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Dans leur ouvrage, Daniel Mercure et Mircea Vultur adoptent une approche originale en prenant pour objet l’ethos du travail, qu’ils se proposent de « repérer, décrire et analyser… [dans ses] formes contemporaines… au Québec », sur la base d’une enquête, auprès de 1000 travailleurs représentatifs de la population active. Grâce aux résultats de cette enquête, ils construisent une typologie des ethos du travail au Québec. Les six types idéaux alors dégagés ont été ensuite enrichis par une cinquantaine d’entrevues semi-dirigées. Ils sont décrits et distingués avec une grande clarté. Porteurs d’une signification extrêmement riche, ils seront assurément retenus par la suite comme une contribution incontournable à la compréhension des rapports et des identités au travail. Certains types idéaux s’inscrivent bien dans le modèle productif fordiste, tandis que d’autres, ayant récemment émergé et représentant tout près de la moitié de l’échantillon, appartiennent clairement au nouveau modèle productif, porteur du nouvel esprit du capitalisme qui a dominé dans les trente dernières années. Enfin, un troisième groupe d’ethos au travail se situe plutôt en marge des modèles fordistes et postfordistes.
Pour caractériser l’ethos du travail, les auteurs font appel à trois grandes dimensions : l’importance et la place du travail dans les sphères de vie, la signification du travail ainsi que le rapport aux normes managériales. Au terme de leurs analyses, ils dégagent quelques conclusions majeures. À l’encontre de la thèse de la fin du travail, mise de l’avant au milieu des années 1990 (Méda, 1995 ; Rifkin, 1996), ils rappellent que la centralité du travail est encore de nos jours une dimension primordiale, même si à bien des égards on est entré de plain-pied dans la société postindustrielle. Ils soulignent que l’équilibre entre les différentes sphères de la vie, et particulièrement entre le travail et la famille, qui constitue d’ailleurs la plus importante sphère de vie, représente l’un des enjeux cruciaux de notre époque. Parmi les diverses significations attribuées au travail, les multiples facettes de l’expérience vécue au travail importent davantage que sa valeur instrumentale. Enfin, les auteurs concluent que les travailleurs québécois sont en général satisfaits, voire plutôt très satisfaits, avec un score moyen de 7,54 sur 10 (annexe 2.6, p. 280-291), et qu’ils adhèrent à près de 90% aux objectifs de leur employeur et à plus de 70 % aux objectifs de flexibilité de leur entreprise (graphique 9, p. 77).
Au fond, c’est cette dernière conclusion qui étonne le plus et les auteurs ne manquent pas d’interpeller le monde syndical à ce sujet (p. 286) (d’ailleurs, c’est le seul passage où il est fait référence au syndicalisme dans cet ouvrage sur l’ethos du travail au Québec où 40 % de la main-d’oeuvre est syndiquée !). Il ressort de l’ouvrage l’impression générale d’une entreprise pacifiée. L’ethos du travail, soit les valeurs, les attitudes, les croyances qui façonnent les comportements d’un individu « selon ce qu’il juge bon et désirable pour lui » (p. 4-5), correspond également, pour près de la moitié des travailleurs, à ce qui est bon et désirable pour l’entreprise, comme en témoignent leur degré d’adhésion aux normes managériales, leurs aspirations et leur degré de satisfaction. D’une manière plus précise encore, les Professionnalistes et les Égotélistes, les deux figures du travail les plus en phase avec le nouveau modèle capitaliste, recherchent la réalisation au travail et c’est précisément ce que leur offre l’entreprise dans le nouveau modèle productif. Dans ce que l’on pourrait considérer comme une autre contribution aux thèses sur la disparition de la résistance au travail (Bélanger et Thuderoz, 2010), il y aurait donc une véritable symétrie de valeurs entre l’individu et l’entreprise, d’où seraient absents les paradoxes, les tensions et les contradictions. Comment l’expliquer ? Est-ce une représentation juste du monde du travail et de l’entreprise au Québec ?
Ne sommes-nous pas quotidiennement interpellés par des faits et des événements qui entrent difficilement dans ce portrait ? À l’opposé d’une congruence de valeurs, voire d’intérêts, autour de la satisfaction du travail et d’un partage des objectifs de l’entreprise, nombre d’études récentes insistent sur la dégradation de la qualité du travail et de l’emploi, que ce soit au Québec ou ailleurs au Canada, aux États-Unis et en Europe : stagnation des salaires réels depuis les trente dernières années et accroissement des inégalités économiques (Couturier et Shepper, 2010 ; Lapointe, 2010 ; Osterman, 1999 et Osberg, 2008) ; souffrance au travail, qui apparaît dans un contexte de rétrécissement et d’appauvrissement du travail, quand les qualifications et les compétences des travailleurs sont « empêchées » par une organisation du travail qui « porte atteinte aux normes du métier intégrées par les travailleurs […] en les empêchant de pouvoir les appliquer selon leurs critères de qualité » (Lesemann, 2010) ; forte intensification du travail dans le cadre du nouvel ordre productif (Burchellet al., 2009 ; Green, 2004 et 2006) ; accroissement du stress et problèmes de santé psychologique au travail, sous la forme de la détresse psychologique et de l’épuisement professionnel (Lapointeet al., 2011 ; Vézina et al., 2010) ; montée de l’insécurité d’emploi (Paugman et Zhou, 2007). À l’encontre d’une entreprise pacifiée, les conflits en milieu de travail sont loin d’avoir disparu et, en accord avec les transformations de l’emploi et avec la dynamique actuelle des rapports de pouvoir dans le monde du travail, ils affichent de nouvelles dimensions : syndicalisation des responsables de service de garde en milieu familial, catégorie professionnelle bien représentative des nouvelles formes d’emploi dans les services de proximité en croissance accélérée ; forte opposition à la syndicalisation de la part des grandes firmes américaines de la restauration rapide et du commerce de détail dans les grandes surfaces ; grève des procureurs de la couronne, catégorie professionnelle appartenant aux travailleurs du savoir hautement qualifiés ; lockouts de longue durée dans les journaux de Péladeau, porte-étendard du nouvel esprit du capitalisme dans un secteur typique de la nouvelle économie du savoir, celui du multimédia. Voilà quelques-uns des conflits, puisés dans l’actualité récente au Québec, qui illustrent d’une part les deux extrémités du continuum de la qualification du travail dans l’économie postindustrielle et, d’autre part, les pôles entre lesquels se répartissent les acteurs sociaux à propos de l’action collective dans le monde du travail contemporain.
Comment expliquer cet écart entre les conclusions des auteurs de la Signification du travail et la réalité concrète du travail, du moins telle que décrite dans le paragraphe précédent ? Les travailleurs seraient-ils tellement endoctrinés et auraient-ils si bien intériorisé les normes managériales qu’ils seraient devenus incapables de percevoir la dégradation de leurs conditions de travail et d’emploi ? Cette piste de l’aliénation et de la fausse conscience ne semble pas à juste titre celle que nous pourrions retenir. D’ailleurs, les auteurs la rejettent eux-mêmes, comme en témoigne la présentation des figures du travail qu’ils ont construites. On y découvre alors, avec grand plaisir, des acteurs sociaux qui négocient leur implication au travail, qui font des choix de priorisation ou d’équilibration des sphères de vie et qui privilégient telle ou telle facette de la qualité du travail et de l’emploi. On est donc à cent lieux d’une conception agentique des individus au travail. Les auteurs vont même jusqu’à insister sur la prépondérance d’une « éthique de la libre adhésion » en milieu de travail contemporain (p. 223). En somme, il y a un décalage entre le portrait de la réalité construit à partir des perceptions des répondants, supposés représenter l’ensemble des travailleurs, d’une part, et la réalité que le portrait est censé représenter, d’autre part. En outre, ce décalage ne s’explique pas, comme on vient tout juste de le voir, par un effet de domination et de détournement des consciences. Par conséquent, force est de se tourner vers d’autres explications. Ces dernières relèvent de deux ordres : premièrement, on peut supposer un problème de représentativité de l’échantillon et en conséquence le portrait ne représenterait qu’une partie de l’objet étudié, l’échantillon n’étant pas représentatif de la population active ; en second lieu, les concepts et les instruments de mesure n’auraient pas permis de cerner la totalité des dimensions pertinentes qui composent l’objet d’étude.
Les auteurs ont regroupé les répondants en six grandes catégories professionnelles : 1) travailleurs manuels, 2) contremaîtres et métiers, 3) bureau, service et vente, 4) semi-professionnels, 5) cadres et professionnels et 6) chefs d’entreprise. Ce regroupement soulève plusieurs questions. De qui parle-t-on, plus précisément ? En référence à la classification nationale des professions (CNP), de quels groupes professionnels s’agit-il ? Quel est le poids relatif de ces groupes professionnels dans chacune des catégories professionnelles construites par les auteurs ? Est-ce comparable avec la composition de la population active ? Ces questions demeurent sans réponse, car les auteurs n’ont pas procédé à une comparaison entre la composition de leur échantillon et celle de la population active, notamment sous l’angle des principales caractéristiques qui distinguent le monde du travail et de l’emploi, soit les qualifications, le secteur d’activités, le statut d’emploi (salariés contre travailleurs indépendants) et le statut social dans la relation d’emploi (dirigeants d’entreprise, cadres et superviseurs contre salariés tels que définis par le Code du travail). La prise en compte de ces caractéristiques est cruciale, car elles influencent considérablement tant les conditions d’exercice du travail que l’ethos du travail, le degré d’adhésion aux normes managériales et la satisfaction au travail.
Quelle est la logique qui a présidé à la construction des catégories professionnelles ? Pourquoi avoir regroupé les cadres avec les professionnels et les contremaîtres avec les métiers ? Quelle est la proportion de cadres et de contremaîtres dans l’échantillon ? De quels groupes professionnels est composée la catégorie de « chefs d’entreprise » ? Sous l’angle du statut social dans la relation d’emploi, les cadres, les contremaîtres et les chefs d’entreprise auraient pu être regroupés dans un groupe de « cadres et dirigeants d’entreprise ». Sur des questions relatives à l’adhésion aux normes managériales, on peut aisément concevoir qu’il y ait un clivage entre la direction, qui définit les normes et qui est responsable de leur application, et les salariés qui se les font plutôt imposer, n’ayant pas participé à leur définition. Le même clivage existe sans doute entre les travailleurs indépendants et les salariés. Pour bien saisir la pertinence de ces distinctions, il n’est pas superflu de rappeler certains des énoncés au sujet desquels les répondants devaient exprimer leur degré d’accord et qui ont servi à mesurer l’adhésion aux normes managériales : « Je me sens moralement engagé à accroître l’efficacité de l’entreprise pour laquelle je travaille » ; « J’accepterais volontiers d’accomplir de nouvelles tâches si cela m’était demandé, et ce, même si ces nouvelles tâches étaient peu liées à mon domaine de formation ou à mes expériences antérieures » ; « Il devrait être de ma responsabilité et non celle de mon employeur d’assurer la sécurité de mon emploi et de mon avenir professionnel » (p. 74-75). En outre, on peut aisément comprendre que les réponses relatives à l’importance accordée à certaines dimensions des conditions de travail, comme la sécurité d’emploi, soient fortement susceptibles de varier selon le clivage entre direction et travailleurs autonomes, d’une part, et salariés, d’autre part. En tenant compte de ces distinctions, d’autres auteurs font nettement ressortir des différences significatives en regard de la place du travail, de sa signification et de ses conditions objectives d’exercice (Garner et Méda, 2006).
Par ailleurs, on peut s’interroger sur la définition des concepts et sur les instruments utilisés pour les mesurer. Les auteurs ont choisi une approche subjective, faisant appel aux perceptions des répondants, mesurées à l’aide d’un questionnaire et enrichies par la suite grâce à des entrevues semi-dirigées. La mesure des perceptions par le biais d’un questionnaire est amplement justifiée et elle peut concerner tout aussi bien les conditions de travail et d’emploi que les valeurs, les attitudes et les croyances des personnes à l’égard du travail. Notre critique ne porte pas sur la pertinence de cette technique d’enquête, elle concerne plutôt les limites du questionnaire utilisé sur le plan des dimensions retenues et de l’approche privilégiée pour les mesurer. Certes, les chercheurs ont conçu un instrument léger et facile à administrer qui comprend, peut-on supposer, moins d’une centaine d’énoncés et auquel il est possible de répondre en moins d’une quinzaine de minutes[1]. Mais, cet instrument ne permet pas de vraiment bien cerner l’objet de recherche, dans toutes ses dimensions pertinentes. Les auteurs ont en effet retenu les dimensions suivantes : la centralité, absolue et relative, du travail ; la signification du travail ; les aspirations professionnelles ; l’adhésion aux normes managériales et la satisfaction au travail. Deux dimensions cruciales sont toutefois absentes, soit les conditions de travail et d’emploi ainsi que les rapports sociaux au travail (organisation du travail et de la production, pratiques de gestion des ressources humaines et relations de travail – présence ou absence d’un syndicat, notamment). Ces lacunes ne permettent pas de comprendre la construction des valeurs, des attitudes et des croyances, qui sont largement influencées par les conditions concrètes dans lesquelles le travail s’exerce. La qualification du travail, l’autonomie, l’intensité du travail, la sécurité d’emploi, les salaires et les autres avantages sociaux de même que les pratiques de gestion des ressources humaines et la nature des relations de travail déterminent dans une large mesure le rapport au travail et la place qu’il occupe dans la vie des personnes (Davoine et Méda, 2009 ; Gallie, 2007 ; Garner et Méda, 2006 ; Green, 2006).
Il n’y a pas, non plus, de prise en compte de la nature spécifique des rapports sociaux et des milieux de travail dans lesquels oeuvrent les répondants. Les auteurs ont plutôt opté pour une présentation générale du nouveau modèle productif, auquel est attribué le statut d’idéal-type de tous les milieux de travail, comme si sa diffusion était généralisée. Ce faisant, ils ont estimé qu’ils pouvaient faire l’économie d’une prise en compte de la spécificité des milieux de travail. Or, cette approche est grandement contestable, car il existe plusieurs configurations possibles au sein du nouveau modèle productif, alors que subsistent en outre d’autres modèles productifs. Par exemple, en s’appuyant sur les enquêtes européennes sur les conditions de travail, certains auteurs soutiennent l’existence de quatre modèles productifs dans le monde du travail contemporain : 1) la lean production, associée au modèle japonais et animée par une logique de standardisation et de réduction des coûts de main-d’oeuvre ; 2) les organisations apprenantes, inspirées du modèle nordique et privilégiant la démocratie industrielle de même que l’amélioration de la qualité du travail et de l’emploi (notamment au chapitre de la qualification, de l’autonomie et de la sécurisation des parcours professionnels) ; 3) le taylorisme et 4) la production simple (Lorenz et Valeyre, 2004 ; Valeyreet al., 2009)[2]. En omettant la distinction du nouveau modèle productif en ses deux variantes (lean production et organisations apprenantes), dont la diffusion est très inégale, les auteurs peuvent difficilement prendre en considération les évolutions contemporaines du monde du travail. En conséquence, leurs analyses ont tendance à se cantonner dans des généralités, fortement empreintes des représentations managériales dominantes.
Conformément à une approche générale des rapports sociaux au travail, la formulation des questions est plutôt abstraite, sans référence à des situations concrètes de travail. Les questions relatives à l’appui aux normes managériales illustrent bien cette formulation de même que les limites qu’elle comporte. Les questions sont ainsi formulées qu’elles obligent les répondants à porter une évaluation globale, qui n’est malheureusement pas exempte de désirabilité sociale, masquant ainsi leur véritable perception des rapports sociaux. Au contraire, dans des situations concrètes en milieu de travail, cette perception s’exprime beaucoup plus clairement. Les salariés sont alors davantage susceptibles de définir de manière indépendante leurs attitudes et leurs positions et d’adopter des comportements conséquents. Sur le thème de la flexibilité et des autres innovations organisationnelles, une vaste littérature managériale considère que le principal obstacle à leur introduction réside dans la résistance des salariés. Dans le cadre de la sociologie du travail et des organisations, cette résistance est interprétée comme une opposition, s’insérant dans une logique d’action spécifique. À défaut de la prendre en compte et de s’appuyer sur un compromis négocié, l’introduction des innovations organisationnelles est, dans une large mesure, vouée à l’échec (Bernoux, 2004 ; Bernoux et Gagnon, 2008). La reconnaissance de plusieurs logiques d’action en milieu de travail obligerait à concevoir un instrument de mesure qui place le répondant dans des situations concrètes. On conçoit aisément que la tâche est certes plus complexe. Mais l’enjeu est de taille, car cela permettrait de se dégager d’une vision unitaire et consensuelle du milieu de travail afin de faire apparaître la diversité des logiques d’action et les oppositions qui caractérisent les rapports sociaux au travail. Mais, pour ce faire, il aurait sans doute fallu construire un questionnaire adapté à la suite d’un certain nombre de monographies d’où auraient émergé les principales dimensions à prendre en compte, lesquelles auraient été ensuite transformées en énoncés et questions.
La satisfaction au travail est un concept entaché d’apories conceptuelles et méthodologiques, bien reconnues dans la littérature pertinente (Green, 2006). Dès lors, il est difficile de savoir exactement ce qu’il mesure. Il faut souligner qu’en général les travailleurs, peu importe l’enquête, se déclarent dans des proportions très élevées, soit entre 80 et 85 %, satisfaits ou très satisfaits de leur travail. C’est une mesure très subjective à la différence d’autres indicateurs vérifiables et plus objectifs, comme les heures travaillées et l’intensité des efforts au travail. En conséquence, les travailleurs peuvent indiquer un taux élevé de satisfaction « pour des raisons davantage liées à une inclination ou une vision personnelle qu’à la qualité ou aux conditions de leur travail » (Parent-Thirionet al. 2009, p. 83). Sans surprise, les résultats de l’enquête indiquent que les travailleurs québécois affichent un taux élevé de satisfaction au travail. Bien qu’elle soit un indicateur fortement biaisé, la satisfaction au travail peut être utile à une meilleure connaissance des perceptions des employés concernant leur bien-être au travail, mais à la condition de pouvoir la mettre en relation avec les deux pôles de l’écart qu’elle est censée mesurer, soit les attentes ou les aspirations des travailleurs et leurs conditions objectives de travail et d’emploi. Or, cette condition n’est pas complètement remplie par les auteurs de La signification du travail, car seules les aspirations sont mesurées. Les auteurs ont invité les répondants à attribuer un degré d’importance à certaines dimensions proposées (les relations sociales au travail et le contenu du travail ainsi que les conditions de travail et d’emploi) lorsqu’ils ont à choisir un emploi. Il en ressort alors que les conditions de travail et d’emploi, notamment l’intensité du travail et la sécurité d’emploi, sont parmi les dimensions les moins valorisées, bien que les répondants estiment dans une proportion de 47,5 % (intensité du travail) et 54,5 % (sécurité d’emploi) qu’elles sont très importantes (p. 72). Les auteurs en concluent alors « que la sécurité d’emploi, pilier fondamental du modèle productif fordiste, ne constitue pas une aspiration professionnelle jugée très importante pour presque la moitié de la population active québécoise » (p. 72). Outre-Atlantique, autre regard et autre conclusion. Dans les enquêtes européennes, la question posée est énoncée autrement : « Est-ce que la sécurité d’emploi est personnellement importante pour vous ? ». Les répondants dans des proportions variables selon les pays (35 % pour le Danemark, 50 % pour la Grande-Bretagne, 60 % pour la France et près de 80 % pour la Bulgarie), indiquent qu’elle est très importante. Les chercheurs européens en concluent, quant à eux, que la sécurité d’emploi représente un enjeu majeur (Davoine et Méda, 2009) ! En tournant de nouveau le regard du côté de l’Europe, on est à même de constater toute l’ambiguïté du concept de satisfaction au travail. Même si les travailleurs indiquent une intensité élevée du travail et une grande précarité d’emploi, ils font néanmoins montre dans une proportion très élevée d’une grande satisfaction à l’égard de leur travail (Burchellet al., 2009 ; Parent-Thirion et al., 2009).
Sur un autre plan, on pourrait s’interroger tant sur le choix du concept d’ethos du travail que sur les dimensions et les indicateurs retenus pour le mesurer. L’une des dimensions du concept d’ethos du travail concerne l’engagement sous deux formes spécifiques, soit l’engagement envers l’entreprise et l’engagement envers le travail. La formulation des questions destinées à prendre la mesure de ces deux formes d’engagement suscite une certaine confusion. L’engagement envers l’entreprise est mesuré à l’aide de l’énoncé suivant : « Je me sens moralement engagé à accroître l’efficacité de l’entreprise pour laquelle je travaille », alors que la mesure de l’engagement envers le travail repose sur l’énoncé suivant : « J’accepterais volontiers un travail peu intéressant plutôt que d’être en chômage ou bénéficiaire de l’aide sociale » (p. 74). Il me semble que cette dernière formulation mesure plutôt l’intégration sociale que procure le travail ou, à l’opposé, l’exclusion sociale que son absence engendre. Quant à la référence à « l’efficacité de l’entreprise », incluse dans la première formulation, elle peut tout aussi bien renvoyer à la rentabilité et à la réduction des coûts de main-d’oeuvre qu’aux performances organisationnelles associées à un travail bien fait (qualité, productivité, réduction des délais de livraisons et satisfaction du client, entre autres). En ce sens, elle confond les deux formes d’engagement. Or, ces dernières méritent d’être bien distinguées, car elles sont souvent en opposition.
Pour définir l’engagement envers l’entreprise, on peut se référer au concept d’organizational commitment, mis de l’avant dans la littérature anglo-saxonne en relations industrielles et défini comme 1) l’identification aux objectifs de l’entreprise, 2) la volonté de s’engager à travailler pour réaliser ces objectifs et 3) une grande fidélité à l’entreprise (Barlinget al., 1992 ; Mowdayet al., 1982 ; Guestet al., 1993). Quant à l’engagement envers le travail, que certains auteurs associent à l’ethos productif (Bélanger et Thuderoz, 2010), il a été produit au sein de la tradition continentale européenne en sociologie du travail pour désigner la « conscience fière » des ouvriers professionnels (Touraineet al., 1985), les capacités gestionnaires de la nouvelle classe ouvrière (Mallet, 1969) ou la conscience professionnelle des producteurs (Francfortet al., 1995 ; Kern et Schumann, 1989). L’engagement au travail fait référence au professionnalisme et à la fierté d’un ouvrier qualifié devant un travail bien fait. En référence à l’engagement envers l’entreprise, il pourrait se définir ainsi : 1) l’adhésion aux objectifs de qualité et d’efficacité dans la réalisation du travail, 2) l’engagement à consentir des efforts élevés pour accomplir le travail et 3) l’attachement envers son travail (Lapointe, 1998). En milieu de travail, ces deux formes d’engagement renvoient à des logiques et des rationalités différentes qui coexistent de manière paradoxale et qui s’opposent la plupart du temps. Pour l’enseignant et l’infirmière, vouloir accomplir son travail d’une manière professionnelle, tout en étant préoccupés par les besoins des élèves ou ceux des patients et en étant motivés par la qualité de la formation ou celle des soins, c’est souvent se confronter à la logique managériale de réduction des coûts de main-d’oeuvre et à l’absence de ressources. Pour le préposé à la clientèle dans un centre d’appel, le travail bien fait consiste-t-il dans la résolution des problèmes posés par les clients, avec lesquels le travailleur peut développer une grande empathie, ou réside-t-il dans la vente sous pression des produits de l’entreprise pour en accroître le chiffre d’affaires, même si cela ne correspond pas aux besoins des clients ? Pour les travailleurs en général, accroître la productivité, c’est augmenter la quantité de biens et services produits par heure de travail et cela doit s’accompagner le plus souvent de conditions associées, tels la formation, une sécurité d’emploi accrue et du temps libéré pour assurer le dialogue social nécessaire aux améliorations durables dans les méthodes de travail. Pour les dirigeants d’entreprise, l’accroissement de la productivité, c’est le rehaussement du ratio de la valeur ajoutée sur le coût global du travail et cela exige généralement une réduction des coûts de main-d’oeuvre et une intensification du travail. Pour les uns, les conditions associées à une amélioration de la productivité représentent des conditions nécessaires et préalables, tandis que pour les autres elles constituent des coûts qui contribuent à une réduction de la productivité. Or, bien loin de tenir compte de la coexistence de logiques différentes et opposées en milieu de travail, le concept d’ethos du travail, tel que défini et mesuré par les auteurs, projette une vision unitariste du monde du travail. C’est tout comme si les auteurs prenaient trop au sérieux le discours managérial et sa capacité d’éliminer toute opposition au travail.
En dernier lieu, la signification attribuée au travail et les conséquences que son évolution implique sur les rapports entre le collectif et l’individu méritent quelques considérations. Les auteurs concluent leur ouvrage en insistant sur l’émergence d’une nouvelle culture du travail fondée sur « l’épanouissement personnel » et marquée par « le déclin de l’ethos traditionnel du devoir ». On assisterait alors au « passage de l’individu-acteur, accomplissant un rôle et participant à un être collectif, à l’individu-sujet, animé par une volonté d’autoréalisation et d’autodétermination » (p. 219). C’est un peu la reprise des thèses post-matérialistes d’Ingelhart et Baker (2000), selon lesquelles la signification du travail serait déterminée par l’évolution économique en trois temps : dans les sociétés traditionnelles, domine une éthique du devoir ; dans les sociétés de consommation d’après-guerre, le travail devient instrumental ; dans les sociétés modernes plus riches, au sein desquelles la sécurité économique semble assurée, l’épanouissement personnel occupe une place prépondérante à l’occasion du travail. En critiquant très justement ces thèses, Lucie Davoine et Dominique Méda (2009) soulignent qu’elles rappellent la pyramide des besoins de Maslow, sur laquelle il n’est plus aujourd’hui nécessaire de s’attarder pour en critiquer les caractères a-historique et a-sociologique !
Plus spécifiquement, il est possible de repérer deux problèmes dans l’analyse que les auteurs font de l’évolution de la signification du travail : un problème méthodologique et un glissement conceptuel entre éthique du devoir et solidarité. Le premier problème réside dans la mesure du concept. Les auteurs proposent aux répondants de choisir une seule signification parmi les cinq significations proposées (réalisation personnelle, servir la société, reconnaissance et prestige, argent et sociabilité) (p. 67-68). Ce faisant, ils excluent la possibilité que les répondants puissent accorder une importance plus ou moins grande à plus d’un sens accordé au travail. En outre, leur choix méthodologique ne permet pas de mesurer en soi l’importance de telle ou telle signification attribuée au travail. Incidemment, dans les enquêtes européennes sur les valeurs, il est possible de prendre la mesure de l’importance de chacune des valeurs attribuées au travail. On constate alors que l’éthique du devoir est « encore largement présente » (Davoine et Méda, 2009).
Enfin, le glissement conceptuel entre éthique du devoir et solidarité est grandement problématique. Il signifie que le déclin de l’un entraîne celui de l’autre. En filigrane dans le texte des auteurs, cela veut également dire que le déclin de la solidarité, c’est aussi l’atténuation de l’action collective, voire sa disparition, et l’épanouissement de l’individualisme. En fait, l’éthique du devoir n’est qu’une source de la solidarité. Cette dernière peut s’alimenter à d’autres sources, notamment le syndicalisme et l’action collective. C’est ainsi que l’émergence et le développement de la société de consommation de l’après-guerre reposaient tout autant sur l’instrumentalisation du travail que sur l’action collective et le syndicalisme, alors considérés comme les principaux leviers pour accroître les revenus du travail. En outre, dans les analyses des auteurs à propos du triomphe de l’individualisme, illustré par le fait que « l’individu devient en quelque sorte une fin qui se substitue à la société » (p. 219), se dévoile une méconnaissance de l’importance de l’action collective et de la solidarité dans la construction de l’individu moderne, dans le développement de ses « capacités » et dans la protection de ses droits (Sen, 2009). Bien loin de s’opposer, action collective et solidarités sont des conditions nécessaires pour l’épanouissement individuel du plus grand nombre. Sinon, l’épanouissement individuel d’une minorité privilégiée se fait au détriment de celui de la majorité, dans une société fortement inégalitaire. Les auteurs de Spirit Level ont bien montré les bienfaits de l’égalité et des institutions, résultats de l’action collective, sur la qualité de la vie en société (Wilkinson et Pickett, 2010). En somme, la question cruciale n’est pas d’opposer le développement de l’individualisme à l’action collective, comme s’il s’agissait d’un jeu à somme nulle, elle réside plutôt dans le renouvellement des bases et des formes de l’action collective pour soutenir l’épanouissement individuel du plus grand nombre.
Au terme de cette analyse critique, force est de souligner que les auteurs ont réalisé un ouvrage remarquable, bien écrit et d’une lecture fort agréable. Ils ont comblé un vide important au chapitre des grandes enquêtes sur le travail et l’emploi, en apportant une contribution majeure sur la compréhension de la culture contemporaine au travail. Ils ont soulevé des questions d’une importance cruciale qui alimenteront très certainement les débats scientifiques et la recherche dans les années qui viennent. Ils ont enfin indiqué, en creux, une lacune fondamentale dans la recherche au Québec, soit l’absence d’une véritable enquête sur la qualité du travail et de l’emploi.
Appendices
Notes
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[1]
En fait, les auteurs ne donnent pas de précisions à cet égard. Il aurait été grandement souhaitable d’avoir davantage d’informations sur la construction du questionnaire ainsi que sur le choix et le nombre des énoncés qu’il contient en référence à la littérature pertinente.
-
[2]
Dans nos propres travaux, nous avons quatre modèles productifs dans les usines syndiquées (Lapointeet al., 2006).
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