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Le pouvoir des médecins se manifeste sous différentes facettes[1]. Cet article propose de l’étudier par référence à, comme arrière-plan, la Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé[2], adoptée en 2002 pour traduire la volonté du gouvernement québécois de structurer les pratiques en santé autour de la collaboration interprofessionnelle[3]. Quelles ont donc été les implications de cette intervention législative pour les médecins, dorénavant invités à collaborer avec d’autres professionnels ? Nous nous proposons d’évaluer la mesure dans laquelle ce projet et les objectifs qui y étaient définis ont contribué à reconfigurer le champ professionnel du secteur de la santé et ce, à travers l’étude des jeux de négociation qui ont marqué les relations des médecins avec trois autres groupes de professionnels.

Parmi les nombreux auteurs qui ont réfléchi à la question du pouvoir médical, Eliot Freidson (1985) a soutenu que les médecins ont un statut hégémonique dans les politiques professionnelles et contrôlent la division du travail dans les systèmes de santé. Historiquement, cette thèse a trouvé un large écho, y compris au Canada où, dès l’instauration des premiers régimes de protection en matière de santé, la profession médicale a réussi à se tailler une position dominante. En 1962, la Saskatchewan mettait en place une couverture universelle publique pour les services médicaux, mesure à laquelle les médecins s’opposèrent farouchement jusqu’au recours à une grève générale. Cet événement consacra l’autonomie contractuelle des médecins par rapport aux gouvernements provinciaux. Ils étaient désormais considérés comme des entrepreneurs privés oeuvrant dans un système dont le financement et la gestion sont essentiellement publics (Marchildon, 2005). Jumelé à la valorisation sociale accordée à cette profession et à la réputation dont elle jouit, cet arrangement consolidait l’idée que les médecins bénéficient d’un statut privilégié et exercent plus d’influence que tout autre groupe professionnel quand vient le temps des décisions relatives à l’organisation et à la gestion des systèmes de santé.

Toutefois, la rationalisation de l’offre des soins, nécessitée notamment par la fragilisation des finances publiques, a amené à repenser le travail des divers intervenants du secteur de la santé. Dans cette perspective, une avenue de solution se dessina dans la promotion de la collaboration interprofessionnelle et la valorisation du travail d’équipe pour tirer pleinement profit des multiples compétences professionnelles disponibles. Le Québec s’est inscrit dans ce courant en adoptant, en 2002, la loi 90 qui prévoit « un nouveau partage des champs d’exercice professionnels dans le domaine de la santé » et autorise notamment « des professionnels autres que les médecins […] à exercer certaines activités médicales » (Gouvernement du Québec, 2002, notes explicatives). Reposant sur un objectif de collaboration interdisciplinaire, le succès de la Loi dépendait pratiquement de la volonté des médecins, particulièrement visés par ce redécoupage des responsabilités professionnelles, de contribuer à sa mise en oeuvre. Confrontés au défi de la collaboration, ils étaient en effet invités à renoncer à quelques-unes de leurs prérogatives, à accepter à tout le moins de les exercer en partage. L’adoption de la loi 90 fournit ainsi, pour l’ensemble des professions de la santé, des conditions favorables à une redéfinition de leurs responsabilités respectives.

Par notre recherche, qui renvoie à la période qui a suivi l’adoption de la loi 90, nous voulons en particulier examiner l’évolution du statut professionnel des médecins à travers leurs relations avec trois groupes de professionnels : les infirmières, les chiropraticiens et les techniciens ambulanciers[4]. Des professions retenues, une seule – celle d’infirmière – est spécifiquement visée par la loi 90. Quoique non nommément concernés par la législation de 2002, les deux autres groupes – les techniciens ambulanciers et les chiropraticiens – ne sont pas moins engagés dans des logiques comparables pour revoir leurs relations avec les médecins. Il nous est ainsi possible d’étudier, de trois angles différents, les progrès enregistrés au chapitre de la collaboration interprofessionnelle. Après un examen sommaire du système professionnel québécois, nous présentons les modalités de la loi 90 les plus pertinentes à notre propos. En empruntant des perspectives théoriques inspirées des travaux de Freidson, nous analysons ensuite les relations entre les trois groupes de professionnels étudiés et les médecins.

Le système professionnel québécois

Historique

Le système professionnel québécois a été formellement institué en 1973 avec l’adoption du Code des professions (Gouvernement du Québec, 1987), qui régit 45 ordres professionnels et leurs 318 000 membres. Ce système repose sur le principe d’autonomie des professions, et il se compose de diverses institutions qui en assurent concrètement la gouvernance et ont la responsabilité de protéger le public. L’Office des professions du Québec (OPQ) supervise le système tout en conseillant le gouvernement sur les politiques et la réglementation et en s’assurant que les divers ordres professionnels s’acquittent de leur mandat de protection du public (OPQ, 2006). Par ailleurs, les ordres professionnels veillent spécifiquement à la reconnaissance des compétences des membres, à leur formation et leur perfectionnement et au respect des règles de déontologie. Finalement, le Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ) constitue la voix collective de l’ensemble des ordres qu’il regroupe tout en leur offrant un espace d’échange et de mobilisation (CIQ, 2008).

Après une quinzaine d’années d’expérimentation de ce système, une première évaluation formelle a été menée avec les travaux de la commission Rochon (Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux), qui jettent les bases de la réforme entreprise en 2002 (Trudeau, De Grandmont, Lafrance et Poitras, 2006). La Commission a mis en effet au jour un décalage entre l’état de la législation et la réalité de la pratique professionnelle, et constate que « l’objectif de la collaboration interprofessionnelle visée par le Code des professions a été imparfaitement atteint ». Pour assurer la qualité et l’efficacité du système de soins, les commissaires concluaient à « la nécessité de revoir toute la notion de champ exclusif[5] et, par conséquent, le mécanisme de délégation des actes afin de promouvoir la collaboration interprofessionnelle et le travail en équipe multidisciplinaire » (Commission d’enquête sur les Services de Santé et les Services Sociaux, 1987, p. 6, 8).

Ces recommandations sont restées lettre morte jusqu’en 1994. Cependant, des pressions soutenues des gestionnaires du système de santé, qui souhaitaient une collaboration accrue entre professionnels, incitèrent l’OPQ à lancer une réflexion sur la question (OPQ, 2003). Il en résulta, en 1997, « un avis sur la mise à jour du système professionnel québécois visant à abolir les barrières inutiles entre les professions sans porter atteinte à la protection du public » (Trudeau, De Grandmont, Lafrance et Poitras, 2006, p. 266). Deux ans plus tard, Linda Goupil, ministre de la Justice et responsable des lois professionnelles, donne suite aux recommandations de l’OPQ en établissant un plan d’action sur la pratique professionnelle (Gouvernement du Québec, 1999). En février 2000, après le dépôt du plan d’action, la ministre a créé un groupe de travail ministériel dirigé par le Dr Roch Bernier, ex-président du Collège des médecins du Québec (CMQ). Conformément au plan d’action ministériel, le mandat est confié au groupe de consulter les ordres professionnels du secteur de la santé physique dans l’optique d’orientations à définir touchant les domaines d’exercice des professions concernées. Le rapport déposé en novembre 2001 mit bien en lumière l’inadéquation entre, d’une part, les connaissances et les compétences des professionnels et, d’autre part, les actes qui leur sont autorisés en vertu de la loi. Dans certains cas, les professionnels avaient développé la compétence pour pratiquer des actes qui ne leur étaient pas autorisés ; il ne pouvait en résulter qu’une sous-optimalisation du savoir-faire de plusieurs professionnels. Par contre, la réalité du travail quotidien amenait certains professionnels à poser des actes qui leur étaient légalement interdits et, ainsi, contrevenir directement au Code des professions. En toute logique, le rapport a conclu que la santé serait mieux servie par des pratiques interdisciplinaires et la collaboration entre professionnels (Groupe de travail ministériel sur les professions de la santé et des relations humaines, 1999).

Vers un renouvellement de la conception de la collaboration interprofessionnelle : la loi 90

Le 14 juin 2002, après plusieurs mois de discussions, le gouvernement adopte finalement la loi 90 qui reprend l’essentiel des recommandations du rapport Bernier concernant onze professions en santé : les diététistes, les ergothérapeutes, les infirmières, les infirmières auxiliaires, les inhalothérapeutes, les médecins, les orthophonistes/audiologistes, les pharmaciens, les physiothérapeutes, les technologues en radiologie et les technologues médicaux[6]. En bref, la loi vise une modernisation du Code des professions de sorte que les différents actes professionnels posés en santé correspondent à « l’utilisation pleine et entière des compétences de chaque professionnel et [se déroulent dans] un contexte fondé sur une collaboration interdisciplinaire mature et bien comprise par les différents intervenants, et sur une dynamique de travail qui fait appel à une philosophie d’équipe et non de concurrence » (Turcotte, 2005, p. 16). Pour y arriver, l’intervention porte sur deux fronts principaux. D’abord, le législateur « établit un cadre qui permettra d’autoriser des professionnels autres que les médecins à exercer certaines activités médicales, [et] prévoit diverses mesures de surveillance de la qualité de ces activités médicales » (Gouvernement du Québec, 2002, notes explicatives). En clair, cela signifie que le CMQ est autorisé à vérifier la qualité des activités médicales posées par d’autres professionnels, et ce, même lorsqu’ils y sont autorisés par règlement.

De plus, la législation prévoit un nouveau partage des responsabilités en agissant sur deux plans (tableau 1) : la détermination d’un champ d’exercice général pour chacune des onze professions concernées et l’établissement de listes d’activités réservées. Dans le système professionnel prévalant avant la mise en oeuvre de la loi 90, il existait une distinction entre les professions à champ exclusif (par exemple, les médecins, les infirmières et les chiropraticiens) et celles à champ réservé (comme les physiothérapeutes). Les professions à champ d’exercice exclusif détenaient le droit de pratiquer tous les gestes en lien avec ce champ ; mais n’étaient pas forcément définies les activités précises pour lesquelles un professionnel était habilité. En abolissant l’exclusivité dans le champ d’exercice, la loi 90 se devait d’énumérer une liste d’activités spécifiquement réservées aux membres de chacune des onze professions concernées. Ainsi, coexistent maintenant un champ d’exercice général pour l’ensemble des professionnels visés et des activités réservées exclusives, octroyées uniquement à certaines professions, et des activités réservées partagées, qui peuvent être pratiquées par plusieurs catégories de professionnels (OPQ, 2003, p. 9). Bref, au moyen d’une mise à jour des balises professionnelles, la loi 90 a mis fin au monopole de groupes professionnels sur des types d’actes donnés, tout en assurant une meilleure mise à profit des compétences réelles des membres de ces groupes.

Tableau 1

Les activités réservées, partagées ou exclusives des médecins*

Activités réservées**

Exclusives ou partagées ?

Partagées avec qui ?

1) Diagnostic des maladies

Exclusive

 

2) Prescription des examens diagnostiques

Partagée

Infirmières

3) Utilisation des techniques diagnostiques invasives

Partagée

Infirmières

4) Détermination du traitement médical

Exclusive

 

5) Prescription des médicaments

Partagée dans certains cas

Pharmaciens (pour la contraception orale d’urgence) Infirmières (après autorisation du CMQ)

6) Prescription des traitements

Partagée dans certains cas

En 2006, le CMQ partage cette activité avec les IPS de trois domaines spécialisés.

7) Utilisation des techniques ou application des traitements invasifs

Partagée

Infirmières Technologues médicaux (dans certains cas)

8) Exercice d’une surveillance clinique

Partagée

Inhalothérapeutes Infirmières

9) Suivi de la grossesse et pratique des accouchements

Partagée

Sages-femmes

10) Décision d’utiliser des mesures de contention

Partagée

Infirmières Physiothérapeutes Ergothérapeutes

* Inspiré de Lorquet (2003).** Tiré de : Gouvernement du Québec, 2002, article 31.

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Les médecins et la loi 90

La loi 90 reprend en quelque sorte l’article 31 de la Loi médicale (Gouvernement du Québec, 2005), qui stipule que « l’exercice de la médecine consiste à évaluer et à diagnostiquer toute déficience de la santé de l’être humain, à prévenir et à traiter les maladies dans le but de maintenir la santé ou de la rétablir »[7]. Bien concrètement, en correspondance assez étroite avec le modèle de collaboration interprofessionnelle proposé par le CMQ en 2001, la profession médicale constitue toujours le coeur, le noyau dur de la pratique professionnelle dans le domaine de la santé.

La législation énumère dix activités réservées aux médecins. De ce nombre, toutefois, seulement deux leur sont reconnues vraiment exclusives : le diagnostic et la détermination du traitement médical (tableau 1). Deux autres activités qui leur sont dévolues sont partagées avec d’autres professionnels, mais seulement dans des cas explicitement prévus. Premièrement, la prescription des médicaments peut être partagée avec les pharmaciens dans le cas de la contraception orale d’urgence[8], et avec les infirmières praticiennes spécialisées (IPS) dans les domaines de la néphrologie, la cardiologie et la néonatalogie. Deuxièmement, dans ces mêmes domaines, la prescription de traitements est partagée avec les IPS. Les six autres activités réservées sont partagées, généralement avec les IPS, et, dans certains cas spécifiques, avec les inhalothérapeutes, les sages-femmes[9], les physiothérapeutes et les technologues médicaux.

Méthodologie

Les données présentées ici sont tirées d’une étude de cas sur l’état des pratiques professionnelles appuyée sur des observations qui ont trait à trois groupes professionnels particuliers : les techniciens ambulanciers, les infirmières et les chiropraticiens[10]. Cette sélection découle d’un souci de rendre compte d’une diversité de situations sur différents plans : l’intensité de la collaboration effective des membres de chaque groupe avec les médecins dans leurs pratiques professionnelles, leur place dans le système de santé, et l’évolution de leur statut professionnel depuis 2002. Ainsi, les infirmières sont des professionnelles reconnues qui sont directement plongées dans la dispensation de soins, aux côtés des médecins. Pour leur part, les techniciens ambulanciers ont généralement peu de contacts immédiats avec les médecins dans l’exercice de leurs fonctions ; la profession n’est pas encore[11] constituée en ordre professionnel. Reconnus comme tels depuis l’adoption du Code des professions en 1973, les chiropraticiens, finalement, exercent en marge du système sociosanitaire, dans le cadre d’une pratique privée, et, de ce fait, ont des contacts limités avec les médecins (Dussault, 1988).

Nos données proviennent d’une analyse documentaire jumelée à une analyse du contenu d’entretiens avec des représentants des professions étudiées, d’organismes gouvernementaux de même qu’avec des lobbyistes qui sont intervenu dans divers dossiers pertinents. Nous avons tiré des informations de dix-huit entrevues semi-dirigées réalisées entre juillet 2006 et octobre 2007[12] sur la base d’un guide d’entretien développé pour amener nos informateurs à témoigner du degré de collaboration des médecins en lien avec chacun des actes professionnels qui ont été objets de négociations ou d’échanges. Un formulaire de consentement éthique a été signé par l’ensemble des informateurs. Retranscrites et codées à l’aide du logiciel d’analyse QSR NVivo, le contenu des entrevues a été analysé en s’appuyant sur les techniques de l’analyse du discours. À l’aide du logiciel d’analyse qualitative, nous avons retracé tous les passages pertinents à l’examen des actes pouvant éclairer la nature – sous les angles spécifiques de la collaboration ou de l’opposition – des relations professionnelles entre les médecins et les trois groupes étudiés.

Perspective théorique

Pour répondre à la question de savoir si la nouvelle conception de la collaboration interprofessionnelle véhiculée par la loi 90 a modifié le statut des médecins dans le système professionnel en santé, nous cadrons notre examen de leurs rapports avec d’autres professions en empruntant à la théorie du pouvoir médical formulée dans les années 1970 par Eliot Freidson (1984 ; 1985 ; 1986). Dans son ouvrage, La profession médicale, Freidson (1970) s’interroge sur les facteurs qui ont conduit à l’institutionnalisation de la profession médicale au sens même que « les professions disposent d’une autonomie reconnue délibérément qui comprend le droit exclusif de décider qui est autorisé à accomplir le travail et comment celui-ci doit être » (Freidson, 1984, p. 81). Ainsi, chercher à comprendre les dynamiques qui ont conduit à la constitution de la profession médicale, c’est avant tout chercher à comprendre sur quoi est fondée cette autonomie. De ce point de vue, l’auteur constate que les médecins ont acquis leur autonomie professionnelle[13] en s’imposant progressivement comme seule pratique sanitaire reconnue valide et en contrecarrant les autres pratiques non fondées sur le savoir médical (telles celles des homéopathes, des sages-femmes et des chiropraticiens). À partir du XIXe siècle, le corps médical parvint ainsi à monopoliser l’offre de soins et devint une profession au sens plein du terme.

Cependant, l’évolution du savoir et de la technologie complexifie la science médicale. Il devient par là difficile pour les médecins de pratiquer tous les actes découlant de ce savoir. En résulte la création de professions paramédicales qui sont progressivement régulées. Selon les constatations de Freidson, cette histoire professionnelle (certains diront cette professionnalisation[14]) de la médecine a de profondes conséquences, encore aujourd’hui, sur la division du travail dans le secteur de la santé. S’inspirant des notions développées par Antonio Gramsci[15], Freidson observe la situation hégémonique de la science médicale, « semblable à celle des religions d’État d’hier[16]. Elle a le monopole officiellement reconnu de dire ce que sont la santé et la maladie, et de la soigner » (Freidson, 1984). Toutefois, le statut hégémonique des médecins ne s’arrête pas à ce point. Dans la mesure même où la science définit le savoir médical et, par extension, détermine le savoir des professions paramédicales, le corps médical est le seul à avoir aussi la possibilité de déterminer les actes et les activités (ou de déterminer « qui est autorisé à accomplir le travail ») propres à chaque profession. Par le fait même, il détermine la division du travail entre les différents professionnels. C’est ce que Freidson appelle le pouvoir médical[17]. En somme, en exerçant un monopole sur le savoir, le corps médical peut imposer sa vision de la santé et de son organisation du travail. C’est précisément ce monopole que la loi 90 met au défi en favorisant la collaboration interprofessionnelle.

La théorie de Freidson a cependant été à diverses reprises l’objet de critiques. Sa proposition centrale, qui veut que les médecins contrôlent les activités des autres professionnels, a été contestée successivement à partir de thèses comme celle de la prolétarisation formulée notamment par McKinlay (1985 ; 1988), celle de la déprofessionnalisation de Maria Haug (1975 ; 1988), celle du déclin du pouvoir médical de David Coburn (1988 ; 1992 ; 1998) et celle du système des professions d’Abbott (1988).

Tout d’abord, McKinlay soutient que de nombreuses réformes axées sur le contrôle des dépenses de santé ont provoqué une réduction du rôle administratif des médecins au profit de gestionnaires de carrière. En perdant le contrôle des moyens de production, les médecins ne pourraient plus dominer les autres professionnels de la santé et s’engageraient plutôt dans un processus de prolétarisation. Pour sa part, Haug met l’accent sur la nouvelle dynamique qui marque les consultations médicales, du fait que les patients possèdent des connaissances plus poussées et sont désormais en mesure de contester les décisions des médecins. N’étant plus en parfaite maîtrise de sa propre pratique, la profession médicale ne peut que difficilement exercer un contrôle sur d’autres professionnels, même que le contexte favorise la montée du personnel non médical dans les organismes de contrôle des médecins.

Ensuite, Coburn reproche à Freidson de ne pas inclure une dimension historique dans son analyse du pouvoir des médecins. Intéressé plus particulièrement au cas canadien, il fait voir les variations considérables qui ont globalement affecté ce pouvoir. Ainsi, avec l’institutionnalisation de la médecine au XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, les médecins seraient d’abord parvenus à établir les standards de pratiques et de formation pour la profession et, peut-être surtout, à limiter, discréditer même – comme dans le cas des homéopathes – les pratiques de « compétiteurs », en amenant à les faire juger irrégulières ou non conformes. Dans un deuxième temps, de 1918 jusqu’aux années 1960, dans l’ensemble du monde occidental, le pouvoir médical atteint son apogée : grâce aux pressions politiques qu’ils exercent, les médecins réussissent alors à véritablement contrôler le travail et le développement des autres professions, parce qu’ils ont réussi à se placer au coeur de la division du travail propre au secteur de la santé. Cependant, à compter des années 1960, le pouvoir du corps médical connaît un déclin : en plus d’être elle-même soumise à des contrôles de divers ordres, la profession médicale ne réussit pas à empêcher la reconnaissance de nouvelles pratiques professionnelles, notamment les chiropraticiens et les sages-femmes. Bref, en adoptant une perspective historique, Coburn fait bien ressortir que le pouvoir du lobby médical n’est pas une donnée immuable. De ce fait, son emprise sur les décideurs et sur les autres professions n’est plus forcément acquise.

Enfin, Abbott (1988), qui a élaboré une théorie écologique des comportements des professionnels, indique que le pouvoir dont jouissent ces derniers est le fruit de conjonctures internes au système des professions. Cet environnement influe sur les interactions entre les professions et, en corollaire, sur l’intensité du pouvoir relatif de chaque corps professionnel. À cet égard, Abbott souligne : « no professions delivering a bad service can stand indefinitely against competent outsiders, however powerful it may be » (Abbott, 1988, p. 135). De la sorte, si la médecine devient comparativement moins performante, elle ne pourra demeurer dominante. Ainsi, à l’encontre de Freidson qui considère le pouvoir médical comme pérenne, Abbott le juge plutôt temporaire du fait qu’il peut être perdu à tout moment, en fonction des variations dans les positions relatives des professions entre elles. En somme, le pouvoir des médecins découlerait avant tout des interactions entre les professions et, conséquemment, peut être sujet à des fluctuations.

Vers une interprétation circonstanciée

Les nombreuses critiques des travaux de Freidson et les théories actuelles n’ont toutefois pas réussi à démontrer, comme le signalent Hassenteufel (1997) et Turner (1995), la fin du statut hégémonique de la science médicale en santé, au fondement même du pouvoir médical selon Freidson. Par conséquent, le concept de pouvoir médical demeure pour eux un outil extrêmement pertinent pour éclairer les relations du corps médical avec les autres professions. Ces remarques nous amènent donc à formuler une interprétation circonstanciée, en bonne partie inspirée de Freidson. Aussi soutenons-nous qu’en refusant de déléguer le diagnostic et la détermination du traitement médical, les médecins n’ont pas sacrifié une part significative de leur pouvoir et sont toujours en mesure d’exercer un réel contrôle sur les autres groupes professionnels actifs dans le système de santé[18] et justement de préserver leur centralité professionnelle dans ce système. Nous suggérons d’examiner trois cas de figure – les infirmières praticiennes spécialisées, les techniciens ambulanciers, et les chiropraticiens – à la lumière précisément de cette proposition.

Présentation des cas

Les infirmières praticiennes spécialisées (IPS)

Par la relative complexité de la démarche qui a mené à la reconnaissance des IPS, ce premier cas se révèle spécialement intéressant et éclairant. L’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) avait fait du développement de cette profession un objet de ses revendications dès 1995, mais c’est le rapport de la commission Clair qui, en en recommandant la création en 2001, allait provoquer une accélération du traitement de ce dossier. À partir de ce moment, les revendications s’accentuèrent et des rencontres eurent lieu entre le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et les associations des infirmières. En contexte de pénurie d’effectifs, le MSSS vit une solution particulièrement intéressante dans l’avènement d’IPS qui, grâce à une formation avancée, seraient autorisées à poser certains actes médicaux. Pareille perspective ne reçut pas un accueil très enthousiaste au CMQ, qui manifesta plutôt une certaine opposition. Les réserves furent plus ouvertement exprimées par les praticiens actifs en soins de première ligne et par les psychiatres. Par contre, en réponse à une demande d’appui de l’OIIQ, des associations médicales représentatives de pratiques spécialisées – cardiologie, néphrologie, néonatalogie – montrèrent leur intérêt devant l’apparition de cette nouvelle catégorie de professionnelles.

Compte tenu des réticences déjà affichées par les médecins relativement à certains aspects de la pratique de l’IPS, le MSSS a privilégié la voie législative pour contrer la possibilité que les médecins retardent ou bloquent son développement. Tout au long du processus d’élaboration de la loi 90, le MSSS avait été en lien direct avec l’OPQ dans le but de saisir cette occasion pour enclencher la création de l’IPS. Ces échanges ont concrètement abouti à l’adoption de l’article 12 de la loi 90 qui, précisément, demande aux médecins de négocier avec l’OIIQ la mise sur pied de la profession de l’IPS. Avant que ne commencent les négociations, le CMQ prit tout de même soin de s’assurer l’appui des associations de spécialistes des domaines dans lesquels l’IPS serait appelée à intervenir. Pour ce qui est de l’IPS en soins de première ligne, le CMQ a sollicité l’appui de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ). Par ailleurs, entre 2003 et 2004, l’OIIQ a multiplié les démarches et rencontré plusieurs associations médicales : néonatalogues, néphrologues, cardiologues, psychiatres. Il en résulta que l’OIIQ se gagna l’appui des trois premiers groupes, mais elle essuya le refus des psychiatres. Le CMQ donna son aval et publia, le 28 février 2005, conjointement avec l’OIIQ, un règlement pour autoriser la création de l’IPS en néonatalogie, en néphrologie et en cardiologie. La réglementation adoptée par le gouvernement, le 8 novembre 2005, permit notamment à ces professionnelles de prescrire des médicaments et des traitements.

De manière générale, les relations entre les ordres professionnels des infirmières et des médecins donnent lieu à une collaboration assez étroite. Une des personnes interviewées en rend d’ailleurs bien compte : « Dans l’ensemble, les relations sont très harmonieuses. On n’est pas nécessairement toujours d’accord sur un certain nombre de sujets, mais en général, on s’assoit ensemble puis on en discute ». Concernant le cas spécifique de l’IPS en néonatalogie, en néphrologie et en cardiologie, nos entrevues montrent qu’il y a eu collaboration, échange et négociation entre les médecins et les infirmières pour établir cette profession. Par contre, un participant à notre recherche, cette collaboration ne fut pas consentie spontanément : « Bien, au départ, il n’y avait pas vraiment d’ouverture du Collège des médecins pour des infirmières praticiennes au Québec, même si elles existaient quand même depuis 1997 en Ontario et 1960 aux États-Unis. Il a fallu beaucoup, beaucoup travailler pour se faire entendre au niveau de l’infirmière praticienne ». De fait, en entrevue, nous avons réalisé que la reconnaissance tardive de l’IPS au Québec s’expliquait sans doute en grande partie par les réticences des médecins, toujours palpables dans le processus de négociation entre l’OIIQ et le CMQ :

Une loi de cette façon-là, c’est unique au Canada. Dans les autres provinces, les infirmières praticiennes relèvent de leur ordre professionnel des infirmières. Nous, on s’est retrouvés, à cause de la résistance importante du Collège des médecins, avec une réglementation qui nous oblige à négocier toute la pratique des infirmières praticiennes avec eux.

De plus, selon un autre témoignage, de 2003 à 2005, au cours de discussions entre l’OIIQ et le CMQ pour élaborer le cadre de pratique de l’IPS, la collaboration des médecins ne fut pas acquise d’emblée. En bout de course, ils n’ont permis de déléguer que certaines « activités médicales, comme prescrire des médicaments, prescrire des tests diagnostics, prescrire des traitements, mais ils n’ont pas mis le diagnostic ». En somme, obtenue pour l’établissement sectoriel de l’IPS en néonatalogie, en néphrologie et en cardiologie, la collaboration des médecins ne s’est pas étendue à une reconnaissance de portée plus globale, notamment à cause de l’épineuse question du diagnostic.

Les techniciens ambulanciers

La demande de reconnaissance du statut professionnel des techniciens ambulanciers par la création d’un ordre professionnel spécifique date de décembre 1994, avec le dépôt auprès de l’OPQ d’un mémoire qui fut actualisé en décembre 2003 (APPQ, 2003). L’adoption de la loi 90, combinée à l’adoption, quelques jours après, de la Loi sur les services préhospitaliers d’urgence et modifiant diverses dispositions législatives (loi 96) (Gouvernement du Québec, 2002a), devait redynamiser le mouvement des forces à l’origine de cette demande. En décembre 2002, le Règlement sur les activités professionnelles pouvant être exercées dans le cadre des services préhospitaliers d’urgence, qui vient avec la loi 96, définit de nouveaux actes pouvant être administrés par ces travailleurs : insérer un combitube ; administrer cinq médicaments (salbutamol, épinéphrine, AAS, nitroglycérine, glucagon) ; procéder à l’intubation endotrachéale ; administrer du glucose par voie intraveineuse et procéder à une laryngoscopie (Gouvernement du Québec, 2002b, articles 6 et 7). Une condition est cependant posée : en conformité avec l’article 63 de la loi 96, le technicien ambulancier doit posséder une formation collégiale. Ce développement n’allait cependant pas satisfaire les techniciens ambulanciers qui dénonçaient le faible niveau de délégation des activités que le règlement comportait. Pour accélérer ce processus de délégation, l’Association professionnelle des paramédics du Québec (APPQ) réitère en 2003 sa demande de création d’un ordre professionnel qui leur serait spécifique[19]. L’OPQ, chargé de recevoir et traiter pareilles demandes, refuse celle des techniciens ambulanciers le 20 juillet 2004 sous prétexte que la liste des membres potentiels de l’ordre compte un nombre considérable de gens sans formation adéquate[20].

Devant ce refus, l’APPQ entreprit une campagne de nature politique en faisant appel à différents moyens : rencontre avec le ministre de la Santé et des Services sociaux (décembre 2004), campagne de sensibilisation auprès des médias (janvier 2005), campagne de publicité (février 2005), manifestation (février 2005) et dépôt de pétition (avril 2005). Le 13 avril 2005, un rapport de l’Agence d’évaluation des technologies et des modes d’interventions en santé (Aetmis, 2005) allait donner un élan particulier à la cause des techniciens ambulanciers. L’étude, commandée par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Philippe Couillard, afin de déterminer la sécurité de la pratique primaire et avancée des soins donnés par ces travailleurs, considérait en effet, à la lumière de la littérature scientifique consultée, sécuritaire et souhaitable le développement des soins primaires et avancés dans certains domaines précis. Le lendemain, le ministre Couillard annonça que la formation des techniciens ambulanciers passait d’une attestation d’études collégiales (AEC) d’un an à un diplôme d’études collégiales (DEC) de trois ans. De plus, il créa un comité composé du CMQ, de l’Association des médecins d’urgence du Québec (AMUQ) et du RETAQ ayant comme mandat de déterminer les soins paramédicaux pertinents à l’exercice des techniques ambulancières et de définir le contenu des enseignements jugés dès lors pertinents. En septembre 2006, le DEC est officiellement créé et se prépare notamment à poser certains actes médicaux comme le traitement des détresses respiratoires, des douleurs thoraciques et des arrêts cardiovasculaires. Depuis septembre 2006, la revendication est sans cesse reprise auprès des instances politiques et administratives de créer un ordre professionnel. Ils cherchent par ailleurs à établir un certificat universitaire en soins ambulanciers par lequel seraient enseignés des soins paramédicaux avancés, incluant notamment les activités suivantes : l’installation d’un tube endotrachéal et d’accès intraveineux, l’administration d’un éventail élargi de médicaments et l’installation et la collecte d’électrocardiogramme.

Des relations se sont développées avec les médecins dès l’élaboration du règlement de 2002 et à partir du moment où les techniciens ambulanciers ont accentué leurs efforts politiques en vue de faire reconnaître leur statut professionnel. Et elles semblent avoir suivi un cours heureux. Lorsque nous avons demandé à nos répondants d’évaluer la collaboration entre les médecins et les techniciens ambulanciers, la réaction a été beaucoup plus positive que dans le cas des IPS et, sans équivoque aucune cette fois, que dans le cas des chiropraticiens. D’abord, du côté médical, on souligne que « le Collège a été un collaborateur très étroit et très proactif pour, justement, faire en sorte que le système puisse continuer à fonctionner et que la qualité des soins aux gens soit meilleure »; en fin de compte, on estime que tous les principaux protagonistes semblent « très satisfaits » de cette collaboration. Ensuite, du côté ambulancier, cette satisfaction est confirmée à l’endroit du CMQ, qui

… travaille avec nous autres pour faire des propositions de changement de règlements. Je viens de terminer… j’ai fait avec eux le premier règlement médical et là, on vient de modifier le deuxième. C’est un deuxième… il y a un deuxième règlement qui a été passé qui nous donnait un petit peu plus de latitude encore, donc d’autres possibilités. Et là, on a déposé le dernier règlement sur les soins avancés. On a eu la chance de travailler sur une expérience extraordinaire. Mais ça, ça s’est fait correctement avec le Collège des médecins. Puis vraiment bien.

Cependant, il y a place à la nuance. En effet, l’invitation nous a été faite d’éviter la candeur : « ça se passe bien en autant qu’on suive la ligne de conduite ». Du côté médical, on n’en éprouve aucune gêne ; on nous souligne ouvertement qu’il « faut regarder d’où on part et où on veut aller. On part d’un ramassis de chauffeurs de trucks de qui on fait des professionnels. Ça prend un certain cheminement, ça prend un changement de mentalité et ils le font petit à petit ». Au vu du désir des associations représentant les techniciens ambulanciers de développer les compétences professionnelles de leurs membres dans le sens souhaité par le CMQ, on peut assez facilement affirmer que l’ensemble de nos interviewés considèrent que le CMQ a été un « allié » précieux et un « collaborateur » très important dans le développement de la pratique ambulancière. Il fait cependant peu de doute que cette relation somme toute harmonieuse s’est développée en l’absence d’irritants qui provoquent habituellement de fortes réactions chez les médecins : les techniciens ambulanciers n’ont jamais revendiqué le droit au diagnostic, ni à la détermination du traitement médical ou à la prescription de médicaments. En somme, la résistance des médecins au développement de la pratique des techniciens ambulanciers a été assez faible, du moins, durant la période étudiée. Ce fut une tout autre histoire avec les chiropraticiens.

Les chiropraticiens

À la différence des deux cas précédents, celui qui oppose les chiropraticiens aux médecins a été marqué de vives tensions du fait qu’il touchait le coeur de la pratique professionnelle des médecins, nommément le droit de poser des diagnostics. Le contentieux est lourd, et il a une longue histoire. Dans le contexte des États-Unis, Susan Smith-Cunnien (1998) en retrace les origines jusqu’au début du XXe siècle et décrit l’évolution des positions de l’American Medical Association (AMA) en faisant référence à trois grandes périodes. Tout d’abord, entre 1908 et 1924, la profession médicale campe la chiropraxie dans un statut de déviance ; entre 1925 et 1960, l’opposition persiste, même si moins virulente ; mais entre 1961 et 1976, l’affrontement reprend avec une vigueur renouvelée jusqu’à faire penser à une guerre à finir. Le conflit entre médecins et chiropraticiens est beaucoup moins bien documenté au Québec et au Canada. Nous ambitionnons en rendre compte, bien que partiellement, en menant notre étude sur une période limitée, 1999-2005, qui en dit tout de même long sur les relations entre ces deux professions de même que sur la défense du statut de la profession médicale par les médecins. En cela, nous venons quelque peu étayer le point de vue avancé par Smith-Cunnien (1998, p. 3) qui veut que le statut d’une profession se définisse particulièrement par les relations avec d’autres professions. Elle ajoute que des relations tendues d’une profession avec une autre peuvent se greffer à des impératifs d’unification de la profession et de définition ou confirmation des critères qui fondent la profession médicale (1998, p. 4) ou à une volonté de réaffirmer sa domination (1998, p. 154).

En août 1999, le CMQ fait part à l’OPQ de son inquiétude devant « l’inclination des chiropraticiens à outrepasser leur champ d’activité : traitements ou conseils relatifs à l’hyperthyroïdie, l’amygdalite, l’asthme, la détection d’une masse dans un sein, l’épilepsie, les problèmes cardiaques… » (Cour supérieure du Québec, 2003). Le président de l’OPQ, Jean K. Samson, retrace l’origine du problème au stade même de la formation alors que l’on met à la disposition de tous les chiropraticiens un laboratoire d’analyses biomédicales. Il adresse à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), qui dispense la formation à ces professionnels, un avis dans lequel il soulève de nombreuses questions sur la pertinence des cours de diagnostic assurés par l’institution et sur la possibilité offerte aux chiropraticiens de demander et d’utiliser des analyses de laboratoire. Aux yeux de l’OPQ, de tels cours ont pour effet d’inciter les étudiants en chiropratique à l’exercice illégal de la médecine et ainsi à outrepasser leur champ d’activité autorisé (Cour supérieure du Québec, 2003). Le 27 juin 2000, constatant l’absence de correctifs, le président de l’OPQ expédie à la rectrice de l’UQTR une lettre qui équivaut à un rappel à l’ordre.

Aux fins de procéder au traitement approprié, outre divers examens physiques et radiologiques, des analyses biomédicales sont utilisées. Celles-ci sont prescrites par des chiropraticiens et effectuées par le Laboratoire d’analyses biomédicales de l’U.Q.T.R. Cette pratique est en contravention avec le champ d’exercice décrit aux articles 6 et 7 de la Loi sur la chiropratique (Cour supérieure du Québec, 2003).

En mars 2001, le président de l’OPQ revient à la charge pour demander rien de moins que le « retrait des cours relatifs aux analyses de laboratoire ».

[L’Office prend] actuellement des dispositions auprès du Département de chiropratique, de la Clinique universitaire de chiropratique ainsi que de notre Laboratoire d’analyses biomédicales, afin qu’ils mettent fin aux prescriptions et à l’utilisation d’analyses biomédicales dans le cadre de votre programme de doctorat en chiropratique (Cour supérieure du Québec, 2003).

La rectrice de l’UQTR n’avait peut-être pas d’autre choix que de répondre favorablement à la demande du président de l’OPQ le 27 avril 2001 (Cour supérieure du Québec, 2003). Par ailleurs, en juillet 2001, l’Association des chiropraticiens du Québec (ACQ) « met l’Office des professions en demeure de cesser tout agissement abusif et contraire au Code des professions ». L’action judiciaire trouve son dénouement le 25 février 2003 quand la Cour supérieure confirme la décision de l’OPQ : le diagnostic et les analyses biomédicales ne sont pas permis par le Code des professions (Cour supérieure du Québec, 2003). Insatisfaite, l’ACQ fait appel. Le nouveau jugement, rendu le 25 février 2005, réitère que les analyses biomédicales sont interdites aux chiropraticiens par le Code des professions. Par contre, sur la question du diagnostic, le jugement stipule que « les chiropraticiens peuvent en pratique poser des diagnostics, mais qu’ils n’ont cependant pas le droit d’utiliser le terme ‘diagnostic' à l’égard de ces gestes » ! (Cour d’appel du Québec, 2005).

Les témoignages recueillis dans les deux camps convergent : entre 1998 et 2005, alors qu’a cours le litige concernant le droit de diagnostic, les médecins et les chiropraticiens n’établirent aucune relation directe. Citons : « Il y a une absence de communication absolue entre les médecins et les chiros » ; « Je n’ai jamais parlé à personne de l’Ordre des chiropraticiens » ; « Il y a eu là une réaction forte de la part du Collège des médecins, et ce qu’ils ont fait, à l’aide de l’Office des professions, c’est qu’ils sont venus contester non pas directement à l’Ordre ou l’Association ». Cette absence de relations a persisté après la période étudiée, tout comme elle avait prévalu avant 1998. On pourrait croire que la participation commune du CMQ et de l’OCQ au CIQ les amenait quasi inévitablement à se parler. Cependant, témoigne-t-on, les échanges se sont limités à des sujets d’intérêt commun pour l’ensemble des ordres professionnels : changements dans le système professionnel, intégration des immigrants au sein des ordres, par exemple. Mais encore là, il est fait référence à des situations exceptionnelles : « Au Conseil interprofessionnel du Québec, j’ai eu l’occasion de parler avec lui là-dessus. Dans un certain dossier, ils se sont parlés… normalement c’est pas le cas ». D’ailleurs, comme si besoin était, le choix de la voie judiciaire par les chiropraticiens fournit un indice probant de l’absence de collaboration entre les médecins et les chiropraticiens.

Les actions des trois groupes étudiés pour assurer leur développement professionnel ont été fonction d’enjeux de niveaux différents : d’une lutte axée sur la reconnaissance simple d’une profession (techniciens ambulanciers) à un conflit articulé à une remise en question de l’exclusivité d’actes au coeur même de la pratique médicale (chiropraticiens), en passant par une démarche de bonification d’une profession déjà établie (IPS). En lien avec chacun de ces cas, il nous a été donné d’observer trois niveaux de collaboration bien différents avec les médecins. Premièrement, en ce qui touche aux IPS en néonatalogie, en néphrologie et en cardiologie, la collaboration médicale a été acquise pour développer cette profession, au-delà de quelques manifestations de résistance. Nous pouvons toutefois nous demander s’il ne s’agit pas là d’un effet de l’article 12 de la loi qui stipule que les infirmières peuvent être habilitées à réaliser des activités jusqu’alors réservées aux médecins, une disposition qui a l’effet d’amener ces derniers à négocier le partage de certaines responsabilités. Deuxièmement, les techniciens ambulanciers ont semblé bénéficier de la collaboration médicale la plus tangible et la plus poussée ; les « témoins » des deux principaux groupes protagonistes ont d’ailleurs exprimé leur grande satisfaction à cet égard. Il faut dire que les demandes des techniciens ambulanciers ne constituaient pas une très grande menace au statut hégémonique de la profession médicale ; l’intention se limitait à l’obtention d’un statut professionnel qui n’entraînait aucun empiètement dans quelque chasse gardée de la pratique médicale. L’absence de menace directe sur ce plan explique sans doute le fait que les médecins, sans avoir capitulé, n’ont pas offert de résistance. Gardons toutefois à l’esprit que la reconnaissance du statut professionnel des techniciens ambulanciers n’est pas encore acquise. Troisièmement, et finalement, les chiropraticiens n’ont pu compter sur quelque collaboration médicale. D’ailleurs, celle-ci n’était pratiquement pas envisageable du fait même que le droit de diagnostic était au coeur du litige ; une possibilité d’entente apparut écartée spécialement à partir du moment où les chiropraticiens eurent retenu le recours aux tribunaux comme moyen d’obtenir un « règlement » à leur satisfaction.

Nos observations nous amènent à réaliser qu’en définitive, la collaboration avec les médecins est fonction de l’étendue des « demandes » des autres groupes en matière de compétences professionnelles. Les difficultés se sont effectivement accrues lorsque le droit de poser des diagnostics et celui de décider la prescription de traitement ont été mis en jeu. Ainsi, selon les termes mêmes de la proposition circonstanciée que nous formulions pour examiner et interpréter les relations des médecins avec respectivement les IPS, les techniciens ambulanciers et les chiropraticiens, les médecins ont résisté à toute démarche qui aurait eu pour résultat de déléguer des éléments qui, pour eux, sont au coeur de leurs prérogatives professionnelles et sont aux fondements de leur pouvoir. À tout le moins devons-nous noter qu’ils ont exercé un réel contrôle sur la délégation partielle de ces deux actes aux IPS, ce qui semble confirmer les thèses de Freidson sur le pouvoir médical.

Le modèle de Freidson n’explique cependant pas tout. En effet, si les médecins ont refusé tout compromis au sujet de la prescription d’examens diagnostiques dont les chiropraticiens revendiquaient l’exercice, ils ont montré nettement plus d’ouverture face aux IPS, pour lesquelles une délégation partielle de cette même activité a été consentie. Pour donner tout son sens à notre proposition d’interprétation circonstanciée, nous suggérons qu’un second facteur peut être invoqué : le degré de proximité du corps médical qu’appelle la pratique quotidienne des professionnels concernés. Ce facteur n’est vraisemblablement pas à négliger dans la compréhension du traitement différencié réservé aux demandes des IPS et des chiropraticiens. Il peut de plus aider à saisir l’accueil relativement sympathique fait aux demandes des techniciens ambulanciers qui, il est vrai, ne représentaient qu’une bien faible menace. Cette voie interprétative est d’ailleurs en partie confortée par les résultats d’un sondage réalisé par Léger Marketing auprès de médecins pour le compte de l’Association médicale du Québec (AMQ, 2008). En effet, on y apprend que 49 % des médecins voient dans le problème de communication entre les médecins et les autres professionnels le principal obstacle à la collaboration avec d’autres catégories de professionnels. En rapport avec la collaboration interprofessionnelle promue par la loi 90, il est par ailleurs pertinent de remarquer une caractéristique commune aux onze professions visées par cette législation : leur appartenance totale ou partielle au réseau public de santé. Vu de cet angle, le sort réservé aux revendications des chiropraticiens apparaît peut-être moins « exceptionnel ». Bref, le facteur de proximité dans la pratique semble constituer une explication complémentaire à celle qui est articulée au caractère exclusif – ou non – des actes médicaux.

En ce sens, ce constat concorde avec la théorie d’Abbott selon laquelle la différenciation entre les professions – dans ce cas, la différence au plan de la structure et du lieu de travail – expliquerait en partie les interactions entre les professionnels et, plus particulièrement, la volonté des médecins à déléguer des responsabilités aux professionnels sur la base de cette proximité. Cette théorie écologique du système des professions éclaire utilement le niveau de délégation des actes « consenti » par les médecins dans le contexte québécois.

Cependant, l’argument de la proximité du corps médical tel que formulé par la théorie d’Abbott n’invalide pas totalement le modèle de Freidson ; il offre même la possibilité de lui conserver toute sa pertinence, scénario d’ailleurs envisagé par Abbott lui-même (1988, p. 134-142). En effet, si la thèse du pouvoir médical de Freidson entend un contrôle des tâches des professionnels par les médecins, le facteur de la proximité permet d’avancer que même dans le cas d’une délégation partielle d’un droit professionnel, le contrôle peut continuer à s’exercer dans la forme d’une surveillance plus ou moins bienveillante. Il pourrait dès lors se révéler intéressant d’entreprendre, de ce point de vue spécifique, l’examen empirique des actes exercés par les autres professionnels, notamment les activités médicales leur étant déléguées ou qu’ils partagent en vertu de la loi 90 (tableau 1). En somme, la promotion de la collaboration interprofessionnelle et de certaines formes de délégation n’entraîne pas forcément la fin du contrôle des médecins sur les activités des autres professionnels, en dépit d’une nécessaire adaptation dans les façons de faire.

Au final, que ce soit de manière formelle ou dans des relations dont l’esprit de coopération vient parfois avec la proximité dans l’accomplissement des tâches, les médecins conservent une capacité de surveillance qui leur permet de préserver leur rôle central dans le système professionnel du domaine de la santé au Québec. La délégation aux pharmaciens de pouvoirs relatifs au droit de prescription, évoquée au début de cet article (note 8), empêche néanmoins de tirer des conclusions définitives.