Cependant, cette volonté trouve difficilement à s’affirmer dans le cadre constitutionnel canadien. Le fédéralisme et l’État canadien se conjuguent plutôt pour faire du Québec une région du Canada, ce qui affaiblit sa capacité à s’affirmer comme nation politique. C’est là le fil rouge qui unit les analyses contenues dans l’ouvrage. « D’abord, la nation québécoise, à la fois fantasmée dans le discours nostalgique et réelle par son institutionnalisation par la scène politique québécoise, est en même temps en conflit permanent avec son institutionnalisation comme région de l’État canadien » (p. 119). Elle ajoute : « Au nom d’un fédéralisme associatif, plurinational, on entend faire adhérer le Québec à un consentement à la domination du pouvoir qui régit l’état du Canada. L’esprit républicain qui sévit à Québec serait absorbé dans une mer canadienne » (p. 63). Par conséquent, Legaré se méfie de la vision idéalisante de l’État du Québec, « fruit d’un pur fantasme nationaliste » (p. 118), car cet État joue en fait le rôle d’intégrateur de la société québécoise en tant que région du Canada.
La thèse d’Anne Legaré sur le statut politique du Québec est solidement argumentée. Cependant, il y a lieu de se demander si la « vision idéalisante » de l’État du Québec s’applique aussi à la société et à la culture québécoises. Qu’il ait le statut politique de région ou de nation, le Québec est aussi une société globale qui a suffisamment de marge de manoeuvre pour se développer, même s’il lui manque de nombreux leviers (une monnaie, une banque centrale, etc.). La société québécoise s’est dotée d’institutions originales et possède une grande capacité d’intervenir sur elle-même et d’imprimer sa marque sur l’identité, capacité qui ne doit pas être réduite à sa seule dimension politique. La culture québécoise existe bel et bien. Considérer la société québécoise sous d’autres angles que celui de la politique, comme société globale, obligerait à nuancer le propos de l’auteure.
Pour Anne Legaré, la tension entre la région et la nation affecte l’identité québécoise. « Le citoyen du Québec est appelé à consentir à deux ordres symboliques séparés, quoiqu’enchevêtrés. […] Le premier trait de l’identité québécoise, c’est d’être fractionnée » (p. 366). Elle ajoute : « Le consentement à la domination de l’État canadien par la voie fédérale est la première cheville de son assujettissement » (p. 366). Dans cette perspective, s’identifier à la nation-région amène les individus à s’inscrire dans la nation culturelle canadienne-française évoquée plus haut, axée sur la survivance, alors que l’identification à la nation politique souveraine oriente vers une définition juridico-politique de l’identité mieux en mesure d’assurer la pleine intégration des nouveaux arrivants à la société québécoise. Cette argumentation mériterait plus ample examen (et sera critiquée) dans le contexte contemporain où coexistent des sources identitaires multiples comme on le voit en Europe. En fait, l’argument de Legaré est fondé sur l’existence du fédéralisme dominateur ou du fédéralisme impérial – pour reprendre les mots de Guy Laforest –, mais il s’applique beaucoup moins si le Canada est considéré comme un état multinational au sens donné à ce terme dans les travaux d’Alain-G. Gagnon. Or, bien des Québécois partagent cette conception du Canada comme État multinational et pour eux, la coexistence des identités canadienne et québécoise ne pose pas de problème, un peu comme les Allemands peuvent se considérer à la fois allemands et européens. Autrement dit, l’attachement au Canada de bien des Québécois reflète l’affiliation au pays tel que défini dans la tradition d’André Laurendeau plutôt qu’au pays conçu par Pierre Elliott Trudeau. Bon nombre de Québécois sont critiques de la conception du fédéralisme centralisateur et impérial – même si elle domine dans nombre de dossiers, c’est entendu –, ce qui implique qu’ils ne se sentent pas assujettis dans leur affirmation identitaire.
La seconde partie de l’ouvrage reprend et développe les thèses de l’auteure déjà présentes dans son ouvrage Le Québec, otage de ses alliés (2003). Soulignons d’abord qu’il n’était pas nécessaire de reprendre tels quels deux longs chapitres de cet ouvrage dans le présent recueil déjà assez volumineux (un peu moins de 400 pages). Un résumé aurait suffi à notre avis.
Les travaux de Legaré sur les relations internationales du Québec sont originaux, car elle a vécu de l’intérieur et aux premières loges plusieurs événements importants sur ce plan. Elle souligne les ambiguïtés et les contradictions qui caractérisent les relations internationales québécoises. Le Québec insiste sur son américanité, sur les différences qui le distinguent de la mère-patrie. Il est courant en effet d’insister sur la distance et les dissimilitudes qui séparent le Québec de la France, alors que cette dernière est pourtant son allié naturel tout désigné. Lors du Printemps du Québec à Paris en 1999, les conférenciers québécois déclaraient « haut et fort aux Français que c’est bien davantage l’américanité qui caractérise l’identité québécoise qu’une lointaine origine française » (p. 369). De leur côté, les Américains sont loin d’appuyer les velléités souverainistes de ce voisin du nord qui proclame pourtant son américanité et insiste sur son intégration et son appartenance au même continent.
L’ouvrage se termine sur un appel à une plus forte implication québécoise dans les relations internationales, notamment au sein de la francophonie, et sur la nécessité de « concevoir la nouvelle nation comme une association, une mixité, une invitation à se penser ensemble » (p. 376) plutôt qu’un repli frileux sur l’ancien nous canadien-français.