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Pierre Lefebvre, rédacteur en chef depuis une décennie de la revue Liberté, s’explique longuement dans son livre sur l’usage du terme « cassé », qui traduit l’anglais broke et correspond au « fauché » des Français. L’auteur ne dit mot en revanche de l’autre partie de son titre, Confessions d’un. Or, il y a deux traditions livresques dans l’usage de cette expression : l’une renvoie à une littérature autobiographique où domine l’introspection (Les Confessions de Rousseau), l’autre, qui en est un sous-produit, au sens juridique de la confession d’un crime (on trouve dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France des confessions d’un escroc, des confessions d’un caïd ou encore des confessions d’un revendeur d’héroïne qui font curieusement écho aux Confessions of an English Opium-eater de Thomas de Quincey, paru en 1821). Les Confessions d’un cassé renvoient à l’une et à l’autre tradition discursive : il s’agit du retour d’un homme qui a atteint la cinquantaine sur des événements de son passé (son enfance en banlieue, les efforts de ses propriétaires successifs pour l’expulser des logements qu’il occupe, ses expériences professionnelles malheureuses) et de la mise en forme de ces événements à l’intérieur d’une réflexion sur lui-même et sur son rapport au monde. Il s’agit aussi de l’aveu d’un individu qui a pu frôler l’illégalité (il a commis de minuscules vols sur ses lieux de travail successifs) mais qui s’est surtout retrouvé, du fait de sa pauvreté chronique, à la marge de la société québécoise. Si confession il y a, les torts semblent plutôt du côté du monde social, du consumérisme et de la sublimation collective de l’argent.
Il me semble qu’une troisième source pourrait être ajoutée aux deux autres. Je pense aux Confessions of a Crap Artist (1975, traduit en français sous le titre Confessions d’un barjo), un roman de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick mettant en scène un personnage socialement inadapté, souffrant de troubles obsessionnels compulsifs mais qui se révèle paradoxalement le seul être sain d’esprit dans la maisonnée où il réside. Lefebvre le « cassé » a quelque chose en commun avec Jack Isidore le « barjo » : son regard faussement candide et délibérément décalé sur le monde qui l’entoure. L’air de rien, les mécanismes de la domination sociale sont déconstruits et dénoncés. La méthode d’écriture de cet essai soutient ce dispositif. Les phrases à la syntaxe parfaite et au style recherché alternent avec les québécismes et les mots issus de l’anglais, soulignés par des italiques; les références à la culture populaire (les films de morts-vivants de Romero, les comic books de Marvel) rencontrent les références savantes (Marx, la conférence de Weber sur « Le savant et le politique »). Comme Philip K. Dick alternait dans son roman les chapitres à la première et les chapitres à la troisième personne du singulier, Lefebvre oscille entre le récit de ses déconvenues et leur mise en perspective. Dominé économiquement mais disposant d’un capital symbolique important (à l’heure où il écrit, il est le rédacteur en chef de la revue intellectuelle sans doute la plus reconnue au Québec), Pierre Lefebvre reporte sa situation d’entre-deux jusque dans l’énonciation de son essai.
Sans pontifier ni verser dans l’appel à la révolte, l’auteur relate les formes de micro-résistance auxquelles il s’est prêté au cours de son existence, presque malgré lui semble-t-il : le refus de vivre à crédit, le refus de céder devant les insistances de propriétaires mal intentionnés, le refus de jouer le jeu de la carrière, le refus de voir, comme tant d’autres, sa dignité et son accès à la parole critique se réduire à la mesure de ses finances ou, pour le dire avec Pierre Bourdieu, de se laisser écraser par la violence symbolique. Il ne néglige pas non plus de parler de ses échecs et de ses lâchetés (il finit par déguerpir de ses appartements, il ne dénonce pas le saccage d’une voiture auquel il a participé adolescent, il accepte un poste inintéressant mais rémunérateur avant de le quitter, etc.). Il y a en définitive autant dans ces Confessions d’un cassé un autoportrait sans complaisance d’un intellectuel précaire qu’un portrait, philosophiquement et sociologiquement informé, du Québec des trente dernières années.