Abstracts
Résumé
Cet article de recherche propose une analyse des conditions d’exercice des démarches de recherche conjointe et des enjeux de reconnaissance des savoirs produits dans un tel cadre à partir d’une étude de cas, celle de la Chaire de recherche sur les aspects sociaux du don de sang (Héma-Québec-INRS). Ce partenariat amorcé en 2007 et ancré dans une collaboration entre sciences sociales et milieu biomédical offre, entre autres, l’occasion de réfléchir aux impacts de la recherche qui s’effectue hors des universités et de la rencontre entre chercheurs des « milieux de pratique » et chercheurs universitaires.
Mots-clés :
- don de sang,
- recherche conjointe,
- recherche partenariale,
- transfert des connaissances,
- co-construction des connaissances,
- Québec,
- Héma-Québec
Abstract
Using the Research Chair on Social Aspects of Blood Donation (Héma-Québec-INRS) as a case study, this research note analyzes the conditions for implementing joint research approaches as well as issues concerning the recognition of knowledge produced in such a framework. The research chair, initiated in 2007 and rooted in a collaboration between the social sciences and the biomedical community, offers the opportunity to reflect on the impacts of research done outside universities and on the encounter between researchers from practice settings and university researchers.
Keywords:
- blood donation,
- joint research,
- partnership research,
- university research,
- knowledge transfer,
- co-construction of knowledge,
- Quebec,
- Héma-Québec
Article body
Au Québec, les études sur la recherche conjointe en sciences sociales décrivent souvent des collaborations entre des chercheurs et des groupes appartenant à des milieux locaux ou militants, interpellés par des problèmes sociaux et demandeurs d’expertise scientifique (Clémentet al., 1995; Descarries et Corbeil, 1993; Desmaraiset al., 2005; Jetté, 2014; Monceau, 2012; Sajnami et Mendel, 2007; Tremblay et Psyché, 2014). Historiquement, la recherche-action s’est définie dans une perspective de participation de l’université au changement social (Frank, 1981; Goyette et Hébert-Lessard, 1991; Tremblay, 2014). Les expériences de transfert en éducation, intervention sociale ou santé des populations renvoient aussi aux relations avec des praticiens, enseignants ou gestionnaires (Denis, 2000; Dagenais et Robert, 2012). Dumais (2011) définit la recherche partenariale « comme une forme d’activité scientifique où les chercheurs se rapprochent des acteurs sociaux et en font leurs partenaires d’investigation et de réflexion, non pas simplement leurs objets d’étude » (p. 4, aussi : Bourassaet al., 2012). La Chaire de recherche sur les aspects sociaux du don de sang ci-après (la Chaire) est un partenariat conclu entre l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et un établissement parapublic, Héma-Québec. Elle a pour objectif de soutenir la mission d’Héma-Québec, qui est d’assurer un approvisionnement en produits sanguins à long terme pour le bien-être de la population québécoise.
Contrairement aux collaborations issues des programmes subventionnaires dont le financement provient d’un tiers, cette Chaire a été financée par le partenaire externe, qui y a associé un ensemble d’acteurs, dont des chercheurs (médecine transfusionnelle/épidémiologie). Si certains auteurs ont noté qu’au cours des dernières décennies la recherche est « sortie » de l’université pour se développer dans des organismes indépendants et des entreprises (Tremblay, 2014; Gibbonset al., 1994; Bussières, 2014), peu ont abordé les relations entre chercheurs des « milieux de pratique » et universitaires.
L’article vise à réfléchir aux enjeux de la collaboration entre partenaires et à ceux de la reconnaissance des savoirs produits dans ce cadre. Il retrace l’histoire de la Chaire en présentant le contexte de sa création et son mode de fonctionnement. La description de quelques projets permettra de documenter les enjeux. La conclusion propose une réflexion élargie sur les conditions d’exercice de la recherche conjointe. Nous avons choisi une forme narrative chronologique pour dérouler cette histoire afin de mettre en évidence l’évolution progressive des relations entre partenaires et les apprentissages mutuels réalisés. Cette réflexion s’appuie sur notre mémoire des événements vécus de l’intérieur depuis 2007 comme titulaire de la Chaire. Si les propos sont ainsi auto-ethnographiques, le texte a été relu par les principaux acteurs qui ont participé aux événements relatés.
Le contexte de la création de la Chaire
La collaboration entre chercheurs universitaires et partenaires de l’action publique est fortement encouragée par les organismes subventionnaires (Albert et Bernard, 2000; Belleau, 2011; Denis, 2000; Dumais, 2011; Dumais et Fontan, 2014; Gervais et Charron, 2012; Lesemann, 2003; Tremblay, 2014; Trépanier et Ippersiel, 2003). Dans le cas discuté, la Chaire est née d’une rencontre entre sa future titulaire, sociologue et professeure à l’INRS, et la présidente et chef de la direction d’Héma-Québec, aussi membre du conseil d’administration de l’INRS. Une visite de cette dernière au Centre Urbanisation Culture Société (UCS) de l’INRS – centre de recherche pluridisciplinaire en sciences sociales – lui a ramené en mémoire un projet qu’elle chérissait depuis longtemps : développer un programme de recherche en sciences sociales afin de mieux comprendre les motivations et pratiques des donneurs de sang. L’enjeu est important pour Héma-Québec, qui doit constamment recruter de nouveaux donneurs.
Des sociologues, géographes et anthropologues ont ponctuellement effectué des recherches dans ce domaine (Alessandriniet al., 2007; Copeman, 2009; Henrion, 2003; Smithet al., 2011, Valentine, 2005). L’étude des motivations au don de sang est cependant dominée par les psychologues, qui ont développé des modèles sophistiqués pour identifier les facteurs psychosociaux guidant l’adoption de comportements individuels (Charbonneau, 2014; Godin, 2012). Les résultats de leurs recherches servent à améliorer les stratégies de marketing visant le recrutement et la rétention des donneurs. Les chercheurs d’Héma-Québec collaborent régulièrement avec des universitaires de ce domaine (Germainet al., 2007, Godinet al., 2007; Godin et Germain, 2013; 2014). En 2007, Héma-Québec finançait aussi une Chaire en médecine transfusionnelle, tout en poursuivant à l’interne ses activités de R&D dans le domaine biomédical et bioindustriel (Héma-Québec, 2008). Cinq pour cent du budget d’Héma-Québec est consacré à la R&D. Une partie pouvait ainsi être utilisée pour développer un programme de recherche en sciences sociales.
À l’automne 2007, une rencontre est organisée dans les bureaux d’Héma-Québec à l’initiative de sa présidente et chef de la direction. Les autres représentants d’Héma-Québec présents sont : le vice-président aux affaires médicales en microbiologie, la chef du marketing et une analyste d’affaires. L’INRS est représenté par la professeure du Centre UCS qui deviendra titulaire de la Chaire et par la directrice des services à la recherche de l’INRS. D’emblée, les représentants d’Héma-Québec manifestent leur intérêt pour trois enjeux : le recrutement de donneurs au sein des communautés ethniques et chez les immigrants, la relève chez les bénévoles et le portrait géographique des donneurs de sang au Québec. C’est en regroupant des expertises sur le bénévolat, l’engagement social et le don, en géographie de la santé et en analyse spatiale que se forme le noyau des chercheurs de la Chaire.
Un financement d’un an est accordé par Héma-Québec pour réaliser deux projets : 1) le bilan de la recherche sur les aspects sociaux du don de sang (Charbonneau et Tran, 2008) et 2) le portrait géographique du don de sang au Québec (Apparicioet al., 2009). Le bilan doit servir à définir le programme quinquennal (2009-2014) d’une éventuelle Chaire. Une version préliminaire est déposée en avril 2008. La chef de direction d’Héma-Québec s’empresse de la transférer à la présidente de son Conseil d’administration (CA), en vue de la présentation du projet de Chaire auprès de cette instance qui aura le dernier mot sur sa création et son financement.
Le programme comporte aussi un projet de l’INRS suggérant de comparer les motivations de jeunes donneurs de sang avec les motifs d’engagement de jeunes militants. L’équipe prévoit également déposer une demande de subvention au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSHC) sur la transmission des valeurs d’altruisme au sein des familles. Le programme évoque d’autres projets sur : 1) la pratique du don de sang selon les milieux de vie (urbain/rural); 2) le don de sang dans le parcours de vie; 3) une comparaison internationale des systèmes de collecte.
Les futurs partenaires ne veulent pas créer une Chaire capitalisable – muni d’un fonds de dotation ne donnant accès qu’aux intérêts –, mais préfèrent que le financement (1M$) soit dépensé sur cinq ans. Le CA d’Héma-Québec donne son accord. La convention est signée au début de 2009. Une coordonnatrice (anthropologue) est embauchée à l’INRS dès 2008; elle demeurera à la Chaire jusqu’en 2014. L’équipe comprend deux géographes et deux sociologues, ainsi que de nombreux assistants et étudiants.
De nombreux facteurs de succès sont présents dès le départ. Par exemple, la personne qui croit le plus au succès du programme – et qui en fait activement la promotion – est la présidente et chef de la direction de l’établissement partenaire (Dagenais, 2012; Gervais et Charron, 2012; Nutley et Awad, 2012). Les intérêts des deux partenaires sont pris en compte dans la formulation du programme (Clément et al, 1995) et les partenaires partagent une lecture commune des besoins (Bennet et Bennet, 2007; Dagenais, 2012; Gervais et Charron, 2012; Mctaggart, 1991; Tremblay, 2014). Le financement proposé est d’un niveau élevé pour un projet de recherche en sciences sociales mais paraît raisonnable au partenaire, qui finance surtout de la recherche biomédicale. L’accès au financement a été aisé et rapide (Bennet et Bennet, 2007; Clément et al., 1995; Gervais et Charron, 2012). Sa mise à disposition s’accompagne d’obligations pour les universitaires, entre autres celle de présenter une demande de subvention – mais pas de l’obtenir. En fait, la convention n’oblige pas l’atteinte de résultats précis. À ce titre, sa nature ressemble davantage à l’octroi d’une subvention qu’à la négociation d’un contrat de recherche commanditée.
Certains aspects demeurent flous, sur le plan de la collaboration concrète durant la réalisation des projets et la diffusion des résultats. N’ayant jamais travaillé ensemble, les partenaires devront prendre le temps d’établir une relation de confiance (Caillouette et Soussi, 2014; Lévesqueet al., 2015; Mantoura, Gendron et Potvin, 2007). Chez Héma-Québec, la collaboration avec des universitaires est une pratique courante – comme c’est souvent le cas dans le domaine de la santé (Albert et Bernard, 2000; Dagenais, 2012; Dumais, 2011; Gervais et Charron, 2012). La collaboration avec des sociologues, anthropologues ou géographes est cependant une nouveauté.
Le mode de fonctionnement de la Chaire
Un comité de suivi (l’instance de décision et de suivi des activités de la Chaire) est créé à la suite de la signature de la convention. Il regroupe quatre personnes : le vice-président aux affaires médicales en microbiologie, qui devient responsable de la Chaire chez Héma-Québec, une analyste d’affaires (Héma-Québec), la titulaire de la Chaire, et la directrice des services à la recherche de l’INRS (représentante de l’INRS).
C’est à l’attention de ce comité que sont déposés les rapports d’activité et financiers et les plans annuels, qui cheminent ensuite vers les instances officielles d’Héma-Québec pour approbation. Le comité tient aussi les discussions sur le démarrage et le suivi des projets et sur les changements apportés au programme. Ses réunions sont convoquées à la fréquence nécessaire à la réalisation des travaux. Les chercheurs, assistants ou employés d’Héma-Québec y sont invités au gré des besoins. Les réunions se tiennent dans les bureaux d’Héma-Québec et un procès-verbal est rédigé, conservant la mémoire des suivis dont chaque partenaire est responsable (Mantoura, Gendron et Potvin, 2007). Ce groupe est resté stable au fil des ans, si ce n’est le remplacement temporaire de l’analyste d’affaires par un autre analyste, déjà impliqué dans les activités de la Chaire comme récipiendaire des requêtes concernant la base Progesa. Cette base regroupe les données compilées à partir des questionnaires remplis par les donneurs de sang. Elle est utilisée pour le recrutement de participants aux recherches et pour des analyses spécifiques (géographie du don de sang, évaluation de trousses pédagogiques).
De 2008 à 2016, ce partenariat a profité de la stabilité du personnel de Héma-Québec (Bourassa, Leclerc et Fournier, 2012; Briand-Lamarche et Siron, 2012; Pilon, 2012). La plupart des personnes sollicitées dès 2008 y oeuvrent encore en 2016. Le changement le plus significatif n’a cependant pas été sans conséquence : il s’agit du départ de la présidente et chef de la direction de Héma-Québec, qui a pris sa retraite en mars 2011. Celle qui était à l’origine de la création de la Chaire et en a avait été la plus ardente promotrice auprès de son CA – qui détient le pouvoir de décider chaque année si les fonds promis à la Chaire lui seront accordés – est remplacée par un nouveau responsable, auprès de qui il faut justifier l’existence d’une Chaire en sciences sociales en milieu biomédical. La pertinence de la Chaire n’était pas évidente pour certains chez Héma-Québec dès 2009.
Sa création était l’idée d’une seule personne – la présidente et chef de la direction d’Héma-Québec – et peu de collaborateurs y avaient été associés au départ. Des rencontres tenues au début de 2009 avec des directeurs de services permettent de faire le constat que certains ne savent pas pourquoi cette Chaire a été créée. L’équipe de l’INRS se rend rapidement compte qu’Héma-Québec est un vaste établissement, qui compte de nombreux services avec lesquels il faut apprendre à travailler.
Les échanges avec la responsable du financement de la Fondation Héma-Québec permettent, pour leur part, d’obtenir des fonds supplémentaires, sans compter la subvention accordée par le CRSH. Des projets s’ajoutent au programme. Après une collaboration très productive avec la Fondation, le contact est cependant rompu à la suite d’un changement de personnel.
La structure d’encadrement de la Chaire possède plusieurs caractéristiques favorables au fonctionnement efficace d’une relation de partenariat (Belleau, 2011; Bennet et Bennet, 2007; Clémentet al., 1995; Desmarais, Boyer et Dupont, 2005; Gervais et Charron, 2012; Leclercq et Varga, 2012; Lane, Archambault et Bazinet, 2012; Tremblay, 2014) : elle est légère, stable, souple, facile à mobiliser et regroupe des individus curieux et respectueux. Le comité de suivi est un véritable comité décisionnel (Bennet et Bennet, 2007). Comme le rappelle Tremblay (2014), « c’est au sein de ce comité que les parties en présence pourront devenir ou non des partenaires » (p. 26).
Entre 2008 et 2016, douze projets ont été réalisés. Chacun possède son histoire, son rythme, sa durée, ses acteurs. Le rôle, l’expertise sollicitée et l’intensité de l’engagement du personnel d’Héma-Québec ont varié d’un projet à l’autre. Du côté universitaire, ces projets ont été dirigés par des chercheurs différents, avec des équipes plus ou moins importantes. Au fil des ans, un noyau stable d’une quinzaine de gestionnaires d’Héma-Québec (incluant le président et chef de la direction) a participé aux activités de diffusion régulièrement organisées dans les bureaux de l’établissement, où chacun a pu prendre connaissance et discuter des résultats préliminaires ou définitifs des recherches. Des relations privilégiées se sont développées avec les directions du marketing et de la planification des collectes, qui ont permis d’assurer de réelles retombées aux projets. Dans la suite de ce texte, nous présentons brièvement quelques projets avant de nous attarder à celui qui aura pris le plus d’importance au fil des ans : le projet sur le don de sang chez les communautés ethniques.
Le rôle du bénévolat dans les collectes de sang
Ce projet répond à une demande de Héma-Québec formulée dès 2007. S’interrogeant sur le fait que la moyenne d’âge des bénévoles qui s’impliquent dans les collectes de sang est plutôt élevée, Héma-Québec voulait discuter de solutions pour l’avenir. Ce projet démarre dès janvier 2009. En quelques mois, l’équipe rencontre 67 employés et bénévoles, dans différentes régions. Deux analystes d’Héma-Québec servent d’intermédiaires pour ces rencontres. L’équipe a eu accès à des documents fournis par la présidente d’Héma-Québec et par les Archives de la Société canadienne de la Croix-Rouge, à Ottawa. Le rapport décrit l’historique de la présence bénévole dans les collectes de sang et la structure de l’organisation des collectes. Cette partie paraît plus utile pour l’équipe universitaire que pour Héma-Québec. Le partenaire trouve son compte dans la suite du rapport, qui analyse les motivations des bénévoles et les enjeux du recrutement au sein des organismes communautaires avec lesquels Héma-Québec s’associe pour organiser des collectes locales.
La nécessité de formuler des pistes d’action s’est rapidement imposée. En avril 2010, une rencontre réunit les principaux gestionnaires associés à la planification des collectes et des invités impliqués dans les organismes bénévoles avec lesquels Héma-Québec collabore. Chaque piste d’action est discutée en groupe. La version définitive du rapport tient compte de ces échanges. Le rapport sera utilisé lors de l’élaboration de la nouvelle politique de planification des collectes dans les mois suivants.
En bref, ce projet paraît exemplaire : il a répondu aux attentes du partenaire, qui en avait formulé la demande, et il a donné rapidement (un an) des résultats transposables dans ses politiques internes (Bennet et Bennet, 2007; Clément et al., 1995; Denis, 2000; Mantoura, Gendron et Potvin, 2007). Le projet a offert aux universitaires une occasion de se familiariser avec l’établissement partenaire et de faire connaître la Chaire. Les universitaires ne s’engagent pas si souvent dans la formulation de pistes d’action opératoires (Denis, 2000; Pilon, 2012); dans le cas présent, ce choix a été stratégique (Dagenais, 2012). L’équipe prouvait que ses travaux pouvaient avoir un impact sur des pratiques concrètes, ce qui a jeté les bases d’une relation de confiance entre partenaires.
Les résultats ont été peu diffusés en milieu académique. Deux affiches ont été présentées dans des congrès de médecine transfusionnelle (dont l’un par la présidente d’Héma-Québec). La tentative de publier un article a échoué. Cet échec révélait la faiblesse de la base théorique des projets réalisés durant les premières années. Lorsqu’un chercheur tente d’obtenir des fonds par le biais des concours des organismes subventionnaires, son argumentaire doit s’appuyer sur un cadre théorique rigoureux. Pour obtenir le financement pour la Chaire, l’équipe de l’INRS n’avait eu qu’à déposer une revue des recherches empiriques portant sur les aspects sociaux du don de sang, encadrée par des références générales sur le don et l’engagement social. Ce cadre théorique était loin d’être suffisant pour la rédaction d’articles spécialisés sur la relève bénévole ou d’autres sujets pointus. Six mois de congé de ressourcement en 2011 nous ont permis d’effectuer un rattrapage théorique fort utile pour la production scientifique dans les années suivantes (Charbonneau, 2014).
Des projets en contraste
On s’attend à ce que des projets réalisés en co-construction donnent des résultats plus utiles que ceux produits en suivant un mode plus classique (Belleau, 2011; Briand-Lamarche et Siron, 2012; Fontan et René, 2014; Lévesque et al, 2015). Le projet qui visait l’évaluation de trousses pédagogiques de sensibilisation au don de sang dans les milieux scolaires est certainement ce qui correspond le mieux à l’idée de co-construction des connaissances. Ce projet, réalisé à la demande d'Héma-Québec, a démarré en avril 2009. L’idée était de suivre la diffusion des trousses, de connaître la satisfaction des écoles et d’en repérer l’effet sur la sensibilisation à la cause du don de sang et l’engagement dans la pratique.
Ce projet a été codirigé par la titulaire de la Chaire et la directrice du marketing. Elles ont défini ensemble les volets de l’évaluation. Le partenaire était ainsi partie prenante dans la recherche. Les outils d’enquête ont été révisés par des employés d’Héma-Québec associés aux activités dans les écoles. Le service du marketing était responsable de collectes de données, de compilations, du choix des écoles et de la coordination entre les membres de l’équipe (les étudiants) et les écoles pour des activités d’observation. La gestion de l’ensemble des activités a été très fastidieuse; la circulation des documents entre les écoles, Héma-Québec et l’INRS a été extrêmement difficile. La contribution des étudiants a suscité des critiques de la part du partenaire, plus habitué à transiger avec des experts accomplis provenant de firmes externes. Ce projet a permis de réfléchir aux difficultés de combiner la réalisation de projets en partenariat avec la responsabilité de la formation de jeunes chercheurs (Audoux et Gillet, 2011). Malgré les efforts importants qu’a exigés cet exercice de co-construction des connaissances, les résultats demeurent mitigés. Le rapport final a surtout confirmé la pertinence du programme, sans dégager de réelles pistes d’amélioration.
Trois projets proposés par l’équipe universitaire (jeunes, familles, milieux de vie) ont, à l’inverse, suivi une démarche classique. Le comité de suivi a discuté des guides d’entretien et le partenaire a été sollicité pour le recrutement de participants aux enquêtes. Les universitaires ne sont ensuite retournés chez Héma-Québec que pour la présentation de résultats qui ont soulevé un enthousiasme modéré. Les représentants du partenaire avaient l’impression que ces recherches réalisées auprès d’un groupe restreint de participants ne faisaient que confirmer ce qu’ils savaient déjà. D’une part, une démarche qualitative de recherche ne leur paraissait pas très fiable pour tirer de véritables conclusions. Belleau (2011) souligne à juste titre que les données quantitatives résonnent davantage que les données qualitatives auprès des gestionnaires (aussi : Jetté, 2014). D’autre part, les extraits d’entretien cités ressemblaient aux anecdotes rapportées depuis des années à partir des expériences du personnel sur les collectes.
En 2013, l’équipe de recherche décide de faire des analyses croisées sur les motivations des donneurs et d’en publier un ouvrage de synthèse (Charbonneau, Cloutier et Carrier, 2015c). La compilation des données de quatre enquêtes a permis de comparer les motivations de 185 donneurs de sang. Une analyse quantitative de ces données est devenue possible, tout comme leur mise en perspective par rapport aux travaux en psychologie comportementale – le congé de ressourcement ayant permis d’en faire la synthèse. En 2014, les analyses croisées sont présentées chez Héma-Québec. Est-ce à cause de l’utilisation d’une approche quantitative et de références à la recherche en psychologie, ou parce qu’une véritable relation de confiance s’est établie entre les partenaires ? Ces résultats, qui semblaient auparavant un peu anecdotiques, semblent présenter maintenant suffisamment d’intérêt pour apparaître dans les campagnes publicitaires d’Héma-Québec, des extraits d’entretien nourrissant même les dialogues des personnages. Pour les chercheurs de la Chaire, l’objectif est atteint : même des recherches sociologiques classiques peuvent trouver leur chemin et se révéler utiles.
La longue histoire du projet sur le don de sang dans les communautés ethniques montréalaises
Le nombre moyen de dons de sang est plus faible à Montréal que dans les autres régions du Québec (Cloutieret al., 2012). Une des hypothèses explicatives met de l'avant la présence d’immigrants, peu familiers avec le système québécois de collecte, mais aussi de personnes issues de communautés ethniques dont les pratiques sociales et culturelles pourraient ne pas valoriser le don de sang. Une meilleure compréhension de l’impact de la diversité ethnique croissante de la métropole sur le recrutement des donneurs est un enjeu prioritaire pour Héma-Québec. Cette diversité se manifeste aussi du côté des produits sanguins devant être fournis à des patients souffrant de maladies dont la prévalence est plus fréquente dans certaines populations (par exemple, l’anémie falciforme chez les Noirs) (Charbonneau et Tran, 2014).
Plusieurs aspects doivent être étudiés : les motivations des donneurs de sang issus de diverses communautés ethniques, l’intention des associations ethniques de collaborer ou non avec Héma-Québec pour organiser des collectes locales, l’influence de l’expérience passée d’autres systèmes de collecte de sang par les immigrants, l’impact de facteurs sociaux et culturels sur la pratique. Une démarche complexe de recherche démarre en 2009. Le comité de suivi a retenu quelques groupes prioritaires : les populations noires, les plus affectées par de nouveaux besoins en produits sanguins ; les communautés latino-américaines et arabes, groupes migrants en croissance au Québec ; les communautés chinoises et vietnamiennes, plus anciennes, mais peu présentes parmi les donneurs de sang.
Comment assurer le recrutement des participants ? Il faut trouver des donneurs issus des groupes ciblés, mais la base Progesa ne peut contenir que des informations utiles pour la gestion de l’approvisionnement – ce n’est pas un recensement. En 2009, Santé Canada a toutefois permis d’ajouter un point au questionnaire concernant l’appartenance ethnique du donneur (réponse non obligatoire). Considérant l’importance d’obtenir la meilleure compatibilité possible des phénotypes sanguins entre donneur et receveur, cette information devient essentielle pour améliorer la capacité de l’établissement d’identifier les donneurs issus des populations noires.
Au début de 2009, l’équipe de l’INRS n’a pas encore accès à cette information. Au comité de suivi, on propose qu’un assistant utilise les listes de donneurs pour établir un repérage à partir de noms de famille. L’équipe n’a pas la permission de contacter les donneurs, ce premier contact devant être établi par un employé d’Héma-Québec (en dehors de ses heures régulières de travail). Le processus de recrutement s’étire sur plusieurs mois ; l’équipe réalise que cette procédure va entrainer des délais pour tous les projets utilisant la base Progesa. L’avis des services juridiques d’Héma-Québec est sollicité et ces derniers concluent que la convention de partenariat permet à l’équipe universitaire d’être couverte par les mêmes clauses de confidentialité que les employés de l’établissement. À partir de janvier 2010, l’équipe peut s’appuyer sur les nouvelles informations sur l’appartenance ethnique déclarée par les donneurs afin de compléter son recrutement.
Au début de 2011, l’équipe de l’INRS fait face à un problème qu’elle n’avait pas prévu à la suite du dépôt, auprès de son partenaire, d’un article scientifique qu’elle veut envoyer à une revue. Cet article traite du scandale du sang contaminé, de l’exclusion des Haïtiens du don de sang et de la nécessité de recruter ces donneurs. Le recrutement de donneurs issus des populations noires est particulièrement difficile car, lors de la crise du sang contaminé, au début des années 1980, les immigrants haïtiens ont été désignés comme une population à risque pour la transmission du VIH (Charbonneau et Tran, 2015). Près de 30 ans plus tard, le sang des Haïtiens est maintenant recherché. Pour les chercheurs, ce cas de figure « paradoxal » est intéressant à étudier. Chez Héma-Québec, une frilosité se manifeste devant la publication d’un article pouvant susciter une controverse.
Selon la convention de partenariat, l’INRS a l’obligation de consulter son partenaire sur la diffusion de ses résultats de recherche. Qu’est-ce que cela signifie ? À l’hiver 2011, une rencontre téléphonique est organisée pour en discuter. Elle réunit la titulaire de la Chaire, le responsable de la Chaire chez Héma-Québec et des gestionnaires critiquant la publication de l’article. L’échange met à jour certains malentendus : sur les finalités de la Chaire, sur les droits du partenaire à l’égard des publications, sur la distinction entre convention de partenariat et recherche commanditée (Tremblay, 2014). L’échange téléphonique ne permet pas de résoudre les problèmes. La situation se règle grâce à un patient travail de médiation, entrepris par le responsable de la Chaire chez Héma-Québec. L’interprétation de la clause concernant le droit de regard se précise : l’établissement a le droit d’être informé des publications à venir pour se préparer à répondre à des controverses potentielles, mais ne peut s’y opposer. La liberté du chercheur académique est préservée (Lesemann, 2003). Comme le dirait Belleau (2011), aux termes de ce débat, une sorte de « contrat moral » a pu être établi. Clément et al. (1995) rappellent que la capacité de reconnaître l’existence de problèmes et de faire des compromis afin de les résoudre contribue à renforcer les relations entre les partenaires (aussi : Dumais et Fontan, 2014; Bennet et Bennet, 2007).
La démarche de recherche sur le don de sang chez les communautés ethniques met à jour la présence d’une diversité de systèmes de collecte dans les différentes parties du monde, mais aussi l’enjeu de la domination des modèles occidentaux. En 2011, l’équipe contacte des sociologues, anthropologues, politologues, psychologues de différents pays afin qu’ils contribuent à la publication d’un ouvrage collectif sur ce sujet (Charbonneau et Tran, 2012). Pour en souligner le lancement, un atelier international de recherche (cofinancé par la Chaire et le CRSHC) est organisé en décembre 2012 à l’INRS. Plusieurs auteurs y participent. Cinq membres de la direction d’Héma-Québec – dont le nouveau président et chef de la direction – assistent aux deux jours de l’atelier. L’évènement est un succès – un numéro spécial de la revue Transfusion est publié à sa suite. Mais il reste encore à trouver comment utiliser les résultats de recherche au-delà de ces activités de diffusion académique.
Sans l’initiative de la Directrice du marketing, les retombées de ce projet n’auraient jamais été aussi importantes pour Héma-Québec. La Directrice du marketing, présente à la première réunion en 2007, a assisté à toutes les présentations des résultats de recherche de la Chaire. À l’été 2012, elle téléphone à sa titulaire pour discuter de l’utilisation potentielle des résultats de la recherche auprès des communautés ethniques. La conjoncture y est favorable. Un nombre croissant d’associations ethniques contactent Héma-Québec pour organiser des collectes locales, mais le personnel s’interroge sur ces initiatives et sur la manière d’interagir avec ces groupes. La Directrice du marketing les invite à en discuter avec la titulaire de la Chaire en novembre 2012. Dans les mois qui suivent, d’autres rencontres sont organisées. Il apparaît évident que les employés ont besoin d’une formation de base pour connaître le portrait de la diversité ethnique au Québec et ses enjeux pour le don de sang, mieux maîtriser le vocabulaire utilisé dans ce domaine, orienter les activités de développement des collectes et développer des relations plus satisfaisantes avec la clientèle. Le plan est de proposer une telle formation pour l’automne 2013.
D’autres événements confirment bientôt sa pertinence. Une controverse survient autour d’une collecte devant être organisée dans une mosquée à Québec. Les médias radiophoniques s’emparent du sujet. Héma-Québec décide d’élaborer des balises pour mieux encadrer l’organisation de collectes en collaboration avec des associations ethniques et religieuses. La titulaire de la Chaire est invitée aux discussions. Dès le printemps, la démarche de formation est présentée au congrès de l’Association for Donor Recruitment Professionals (ADRP) (Charbonneau et Daigneault, 2013).
À la même époque, la titulaire de la Chaire est invitée par l’Établissement français du sang (EFS) à présenter la formation dans le cadre de la Journée internationale du donneur de sang, dont la France est le pays hôte cette année-là. Cette conférence à l’UNESCO à Paris – et une entrevue parue dans Le Monde pour l’occasion (Santi, 2013) – contribuent à consolider la position de la Chaire à l’égard de son partenaire. Le rayonnement international de la Chaire, c’est aussi la reconnaissance de la vision avant-gardiste d’Héma-Québec, qui a innové en créant cette Chaire pluridisciplinaire en sciences sociales : ainsi en 2015, un sociologue se joindra à l’équipe de recherche néerlandaise qui n’avait jusque là compté que des psychologues/épidémiologistes. Discutant de la diversité des raisons pour lesquelles un partenaire externe peut s’estimer satisfait de participer à des recherches conjointes, Dumais et Fontan (2014) font référence à la « présentation positive de soi » que cela lui offre. Le nouveau rayonnement de la Chaire contribue à modifier le regard de ceux qui, chez le partenaire, doutent encore de la qualité des travaux de ces chercheurs des « sciences molles ».
Le travail de préparation de la formation se poursuit tout l’été. La titulaire de la Chaire suit elle-même une formation sur les relations interethniques dans le milieu de la santé (offert par le CSSS de la Montagne) où sont présentés des outils qu’elle réutilisera chez Héma-Québec. À l’automne 2013, six ateliers de formation sont organisés pour les gestionnaires d’Héma-Québec à Montréal (55 participants) et à Québec (17 participants). Un important matériel complémentaire (documentation et outils pratiques) est mis à leur disposition. Des mises en situation sont élaborées à partir de cas réels pour le personnel des collectes en vue d’améliorer les relations avec la clientèle. Les cartes, données statistiques et profils des communautés seront, pour leur part, fort utiles pour les gestionnaires engagés dans le développement des collectes. À l’hiver 2014, le Service des ressources humaines d’Héma-Québec décide d’utiliser le matériel préparé par la Chaire pour développer une formation sur la diversité ethnique et l’offrir à l’ensemble du personnel de l’établissement.
En 2015, la titulaire de la Chaire est invitée comme conférencière au Congrès de l’International Society of Blood Transfusion (ISBT) à Londres pour présenter la démarche suivie par Héma-Québec. L’article tiré de cette conférence (et cosigné avec la Directrice du marketing) est publié dans la revue ISBT Science Series. Le projet a ainsi atteint ses objectifs en termes de retombées pratiques et de diffusion académique. Le rapport de recherche a lui-même trouvé son public à travers les sites web de diffusion en libre accès.
Plusieurs éléments ont facilité le travail de l’équipe universitaire et renforcé les liens avec son partenaire : un climat de collaboration favorable, un partage d’expertise efficace, une grande capacité de flexibilité et une relation soigneusement entretenue au gré des nombreuses rencontres de validation des résultats (Belleau, 2011; Bennet et Bennet, 2007; Bourassa, Leclerc et Fournier, 2012; Clémentet al., 1995; Fontan et René, 2014; Lane, Archambault et Bazinet, 2012; Nutley et Awad, 2012; Pilon, 2012). Des obstacles ponctuels se sont dressés qui ont ralenti les travaux. Il a aussi été nécessaire de clarifier les rôles, droits et responsabilité de chacun, car même la meilleure convention ne prévoit pas toutes les situations possibles et demeure sujette à interprétation.
La diffusion et l’appropriation des résultats
Même si Héma-Québec a toujours respecté les choix méthodologiques de l’équipe de l’INRS (qui préférait la réalisation d’enquêtes par entretiens), celle-ci sentait bien que les chercheurs de l’établissement qui suivaient et commentaient ses travaux étaient plus à l’aise avec des données chiffrées et des analyses statistiques. En 2014, l’équipe s’est engagée dans la réalisation d’une enquête par questionnaires sur les motivations et la pratique du don de sang au Québec. Les résultats ont été diffusés dans les revues (anglophones) de médecine transfusionnelle, revues qui préfèrent des articles courts et une description détaillée des méthodes plutôt que de longs débats conceptuels (Charbonneau, Cloutier et Carrier, 2015a; 2015b; 2016). L’équipe de l’INRS a fait l’apprentissage de la rédaction de ce type d’articles et les chercheurs d’Héma-Québec sont assez contents que leur partenaire publie enfin dans les revues qu’ils lisent régulièrement. Albert et Bernard (2000) soulignent d’ailleurs l’importance du capital symbolique associé au fait de publier dans des revues internationales.
Le tableau 4 montre que la Chaire a profité de la présence de facteurs favorables à la diffusion académique et à l’appropriation des résultats. Par exemple, la diffusion des résultats auprès du partenaire a été continue, ce qui est nécessaire pour maintenir son intérêt (Audoux et Gillet, 2011; Belleau, 2011; Bennet et Bennet, 2007; Dagenais, 2012; Pilon, 2012). Comme le rappellent Papineau et Kelly (1996), le public cible est celui qui comprend des acteurs ayant un pouvoir décisionnel (aussi : Lane, Archambault et Bazinet, 2012) et c’est précisément ce dont la Chaire a profité. Selon Fontan et René (2014), il est normal que dans un partenariat à long terme, tous les projets n’aient pas la même portée. Il est difficile de faire le bilan de l’ensemble des retombées, une fois que les résultats sont transmis au partenaire (Dumais et Fontan, 2014).
La diffusion académique a débuté rapidement, car elle était demandée par les chercheurs présents au sein de l’établissement partenaire. Au fil des ans, l’équipe de l’INRS s’est engagée dans une démarche diversifiée, comprenant des rapports en libre accès, des livres, des articles dans des revues biomédicales ou de sciences sociales, des communications et des affiches scientifiques présentées dans des congrès de médecine transfusionnelle et de sciences sociales. Les chercheurs, assistants et étudiants de la Chaire ont participé à plusieurs congrès à l’étranger, puisqu’un budget consacré à la diffusion scientifique était prévu pour chaque projet (Clément et al., 1995).
Le seul public académique qui s’intéresse aux aspects sociaux du don de sang se trouve à l’étranger. Pour le rejoindre, tous les articles de la Chaire (ainsi qu’un ouvrage collectif) ont été rédigés en anglais. L’équipe a publié deux livres en français, ainsi que tous les rapports remis au partenaire. Il demeure que la spécificité du thème de recherche et son rattachement au domaine biomédical ont fortement milité en faveur de publications en anglais. Les sites de diffusion académique en libre accès ont été fort utiles pour diffuser l’ensemble des productions, dont une synthèse critique des cadres théoriques (psychologie/sociologie) servant à l’analyse des motivations des donneurs (plus de 1000 consultations sur Academia et Research Gate).
⁂
La Chaire de recherche sur les aspects sociaux du don de sang a profité de conditions favorables : un financement adéquat, la présence d’un « champion » chez le partenaire, une compréhension commune des enjeux, un comité de suivi décisionnel efficace, des relations interpersonnelles respectueuses, la stabilité des acteurs impliqués, une équipe aux expertises complémentaires et une grande capacité de flexibilité dans l’organisation du programme de travail.
La création de la Chaire a profité de la relation de confiance entre sa titulaire (sociologue) et la présidente et chef de la direction d’Héma-Québec (hématologue). Mais lorsque cette dernière a pris sa retraite, la position de la Chaire s’est trouvée fragilisée. La présence du nouveau président aux activités de diffusion de la Chaire ainsi qu’à l’atelier international de recherche – où il a prononcé la conférence de clôture – a permis de développer un rapport assez cordial avec les chercheurs de la Chaire, qui profitaient aussi de relations solides avec d’autres gestionnaires de l’établissement. Ce sont ces liens qui ont permis d’assurer de véritables retombées aux projets de la Chaire.
Le « choc des cultures » (ou des identités) n’a pas été celui auquel font habituellement référence les études sur les partenariats associant chercheurs universitaires et « praticiens des milieux d’action » (Audoux et Gillet, 2011; Bourassa et Boudjaoui, 2012; Clémentet al., 1995; Denis, 2000; Desmarais, Boyer et Dupont, 2005; Dumais, 2011; Leclercq et Varga, 2012; Pilon, 2012; Tremblay, 2014). Dans ces analyses, les universitaires, et leur savoir académique, semblent toujours dominer les relations entre partenaires. Dans le cas de la Chaire, l’asymétrie des positions favorisait plutôt le partenaire externe. En premier lieu, c’est lui qui finançait la Chaire; l’équipe universitaire devait ainsi lui rendre des comptes pour que soit confirmé l’octroi annuel des fonds. De plus, la hiérarchisation entre les domaines scientifiques en présence (biomédical vs sciences sociales) (Audoux et Gillet, 2011; Nicolescu, 2011) jouait à l’avantage du partenaire externe. L’asymétrie des positions était aussi liée à la présence de chercheurs scientifiques (recherche biomédicale/épidémiologie) chez le partenaire externe. C’est d’ailleurs à ceux-ci que la titulaire de la Chaire devait rendre des comptes. Cette situation a eu un impact direct sur les activités de la Chaire sur trois plans distincts.
Les chercheurs universitaires ont ainsi été rapidement encouragés à s’engager dans des activités de diffusion académique, afin d’établir leur réputation (Gervais et Charron, 2012; Nutley et Awad, 2012) dans un domaine scientifique où ils n’étaient pas connus. Par contre, cette diffusion académique n’était pas celle à laquelle l’équipe de l’INRS était habituée. Personne au sein de l’équipe n’avait auparavant fréquenté les congrès en médecine transfusionnelle ou publié dans les revues internationales de référence dans ce domaine. Finalement, ce « choc des cultures » avait aussi des racines méthodologiques. Comme le souligne Tremblay (2014), les partenaires externes cherchent le « Vrai »; ils « demandent des faits objectivables, des analyses irréprochables, des méthodes claires et inattaquables » (p. 31). Si ce constat vaut pour plusieurs projets menés conjointement avec des milieux d’action, c’est davantage le cas lorsque le partenariat implique des chercheurs associés au domaine biomédical et habitués à consulter des travaux issus de la psychologie ou de l’épidémiologie. Même si plusieurs projets de la Chaire ont été réalisés en faisant appel à des enquêtes par entretiens, l’équipe universitaire a finalement offert une plus large place aux analyses quantitatives et aux enquêtes par questionnaires après quelques années.
Cette asymétrie des positions a-t-elle eu un impact sur la capacité de l’équipe de développer des réflexions théoriques ou des analyses critiques sur les thèmes étudiés? Certains reprochent à la recherche partenariale de ne pas suffisamment permettre aux universitaires de s’engager dans de telles réflexions. Dumais et Fontan contestent cette interprétation : « produire des rapports ayant une portée appliquée pour des acteurs ne signifie pas qu’on perde sa capacité de produire des connaissances théoriques » (Dumais et Fontan, 2014, p. 121; aussi : Pilon, 2012). Il peut en émerger « un travail de systématisation et de modélisation [voire] des théories intermédiaires [ou même] de la grande théorisation » (Dumais et Fontan, 2014, p. 122). Les trois ouvrages, la note de recherche sur la synthèse des théories, ainsi que l’atelier organisé à l’INRS, montrent que l’équipe universitaire a conservé sa capacité critique, ainsi que celle de proposer des modèles théoriques alternatifs, issus de la sociologie et de l’anthropologie.
Concrètement, la présence, chez le partenaire externe, de chercheurs ayant eux-mêmes une pratique de publication dans des revues scientifiques, a créé un climat favorable à une production moins axée sur les retombées immédiates en termes d’applications pratiques. Les écrits théoriques ont néanmoins été produits en parallèle avec le programme de la Chaire, par exemple au cours d’un congé de ressourcement planifié de manière à ne pas nuire à l’avancement des projets. Sur ce plan, la souplesse de l’organisation des activités de la Chaire, la longue durée du partenariat et la bienveillance des représentants d’Héma-Québec au comité de suivi ont facilité l’insertion de cette production théorique dans la planification des activités. En dernière instance, il demeure que l’engagement dans de telles réflexions relève de la volonté des chercheurs et de leur capacité de les insérer dans leurs tâches. Si ce constat est valable pour toute expérience de partenariat, les chercheurs rattachés à la Chaire ont été avantagés du fait que la tâche d’enseignement à l’INRS demeure légère et que la collègue de l’UQAM a profité de dégrèvements.
L’ouverture manifestée par les chercheurs d’Héma-Québec envers les théories explicatives alternatives issues de la sociologie et l’anthropologie et leur réception positive des critiques à l’égard des modèles explicatifs issus de la recherche en psychologie comportementale, dont ils étaient plus familiers, tient cependant à d’autres facteurs. D’une part, les partenaires engagés dans cette Chaire ont réussi à créer un véritable lien de confiance au fil des ans. D’autre part, l’équipe universitaire a fait preuve d’ouverture et de souplesse : en faisant un apprentissage intensif des théories et des recherches empiriques issues de la psychologie, en modifiant certains protocoles méthodologiques, en diffusant les résultats dans les forums et les formats de la médecine transfusionnelle. Cette mutuelle ouverture à l’autre est possible dans toutes les expériences partenariales.
Cette collaboration inédite entre santé et sciences sociales est, par ailleurs, ce qui a eu raison de l’existence de la Chaire. Une demande de financement pour une Chaire en partenariat acheminée au CRSHC en 2013 – dans laquelle Héma-Québec s’engageait à apporter une contribution significative – s’est heurtée à une fin de non-recevoir. Le CRSHC estimait, en effet, que ces travaux devaient être financés par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), dont le concours n’a jamais pu être obtenu. Au moment de la rédaction de cet article, la Chaire poursuit ses travaux, plus modestes, et ses activités de diffusion. Chez Héma-Québec, un nouveau président a été nommé. L’intérêt pour la recherche en sciences sociales s’est estompé. De cette expérience exceptionnelle subsistent des relations personnelles de grande valeur.
Appendices
Note biographique
Johanne Charbonneau, Ph. D. en science politique, est professeure titulaire au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS. Titulaire de la Chaire de recherche sur les aspects sociaux du don de sang, elle a amorcé sa carrière par des travaux sur la circulation du don dans la famille et le don d’organes. Au cours des décennies, ses travaux ont porté sur les parcours de vie, les réseaux sociaux, les solidarités familiales, la vie de quartier et les immigrants. Elle a publié récemment : avec A. Smith (dir.) (2016) Giving Blood. The institutional making of altruism, N.Y. Routledge. Elle dirige la revue Lien social et Politiques depuis 2010.
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