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À la fin de la Crise d’octobre 1970, quand la chambre haute fédérale débat d’une motion visant à prolonger l’application de la Loi des mesures de guerre au Québec, le sénateur indépendant Hartland de Montarville Molson, pourtant nommément distingué parmi les exploiteurs du peuple dans le manifeste télévisé du Front de libération du Québec sous le désobligeant sobriquet du « chien à Molson », ne l’appuie qu’à crève-coeur :
Je suis Québécois. Et bien qu’anglophone, j’ai du sang français dans les veines et je puis proclamer que je suis totalement Québécois. Je dis cela, non seulement parce que j’en suis fier, mais aussi parce que je veux insister sur le fait qu’un Québécois suit les événements de sa province avec une compréhension et une sensibilité qui peuvent quelquefois échapper aux autres Canadiens, élevés dans une partie unilingue et moins complexe du pays (cité p. 200).
Le sénateur n’avait pas besoin d’invoquer son sang français pour se dire authentiquement québécois. N’eût été du contexte peu propice, celui des Molson eût déjà suffi. Il aurait pu, par exemple, rappeler la notice nécrologique publiée en 1836 par La Minerve, le journal des Patriotes, lors du décès de son ancêtre John Molson, premier de lignée :
Mr. Molson était du petit nombre d’Européens qui viennent s’établir au Canada, qui repoussent toute distinction nationale ; aussi, comme il avait commencé sa fortune avec les enfants du sol, il avait toujours un grand nombre de Canadiens à son emploi, dont la fidélité dut contribuer à assurer ses gains considérables (cité p. 52).
Ce « chef d’oeuvre d’ambigüité pourrait […] assez bien résumer la relation entre les Molson et le Québec », commente l’historien Gilles Laporte, spécialiste du 19e siècle québécois (Patriotes et loyaux, Septentrion, 2003), professeur au Cégep du Vieux-Montréal et chargé de cours à l’UQAM (Fondements historiques du Québec, Chenelière, 2008). Et c’est à retracer sur plus de deux siècles cette mutualité sociologique du gain et de la fidélité qu’il consacre quelque 250 pages bien tassées, dans un style fluide et vivant, enrichi de vignettes d’ambiance, farci d’anecdotes ou de citations délicieusement révélatrices (comme on vient de voir), et enluminé de 35 illustrations, le tout allègrement enchaîné en 41 micro-chapitres dont la chute de chacun annonce le suivant, à la manière d’un haletant roman d’aéroport. Bien que les deux premiers (« Le sourire de George Gillet » et « Le CH tatoué sur le coeur ») « hameçonnent » manifestement un lectorat plus habitué de La Cage aux sports que des bibliothèques savantes, dès le troisième (p.19), l’auteur remonte à l’arrivée du patriarche au Canada, à la fin du 18e siècle, et suit jusqu’aux dernières nouvelles les péripéties de sa descendance mâle, « les Molson de la brasserie » (et de bien d’autres choses), en exploitant les ouvrages déjà publiés en anglais sur le sujet, complétés d’incursions inédites dans le fonds « Molson » aux Archives nationales du Canada et la couverture journalistique des plus récents aléas des héritiers sur les terrains où l’industrie de la broue croise celle du sport-spectacle, mais surtout en mettant à profit une foisonnante érudition historiographique et un singulier talent de vulgarisateur pour offrir à un public élargi la première histoire en français d’une des plus éminentes dynasties industrielles proprement dites anglo-québécoises – suivant la promesse du titre. Dommage qu’il ne s’encombre d’aucune référence bibliographique précise, car même les chercheurs de métier y auraient moins boudé leur plaisir.