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Une personne sur deux, au Québec, possède un niveau de compétence en littératie et en numératie suffisant pour être à l’aise dans la vie quotidienne. C’est une « statistique » qui donne à réfléchir. Par exemple, c’est au mieux la proportion de personnes capables de lire, de comprendre, d’utiliser les informations regroupées dans la deuxième édition de Données sociales du Québec, d’où précisément sont tirées ces informations sur la compétence. Un organisme de défense des consommateurs y trouvera un argument fort pour exiger des compagnies des textes plus clairs, plus faciles à lire, par exemple des factures ou des instructions rédigées simplement, avec un vocabulaire non technique. Des intervenants sociaux ou politiques trouveront là matière à réformes, au plan de l’éducation, de la formation continue. En effet, plus l’âge des personnes est élevé, moins elles ont fait d’études et plus le niveau de compétence est faible ! Il faut donc agir pour augmenter le niveau de compétence en littératie et numératie du Québec profond, d’autant qu’il traîne la patte derrière l’Ontario et, de façon générale, le Canada. Voilà, tout simplement, l’énorme importance d’un ouvrage rempli de chiffres, de tableaux et de courts textes commentant les données. Certes, ces courts textes s’arrêtent là où commence l’explication. Les spécialistes des sciences sociales devront donc prendre le relais. Mais ils ont presque tout pour interpréter, en particulier leurs théories et leurs méthodes. André Bernard, mon ancien collègue au département de Science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), intégrait toujours une leçon sur la démographie au Québec à son cours de Problèmes politiques contemporains. Sans une bonne connaissance de ce qui structure le Québec d’aujourd’hui – démographie, éducation, revenu, bref tout ce que l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) appelle les conditions de vie –, il n’était pas possible, selon lui, de faire de l’analyse politique. Données sociales offrent le matériau pour une telle analyse.
La deuxième édition de Données sociales paraît quatre années après la première. Elle ne reprend pas exactement le modèle de 2005. Les chapitres sur la mortalité et les crimes contre la personne ont disparu. Par contre, « le chapitre sur la santé a été recentré sur les questions de perception de l’état de santé et les comportements ayant une influence sur la santé » (p. 17). Ces deux facteurs de recentrage sont intéressants, car ils dénotent deux transformations de la conception qu’on se fait des déterminants des conditions de vie. D’abord, et cela traduit un changement dans la façon dont travaillent les bureaux statistiques, le « subjectif » n’est plus persona non grata dans le monde des statisticiens. Certes, le mouvement ne date pas d’hier et l’on peut en retrouver des traces dès les années 1950 avec le développement de statistiques sur les anticipations économiques, mais, dans les dernières années, ce mouvement a pris de l’ampleur (les statistiques ethniques, par exemple, se déclinent aujourd’hui à partir de choix subjectifs faits dans des nomenclatures construites comme des classements pratiques et non plus inspirés d’a priori pseudo-« scientifiques »). Ensuite, et les nombreuses études biomédicales nous y ont habitués, on ne peut plus penser aujourd’hui la santé sans penser populations en danger, groupes à cibler. Là aussi, le subjectif, par l’intermédiaire des comportements à risque (et non plus simplement des caractéristiques socioéconomiques), semble s’imposer. Reste que, malgré tout, « la plupart des données sont objectives […], tirées de sources fiables et officielles » (p. 15), en particulier les enquêtes de Statistique Canada ou celles de l’ISQ. C’est un terrain solide, du moins en apparence (on pourrait, de ce point de vue, ressortir la vieille formule selon laquelle les données ne sont pas neutres et que, d’ailleurs, les données ne sont pas données, mais plutôt construites). L’autre grand changement par rapport à 2005 concerne le traitement, nettement amplifié, des questions liées au faible revenu et aux inégalités. On y reviendra. Bien sûr, tout ce qui peut relever des conditions de vie de la population n’est pas présenté dans l’édition de 2009, mais l’essentiel y est.
Publié sous la direction de Normand Thibault (Hervé Gauthier ayant agi comme coordonnateur), l’ouvrage est l’oeuvre des chercheurs de l’ISQ. Malgré l’utilisation d’un langage « neutre », on décèle toutefois des différences entre les chapitres selon qu’ils sont rédigés par Sylvie Jean, Yves Nobert, Chantal Girard, Frédéric Payeur, Suzanne Asselin, Denis Laroche ou encore Francine Bernèche et Valeriu Dumitru. « Décrire » des données, leur distribution selon diverses catégories, en fonction de quelques variables, l’âge, le sexe et le revenu surtout, est l’objectif premier des auteurs. Ils mettent en quelque sorte la table. C’est au lecteur de pousser un peu plus loin, de servir le repas.
Le premier des neuf chapitres est le plus strictement démographique puisqu’on y parle de population, de ménages et de familles. Le tableau 1.2 expose avec une économie de moyens l’un des grands problèmes auxquels est confrontée la population québécoise, le vieillissement. Trois statistiques en témoignent : entre 1981 et 2007, malgré une population en progression de plus de 17 %, le nombre absolu de jeunes de zéro à quatorze ans a diminué. Bientôt, le Québec aura autant d’habitants de soixante-cinq ans et plus que de moins de quinze ans. De fait, l’âge médian est passé en vingt-six ans de 29,6 à 40,7 ans. Cela, bien sûr, colorera nécessairement tous les débats que nous pourrons avoir sur l’immigration, l’âge de la retraite, l’éducation, les services de santé ou même le nombre d’IVG ! Moins spectaculaire, mais également déterminant, le nouveau partage presque égal entre couples avec enfants, couples sans enfants et personnes seules (maintenant légèrement dominantes). L’image d’une famille composée d’un homme, d’une femme et d’enfants n’est plus vraiment représentative du Québec, d’autant que cet homme et cette femme sont souvent en union libre (« parmi les personnes vivant en couple, la part de l’union libre est passée de 8 % à 35 % au Québec entre 1981 et 2006 », p. 37) ou qu'il s'agit peut-être même deux hommes ou deux femmes.
Le deuxième chapitre porte sur les perceptions et les comportements en matière de santé. Signe des temps, comme on l’a déjà dit, « l’autoévaluation de l’état de santé est considérée comme un indicateur fiable et valide de la santé d’une population » (p. 47). En gros, les hypocondriaques sont aussi des malades. Pas fou ! Mieux, la conception elle-même de la santé s’est proprement élargie puisque dans l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes, dont les résultats sont utilisés dans Données sociales, « l’intervieweur spécifiait que la santé ne se limite pas à l’absence de maladie ou de blessure, mais qu’elle couvre aussi le bien-être physique, mental et social d’un individu » (p. 47). On a là un bel exemple d’expansion du domaine d’application d’un concept et de multiplication du nombre de points d’ancrage pour les craintes des hypocondriaques ! On pourrait faire ici un parallèle avec le concept de droits humains qui, au cours des deux derniers siècles, a vu son champ d’application passer des droits civils aux droits politiques puis aux droits économiques et sociaux.
Le troisième chapitre est consacré à l’éducation, l’insertion en emploi et la formation continue. La plupart des données tendent à confirmer qu’en matière d’éducation, les femmes réussissent mieux que les hommes ou sont plus présentes qu’eux dans le système et que le bastion masculin qui subsiste se situe tout en haut du système éducatif, au doctorat. Pour qui enseigne, cela n’est guère étonnant. En revanche, ce qui étonne beaucoup, et ce qui est inquiétant, c’est que près de trois personnes sur dix qui ont un diplôme d’études universitaires n’ont pas les compétences en littératie et en numératie « qui leur permettent de participer pleinement à la société actuelle » (p. 79 et 86). Ces personnes ont pourtant été nos étudiants ! Voilà de quoi alimenter les constats de bien des professeurs selon lesquels beaucoup d’étudiants n’ont pas vraiment leur place à l’université !
Le quatrième chapitre tourne autour des questions de travail et de cycle de vie. Sur ces plans, aussi, la présence des femmes s’est affirmée durant les trois dernières décennies au point où de plus en plus de couples ont deux revenus d’emploi. Ce constat n’est pas sans lien avec ceux tirés de la lecture du chapitre 3. Plus diplômées, les femmes participent davantage aujourd’hui qu’hier au monde du travail rémunéré et, comme le montrent certaines données du chapitre suivant, leur revenu disponible correspond maintenant à 76 % de celui des hommes, contre 58 % en 1981. La présence de garderies n’est sans doute pas non plus étrangère à cette présence féminine, d’une part parce que la pression pour qu’il y ait plus de places en garderie est probablement en relation avec le nombre de femmes sur le marché du travail, d’autre part parce que la décision d’entrer ou de rester sur le marché du travail est certainement renforcée par la présence de places (potentielles !) en garderie.
Le chapitre cinq porte sur le revenu et le patrimoine. Comme pour la plupart des thèmes traités, les auteurs procèdent par comparaison avec l’Ontario et le Canada. Le Québec rattrape-t-il l’Ontario ? Il serait bon, sans doute, de s’interroger sur cette constante du discours politique au Québec : il faut rattraper, voire dépasser l’Ontario ! Début février 2010 : le taux de chômage est plus bas au Québec qu’en Ontario. Voilà ! Il reste que, malgré un rattrapage sur bien des plans de 1981 à 2006, le revenu disponible des particuliers en 2006 était inférieur de 14 % au Québec par rapport à ce qu’il était en Ontario (au lieu de 18 % en 1981). Le patrimoine médian des unités familiales, quant à lui, s’élevait à 110 100 $ au Québec en 2005 alors qu’il était de 197 400 $ en Ontario pour la même année (p. 147). Mais, d’un autre côté, l’inégalité du revenu (objet du chapitre 6) est plus faible au Québec qu’en Ontario. Le coefficient de Gini relativement au revenu disponible ajusté est ainsi de 0,30 en 2006 au Québec, de 0,33 en Ontario et de 0,32 au Canada (p. 174). Par contre, la même année, « le taux de faible revenu après impôt des personnes est plus élevé au Québec (12,0 %) qu’en Ontario (10,5 %) » (p. 157). Comme on le voit, les mesures de l’inégalité et de la pauvreté ne vont pas toujours dans le même sens. D’autant que l’inégalité est perçue à travers le prisme du revenu et non de la richesse ou du patrimoine. On peut penser qu’un coefficient de Gini appliqué à la richesse serait plus élevé et sans doute de beaucoup. Les derniers chapitres portent sur les dépenses des ménages, le logement et le transport et, enfin, les tendances dans l’emploi du temps. Ce dernier chapitre s’appuie sur les données récoltées selon la méthodologie des « budgets-temps ». Malgré une augmentation du temps consacré par les hommes aux activités domestiques (de 1,8 à 2,6 heures par jour de 1986 à 2005), « les hommes accordent [toujours] davantage au temps professionnel et les femmes, au temps domestique » (p. 211).
Comme on le voit, le Québec que nous livrent Données sociales est lu en grande partie à travers le prisme du sexe, de l’âge et du revenu. C’est une image. On pourrait en imaginer une autre, structurée par un autre cadrage, par exemple, celui, cher aux Français, d’une division selon les catégories socioprofessionnelles, voire les classes sociales. Cette dernière image paraîtrait sans doute étrange à bien des utilisateurs québécois et canadiens tant notre pensée et notre pratique sont structurées par l’idée que le sexe et le revenu importent. Mais elle enchanterait ces sociologues ou activistes politiques qui, depuis longtemps, réclament un portrait du Québec plus conforme à leur conception « classiste » du monde. Malgré l’abondance des données reproduites et présentées, ou plutôt du fait de cette abondance, la lecture d’un tel ouvrage pourra sembler indigeste. De fait, on ne lit généralement pas Données sociales de la première à la dernière page, comme je l’ai fait. On le consulte, on l’utilise, on s’y réfère. Mais on pourrait même aussi songer à en faire un moyen de lutter contre ce qui guette une population québécoise vieillissante, les maladies dégénératives de type Alzheimer. Lire les tableaux statistiques (et tenter des explications) pourrait être l’équivalent des sudokus, mots croisés ou du jeu des huit erreurs. Ce serait un bon moyen de faire aller ses méninges et comme tel un comportement positivement lié à une bonne santé mentale.