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Ce grand ouvrage synthèse de Maurice Tardif rappelle que la précarité des enseignants du primaire et du secondaire ainsi que les inégalités au sein de l’école publique ont une longue histoire et persistent sous de nouvelles figures. Son portrait critique des tendances de la société, des politiques gouvernementales, de l’école publique et de la profession enseignante pour trois périodes différentes vise à en faire ressortir les idéologies sous-jacentes. Le but est d’aiguiser l’esprit critique des enseignants dès leur formation universitaire et, sans doute, de secouer l’opinion publique. La perspective historique nationale et internationale est bienvenue alors qu’historiens et sociologues de l’éducation ont peu l’habitude d’étudier la continuité du passé au présent, en conjuguant la vaste histoire scolaire et l’histoire générale.
Tardif centre la première période sur les Canadiens français. Le rappel des inégalités qui y prévalaient parmi les élèves et les enseignants ainsi que de l’hétérogénéité qui régnait au sein du réseau scolaire fait apprécier le projet de société de la Révolution tranquille (1960-1980) prônant un idéal égalitaire et émancipateur de l’éducation. Tardif souligne ensuite pour cette seconde période la forte mobilisation collective en faveur du nouveau projet de société, la faiblesse de l’encadrement des enseignants devant assumer la transition vers un nouveau programme pédagogique peu directif et la disparition d’institutions, dont les écoles normales et les collèges classiques. L’école publique est alors pensée comme un bien commun qui justifie des investissements collectifs dans un système scolaire centralisé et uniforme, ainsi que l’amélioration de la formation, des salaires et des conditions d’emploi des enseignants. Dès les années 1970, les acteurs du monde scolaire remettent en question une pédagogie peu encadrante pour les enseignants comme pour les élèves, ce à quoi tente de remédier un nouveau programme au tournant des années 1980, au prix, remarque Tardif, d’une perte d’autonomie pédagogique pour les enseignants.
Entre autres idéologies sociales émergentes à compter des années 1980, Tardif dénonce les tendances néolibérales des gouvernements des pays de l’OCDE et du Québec qui, en transformant les rapports entre les classes sociales, érodent cet idéal et affaiblissent la condition enseignante. L’essor de l’école privée sélective, encouragé par les élites et entraînant l’émergence de vocations particulières et sélectives dans certaines écoles publiques, en serait une expression indirecte. Apparaît ainsi, en particulier dans les grandes agglomérations urbaines et pour les garçons francophones, une école injuste qui accroît l’inégalité d’accès à une instruction de qualité. En résulte selon Tardif un « processus d’apartheid éducatif et de ségrégation sociale » (p. 189) injuste pour les enseignants tenus responsables des difficultés des élèves écartés des écoles désignées comme les meilleures. Parmi les nombreux problèmes vécus depuis lors, Tardif dénonce la persistance de hauts taux de décrochage dans certaines catégories d’élèves et parmi de jeunes enseignants épuisés.
Cette thèse riche, dense mais sombre éclaire pour les enseignants les conditions de leur pratique, explique leur précarité et les incite, à l’instar de tout lecteur, à dénoncer les injustices scolaires, chiffres à l’appui, et à entretenir une distance avec la vision néolibérale de l’éducation et des responsabilités qui y sont liées. On peut cependant s’inquiéter de l’effet psychologique de diagnostics profondément pessimistes tels que celui d’« Un Québec décroché de l’éducation? » (p. 166), notamment sur les enseignants qui s’imagineraient devoir ramer quotidiennement à contre-courant de la société entière.
Tardif montre comment la situation contemporaine des enseignants dans certains traits généraux ne diffère pas tellement de celle de leurs homologues de la première période : précarité économique et professionnelle, lourdes responsabilités, reconnaissance professionnelle jamais définitivement conquise. Actuellement, note Tardif, leur précarité s’explique notamment par le déclin démographique du bassin d’élèves commencé dans les années 1970 et conduisant à un surplus d’enseignants, l’affaiblissement du mouvement syndical ainsi que des facteurs internes à la profession, tels qu’une résistance syndicale à revendiquer la création d’un ordre professionnel et l’étrangeté perçue par les enseignants entre leur formation universitaire et les exigences de la pratique. D’après Tardif, un ordre des enseignants protégerait leur autonomie professionnelle et assurerait un plus grand respect de leurs conditions d’emploi, dans l’intérêt des élèves comme dans le leur. Aussi, « l’idéal du praticien réflexif » et du pédagogue cultivé (p. 289), que tentent d’inculquer les facultés universitaires depuis 20 ans, n’arrive pas à remplacer la conception de l’enseignement comme d’une pratique artisanale à laquelle continuent d’adhérer de nombreux enseignants d’après des enquêtes de Tardif et d’autres chercheurs.
Ce dernier approuve la réforme de la formation des maîtres du milieu des années 1990 tentant de remédier à cet état de fait, ainsi que le « renouveau pédagogique ». La synthèse qu’il fait de leurs origines, principes et modalités générales d’application est précieuse. Nous aurions souhaité cependant qu’il entre davantage en discussion avec ceux qui critiquent ou résistent à ces réformes, afin qu’il saisisse avec moins de condescendance leurs positions et qu’éventuellement ces derniers fournissent des sources d’éclaircissement.
Bien qu’il ne s’adresse pas aux spécialistes des sciences ou de l’histoire de l’éducation, ce riche portrait de la condition enseignante et de l’école publique passées et actuelles, et la synthèse des courants, des structures et des politiques qui les déterminent, intéresseront assurément les historiens et sociologues de l’éducation du 19e au 20e siècle, de même que toute personne préoccupée par l’état de l’éducation contemporaine.